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Pinard et ténèbres

Vous avez intérêt à avoir de quoi payer !
T-Ta g-gueule, ggjhj'te tue.

... Ça se calme pas dehors. Hein ? J'ai déjà la cervelle dans le formol, et tout ce boucan produit par l'bombardement de gouttes sur les carreaux et sur le toit arrange rien. Le crâne explosé, ouaip. Toute cette flotte... Ces courants d'air humides et frais... Ces flashs et cette foudre... On est mieux dedans que dehors. Mmmh.

J'te jure, homme-poisson ou pas, j'vais m'le faire...
Calmos. On ferme bientôt de toute façon.

Poiscaille puant, pourri, empeste la picole et les idées noires. Affalé sur ma table, bouteille de vin à la main, la tête dans mon assiette. J'lèche les restes. Des pâtes en sauce. Mon repas avait super bien commencé. C'était un régal. J'suis pas très très bon gastronome. J'y connais rien, j'serais capable de bouffer dans les poubelles et d'boire dans les chiottes par flemme de cuisiner. Mais ça, ouais, avis d'expert : c'était SUPER BON. Et ce vin, un grand cru... J'crois. J'sais pas trop quand j'ai commencé à dérailler. Quand j'ai co-commencé à rentrer dans un espèce... d'état second. Pas l'habitude de l'ivresse. J'bois pas beaucoup. Mais c'est cool. En fait. J'me sens plus léger, maintenant. Mais mon coeur pèse toujours aussi lourd, p'tain. J'tourne péniblement la gueule dans mon assiette, pour j'ter un coup d'oeil à l'étiquette de la bouteille. Ouais, c'du grand cru ça. Truc de connaisseur. J'bois pas de façon très conventionnelle. Au goulot, ça fait pas très... goûteur de bon vin. Y a un mot pour ça. 'tain, il va me revenir. C'est... 'tain. Tark, t'aurais su toi. T'aurais su comment on appelle un... mec dont l'métier... c'est de se bourrer la gueule et de dire c'qui est bon, c'qui est pas bon.

Revieeens. Tark. T'vas mourir là-bas. Chez les révos. La marine, l'gouvernement, ils vont te chasser, et finir par te tuer. Les méchants vont te tuer. T'sais pas à quel point j'me fais du souci pour... toi. Tout le temps, que j'me demande si là, pendant que j'laisse ma salive emplir mon assiette vide, t'as pas d'jà été mouché par un p'tain d'humain, tout fier d'avoir abattu ce qu'il considère comme un... monstre. Nous, les erreurs d'la nature. Hommes-requins qui marchent sur deux pattes, qu'ont à la fois les poumons et les branchies. Considérés comme des bêtes. De sales bêtes, et pas des animaux mignons. Mais t'es l'meilleur animal du monde, Tark. J'peux rien faire sans toi. Ton ambition, ta détermination, ta patience, ton altruisme... Ça m'inspirait à donf'. Puis tu m'protégeais, tu m'apprenais à devenir plus fort. J'peux rien faire sans toi... 'me retrouve complètement à la merci des... du... des gens, là. Ils m'ont volé mon âme... Y a la marine qui fait rien qu'me poursuivre. Me harceler. M'taper sur les doigts. M'remettre à ma place. Toujours là pour me rappeller qu'j'suis qu'un homme-poiscaille sans pouvoir dans l'univers. La marine, foutue catin. J'suis une p'tite crotte qui avait des rêves. Mais qui découvre qu'ils sont tous irréalisables. Et là, tout son décor de théâtre en carton-pâte s'effondre. DANS LE CUL ! J'L'AI DANS L'CUL. MERDE. Fais chier. FAIS CHIER, TARK.

Il s'excite sur la table maintenant...
T-Ta g-gueule, ggjhj'te tue.

Tu... Tu te souviens d'nos rêves, Tark ? Deve... D'venir de grands acteurs du monde... Con-construire notre propre justice, suivre notre code d'honneur à nous, bâtir un mon-monde meilleur qui nous est propre... Injecter du nous-même dans un univers gigantesque qui nous dépasse complète-tement... Liberté, justice... égalité... droiture... protection... Protéger les innocents... La v-vérité, t'veux que j'te dise ? C'est qu'il y a pas d'innocents, nope. Tous des enflures, tous des tordus. Montres leur UN signe de faiblesse, expose ta vulnérabilité une micro-seconde et tu t'fais TAMPONNER PAR TOUT CES SALES TYPES. Qui veulent se rassurer. Qui veulent se sentir puissants. Qui veulent se débarasser d'leurs propres fantômes en se nourrissant d'ceux des autres. Des parasites, des prédateurs. Z'ont peur des hommes-poissons. 'disent que c'tous des sauvages. 'disent que y a rien à faire pour eux. 'disent de moi que j'ai rien à faire dans la marine, souvent, qu'j'ferais mieux d'retourner d'où j'viens. D'retourner avec mes potos prédateurs marins dans l'océan, ou mieux, me foutre des chaînes aux pieds et une muselière et d'venir l'esclave d'un bon-bon vieux noble grassouillet...

J'vous hais, putain. J'vous hais tous. Je hais mon... ventre tout barbouillé. J'ai des gaz. C'ui là, j'te l'adresse, Univers. Prout. Haha.

Tsss...
T-Ta g-gueule, ggjhj'te tue.

Me r'garde pas comme ça. Cuistot-serveur-larbin d'mes deux. On mate pas avec autant de médisance un type qui souffre. Merde. Viens plutôt m'tapoter le dos, m'chuchotter quelques mots gentils, p'tete m'causer de tes expériences personnelles, et offres moi une autre bouteille... Celle-ci l'est presque vide.

J'ai fais quoi... Ces dernières années... ? A part foncer dans un mur que j'ai pas été foutu d'apercevoir tandis qu'il se profilait devant moi dès l'instant où j'ai sorti la tête de la mer... J'ai pas... J'ai pas sauvé grand chose... Chacune de mes minces victoires m'a demandé des sacrifices horribles. J'm'enfonce dans l'cafard et la parano chaque seconde que j'passe tout seul à resasser mes souvenirs... M'lâche pas Tark... Frangin, steuplaît... J'perds pied...

C'est... un mois ? J'crois... Déjà...Ça fait un mois que j'suis seul au monde. Qu'il existe plus personne pour m'tendre une main secourable sans arrières-pensées...

Bouhouhou...
...T'as vu ça ? Il chiale.
T-Ta g-gueule, ggjhj'te tue.

Ouais... Arrêtes de chialer. C'pas sexy. Redresses-toi... Mieux que ça. Ouah. J'suis presque assis, maintenant. L'dos un peu vouté. Mais j'trempe plus mon museau dans les restes de sauces. Mmmh.

Du vin !
Je ne crois pas, non.
L'client est... L'client... est... roi.
Montrez moi seulement que vous avez de quoi payer tout ce que vous v'nez de vous enfiler...
Ah, t'veux des thunes ?

Lui balance mes berrys. J'sais pas combien y en a au to-total. Sobre, ça m'aurait d'jà fais chier de compter.

Gardes la monnaie. Et ra-ramènes moi n'autre bouteille...
On fermes dans DIX MINUTES. Compris ?
Dé-déjà Minuit ?
Vous risquez de sérieux problèmes avec les autorités...
AHAHAHA ! L'con. Je SUIS l'autorité, mec. R'garde mon... badge. Pour une fois... C'moi qu'a l'pouvoir. C'est moi qui décide... Pour une fois... bouhouhou...
Hum.
Je... j'te fous en taule puis chht'te tue si tu m'ramènes pas... une bouteille. La dernière. Promis.
Bon... Ramenez lui la pire vignasse, il s'en contentera...
Il a de quoi payer, alors ?
C'est tout juste...
Hmm. Merci.

C'est d'la pitié ? L'a les sourcils qui s'relâchent un peu. Subitement. Moins froncés. Plus... tristounets. Vrai que j'suis pathétique, là, tout seul, au milieu d'la salle principale d'un grand et beau resto. J'fais tâche, comme d'hab'. J'suis un intrus. Jamais j'trouverai ma place. Est-ce que c'est vraiment mieux... chez les révos, hein ? 'sont des humains, eux aussi, avant d'être d'gentils utopistes... Eux aussi ont leurs préjugés, leurs tares, leurs soifs de pouvoir, de fric, de reconnaissance. Mmh. Monde pourri. Pas d'ilot d'espoir qui s'profile à l'horizon, pour l'instant. J'me laisse emporter par la tempête. J'commence à somnoler.

BADAM. Coup d'tonnerre. J'sursaute, j'me redresse comme un piquet. Tout raide, y a mes yeux d'merlan fris qui restent braqués sur l'entrée d'la grande salle. Mec encapuchonné genre super louche qui vient de débarquer. Il se prend pour qui, lui ? Y s'est vu ? A-A mettre en scène son... entrée, comme ça. C'est moi qui devrait péter le style, ici. Personne d'autre. Moi qui d'vait parvenir à graver en lettres d'or mon nom dans l'Histoire et dans l'Eternité, m'frayer un chemin dans les hautes-sphères à coup d'actions chocs et d'répliques fantasmagoriques. Mais l'avenir m'a jamais souri... Il m'a toujours feinté. Fait miroité de nombreux chemins, très longs, tortueux, dangereux, mais beaux et fascinants. Finalement, c'que j'vois, c'est qu'une pauvre impasse froide, pluvieuse, terreuse. Et mon honneur, traîné quelque part dans toute cette boue.

J'laisse tomber mon lourd crâne migraineux sur mon bras bien faiblard. J'quitte pas l'original des yeux. L'a pas l'air net, lui non plus.


Dernière édition par Craig Kamina le Mar 6 Mai 2014 - 0:58, édité 1 fois
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« Ton meilleur alcool. »

« Paye d’abord. »

« J'pense que ça suffira pour la fin d'soirée. »

« ‘tain, on vient d’accueillir Crésus les gars … »

« Ferme la et remplit m'godet, je crève de la soif. Le truc le plus fort que t’aies. »

« Mouais. Avec un peu plus d’amabilité, t’aurais eu un verre propre … »


L’homme était trempé et suintait encore d’eau par tous les replis de ses vêtements. Pas un temps à mettre un chien dehors, ni à mettre quoi que ce soit dehors d’ailleurs. Il s’était frayé un chemin d’une démarche assurée, trop rapide pour être naturelle. Il s’était appuyé sur le comptoir et son haleine empestait déjà fortement l’alcool. Vu les cernes qui tiraient sous ses yeux et le col sale de sa chemise, ce n’était pas la première taverne qu’il écumait. Il venait de poser de quoi boire pour trois personnes comme lui sans se soucier même de regarder la somme qu’il venait d’aligner. Le barman posa un verre devant lui, une bouteille puis empocha l’argent sans trop insister. Il lui indiqua rapidement que l’établissement n’allait pas tarder à fermer et qu’il avait intérêt à vider rapidement sa bouteille. L’ivrogne éluda la remarque d’un geste agacé de la main puis s’en alla trouver une table. Il marchait encore droit, mais de l’allure de ceux qui n’allaient pas tarder à sombrer du mauvais côté de la bouteille. Si on l’avait regardé à son entrée, entre tonnerre et portes battantes, on ne lui accordait plus trop d’attention à présent. Un humain, c’était d’un commun …

Y’avait en effet un truc bizarre tout seul à une table. Il ne l’avait pas remarqué à l’entrée, trop occupé par la galerie de bouteilles qui s’offraient à lui. Avec elles, le trou dans sa poitrine disparaissait. Oh ça, il y pensait encore, mais c’était moins douloureux. Et puis la honte le tuait moins. La honte de n’avoir rien pu faire, d’avoir été un incapable de a à z. Comment espérer continuer à agir pour sauver le monde s’il était pas capable de sauver son frère, hein ? Tch. Au moins … ouais, il était au moins aussi misérable que la poiscaille échouée sur la table. Ou peut-être la franche camaraderie de l’alcoolisme. L’un des trois. Toujours était-il qu’il tira une chaise en face du machin et s’assit face à lui. Bordel. Il s’était battu pour l’égalité, la reconnaissance. Même si cette chose était horrible à regarder et à sentir, c’est un être vivant pensant. Donc un truc égal. Il savait que ça se limitait pas à l’aspect physique. D’ailleurs, son frère s’était depuis longtemps libéré de la limite physique pour faire des choses sales avec son putain de fruit. Ça aussi, d’ailleurs … voilà ce qu’il lui fallait, la puissance. Il se sentait comme un grain de sable dans l’immensité de … Et allez, on repartait pour les métaphores télescopées … Bon. Instant présent, instant présent.

« ‘lut poiscaille. Ça t’dit un godet ? »

Hinhin. Ça les faisait chier, il les entendait jacasser. C’était que du bon de les faire chier. Ces abrutis qui se sentaient supérieur parce que eux se ressemblaient. Rafael, lui, ne voyait pas plus de différence en son nouveau compagnon de boisson qu’entre deux hommes d’un continent différent. S’il aurait dû être raciste, c’était certainement des Tenryuubitos, tiens. La vraie race des sous-hommes. Non non, même pas des hommes. Le hamster du chien du gamin de la voisine. Mais même un hamster méritait de vivre, au fond. Tiens, pas d’verre sur la table de la poiscaille. Tch. Se lever casserait tout son effet et ferait rire les autres abrutis. Il remplit son verre puis le donna à la poiscaille avant de boire au goulot. Un truc à t’arracher les boyaux et qui te laissait vivre que si tu le méritais. Le genre de la bouteille du dernier espoir. L’assassin souffla et regarda l’étiquette du truc. Un gros X noir. Dedieu, le machin se réclamait poison. C’était assez cocasse parce que c’était, finalement, de la gnole qui se valait. A faire crever une mouche de coma éthylique en lui soufflant dessus.

« Alors, poiscaille, l’est bon ce verre ? »

Et une nouvelle rasade pour l’assassin. Il reposa la gnole avec le regard vitreux de celui à qui ça monte tout d’un coup. Il secoua la tête et se passa une main sur le visage. Faisait chaud, tiens …
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J'ai du fermer les yeux quelques... secondes. Quand j'l'ai ait rouverts, il était là, à m'tendre un verre. L'drôle de type au grand manteau s'est retrouvé devant moi, j'ai même pas eu le temps d'le suivre dans ses déplacements. 'spèce de ninja.

Je hoche la tête, j'attrape son verre. Mes yeux effleurent l'étiquette d'la bouteille. Poison ? Qu'est-ce qu'j'en ai à branler. J'buverais aussi volontiers leur eau d'javel, leurs eaux usées, j'enchaînerai avec leurs produits vaisselles. J'me saoulerai bien jusqu'à la mort ce soir, pa-paradoxalement pour essayer d'me sentir encore en vie. Si j'viens à faire un coma éthyli-lique ce soir, que j'crève la face dans mon vomi, expirant en faisant des bulles dans ma gerbe et puant la vignasse, le poisson pourri et la mort... Ça m'donnera confirmation. Que là, j'ai bien commencé c'te foutue soirée en étant vivant. Que j'suis rentré ici l'esprit libre, l'coeur battant, du mauvais sang plein les vaisseaux. J'ai l'impression qu'ma mélancolie m'bouffe l'âme... C'est même pas que j'suis malheureux. J'me demande si j'suis pas déjà mort.

Avant toutes choses, mes yeux plongent en premiers dans mon verre. Texture et odeur m'retournent à eux seuls les entrailles. Ce mec m'invite à en finir, hein ? C'bien ça. Bah, pourquoi pas... mais... t'sais quoi ? Pas si impressionnant, c'poison. Mes souvenirs me buteront plus vite que cette saloperie, c'est certain. Alors j'prends mon verre à deux mains sans une once d'hésitation. Y a trois ans, l'frangin pensait prendre son destin de la même manière.

C'est... C-C'sera mon dernier, promis...

Puis j'le porte à ma gueule, et j'laisse couler une partie de l'acide dans ma gorge. J'déglutis un bon gros coup, j'bous intérieurement, j'me lance dans une quinte de toux qu'en finit pas. Ça fait du bien par où ça passe, ça. Avec tout c'que j'me suis d'jà enfilé ce soir, j'aurais pensé que ça m'aurait achevé net. Mais non. J'suis encore assis, penché sur mon verre, les yeux torves, la cervelle en purée, la gorge à vif. J'suis encore en vie, quoi. J'semble toujours avoir la main sur mon esprit, mais j'contrôle plus vraiment mon corps. J'sens bien ces longs filets de bave qui m'coulent des coins de la bouche, mais j'arrive pas... à les faire retourner d'là où ils viennent.
...
Je crains. Me veut p'tete du bien, ce type. J'me redresse comme je peux sur ma chaise, j'tente de le regarder dans les yeux. J'lui offre sûrement un spec-tacle immonde... J'voudrais pas le faire dé-décamper. Ou pas tendre le bâton pour m'faire battre. 'fin, j'me fais encore du mouron pour rien. Lui, il boit au goulot sans s'gêner, comme moi tout à l'heure. L'a aucun remord à s'avaler d'un trait l'quart de cette espèce de cirrhose en bouteille. Ça peut... vouloir dire qu'une seule chose.

C'est bon... Ouais. Ça... décape un max.

J'dirais qu'il a ses soucis auss-ssi. J'veux dire, on en a tous, ouais, sûr. Mais il en existe des plus difficiles à con-contenir. Et la race des blèmes qui ébranlent les convi-victions, c'les pires. Moi, là, j'ai l'impression que toute ma vie... C't'un foutu mensonge. Qu'j'ai vu de l'espoir là où y en aurait jamais... C'est ça, ouais. Ma vie entière est comme un mirage. J'peux toujours courir, tendre le bras. Faiblir, marcher. Puis ramper. Agoniser, la salive aux lèvres, les yeux secs fixés sur mon oasis imaginaire qu'a jamais existé autre part que dans ma tête. Mes rêves... Du vent. Un vent qui a su m'porter jusqu'ici, mais qui s'est coupé net... avec le départ d'mon tremplin, du frangin. M-mes métaphores sont... merdiques. C'nul. "Chuis une merde". Voilà, ça résume tout. Hop. Trois mots.
Et t-t-toi... T'es qui ?

Mmmh. Merci en fait... Et salut. T'es qui ?

J'laisse s'échapper quelques Hips en compléments. Un hoquet. C-comme si j'avais pas l'air assez pouilleux comme ça...
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J’suis … La bonne question. Il ouvre la bouche, aspire une goulée informe d’air et ravale les mots qui auraient pu sortir trop sottement de sa cervelle embrumée. Je suis le traqueur des impurs, l’assassin qui tue les marines et les corrompus. J’suis la mort personnifiée, du moins j’étais. Le glaive imparable de la justice qui s’est fait mettre à l’eau d’un revers par une Colonelle rabougrie. J’suis celui qui a vu son putain de frère se faire embarquer pendant qu’il geignait dans la flotte et maudissant son impuissance. J’suis … personne. Ouais, ça sonnait mieux. C’était vrai, ça. Le masque sous le masque. Le rien dans le néant. La mèche d’une bougie qu’on distingue même pas dans le noir. Que dalle, nada. Bon. Il était au moins une chose.

« J’suis … le gars qui va te resservir un verre. » trancha-t-il, en le resservant.

Diable, il tremblait commun un dystonique. Spectacle ridicule pour un homme censé aligner une pile de dix cadavres en même pas une minute. Il serra les dents, posa le goulot sur le verre pour s’appuyer dessus puis leva la bouteille et en mit un peu partout autour du verre. Tch. Il porta de nouveau le goulot à ses lèvres, avalant une nouvelle gorgée alors que la dernière lui montait à peine à la cervelle. Il posa le récipient entre eux deux puis frappa sur sa poitrine, pour aider la descente du feu liquide qui se glissait dans son œsophage. Il réprima une quinte de toux et secoua la tête. Oulah, ça tournait là-haut.

Il tendit la main vers son compagnon de boisson. La mine déplorable qu’il affichait n’pouvait dire qu’une seule chose : lui aussi en avait gros. Et il avait trouvé l’meilleur moyen de nettoyer tout … tout ça. C’était le … hum. Ouah. La main de l’assassin tangua tandis que ses pupilles se dilataient. Dur le contrecoup.

« J’suis Raf’. Ouais, appelle-moi Raf’. Et toi, t’as un nom ? Viens, on scelle ça dans la boisson et la paluchade … » articula-t-il, péniblement.

Il en oublia presque pourquoi il en était venu à s’asseoir avec lui. Du moins on le lui rappela brutalement. Fallait croire qu’ils n’étaient pas les seuls à qui l’alcool jouait de sales tours. Deux grosses mains velues se posèrent sur leur table, renversant verre et bouteille dans une gerbe d’alcool. Un type qui se la jouait pat et bulaire encadré par ses trois potes ricana devant la mine déconfite des deux larrons.

« On aime pas trop les gars dans vot’ genre par ici, les loulous. » lâcha-t-il, avec un fort relent de vinasse mal cuvée.

« Laisse les tranquille, Joe. » fit le barman, sans grande conviction.

« Ouais, laisse-nous tranquille Josette. » répliqua l’assassin en agitant sa main devant lui, espérant chasser l’haleine chargée du trouble-fête.

Le gars, de la manière la moins pacifique possible, renversa la table et attrapa l’assassin par le col avant de l’envoyer parterre. Rafael roula à terre, s’arrêtant à deux doigts de la bouteille de tord-boyaux brisée. Il se releva péniblement et attrapa la bouteille par le goulot puis essaya de s’en offrir une lampée avant de comprendre qu’elle n’avait plus de fond. Il tituba et resta à réfléchir quelques secondes puis se rendit compte que le dénommé Joe, ou Josette, avait changé de cible. Grommelant, il ajusta sa cible en tirant la langue et au moment où le barman lâcha un « Non ! » paniqué, la moitié de récipient alla s’écraser sur la tête d’un des comparses de la brute. Ah, les bonnes vieilles bastons de taverne … Le verre éclata en mille morceaux, expédiant le larron dans les pommes et donnant à Joe le teint d’une Granny. D’une pomme Granny.

« Qu’estafépov’crétintuveuxqu’j’tecrève ? »furent les seuls mots cohérents de Joe devant le doigt d’honneur goguenard de Rafaelo.

La brute se jeta sur lui. L’assassin esquiva d’un pas, prêt à lui offrir une prise dont il avait le secret mais le poing velu de son adversaire s’écrasa en plein sur son nez et l’envoya rouler dans les tables. Il sentit le goût du sang envahir sa bouche, comprenant un peu trop tard qu’entre ce que son esprit croyait faire et la réalité, il y avait une dimension pharaonesque. Pharaonique. Phoranonesque. Phara-oninesque …

« J’vais te crever, t’as tué Lulu … » grogna Joe, se craquant les doigts.

L’assassin aurait voulu répondre qu’il l’avait seulement assommé, mais la seule chose qui sortit de sa bouche fut un gémissement douloureux. Il était assis dans des décombres de chaises et de tables, dans l’incapacité de bouger. Les deux sous-fifres restants s’approchèrent de lui. Ça allait finir plus que mal tout ça … bon sang.
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J'suis... Crak. Non, Crr-raig. J'en reveux bien, ouais...

Ouh. Ma langue se désolidarise d'mes pensées. Ça m'arrive tout l'temps, ça, mais là, c'est pire. Carrément, j'ai failli foirer mon pro-propre prénom. Mon Nom. Craig. Kamina. Kami-na. Célèbre famille, à la maison. Sur l'île des pois-sons. L'île où j'étais censé me sentir l'mieux du monde, comme j'é-étais parmi les autres bestioles à nageoires. La... Dans mon élément. La mer. Ça fait si longtemps qu'j'ai pas pensé à mes darons. Ces requins des affaires, ces squales de la politique. 'pensaient participer à la marche du monde. Moi j'crois... qu'ils s'voilaient la face. C'genre de conneries, la politique, tout ça. Ça abîme profondément les-les êtres. Ça rend méfiant. Mauvais. Menteur. Hypocrite. Vilain. Aucune famille peut survivre à ça. J'en ai-ai fait l'amère expérience, avec mon... frérot. Si seuul. On était seuls contre l'monde, frangin. C'est c'que tu m'répétais, que j'avais b'soin de personne d'autre que toi, au fond. A-Alors, quoi ? Toi, t'as plus b'soin de moi ? T'as toujours été plus digne et autonome qu'moi. T'peux être le héros d'ton Histoire. Moi, j'suis l'unique spectateur de la mienne.

J'suis plus seul. Pas ce soir, au-au moins. Content, Rafff', t'as un nom pas trop chiant à prononcer. Juste le F qui dérape, à cause de mes lèvres anesthésiées. 'fin, mes lèvres de poiscaille, quoi. Pas trop pulpeuses, pas bien sexy. M'en vais alimenter la convers', mais un séisme m'fait sursauter, fout en vrac la table puis mes pensées. D'sales mots sont échangés, d'la médisance me tombe sur la gueule, le pote d'un jour Raf' qui trouve un surnom rigolo au gros puant. Et moi, j'capte pas. Mes yeux vitreux analysent plus rien. Ma cervelle baigne dans un océan de vinasse aromatisée aux souvenirs douloureux.

Et la table valse, moi j'tombe à la renverse. Nuque percute le sol. M'en fous. A l'heure qu'il est, Nuque est autant insensible que tout le reste de Corps. Bave s'échappe de Bouche grande ouverte, j'produis quelques gargouillements. J'ai juste l'esprit. Qui. Est encore à la. Surface. Tiens bon. Me remet. Force sur mes mimines. Mes bras craquent, piquent, flanchent, capitulent, mais j'suis assis.

Nan. Non. J'ai scellé quelque chose avec ce type. J'sais pas-pas encore bien quoi, mais ça doit être trop sacré pour que j'les laisse tout gâcher comme ça. Respectez... RESPECTEZ c'qu'est sacré, MERDE. Aucun sens du sacré, c'foutu monde. Plus d'idole, plus d'modèle, plus d'références, plus d'espoirs et plus d'avenir. Juste de la violence et du chaos à l'état brut.

Et que j'arrache deux pieds de table et les balance tous azimuts en direction d'ces sales types. Mal visé, s'prend le mur et pète un cadre. L'autre c'est pire, il décolle de trois mètres à peine. Ai plus d'force dans les bras. Mais j'ai leur attention, au moins... Y s'retournent.

Ton tour viendra, sale bête.

Ils reviennent à leur mouton. Nan en fait. Ils s'en branlent de moi. J'prends un tesson qui traîne. Pis j'leur fonce dessus. Enfin. Leur "fonce" dessus pas trop vite. Mon esprit bouillant anime de nouveau mon corps glacé, paralysé, vaincu par l'pinard. 'savez ça, les gars ? Ayez peur. J'ai la haine. La vengeance qui m'démange. J'détruirai volontiers l'monde si on m'en donnait les moyens et qu'on m'le livrait. Me lancerait dans un carnage, une furie nihiliste qui sent l'alcool, l'vomi, la folie. Et la tristesse, pour sûr.

'commencent à shooter dans Raf' qu'est à terre. J'saisis pas trop pourquoi, j'suis sûrement pas assez fier pour cerner l'concept, mais 'paraît que ça se fait pas de taper dans un homme à terre. Alors, ça veut dire que z'êtes des salauds... J'leur... J'lui fous un coup de tesson... Par derrière. Ça hurle, ça jure. Ça pisse. Le sang, partout. Et j'sens l'dégoût revenir. Ma furie enrayée par son propre produit. J'aime pas le sang, le sang me fait peur, le sang me met face à la fragilité et à l'absurdité d'la vie des bêtes qui s'promènent partout sur la planète, qu'essayent de vivre, survivre, voire même d'être heureuses parfois, haha. 'sont connes ces bêtes-là.

J'pense plus, j'crois que j'suis un vrai berseker. J'balaye devant moi avec mon tesson, j'comprends plus grand chose. L'mec encore entier sort une dague. Y a un cuistot qui panique, derrière. Il va ramener l'artillerie lourde, c't'enfoiré, c'est sûr.

Je suis mort. J'deviens sauvage. J'les laisserai pas taper c'mec. Me suis attaché à lui en quelques secondes. Qu'il est venu se foutre à ma table, qu'il est venu chercher mon regard, qu'il a même réussi à m'faire causer. Ce soir, j'ai personne, dans l'univers, sauf lui. Il est arrivé comme ça, il a poussé comme un fruit mûr qui sent l'alcool sur mon arbre du malheur. J'laisserai pas ces foutues forces que j'contrôle pas m'pourrir un si joli... fruit.

Arlggl

Gah. Elle venait de nulle part, cette mandale. J'vois des étoiles, j'sens le sol se rapprocher de Nuque. Une deuxième fois.
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Et ça cogne à n’en plus finir. Des coups qui pleuvaient et l’assassin qui se protégeait le corps comme il le pouvait. Il avait vu pire, bien pire. Il s’était brisé les os, s’était fait perforer. Il avait failli y rester plusieurs fois. Pourtant, là, ça faisait mal. Très mal. Plus encore que son corps c’était son âme qui prenait des bleus. Se faire rosser par des moins que rien, rendu minable par l’alcool et les abus. Il n’était qu’une loque cadavérique qui gémissait de douleur à chaque impact. Loin était l’assassin, loin était le meurtrier au calme inexorable. Ce soir, il n’était qu’un homme. Ou pire. Pas mieux que ceux qui le frappaient. Il sentait leurs pieds se faire un chemin jusqu’à son ventre, leurs poings s’écraser sur ses bras. Quelque chose de sourd battait dans sa poitrine. Qui gagnait en puissance et qui rendait chacun de leurs assauts de plus en plus mous. Un moment vint où il ne sentir plus rien. Un moment vint où il redressa la tête. L’instant exact où une gerbe de sang lui macula le visage. Venu de nulle part, l’être qu’il avait tenté de sauver était apparu, auréolé de la lumière diaphane des bougies de l’établissement. Un monstre sorti des ténèbres, venu aider son confrère. Il y avait du sang partout, et pour la première fois, l’assassin eut peur du sang. Il sentait son goût ferrugineux sur sa langue, glisser sur ses lèvres et ses oripeaux. Mais celui-là, ce n’était pas le sien.

Il comprit alors qu’il venait de gagner un instant de répit, que l’adrénaline s’était substituée avec l’alcool et qu’il vivait un de ces instants de grâce et de lucidité que seule la peur pouvait provoqué. Le voile que la substance avait abattu sur son cerveau s’était ouvert un instant et il avait pu se relever, titubant et hésitant. Mais conscient du danger. Il tangua, s’essuya le menton. Un éclat lui foudroya la pupille, puis il ne vit plus que cela. L’arme étincelante du bourreau. Levée bien haut, puis il contempla sa descente inexorable vers Craig. La pointe vers le bas. Le bourreau était un être vêtu de noir, à la peau noire. Rendu inconsistant par les effets néfastes de la boisson. L’assassin ne voyait lus qu’un monstre noir à la lame d’argent. Plus rien n’existait autour de cela. Alors il fit un pas vers lui. Ses deux lames secrètes jaillirent hors de leur gaine en une sentence irrévocable. En cet instant, plus rien ne comptait sinon la vie de Craig. Un innocent. Un homme qui avait tenté de le sauver. L’assassin fit un pas, glissa sur le sol pour passer sous la lame du bourreau. Ses deux lames secrètes s’entrechoquèrent en une croix salvatrice qui stoppa l’avancée de la dague. La pointe de la lame s’arrêta à un centimètre de l’œil de Rafaelo.

« Tu ne tueras … point ! » fit-il, repoussant l’homme à terre.

Puis il vomit.

L’assassin se releva en titubant, s’essuya le menton et pesta contre le sort qui lui avait enlevé son seul moment de gloire depuis des décennies puis s’avança vers celui qui avait tenté de les tuer tous deux. Le gusse regarda les lames, la capuche. Puis il comprit. Y’avait qu’un seul genre de gars qui pouvait se balader comme ça, avec de pareilles armes : c’était les assassins de la Confrérie ! La pire guilde de malfrats à travers toutes les blues. Des gars qui n’avaient de loi que l’argent et d’honneur que dans la mort. Il lâcha un juron puis prit ses jambes à son cou, terrifié par la fausse rumeur qui courrait sur les assassins de la Confrérie. Et merde … L’assassin rengaina ses lames, jeta un œil vers l’aubergiste qui les contemplait d’un œil effaré, denden en main. Foutredieu. Il serra les poings, se fit violence pour avancer jusqu’à Craig. Sa tête tournait, mais le fait d’avoir vomi lui avait fait du bien, avait presque clarifié ses pensées. La cavalerie allait pas tarder …

« Allez … lève-toi … lève-toi, faut qu’on se tire avant de finir en taule … » fit-il en essayant de soulever l’homme poisson.

Il passa son bras autour de sa nuque, grogna de douleur lorsque son corps lui rappela qu’il venait de se faire tabasser puis entreprit de boiter jusqu’à la sortie. Un cliquetis caractéristique se fit alors entendre. L’assassin se retourna. Le tavernier les tenait en joue. C’était pas la bonne soirée, bobby, pas la bonne soirée. Il essaya de laisser Craig se tenir sur ses deux jambes puis leva doucement une main. Il possédait encore assez de neurones fonctionnels pour réfléchir. Ou presque.

« Vous bougez d’un poil, je tire … Vous allez payer pour les dégâts. » grogna le tavernier, dirigeant le canon vers l’homme-poisson.

Certainement que c’était pas la première fois que ça lui arrivait et qu’il en avait chopé de bons réflexes …

« Tch … t’as trois types dans le coltard, vois avec eux, c’est eux qui nous ont agressé … » tenta de négocier Rafaelo, toujours la main en l’air.

Le canon de l’arme revint vers lui, le gusse avait pas l’air de vouloir écouter ce qu’il avait à dire. Sauf que l’assassin n’avait pas forcément envie qu’on lui mette la main dessus et qu’on le traîne dans une base militaire. Sa main libre glissa doucement derrière son dos, s’emparant d’un objet rond. Il changea d’appui pour ne pas se laisser entraîner en avant par son propre poids puis sans crier gare, il frotta le fumigène contre sa ceinture et l’envoyé rouler vers le tavernier. Celui-ci eut alors le réflexe intelligent de se jeter derrière son comptoir, craignant une bombe, au lieu de tirer. La sphère métallique roula à terre, pas même amorcée par l’assassin saoul. Celui-ci attrapa l’homme poisson par le bras et lui cria de se tirer en vitesse, profitant du ridicule de la scène. Ils détalèrent par la porte d’entrée, tournant dans le premier couloir qui passait, puis dans le suivant semblant se diriger vers le centre du navire. Et dans le suivant jusqu’à …

« J’ai pas la moindre idée d’où on est … » fit Rafaelo, s’adossant à un mur pour reprendre son souffle et palper ses blessures.

Essayer de s'enfuir dans le Baratie ... la meilleure idée qui soit. L'assassin cherchait la sortie des yeux, sans se rappeler que seule l'eau les entourait.
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Ce soir, j'affronterai tout, j'ai jamais été au-aussi brave. Ma mauvaise vinasse, mon ambroisie. Gavé, j'connais plus ni l'danger, ni les remords. M'suis jamais bourré autant la gueule, avant. Quand j'avais mal, j'me tournais vers l'frangin. Et c'étaient ses mots qui m'droguaient, m'enivraient jusqu'à plus sentir la peine, les doutes, les regrets, ma détresse.
Comme j'ai plus ça, j'me tourne vers un poison qui m'a armé d'son cadavre. Le front bouillant, les yeux fous, les dents sorties et prêtes, fin prêtes, pour la première fois d'toute leur existence dans l'ombre d'un requin qu'aurait jamais l'coeur de tuer l'plus nourrissant des poiscailles, à mutiler un humain.
Aujourd'hui, j'deviens un homme-poisson. J'fais honneur à mes ancêtres. J'vais réduire en charpies ce gourmand prétentieux qui s'croit plus vorace qu'une bête indigne et furieuse.

J'vais... m'relever. Ouais. Attendez juste... un peu... J'ai l'dos court-circuité. La nuque raide.
Alors, j'vois un éclat blanc m'tomber dessus. Sentence juste. Gâchis d'ma vie, pas capable d'en finir moi-même. Ces lumières vives, au plafond. Sont les dernières lueurs que j'apercevrai. Elles semblent vachement plus irritantes alors qu'un brouillard de pinard et de larmes les étalent partout sur mes mirettes. J'ai les yeux brillants et humides.
L'ciel a parlé. La...
Raf s'dresse contre l'ciel. D'où.. Y sort ces... couteaux dans ses manches ? J'le sentais venir un peu, Raf. Qu't'avais quelque chose de plus. Une aura. Un mystère. Des tours dans ton sac.

Ça va trop vite. J'pousse des p'tits cris en m'retournant sur le ventre, j'essaye de ramper, retrouver mon tesson. Mais j'l'aperçois, et j'perds espoir. Lui aussi est en morceaux. C'était mon premier compagnon d'la soirée, et comme Raf, il s'est battu à mes côtés, lui aussi, jusqu'au bout. J't'aimais, Tesson. L'doux gargouillement du renvoi gastrique de Raf clôture ta vie, une vie au service des autres. Tu m'as donné la force.

La voix de Raf, salie, déréglée par les litres avalés d'ce décapeur, m'parvient comme un salut à mes tympans saturés de bourdonnements et d'parasites, sons ambiants que j'capte mais qui s'perdent dans les douves de formol qui encerclent maintenant ma p'tite cervelle de poisson. Il me relève. Je marche. On s'fait braquer. Et encore une fois... Toutes les variables du monde me perdent. On s'en sort, ou pas, finalement ? On fait quoi ? On meurt ? On vit ? On finit en tôle ? On reste libres ? Et à la fin, j'trouverai mon bonheur ou quoi ? Mmmh.
Et j'tousse. Et j'tousse. Encore, encore. Un truc a du péter, ou alors c'est l'brouillard dans mon crâne qui s'échappe littéralement par tout mes trous. Fumée compacte, un chaos blanc. J'resterai bien dedans, mais l'copain m'tient solidement par l'bras, et m'amène ailleurs. J'sais pas où.

Lui non plus l'sait pas. Nous v'là dehors, sous une douche épique avec effets sons et lumières. Suffira pas à m'remettre les idées en place, mais caresse, apaise mon crâne flamboyant, amorce ma décuvée.
J'suis... présent. Allez. Pas les idées complètement en place, mais j'sais c'qui nous reste à faire. Nous tirer. Et pas chercher à comprendre le sens de cette soirée, sous peine de tomber dans un plaisir masochiste à ressasser des souvenirs autant cocasses que douloureux.

Tu... Finalement, t'es bien... un ninja, en fait. D'acc...

Mes poumons m'interrompent. Et forcent, et forcent. Comme s'ils voulaient... s'barrer. J'tousse, j'tousse. J'ai peur d'exaspérer... Raf, même si c'est encore une d'ces craintes débiles. J'm'attache fa-facilement aux gens qui s'montrent sincères et com-compréhensifs envers ma... mon... attitude de défaitiste... victime... loque... relent gastrique de la vie. Alors, forcément, j'ai peur d'les décevoir, d'les faire fuir. Qu'ils su-supportent pas ma vraie nature... J'ai un enrobage d'un poiscaille puant qu'on prend fa-facilement en pitié, à condition d'avoir une âme, c'qui semble pas donné au premier pechnaud dans c'monde de dégénéré.

Sous ce glaçage rude et négligé, y a que du pur, du cristal, du verre, une drôle de construction qu'tient pas debout et qui manque d'se fracasser à la moindre secousse. T'sembles pas t'amuser, Raf, t'sembles pas être de ces enragés qui s'feraient un malin plaisir de saccager l'enrobage pour mieux briser mon âme de verre, ... Raf. J'espère que j'fais bien d'te faire confiance. J'a... J'veux pas t'perdre, alors j'vais éviter d'être un boulet. J'ai une super bonne idée.

On peut sauter à la flotte. S'tu sais nager.

Puis l'a pas l'air trop lourdaud. Piquer une tête dans une mer bombardée par la flotte, ça va m'réveiller un coup. L'ninja a l'air sceptique. Y peut avoir confiance. M'a sauvé, faut bien que j'puisse assurer un peu ses arrières. J'plaisante jamais avec les dettes, faute de pas toujours savoir comment les payer. Pour une fois que-que j'peux m'vanter d'être de race maudite, j'vais insister, ah ça, oui. J'plisse les yeux, j'montre du doigt l'horizon tout embrumé. L'horizon tout ninja. J'complète mon plan.

Pis au pire si tu coules, j'serai là. On peut rejoindre un ba-bateau, là-bas-bas.

Y a deux navires au loin, j'sais pas si c'est des hallucinations. J'suis devenu à moitié myope. Mais ça bouge, ça tangue, ça résiste à la tempête. M'en branle de c'qu'on va trouver dessus, ça pourra pas être pire qu'les gens d'ici, dont les destins doivent être à des parsecs d'nos errances. Enfin, j'sais pas. J'connais pas assez le ninja pour penser à sa place. Faute de, faudrait au moins s'décider vi-vite. J'ai l'esprit, le cerveau, et sa boîte qui sont devenus de vraies usines à gaz. J'sais pas quand ça va péter pour d'bon, ni si c'est plutôt à cause d'mes élans alcoolisés ou plutôt d'la totale des trauma' que j'me suis pris dans la face en moins de dix minutes. Mon instinct de toubib déboule. Me rappelle que j'mettrai probablement des semaines à m'remettre des sévices que j'ai infligé à mon propre corps. C'pas l'moment d'me faire la morale, requin en blouse blanche.
...
Raf.
Décides toi, copain. Y a les renforts qui débarquent.
Bouuh. Cool. On saute. L'océan est froid, l'est violent, cruel, bruyant. L'océan, c'est l'monde. J'en deviendrai l'roi, un jour ou l'autre. J'me vengerai, j'le changerai en son exact opposé. Un monde au service des faibles, qui nivelle par le haut. J'ferai bisquer l'ordre des choses.

J'surveille Raf. On a-avance. On a l'courant pour nous. La nature nous pousse vers les fantômes dans la brume et nous éloigne d'un ilot qu'est chaleureux qu'pour les initiés. J'me sais faible, c'était un pari hyper risqué. J'me sais impulsif comme pas deux, j'réfléchis après que ça ait dérapé, en général. La mer aurait pu être une salope, mais on dirait qu'elle scelle quelque chose avec nous aussi, aujourd'hui. Elle nous pousse vers une étrange coque de noix.
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La flotte, ouais. Bonne idée. L’assassin se releva, se rappelant soudain qu’il n’était pas dans les ruelles de Logue Town mais bien sur le Baratie. Puis il se remémora aussi que les cuistots du coin étaient du genre terrible et que les gusses qu’ils avaient tabassé étaient bien le genre à avoir du blé et des amis. Ah ouais, l’alcool avait cette sale habitude de vous faire perdre vos repères. Y’avait comme un rythme incessant qui martelait son crâne et lui dictait qu’au fond c’était pas grave, qui frappait encore et encore à lui rappeler qu’il ferait mieux de finir au fond des océans et que ça foutrait la paix à tout le monde. L’assassin se leva, contempla l’opaque noirceur des abysses et hocha les épaules. Bah, pourquoi pas. Y’avait du mouvement derrière. Il se retourna, jeta un regard vitreux à Craig. Ça allait pas tarder à débouler. Il s’avança vers le couloir, titubant. Chancelant. Il s’appuya contre le bois, réprimant un nouveau haut le cœur. Il fit un signe de l’index, demandant à l’homme-poisson d’attendre. Une petite troupe d’une dizaine d’hommes déboula à ce moment là. Ils s’arrêtèrent, leur chef pointant sa lame vers Rafaelo. Celui-ci redressa la tête, leur fit signe d’attendre à eux aussi. Burp.

« Attend, attend, un truc à leur dire … » fit-il, plaçant son poing devant sa bouge pour éluder discrètement, peu ou proue, un rot.

« Messieurs … » commença-t-il, pointant les dix hurluberlus d’un doigt inquisiteur.

« Messieurs, que cette journée reste à jamais celle où vous avez failli capturer … » grommela-t-il, avec un sourire enfantin avant de reculer d’un pas et de trébucher sur le bastingage.

L’assassin bascula par-dessus bord, tombant à l’eau comme un sac de pierre. Il s’écrasa dans la mer endiablée avec un bruit sourd qui laissait peu présager de son état à l’arrivée. Les dix gusses se ruèrent au bord, cherchant de leurs yeux leurs deux victimes qui s’étaient évaporées entre deux vagues. L’assassin ré-émergea en éclatant d’un rire torve, buvant la tasse et toussant en même temps. Il avisa son ami d’la soirée et entreprit de le suivre en petite brasse, tandis que les mécréants leur hurlaient des noms d’oiseau. Ou de poisson, indifféremment. Il avisa la coque que lui montrait Craig et entreprit de le suivre tranquillement, reprenant peu à peu ses esprits. Le fait de boire la tasse et de se prendre une eau à dix degrés lui avait rapidement fait remonter des idées un peu plus saines au cerveau et il se rendit soudain compte qu’il avait une cape lourde et épaisse ainsi qu’un attirail d’armes en tout genre. Cela n’était pas censé le gêner en temps normal, mais en temps normal il était sobre.

« Burp … heu … urk … salé … argh … mouillé … Cr … Craig ? Je coule. » fit-il, entre deux mouvement incontrôlés.

Sa main gantée dépassa une dernière fois de l’eau puis il sombra dans le noir. Il se débattit avec sa cape, suspendu dans l’eau comme s’il n’avait plus besoin de respirer, lâchant des bulles dans tous les sens. Il finit par réussir à s’en défaire et sentit l’oxygène lui manquer. Il pédala des pieds, ne se souvenant plus où était le haut et le bas. Le monde tournait autour de lui et malgré le noir ambiant, il sentait des petits points noirs danser devant ses yeux. Il s’arrêta, comprenant trop tard dans quelle galère il s’était embarqué, repensant à son désir de se jeter dans les abysses un peu plus tôt et se souvint alors que non, il n’avait aucune envie de mourir. Et surtout pas comme ça ! L’alcool sembla s’évaporer d’un coup de son cerveau, dissipé par la peur et la perspective d’une noyade imminente … puis il sentit quelque chose le tirer. Quelque chose de puissant, de rapide. Il se sentait happé vers le bas, ou était-ce le haut ? Il se débattit faiblement, rendu piteux par le manque d’oxygène puis sentit un air piquant lui tanner les joues. L’assassin ouvrit la bouche, inspira autant d’air qu’il le put et rendit tout autant d’eau salée.

« Je … bleurk … me … merci Craig … » toussa-t-il, s’accrochant à quelque chose de dur.

Tiens, ils étaient à côté d’un navire ? Rafaelo resta quelques secondes immobile, reprenant son souffle et se remettant de ses émotions. Il regarda Craig, lui adressa un signe de la tête puis commença à escalader la paroi. Il se sentait faible et pataud, mais en vie. C’était le principal. Et plus clair dans ses idées. Avec un mal de crâne foudroyant, la panade. Il passa discrètement par-dessus le pont, tendit une main sympathisante à son nouvel ami puis regarda autour de lui. Drapeau blanc, mouette.

… et lui sans sa cape, en parfaite tenue d’assassin …

Et merde …
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Le pinard s'dilue vite dans une bonne marée de flotte salée. M'retrouve dans mon élément, l'océan. Me laissant porter par la surface d'ce gouffre sombre, d'un bleuté abyssal, trou béant vers les tréfonds d'cette jolie planète, que j'aurai jamais du quitter, p'tete bien. J'étais bien, là-dessous. J'étais faible, j'étais inutile, j'étais malheureux et aussi perdu, mais j'avais... pas vraiment d'ennemis. Au milieu d'mes congénéres. Branchies, palmes, j'me fondais dans l'décor. Et j'gardais mes rêves bien au chaud, protégés de l'extérieur, invisibles depuis dehors. J'ai la mémoire vivace et l'imagination légère. Un sacré mélange, la recette de bonnes illusions vaseuses et traîtres qui tiennent pas d'bout plus de quelques secondes face à une tempête de réalité.

Tempête. J'entends la voix faiblarde de Raf derrière moi, paumée entre deux houles. Et j'flippe, coup de stress. Non non non. Pas le droit de se noyer. Sinon j'retourne là-bas et laisse ces foutus cuistots m'transformer en surimis, tout ce que j'mériterais pour avoir précipité un pote improvisé dans la mort. J'ai... j'ai jamais eu trop trop de potes à protéger... Alors... J'sais pas bien comment on fait. Comment on lit dans les autres pour connaître leurs faiblesses... et les en préserver, si on est un type bien, ou les exploiter, si on est un type normal.

J'plonge. Ma vue trouble m'rappelle à quel point j'suis comme une bouée imbibée. J'réussis à attraper son-son bras... Me... facilite pas la tâche, en gigotant fré-frénétiquement comme un chien qu'on aurait balancé à la flotte... Mais j'comprends, j'comprends... C'un humain, c'un pinté, c'une enclume, j'le traîne comme j'peux en m'le laissant porter au max par les courants. Glacés. L'impression d'avoir les branchies gercées. M'en fais pas. On est plus qu'à quelques... mètres.

Puis quand la tronche de Raf émerge et m'offre un merci, j'me sens tout de suite réchauffé. 'fait du bien. J'ai sauvé quelqu'un. Un ami, j'crois. Un homme, dans tous les cas. J'encaisse son signe de tête, j'le laisse monter sur la paroi d'bois humide. Agile le ninja, c'comme s'il avait déjà décuvé. Moi... Encore la tête qui tourne. J'ai sacrément forcé la machine, sans m'en rendre compte. Co-comme si j'm'étais séparé d'mon corps pour devenir un esprit marin qui glissait à travers les flots sans plus se soucier d'la douleur, de l'effort. Mais l'contrecoup remonte. Et j'laisse le ninja me hisser à bord. J'passe par dessus la rambarde sur l'côté, roulant dessus, tombant sur mes pattes, endolories. Cette humidité, cet alcool, cette sueur, les voilà moisies. Pour d'bon. J'prie pour pouvoir les réutiliser un jour. Mais en attendant, j'm'affaisse.

Puis j'calcule ensuite c'que Raf semble avoir remarqué avant moi. Cet étendard, là-haut, méprisant, d'un gris sordide, qu'arbore un animal dont j'ai appris à salement me méfier. La mouette de la marine nous surplombe, et s'pare de tout un attirail de flashs, d'éclair, de boum, comme pour nous intimider.

Des... marines... J'suis dans la merde. Les copains. C'est des copains, officiellement. Des camarades qu'on m'a attribué d'force, alors qu'j'ai rien en commun avec eux. Des mecs en qui j'devrais avoir confiance, des mecs avec qui j'devrais répondre à l'unisson aux cris de guerre d'mes supérieurs, mais qu'je révulse, de part ma face et mon odeur, et qui m'révulsent, de part leurs préjugés et leurs... leurs... normalité. Leurs vides. Des soldats. Des robots. Si j'avais la force de pousser sur mes pattes pour me foutre debout, droit, fier, j'vous vomirais à la face, les troufions, d'un vomi plein de dédain et d'orgueil blessé. Ce serait un beau gerborama fier de lui.

J'ai rien... à perdre, en face d'eux. M'connaissent pas. Tant que j'me fais pas arrêter... 'pourront pas m'inculper. La dernière chose dont j'ai envie, c'est d'perdre ma liberté. Alors, les gars, si aujourd'hui j'deviens criminel, ce sera dans l'secret. Si j'ai envie d'me défouler sur mon tronches béates, que j'perds pour de bon le contrôle et qu'j'découvre la soif de sang, ce sera en prenant soin d'étouffer chacun d'vos hurlements. Morts silencieuses de soldats zom-zombies qu'vous êtes. Débouler depuis l'obscurité des abysses et d'venir la faucheuse, plutôt qu'la subir comme j'l'ai fais trop longtemps... Procéder... Comme un vrai... Un vrai... Merde, comment qu'on dit déjà...

Assassin ? Oui. Mes yeux tournent. S'posent sur Raf, qu'a perdu sa cape. Qu'arbore une tenue... de... ninja. Tu m'la feras pas. C'est c'que tu es. Semble pas apprécier qu'on ait échoué là-dessus. P'tet qu'il a un truc à s'reprocher. M'en branle, de son passé, de ses vices, même de c'qu'il est. Ce soir, quoiqu'il arrive, nos destins resteront liés. Scellés par un verre de nitroglycérine digestive.

T-T'inquiètes, j'suis marine.

Balance ça au pif, pour essayer d'le rassurer. J'sais pas si ça marche. Ma voix s'est levé sans d'mander autorisation à mon cerveau, trop bulleux pour sévir. Mauvaise idée, p'tete. S'il a un passif douteux, ça risque d'me retomber sur la gueule. Mais j'me fiche du futur, là. J'suis un animal qui fusionne l'passé et le présent et qui suit qu'ses sentiments, altérés par cinquante centilitres de décape-chiottes. On va être repéré d'un moment à l'autre, alors faudrait s'préparer. J'continue. J'chuchote.

N'a tous les deux pas trop intérêt à c'qu'ils nous trouvent sur l'pont de leur rafiot. On pue de la bouche, en plus. On... pourrait aller... se poser quelque part dans leur cale ?

Ouais, ouais. Jouer au clan-clandestin sur un navire d'ma faction. J'ai commencé cette soirée-rée en tant que bestiole errante assoiffée, j'vais la finir en parasitant mes copinous. Ces enfoiré-rés. J-J'pense à mon frangin, encore. Et j'suis heu-heureux. Ça vient de nulle part, ce p'tit élan de joie. Il serait fier de moi, ou quoi ? J'sais pas trop. J'trahis un peu mon-mes pseudo-camarades, là, mais j'le fais d'façon grossière, indigne, me traîne sur le pont sur la pointe de pieds en titubant, et traînant mon relent d'poiscaille pourri rejeté à la mer mixé à une terrible vinasse.

Tu-Tu t'y connais en discrétion ?

J'suis complètement pinté, pis faudrait faire rapido. J'prie pour qu'il m'oriente. Alors qu'une silhouette s'dessine là-haut, au niveau d'la barre, puis une autre, mobile celle-ci, j'distingue du monde. N'est repérés. Mes yeux vitreux s'posent sur ces choses au fond, dans la brume, et ma tête en voie de purge mais toujours bien trop lourde pour mon pauvre cou esquisse un mouvement dans leur direction pour signaler à Raf qu'il va falloir s'bouger. Bras trop faibles pour pointer du doigt quoique ce soit. Replonger ? S'battre ? S'la jouer ninja avec la moitié d'mes neurones court-circuités ?
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Ma … Marine ? Han. Merde … L’assassin fit un pas en arrière, buta contre le bastingage. Merde. Ça sentait mauvais, c’était fini. Son esprit embrumé ne comprenait pas vraiment. Disait-il ça parce qu’il l’avait reconnu ou pas ? Il lui avait sauvé la vie après tout, c’était pas rien ça. Pour toute réponse, il eut un autre haut le cœur et s’appuya contre la rambarde de bois pour rendre ses boyaux une autre fois, inondant l’océan d’alcool et de bile. Avec un peu d’eau de mer, aussi. Il s’essuya le menton, s’accrocha au seul point fixe à sa disposition et leva un regard vitreux vers la poiscaille. Une odeur désagréable flottait dans l’air. Tch, il devait pas sentir très frais avec tout ce par quoi il était passé dernièrement. Les narines de son compère se devaient d’être plus efficaces que les siennes. Diantre, il devait souffrir … ‘tain, mais pourquoi il se préoccupait de lui ? C’était un Marine, l’ennemi. Il pouvait plus lui faire confiance, c’était son adversaire. Devraient-ils se battre ? Devrait-il le tuer pour assurer sa survie ?

Pas intérêt à se faire … Ah. Heu. Attends ? Pourquoi ? Pas le temps de se poser la question que déjà ils essaient de se faufiler en catimini. Pas que l’assassin soit contre de squatter la cale d’un navire de la Marine, mais faire ça avec un Marine qui venait de lui sauver la vie ça faisait étrange. Ça commençait comme une mauvaise blague : un assassin entre dans bar …

« Discrétion ? Heu … » répliqua-t-il, un peu niaisement.

Son domaine ? C’était son crédo, peu ou proue. Il avisa alors la vigie qui dardait vers eux un regard curieux.

« Vas-y, fais lui un signe de la main, montre ton uniforme … » fit-il à Craig, essayant aussi tôt de disparaître dans l’ombre.

Bah si il était Marine, ça marcherait. Montre toi mais reste invisible, hé hé. Pas le temps de se prendre la tête sur les hypothèses hypothétiques selon lesquelles il serait effectivement un gars d’la Marine. Le pire dans tout ça, c’était pas la situation dans laquelle ils étaient, ou même le danger que Raf’ courait en invoquant le sacro-saint serment de l’homme saoul. Non non. C’était le fait que la vigie répondit par un signe de la main puis s’en retourna à ses affaires. C’en était presque humiliant que c’était trop facile. Bon, un peu logique certes, mais le baratie était pas une planque à ennemis de la nation, alors forcément ça gênait pas. Ou presque.

« Vite, vite … on va s’planquer … » lui murmura l’assassin resté dans l’ombre, indiquant une porte qui menait aux tréfonds du navire.

Il s’y faufila et chercha l’endroit le plus profond du bâtiment, louvoyant dans les ombres comme une écrevisse à travers la caillasse. Il se terra dans la cale, ne croisant personne grâce à l’heure tardive. Il s’affala dans un coin et se posa enfin, profitant de ce répit pour se rendre compte qu’il était trempé. Il se recroquevilla, sentant qu’il avait froid mais que l’alcool lui permettait de passer outre cela. Le monde tournait déjà moins, c’était un point positif.

« J’pense qu’on s’ra tranquilles par ici … » maugréa-t-il, observant les lieux.

La lumière de la Lune perçait tout juste à travers les ouvertures de la coque, rendant le décor à peine visible. On voyait les dents de Craig, ce qui aidait pas à apprécier la paix de l’endroit.

« Dis … dis … tu sais pas si on pourrait faire du feu ? J’me les pèle un peu … » quémanda-t-il, commençant à se frotter les épaules.

La lumière de la Lune, aussi faible qu'elle était, permettait de mettre en valeur sa tenue d'assassin. Et puis l'ambiance était propice à une discussion sur l'avenir du monde, après tout l'alcool s'y prêtait bien. Les bastons dans les tavernes, les licornes asexuées : la base quoi.
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Enfin... posé... as-assis... Tran-tranquille. J'tremble un peu, 'fait frais. Mais j'me sens bien. J'me sens au calme. La flotte tambourinant l'aut' côté de la coque m'atteint pas. M'dérange pas. Au contraire, m'permet de savourer encore mieux la tranquillité retrouvée... Dehors, c'est l'chaos, c'est la merde, c'est l'orage, c'est la vie. Ici dedans... C'est la pause. S'arrêter quelques instants en plein milieu d'la tempête pour faire le point, sans boucan, sans alcool, sans lumière, sans gens.

'fin si, Raf. Mais j'supporte sans problème sa présence. Y propose de faire un feu.

'f-fait frisquet, ouais. Mais j'suis tout trempé, et c'tout humide ici. J's-sais pas si ça marcherait...

J'grelotte un peu. J'claque des dents bruyamment durant quelques secondes. Puis j'ai la raison qui refait surface. Elle s'était noyée sous l'océan d'la déprime, de la haine et du pinard, celle-là.

Pis j'sais pas si ce serait une bonne idée d'faire un feu dans un bateau...

Gé-génie. Hein ? Une fois qu'j'aurai décuvé, me demande bien c'que je penserai de tout ça. Est-ce que ça m'rendra encore plus triste d'penser que j'aurai squatté la cale d'un navire ami avec du tord-boyau plein les veines ? Est-ce que ça m'sapera encore un peu plus davantage la fierté d'me rendre compte que ce soir j'aurais très bien pu finir ma pauvre vie le museau dans ma gamelle aux relents de poisson mort et de vomi ? Est-ce que ça m'fera sourire d'penser aux idées bizarres qu'on-on aura eu, Raf et moi, et à la façon dont on a réussi à s'jouer des gros bras simplets, des gros bras zombies, d'ces sales nuisibles, à deux, bourrés, dans la cantine ? Est-ce que ça m'fera réfléchir, est-ce que ça m'éclaire-rera pour la suite ? Y a moyen de tirer quelque chose de constructif dans c'torrent d'malheur et d'indignité ? J'serais tenté de penser que ouais. Ouais. Parce qu'j'suis pas seul à broyer du noir. Une des rares fois où y a un mec posé à côté de moi, capable d'entendre l'pire que j'aurai à dégueuler. Capable d'comprendre certaines facettes d'ma vie. Hormis l'frangin. Qui compte plus, d'toute façon...

M'tourne vers Raf, repense à sa réaction quand j'lui ai avoué que j'étais marine. L'était vachement douteuse, quand on y repense. J'voudrais pas saboter la confiance qu'il doit avoir en un poiscaille bourré rencontré à minuit d'façon totalement fortuite. Fortuite. Fortuite. Ça veut dire quoi précisemment, d'jà. J'doute. J'sais juste que si j'étais pas to-totalement pinté, j'arrêterais de douter sur l'sens de ce foutu mot, et j'engagerais la parlote.

R-Raf... J'sais pas c'que tu fais dans la vie d'habitude ou quoi, mais j'veux que tu saches que j't'arrêterai pas, hein... Puis j'pourrais pas même si j'le voulais, t'es nin-ninja.

Moui. Même si j'le voulais, l'est clairement plus outillé qu'moi. Même saoul, l'a eu des réflexes que j'ai eu beaucoup d'mal à décrypter, tout à l'heure, quand on s'est battu dans l'resto. Des lames, de la fumée. Des réflexes. Moi, d'jà qu'sobre j'suis qu'un pauvre larbin avec un marteau qu'ose pas mordre pour pas se salir les dents, pour pas goûter au sang. Alors bourré, j'crois que j'me laisserais juste faire. J'en profiterai pour partir, par paresse de vivre, flemme d'me relever, démotivation à devenir un peu fier et méritant, pour une fois. Le strict contraire d'mon Tark, un brave homme-requin qui croque la vie à pleines dents, affronte de front les obstacles, va au devant des problèmes, s'fraye son chemin par la force et la volonté sans jamais, jamais, sans jamais, jamais, mettre de côté fierté... honneur... valeurs... toutes ces merdes qu'il a essayé d'me communiquer. Chuis pathétique. M'en rends compte... 'vec mes darons jamais présents, j'ai du transférer leurs rôles dans un seul corps. Tark est l'frangin, l'papa, la maman. Carrément dérangeant, carrément cinglé, quand on y pense. C'les mystères d'la cervelle poiscaille, c'une autre dimension qu'est en moi mais tassée tout au fond d'un trou noir.
Et moi j'ai encore peur du noir...

Hmmm... T'sais... j'ai un grand frère qu'est pas très net non plus, Raf... Hihi... Hips !

J'sais pas pourquoi. Parti tout seul. Ma langue qui se délie, comme pour m'sauver d'mon esprit. Sûrement également pour se sentir moins serrés, entre quatre planches cernées d'écume et de foudre, à la lumière de la Lune, avec pour seul compagnon un autre marginal désenchanté et des relents nauséabonds. J'ai les naseaux explosés, souvenir d'la frontière que j'ai failli passer vers l'coma éthylique. J'sens rien. J'goûte rien. J'peux plus qu'imaginer. J'ai perdu l'goût des autres, aussi. Alors, j'sais pas c'que j'espère d'un dialogue avec le ninja, mais m'a l'air d'un bon bougre.
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L’feu dans un bateau ? Ah ouais. Ouais. Hm. Ça rend vraiment con, hein ? L’assassin se frotta les yeux, enfonçant ses poings dans ses orbites. Il était moulu, harassé par le passage à tabac et les derniers évènements. Il toussait encore un peu d’eau de mer mais dans l’ensemble il s’en sortait plutôt bien. Il s’étira, fit craquer son dos et maugréa contre le mauvais sort qui s’acharnait contre lui. Au moins il s’était trouvé un copain d’infortune dans sa galère. Mais … c’était un Marine. Bon, certes, ils n’étaient pas tous mauvais : sa tâche était de traquer ceux-là. De ce fait, il pouvait lui concéder qu’il pouvait être un bon type. Un gars qui l’avait sorti deux fois du pétrin. Deux fois ! Ah, voilà que les idées s’éclaircissaient de plus en plus. Quelque chose qui soulevait la chape de plomb de l’alcool pour lui rendre quelques baffes et lui rappeler qu’il avait pris plus que sa dose de coups.

Il dû sentir le trouble qui harassait l’assassin. Perspicace en plus d’être un gars bien. Rafaelo lui répondit d’un sourire coincé en se massant les temps. Un marine et un révolutionnaire dans la cale d’un bateau … ça aussi ça ressemblait à une blague de bar. Et pourtant, y’avait matière à discuter. Les deux étaient là par choix, par entraide mutuelle. On ne pouvait pas toujours naître dans le bon camp, mais on pouvait aussi changer de route au cours de sa vie. Tout comme on pouvait rester dessus par pur principe. Il en avait connu pléthore des gars bien qui avaient voulu changer les choses de l’intérieur. Mais ils étaient morts à présent, tombés sous sa lame ou celle d’un autre. Il avait tué des hommes biens au nom de la Cause, il le reconnaissait. Mais à quel prix estimait-il sa vie ? C’était que pour se défendre … et pourtant … pourtant il le regrettait.

Ce genre de chose revenait le hanter le soir, mettre à mal sa résolution. Mais en général, il suffisait pour lui de se dire que renoncer maintenant, ça rendrait toutes ces morts inutiles. Rah. Les plus mauvais assassins étaient ceux qui avaient des remords. Il le savait, il le savait bon sang. Mais il était encore jeune … Il se frappa doucement le front de ses deux mains, cherchant à faire fuir ces pensées funestes avant qu’elle ne le pousse dans une spirale poisseuse de remords enrobés de guimauve. Il soupira une fois de plus, passant ses mains sur son visage et inspira profondément. Une loque humaine qui ne valait pas mieux que … rien. Que rien. Il ne valait rien, il avait laissé son frère se faire capturer et il avait été impuissant. Tout une vie pour rien.

« Merci. Juste que … ahem, je ferais la même chose pour toi si jamais … » répondit-il, sans aller plus loin.

Bah bien sûr que non. Si Craig devenait un monstre, il le tuerait. Purement et simplement. Depuis quand s’était-il résigné à ce point à sa bataille ? Etait-ce dû à ses diverses confrontations avec les forces du gouvernement, les plus impitoyables d’entre elles ? Il eut une pensée pour le Cipher Pol qui avait fait brûler femmes et enfants à la simple volonté de lui envoyer un message … des hommes comme ça méritaient de crever, encore et encore.

« T’es un type bien. Tu m’as sauvé deux fois ce soir. J’suis … j’suis pas un ninja. Je suis … un a-... pas un ninja. Mais merci, hein. Merci pour le bar, la flotte … » grommela-t-il, ayant du mal à déglutir ces mots.

Remercier quelqu’un c’était pas naturel pour lui. Ça faisait bien plusieurs semaines qu’il avait disparu, laissant tomber les uns comme les autres. Il rôdait dans les ombres et fuyait la lumière du jour : depuis combien de temps n’avait-il pas parlé à quelque chose de plus éloquent qu’une poignée de porte ou une fenêtre battante ?

« T’as un frère qu’est pas très net, hé … moi j’ai un frère qui doit l’être encore moins … enfin, devait … » lui répondit-il, avec un sourire sans chaleur.

Il serra son poing, le contempla sans parler. Le silence s’installa. C’était presque gênant.

« Sinon … ça t’arrive souvent que des gars comme ça te la jouent à la dure. » fit-il, tentant de briser la glace.

Le regard de l’assassin restait rivé sur le côté opposé de la cale, dans l’obscurité. Il se sentait crasseux et loqueteux tout en empestant un fort mélange d’alcool et de sale. Il se gratta la barbe, éparse, et soupira encore une fois. Le moindre mouvement lui faisait esquisser une grimace de douleur. La guigne …
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Plusieurs fois, j'ai la drôle d'sensation qu'il... fait des lapsus, qu'il hésite, qu'il trébuche, que... qu'son esprit laisse s'échapper du compromettant, que j'parviens pas à cerner. C'est désagréable, cette sensation, lorsque t'es à côté d'un type plus important qu'toi... cette sensation qu'même avec toute la meilleure volonté du monde, il arrivera pas à ralentir assez pour t'permettre de suivre son rythme. Raf est pas ninja. L'est... autre chose. Autre chose de louche, autre chose de mystique. Autre chose du Bien ?  

Et sinon, il est strictement dans mon état. Incapable d'en placer une un peu-peu cohérente. C'est sûr qu'il va pas s'mettre à m'déballer l'roman d'sa vie orné de jolies tour-tournures d'phrases, que ça va pas s'passer comme un échange de bon procédés. Qu'on est pas des phi-philosophes qui prennent un kir dans un sa-salon, mais des épaves ivres chahutées par la tempête. Jo-jolie mise en abyme, ça-ça. Y a quelque chose de poète en moi qui s'éteint jamais, j'suis sûr. Un recul sur ma misère. Ouais. Seul spectateur d'ma vie. Car personne... s'intéresse à c'que j'suis. Ni à ce que j'ressens. Hein ? J'suis qu'une goutte d'eau amère qui s'dilue trop vite dans l'océan d'la vie. Poète. 'tain de poète... qui...

... qui déconne... qui trouve pas les mots. Causer d'mon frangin comme ça, c'était naze. Raf me fixe avec ses yeux hagards, moi j'détourne le regard aussitôt, lâche que j'suis. Vrai que pour être venu m'proposer un verre plein de jus de mort, il doit pas non plus avoir des arcs-en-ciel et des soleils souriants plein l'crâne. J'aurais pu y penser. Essayer de prévoir avant de baver n'importe quoi... J'serre un peu les dents, j'les frotte contre ma langue. J'serais tenté d'me la sec-sectionner net, ça m'éviterait de débiter plus de conneries. Rentabiliser pour une fois cette fi-fichue machoire de tueur...

Mais le v'là qui reprends, qu'il brise la glace qui a failli s'installer entre nous. Avant même que j'commence à peser le pour et le contre d'mon projet d'me mutiler tout seul.

Nan nan, Raf m'aiguille complètement ailleurs. M'lance vers d'autres horizons de haine. J'me déteste. J'déteste aussi les autres. Les... pourritures. Qui la jouent à la dure, comme il dit. Qui te crèvent le coeur pour se regonfler le leur. Qui cherchent le contrôle. Qui s'rassasient jamais assez du malheur des autres. M'enragent. Me poussent à bout. Utilisent ma misère comme distraction. Piétinent mes vieux rêves avec fierté, pensant m'apprendre quelque chose, pensant m'intégrer dans le crâne leur vision étroite de la vie, cynisme d'enculé insensible. 'sont persuadés qu'la faiblesse peut se résumer à la peur du sang et d'la mort. Facile d'être cynique. Dur d'rester bienveillant. C'est dur de s'accrocher à la pitié, c'est dur de vouloir encore un monde meilleur alors qu'on constate chaque jour un peu plus à quel point ces ordures peuvent le souiller impunément. Je les hais. Ils détruisent. Ils n'font que détruire. C'toute l'histoire du monde.

Ouais. Plein... J'les hais.

J'suis un raté, ni fort, ni noble, ni intelligent, ni volontaire. Depuis toujours, mais encore plus depuis quelques s'maines, j'suis qu'un animal affaibli qui s'traîne en gémissant sur son sort et en fuyant tant bien qu'mal la folie ambiante. J'me dirais bien, "qu'est-ce tu fous dans la ma-marine alors, p'tite merde ?" bah ça serait une sacrée bonne question. Comment l'frangin a pu m'servir de guide au point d'me communiquer ses propres rêves d'justice et d'honneur. Plus ça va, plus j'pense que ces valeurs m'appartiennent pas. J'commence à avoir du mal à m'attribuer quoique ce soit. Du mé-mérite. D'l'honneur. D'la droiture morale. Dans une vie d'horreurs et de coups bas, où j'me retrouve ballotté par l'destin qui fait perpetuellement vaciller toute flamme d'égo qui réussit à naître en moi après mes p'tites victoires isolées, j'me sens pas encore prêt à supporter c'genre de responsabilités. Dans ma tête, j'suis juste un môme auquel on a volé ses repères.

J'suis d'mauvaise naissance, aussi. P'tete qu'humain, la vie aurait été plus facile.

Les homme-poissons... 'sont pas trop aimés. Y en a beaucoup qu'essayent d'se les faire en friture, t'vois ?

Mais ça aussi, ça passe pas. Trop simpliste. Y a plein d'hommes-poisson qu'ont réussi. Qu'ont su, envers et contre tout, bondir depuis leurs abysses pour pourfendre le ciel. Fisher Tiger. Forcément. Y a plus d'un siècle. J'étais fan. Il m'inspirait. J'voulais libérer tous les esclaves de la planète. Sans m'en rendre compte, j'en suis certainement devenu un...

Puis j'me laisse sou-souvent faire, les gens ils en profitent.

J'parviendrai pas à comprendre seul c'qui cloche en moi. J'sais même pas si la vérité m'intéresse tant qu'ça. J'ai toujours erré dans ma vie en découvrant au jour le jour tout c'que j'étais capable de faire... et d'pas faire. Ça aurait pu continuer très longtemps, tant qu'j'avais mon grand frérot derrière moi pour m'pousser tout droit et m'empêcher d'mater trop souvent c'que j'pouvais laisser derrière moi. Dommage, aujourd'hui m'reste que ses souvenirs, dont même les plus beaux s'parent d'une saveur âcre qui laisse un arrière-goût.

Et t-t-toi ? Ça va, d'habitude ?
J'veux dire... Tu vis-vivais bien ?


J'sens encore qu'j'aurais du m'taire... Mais j'm'arrête plus. Sur ma lancée, j'sais plus que foncer au but. Plus aucune finesse, juste une sincérité navrante accompagnée d'un regard franc d'clébard battu qu'espère un peu délier sa langue à un confrère qui connaît lui aussi la crasse et l'errance.
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Vrai que les hommes-poissons étaient pas aimés. Rien qu’à voir leur représentativité dans le monde. Le plus célèbre d’entre eux était un esclave qui s’était libéré, pour dire. Ils étaient plus forts que les humains sur de multiples points et pourtant, ces derniers ne cessaient de les maltraiter, de les bafouer. C’était la peur qui parlait. La peur issue de l’ignorance. Toujours entretenue par ceux à qui elle servait. L’information, c’était le pouvoir absolu. Il le savait bien, c’était sa marchandise, son petit produit phare. Enfin, l’était-elle encore ? Depuis le temps qu’il s’était éloigné de la sphère d’influence de la Confrérie pour aller panser ses blessures … Il n’était plus que dans les ténèbres à présent, à ne pas savoir où donner de la tête. Sans ses armes, sa tenue, il n’était qu’un inconnu parmi tant d’autres. Quelqu’un qui pouvait facilement retourner à l’anonymat, à quelques rares exceptions. Pourquoi portait-il toujours ses ‘armoiries’ alors, ouais, armoiries ça sonnait bien. Pas une marque de noblesse, mais une marque de promesse.

« Vrai que les gens se méfient de ce qu’ils ne connaissent pas … ils ont peur d’l’inconnu, de ce qu’ils comprennent pas. Les gens sont stupides … » grommela-t-il pour toute réponse, se demandant si lui-même il y croyait.

Et si les gens connaissaient la vérité, comment réagiraient-ils ? Si on leur ouvrait les yeux, si on leur donnait le moyen de comprendre tout cela ? Education, information … que cela ne soit plus l’apanage d’une caste sordide qui se complaisait dans la maîtrise et le flux de ces pouvoirs. Oulah. Il réfléchissait un peu trop vite maintenant. La perspective d’une noyade, ça changeait son homme.

« J’pense que si la peur était pas entretenue, ça changerait bien des choses … Si on se contentait pas de mettre les hommes-poissons aux basses-œuvres, si on arrêtait de ressasser la violence avec laquelle Tiger Fish s’était libéré mais qu’on mettait plutôt en valeur ce qu’il défendait et ce qu’il a fait de sa vie, ça irait beaucoup mieux … fichus propagandistes gouvernementaux … » grogna l’assassin, oubliant quelque peu la présence du Marine à ses côtés.

Il soupira, bascula la tête en arrière, cognant contre le bois. Tiger Fish. C’était peut-être lui qui avait poussé autant d’hommes-poissons à s’engager dans la Marine, à jongler parmi eux pour changer le destin de leur race. Est-ce que cela avait marché ? Visiblement pas. Les sirènes étaient toujours des denrées rares dans les enchères, les requins étaient toujours craints. Et qu’en était-il du reste, hmm ? On recherchait toujours Poséidon, ou des trucs comme ça. Ouais, les hommes voulaient juste exploiter les hommes-poissons. Rien ne changeait. Pourtant, il était persuadé qu’une fois entrée dans les mœurs, l’idée de côtoyer ces créatures ne changerait pas grand-chose au quotidien. On avait des cyborgs, on avait des fruits démoniaques … qu’est ce qu’un gars à l’allure de poiscaille pouvait changer, franchement ? Les uns comme les autres étaient aussi rares, mais les derniers étaient plus … exploitables. Comme si le fait d’avoir bouffé un fruit ou de s’être fait refaire la cervelle était mieux.

« Faut pas se laisser faire, ouais … mais si jamais tu te laissais pas faire, j’suis sûr qu’ils seraient les premiers à te tomber dessus, tes camarades. A coups de ‘on vous l’avait dit, c’est dans sa nature’ et blablabla … la nature de l’homme, c’est de souiller tout ce qu’il touche, on en parle pas de ça, tiens … » continua-t-il, avec un ton qui avait tout de l’inéluctable.

Ce n’était pas pour autant qu’il n’y avait pas d’espoir. Mais là, il n’en voyait plus. Il était au fond du trou, il touchait presque le cul de la bouteille. Ce qui expliquait en somme la situation actuelle. L’alcool était, chimiquement parlant, une solution. Mais bon, fallait reconnaître qu’elle avait ses inconvénients, la solution.

« Moi ? Tch. Pas vraiment non. Pas plus que toi, je suppose ? Que veux-tu, on fait tous des choix qu’on doit assumer … mais y’a des jours, y’a des jours … t’as jamais eu l’impression que ce qui se dressait en face de toi était trop grand, trop fort pour être vaincu ? J’en sais rien … j’en ai marre … tout ce que je vois, c’est des gens crever autour … je … » commença-t-il à s’épancher, avant de donner un coup dans le bois qui le jouxtait.

Un moment de faiblesse, il avait failli commencer à en dire trop. Et bien, Auditore t’allais où comme ça ? Il laissa échapper un gémissement, le sang lui martelait les tempes et lui donnait presque envie de s’enfoncer une lame dans la tête pour faire diminuer la pression.
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Ouais, ouais. L'a totalement raison. J'suis dans une impasse. Si j'laisse couler, j'reste du bon bois qui s'laisse gentillement consumer par l'feu et la haine des autres. Mais si j'me lève, si j'riposte, si j'crie et chiale, si j'laisse parler mon coeur, alors ils m'le prendront, ils penseront l'comprendre mieux que personne, ils essayeront d's'en servir contre moi. Ils exposeront dans toute sa faiblesse un homme-poiscaille qui peut pas se défaire de ses chaînes. L'a essayé d'emprunter sa propre voie, ou à défaut d'se la déblayer, mais il se heurte à un mur. On change pas l'monde comme ça. Trop rigide, implacable. Déterminé. Les petits restent petits, les grands deviennent toujours plus grands. Ça me révolte. Mais j'peux rien y faire.

Et j'sens ces idées noires-là qui raisonnent à l'intérieur d'la voix de Raf. Comme un écho dans l'présent de c'qui me secoue depuis bien longtemps. J'arriverai à servir à quelque chose, un jour-jour ? J'deviendrai quelqu'un ? Quelqu'un d'bien, d'utile ? Tout l'mon-monde s'pose cette question, un jour ou l'autre, hein ? On finit tous par décider d'se stopper un jour, d'arrêter d'courir comme des dératés tout-tout droit, toujours tout droit, sans r'garder où on va, et sans rétroviseur. Et s'rendre compte qu'finalement, on est perdu. S'rendre compte qu'on a tourné en rond, qu'on a rien parcouru, et qu'on a rien laissé dans not' sillage. S'rentre compte qu'on patine.

Bah en fait... C'est tout les jours que j'pense à ça... Que j'me demande si j'me suis pas trompé d'chemin. Qu'j'ai peur d'être dans le mauvais camp... C'est sa-sale... la marine, quand même... Hips !

M'fait des idées. M'nourris d'illusions. Ai cru devenir un représentant justice d'la surface, mais m'suis trouvé asservi par une entité trop énorme pour qu'j'en vois la figure, l'gouvernement mondial. Un larbin sans conséquence, comme y en a des millions, un élément interchangeable, dressé-ssé à rester à sa place et à aboyer lorsque vient l'heure pour son maître d'lui voler sa part de gloire. Ces missions, ces batailles, ces folies qu'j'ai vu et faites, elles m'auront appo-porté... Médaille ? Grade ? M'en branle. J'tire aucune satisfaction d'ces camelotes. Juste des-des carottes pour aider au formatage du troupeau d'ânes à casquettes qui défilent bien fiers dans leurs parades bleus marines, m'nés par des gros lards moustachus médaillés qu'ont jamais-mais rien fait d'autres que d'offrir leur dos et leur cul aux grands gens. L'pire, c'est qu'ils s'en rendent pas compte. Y pensent être chez les gen-gentils. Z'arrêtent les vilains pirates, ça leur suffit. L'action débridée leur suffit. Y voient pas plus loin qu'le bout d'leur nez. Ils prennent rien à la racine. Naïfs. Bouseux. Imbéciles heureux.

Une vie de pirate ? C'serait une vie de chat de gouttière, qui zone en s'imposant face aux autres matous, qui les brise, qui les frappe, qui les tue, parce que c'est la loi du plus fort qui règne sur les mers. On s'en fi-fiche du one piece, des grandes aventures, faut pas s'leurr-rrer... Les vrais pirates cools... rêveurs... bons... qui m'ressemblent, ils s'font couler à l'entrée d'grand line, c'la vie, c'la nature.

Vie de chasseur d'primes ? Mais c'est si fadasse... T'fais quoi, hein ? Tu cours après les pi-pires pourritures d'la planète, les plus gros psycho' qu'ce foutu monde peut trimbaler, et t'en chies, et tu t'blesses, et tu luttes pour pas sombrer du mauvais côté... parce qu'la vie d'chasseur de primes, c'juste une vie de sauvage... tu captures tes proies, tu te nourris d'leur pognon. Aucune chaleur, juste du machinal glacial. Aucune reconnaissance, on t'voit comme un hère avide d'pognon et d'baston.

Vie de révo'...

T'penses quoi des... révo' ? Parfois j'me demande si c'est si bien... c'qu'ils font... Mais ça reste des bestioles qui vivent, qui gigotent, qui pensent, hein ? 'sont capables de trucs horribles, aussi...

Ques-questions d'idéologie, tout ça... Les gens pas d'accord, 'suffit d'leur péter la gueule. On en r'vient toujours à ça. Un monde qui s'déguise en havre civilisé construit par les rêves de chacun, mais qu'est derrière l'masque qu'un gros bouillon bullant en proie au chaos et à la peur... J'voudrais être c'ui qu'apporte un peu d'lumière dans tout c'noir-pétrole, mais jsuis moi-même pas parvenu à apercevoir l'impasse qui s'profilait devant moi d'puis tout ce temps, comment j'pourrais éclairer l'chemin des autres ?

'sont trop bornés, les gens... et trop fragi-giles... la-la vie a pas beaucoup de valeur... monde de merde, hein ?... y a des esclaves... des tueurs... des sadiques... et quelques pauv' paumés qu'essayent d'fuir la réalité...  

La nausée r'vient. J'savais pas qui m'restait des trucs à dégueuler. J'détourne la tête, m'lance dans une quinte de toux, j'crache partout. J'projette des p'tits tas de vomi. Ouaiiis... restait pas grand chose...

Moi j'dis : faudrait tout raser, puis r'construire un machin plus stable sur les ruines. J'sais pas trop quoi-quoi, mais... EUUUUERK

Gggg... J'avais encore un... gros fond marron qui d'vait rester collé quelque part entre l'estomac et la bouche... L'reste de ces spaghettis en sauce, qu'sont clairement moins appétissants qu'avant, s'retrouve étalé sur mes sapes, alors qu'j'disais des trucs super intéressants. Alors qu'j'arrivais à synthétiser un peu toutes les saloperies qui se pressaient pêle-mêle dans l'âme d'puis que j'avais commencé à m'complaire dans la débauche, la folie du pinard. Qui t'donne la retorse sensation d'te nettoyer l'âme, mais qui m'a surtout plus récuré l'système di-digestif, pour l'coup.
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L’assassin eut un léger petit éclat de rire. Quelque chose de sarcastique. Un Marine qui disait à un Révolutionnaire qu’il s’était trompé de voie, c’était prêcher un convaincu. Mais Craig ne semblait pas l’avoir reconnu. Il avait compris qu’il n’était pas un gars réglo’, du moins dans le sens qu’ils l’entendaient dans les bureaux et les tours d’ivoire du Gouvernement. Ivoire … ébène, ouais. Du sale bois noir pourrissant et putrescent. Il réprima un haut le cœur. Plus par rapport aux effluves dégagés par Craig, et les relents qu’il ressassait entre ses dents. Certes, l’assassin avait déjà rendu son repas une fois, mais quand on aimait, on ne comptait pas. Il ferma son poing devant sa bouche, gonfla les joues. Comme si cela pouvait y changer quelque chose. Il respira à faibles goulées en essayant d’attendre que le malaise ne passât. Un relent gastrique plus tard, Craig se répandait un peu partout. Fort, il fallait être fort … Puis cela s’en alla comme c’était venu, et de blanchâtre, l’assassin était passé à verdâtre : un bon signe assurément.

« Les révo’ … Hin. Des humains comme les autres, mais avec des idées … L’homme de base profite et croit sur les aberrations du système. Le révo essaie de les changer. Certains sont là parce qu’ils trouvent que leur part du gâteau est pas assez grande. Mais d’autres, d’autres … » commença-t-il, sentant le feu de la conviction lui brûler l’oesphage.

Il s’arrêta, reprit son souffle. Dieu que c’était dur la descente après l’alcool. Mieux valait ne jamais s’arrêter …

« D’autres veulent changer le monde pour de vrai. Et alors là, tous les moyens sont bons. Tch. Mais je me demande, t’en penserai quoi, toi, si on te révélait la vérité sur le monde ? Si on te montrait le Gouvernement dans toute sa laideur ? La Marine dans toute son horreur … si on te révélait la Vérité, absolue, inébranlable. Si on écrivait l’Histoire d’un point de vue objectif ? » poursuivit-il, tentant lui aussi d’imaginer ce rêve éthéré qu’il avait depuis sa tendre enfance.

Depuis qu’il avait vu cette noirceur dont il parlait. Une seule solution était valable pour lui : l’épuration. Quand on était atteint de la gangrène, il ne fallait pas la laisser s’épancher. Il fallait amputer le mal avant qu’il ne gagne le corps, il fallait détruire la source de tout cela. Et d’où venaient toutes ces inégalités, tous ces abus ? De la fondation même de cette autorité si suprêmement corrompue. Dragons Célestes … tch. Rien que ça, ça lui soulevait le cœur. Et plus encore que l’alcool !

« Tu sais, y’a pas que la vie qui a de la valeur. Y’a aussi la mort. La mort d’un homme bon a une valeur terrible, destructrice … Mais celle d’un homme mauvais, celle de la racine de ce putain de mal … ça sauve des vies. Y’a un point où la fin justifie les moyens. Tu veux pacifier, on t’assassine : ton adversaire connaît la valeur de ta mort, et pourquoi l’inverse serait pas vrai, hein ? Mais comment demander à l’homme bon de se salir les mains, hein ? Il faut que des gens luttent pour quelque chose de grand, de beau, de doré. Mais à côté, t’as besoin de types sales. Des types qui seront balancés au rebus quand tout ira pour le mieux. Des sacrifiés, inconnus pour toujours et à jamais. Des types qui acceptent de prendre sur leurs épaules le poids de ces morts … des types qui acceptent de pas être des héros, juste des armes au service de quelque chose de plus grand.

La fin justifie les moyens. Un moindre mal … »
poursuivit-il, déviant largement du sujet et s’emportant dans des frasques qui pouvaient paraître sibyllines pour Craig.

Des réflexions de révo, voilà ce que c’était. Mais pas de révo’ pacifiste, non. C’était évident de voir où Rafaelo désirait en venir. Il ne cherchait pas à se défendre ou à montrer sa voie. Il cherchait autant à se convaincre lui-même qu’à exposer les faits à Craig. Il avait perdu la foi depuis la disparition de Cesare et en avait remis son rôle en question. Ses débats, il les avait avec son âme, avec sa souffrance. Mais pour une fois, il avait quelqu’un pour lui répondre, quelqu’un d’autre que la voix nasillarde et arrogante de son frère jumeau. Il inspira, chassant le nœud dans la gorge que cette pensée lui faisait. Et il aurait dû faire quoi ? Chercher à devenir un meilleur outil, devenir … plus puissant ? Tch. Partir à la recherche d’un de ces foutus fruits et de devenir un monstre lui aussi ? Mais n’en était-il déjà pas un ?

L’homme poisson en avait vraiment foutu partout, mais rester concentré sur ses paroles permettait à Rafael de passer outre. Il détourna le regard, tenta de ne pas succomber à l’envie d’imiter son comparse puis reposa la tête contre le bois de la cale. Un frisson lui parcourut l’échine. Ça plus ses temps qui jouaient du tambour … c’était le panard.

« Raser … épurer. Ce serait con de se priver des trois ou quatre types qui essaient de faire la même chose que nous mais dans le camp d’en face. » conclut-il, se mordant aussi tôt la lèvre.

Et merde, il avait fourché … Crétin de révo.

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Changer le monde. J'ai pas rencontré beaucoup de types qui y croyaient encore autant que moi, à l'époque. Lointain temps, lorsque j'pensais encore sortir des abysses et pouvoir étaler sur toute la surface mes sirupeux idéaux de justice, d'paix, d'gentillesse, d'bonté, sans rencontrer aucune résistance, en passant pour un sauveur, et non pour un agneau. Visées d'ados rêveurs. Qui m'ont jamais vraiment quitté. J'préfère croire en du simple, en quelques utopies dégoulinantes de bons sentiments, plutôt qu'en du noir, en cet univers cynique, statique et implacable... Univers de dépression, qui croit tout perdu. Et même ce soir, alors qu'j'ai moi-même hésité plusieurs fois à m'foutre en l'air avec comme dernière image la face renfrogné d'mon frangin ces journées où il a essayé d'me montrer la voie royale vers sa noble cause, j'me souviens de tout ça. Mais j'arrive plus à y mettre assez d'foi pour revoir la lumière. J'crois qu'depuis un mois, j'me suis enfoncé bien trop profond pour pouvoir remonter en un seul bond. Va falloir plus d'efforts... Prendre plus de hauteur sur c'qui m'arrive... M'faire violence... Compter les pots cassés, reléguer mes regrets au placard, déjà plein à craquer malgré ma tendre jeunesse. J'fais un... premier pas. Avec... Raf.

Drôle de type. J'écoute c'qu'il dit, il a toute mon attention. Et même plus, j'intègre tout c'qu'il me raconte et y transpose mes propres shémas. Types sales. J'y pensais. M'demande, si, parfois... Pas plutôt eux, les vrais héros. Les vrais acteurs. Les gens de l'ombre qui luttent toute leur vie contre des forces qui les dépassent, flanchent parfois, doutent souvent, perdus dans la solitude de leurs actes et de leur passé qu'ils sont les seuls à comprendre... qui n'font pas parler d'eux... qui n'ont pas besoin de ça. Les projecteurs ne sont pas braqués sur eux, mais sur les conséquences d'leurs actes. L'exact contraire de... des "héros" de la marine. J'voulais devenir amiral, moi... C'était avant. J'sais aujourd'hui que j'pourrai jamais, qu'ils prennent pas les poiscailles. Qu'ils préfèrent de beaux humains bien rosés, bien brossés, ça passe mieux dans les cérémonies officielles. 'savez quoi ? Gardez-les, vos cerbères... Trois têtes médaillés qui n'sont rien d'autres que les gardiens d'l'ordre. L'Ordre. C'n'est pas le bonheur qui les intéresse, c'est l'Ordre. Ils buteraient des millions d'gosses révolutionnaires turbulents pour sauver trois gros nobles solidement rivés à leurs sièges.

Et j'crois que peu à peu, j'saisis un peu... C'qu'il est. Raf. C'qu'il peut être. L'épuration. Nettoyage. J'comprends. J'comprends. L'en faut. Il agit. Comme moi, l'a du sang sur les mains. Contrairement à moi, il doit pas ressentir l'besoin pressant d'se le laver.

T'pourras dire que j'suis bien naïf et sensible, mais ça m'fane, tout ce sang. Ça m'blase, que tout n'puisse se régler que par les effusions et par la mort, dans c'foutu monde. Qu'y ait pas un p'tit quelque chose entre la diplomatie et l'efficacité. Tu comprends ?

J'commence peu à peu à libérer c'que j'ai moi aussi sur l'coeur. J'sais pas bien si j'aurais autant bien pris son discours sobre. Si j'l'aurais pris pour un gourou ou quoi. J'crois pas. Parce qu'moi et ma manie d'refouler la vérité pour pas trébucher toutes les deux s'condes sur l'chemin d'ma propre vie, je pense à tout ça aussi. J'ai souvent la haine. Me dis souvent qu'y a des gens qui devraient arrêter de vivre. Qu'on d'vrait leur voler leur vie comme ils ont volé dignité, famille, espoir à d'autres. Personne... est innocent... sur cette planète. J'me leurrais, quand j'me disais qu'un jour, l'frangin et moi on serait les protecteurs, bestioles mythiques sorties des profondeurs, aidant les gentils gens à conserver et à profiter d'leurs rares moments d'bonheur.
...
On pensait à être reconnu pour ça... Mais 'jourd'hui, j'crois bien que ça a plus aucune espèce d'importance... Allez ! J'suis affalé contre la paroi d'la cale d'un navire de la marine chahuté par la tempête, j'empeste la vignasse, l'vomi, j'trempe dans une p'tite flaque de flotte amère et de dégueulis, j'ai c'dernier partout répandu sur moi. J'suis un poisson pas frais, rien d'plus, ce soir. On r'ssort pas digne d'une telle épreuve, surtout quand on est moi. Surtout quand on est la progéniture maudite, mal finie de deux requins d'la pire espèce, celle que j'me suis juré d'combattre, deux d'ces gens dont l'seul mérite a été la naissance noble et la sortie d'un gosse prometteur, l'frangin. Depuis ça, 'font plus que camper leurs couloirs de marbre et dispenser d'la verve creuse à qui veut l'entendre, tandis qu'des bons gars se salissent l'âme et l'corps cernés d'bois humides, 'vec pour seule ambiance sonore la voix de l'Autre et un tintamarre là-dehors qu'en finit pas d'faire craquer ces planches.

V'là que j'aurais envie de bastonner mes propres darons, tiens. Des nuisibles, encore des nuisibles. Des parasites... plutôt... ouais... qu'je...

J'réprime les larmes. Larmes. Remontent aussi rapidement qu'pouvait décoller ces "pâtes sauce poison" que j'venais de renvoyer. Sans contrôle, les deux s'étalent partout et foutent la honte. Et trahissent c'qui s'passe dans mon corps, pour la gerbe, et dans mon âme, pour mes larmes. Et j'ai pas envie d'être pathétique. Ou d'perdre encore un peu plus la face. Ou... J'en sais rien. J'sais pas. Chialer. J'le fais bien assez en c'moment, les gens ont pas besoin d'en profiter.

Hips ! La gorge... qui pique. Yeux irrités...

Disons... qu'ça passera, j'espère... Après tout, un oeil qui pleure, c'juste du liquide lacrymal qui déborde du globe. C'est c'qu'un toubib sait.

J'disais... T'as raison, même si ça m'fait pas plaisir qu'tu me le rappelles... Faut bousculer l'monde pour le faire bouger. Y a besoin d'gens pour l'faire trembler. 'sont nécessaires. J'ose pas trop imaginer tous les sacrifi-fices qu'ils font, ces types-là, mais... au moins, ils peuvent être satisfaits d'être pas vains... Ils font plus en un mouvement qu'j'ferai jamais en toute ma vie, si tu vois c'que j'veux dire.

Toubib... Hmm... C'pas trop inutile, un toubib.

J'suis médecin... d'ha-habitude. Spécialisé dans les situations d'ur-urgence. J'suis pas génial, mais c'cool. M'donne l'impression d'pouvoir... changer quelques destins individuels. T'sais. Sauver quelques vies. C'est modeste, mais j'commence à espérer plus.

Des vies... qui iront en prendre d'autres... Car c'est l'ordre des choses. Déontologie stupide. Un médic', ça t'soigne n'importe qui qu'a besoin d'ton aide. Stupide. Inconscient. Fou. Cependant si j'm'écoutais, j'm'occuperais de personne car tout le monde est potentiellement coupable. J'cumule les défauts, les anomalies, les sacrilèges vis à vis d'mon monde, d'ma race, d'l'ordre des choses... Mais, eh, un toubib requin végétarien, sensible à la vue du sang, drogué d'illusions pour tenir le coup mais toujours méfiant au point d'voir ses patients comme des pervers avides de pouvoir et d'chaos... merde, c'flippant.
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Un médecin de la Marine … ça expliquait des choses. Un homme qui avait vu tant de morts, pour qui le camp n'était qu'une question de hasard. La révélation fracassante ne l'était donc pas tant. Surtout que les indices étaient tous là ... L’assassin restait tout de même préoccupé par le fait que la vinasse lui écharpait le cerveau dans tous les sens. Il sentait ses propres mots s’envoler hors de sa bouche avec un tact moins flamboyant que ses habituels endoctrinements. C’était peut-être ça le secret, une discussion avec tout le jeu sur la table. C’était rare de pouvoir discuter franchement avec un bleu. Enfin, un marine. Un truc habillé en bleu, la mouette … tout ça. Remonter la pente c’était dur. Et Craig semblait en savoir quelque chose. Il remarqua la petite boule scintillante qui perlait au coin de son œil. A croire que le révolutionnaire était pas le seul à se laisser emporter par ses émotions. Mais il en fallait plus pour arracher une larme à Rafaelo. Surtout dans les circonstances actuelles.

Les choses n’étaient pas si mauvaises qu’elles en avaient l’air. Il s’était trouvé un compagnon d’infortune, un homme à l’uniforme de la mouette qui avait une conscience et un esprit. Un homme, oui. Chez les assassins, tous étaient égaux : ils mourraient tous de la même manière à vrai dire.

« Tu commences à espérer plus …C’est ce qui nous définit, tu sais ? L’espoir … l’espoir qu’un jour on arrive à changer les choses. Que ceux qui se plient à la volonté de ces nobles répugnants cessent de fermer les yeux sur la misère de nos espèces. Faut pas grand-chose pour changer les choses, tu sais ? Faut croire en l’action locale … puis la masse débordante l’emportera. » lâcha-t-il, contemplant le fond de la pièce comme s’il rivait ses yeux sur la Lune.

Que faisait-il au juste ? Tentait-il d’enrôler sa connaissance du soir ? Assurément. Il avait commencé à ouvrir les yeux, à voir la puanteur de cette vie moribonde. Que le monde allait mal et il était à la place d’honneur pour le constater. L’assassin soupira, serra le poing. A l’alcool se mêlait une colère mal réfrénée qui lui faisait perdre son calme placide, supposé habituel. Qui donc pensait que les assassins étaient froids et mécaniques ? À croire que l’un des plus réputés de son temps était l’antithèse de cette légende urbaine. Mais un homme sous une capuche, on lui prête bien ce qu’on veut. Surtout s’il fait peur.

« Et pourquoi tu n’as jamais osé, mon ami ? Qu’est-ce qui t’as empêché d’oser ? As-tu peur ? Penses-tu que ça soit normal d’avoir peur d’exprimer tes idées ? D’avoir peur de combattre pour une chose juste ? Tu sais … les chemins qui mènent aux bons choix sont pas les plus faciles. Les autres choix sont là se trouve le chemin de la facilité, de la tentation. Alors que se battre pour une cause juste demande plus de sacrifices que tu pourrais penser en faire. J’ai perdu des amis, des camarades, mes parents … un frère. » continua-t-il, une boule serrant sa gorge et l’empêchant de continuer plus loin.

Son discours paraissait censé, mais l’émotion embourbait ses sens et il ne savait plus vraiment par quel bout il fallait prendre la chose. Il inspira doucement, desserrant petit à petit le nœud.

« Pourtant, je continue le combat. Que leur mort ne soit pas inutile, que leur sacrifice serve les générations futures … faire le choix de tuer pour que d’autres n’aient pas à le faire … devenir le défenseur de ceux qui ne peuvent se défendre … As-tu déjà visité le Grey Terminal dans le Royaume de Goa ? » lui demanda-t-il, sur un ton tout sauf innocent.
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Il fait boire son discours à un homme-poisson déjà ivre. Il me gave de questions qui s'accumulent dans mes tripes. La passion qu'il dissimule sous sa verve se disperse en moi dans une douce onde. C'est comme ravoir Tark à mes côtés, qui m'raconte l'histoire de l'histoire, ses tourments au travers des ans, et qui finit par modeler le mal informe qui lui rongeait le coeur pour l'exposer sous une apparence acceptable à son jeune frangin. Je suis sûr qu'à l'époque, c'est ces mêmes questions qui le travaillait, Tark. Et c'est avec la conviction d'avoir trouvé des réponses qu'il m'a laissé derrière lui, paré du trouble espoir qu'un jour, à mon tour, j'emprunte sa voie balisée d'une franche et inébranlable foi en ma cause.

L'espace d'un instant, c'est comme si c'était Tark lui-même qui incendiait l'humide cale de son feu intérieur.
Puis Raf' réapparaît, et mon hallucination casse. Et dans son évocation du Grey T, j'entends un lointain souvenir.

Je. Je connais, ouais. J'ai libéré un esclave, là-bas, un autre homme-poisson. C'était... y a trois ans. Et c'est aussi là-bas qu'j'ai tué mon premier homme.

C'est tout ce que j'ai vu du Grey. Un esclave qui conquiert sa liberté, et une meute de clébards rendus fous par l'argent lancée à ses trousses. Des sales bêtes dont même l'âme semblait appartenir à l'espèce de nobles dont tu causais.

J'sais plus bien où j'en suis dans mon égarement. Ma caboche commence à s'inonder de somnolence, mais j'lutte contre Morphée pour trouver l'courage d'affronter mes vraies peines. Ainsi que les tentations. Les tentations agitées sous mon nez par Raf. Il me veut dans la révo', je me veux épanoui. Prouve moi seulement que l'un peut être lié à l'autre, Raf, et je jetterai aussitôt mes galons à la flotte pour les remplacer par une de tes capes de ninja.

En fait, la vérité, c'est bien qu'j'ai peur. Peur d'emprunter la mauvaise voie, de suivre une cause qui m'entraînera dans une impasse. Et j'ai aussi peur de confondre la justice avec mes envies vengeresses. Et j'ai aussi peur de laisser ma méfiance étouffer ma... bonté.

Et j'ai peur, tellement peur de trop tuer, et que le sang versé finisse par me souiller l'âme...

R'garde moi, j'suis pas un guerrier, moi. Suffit de me lire dans les mirettes pour y discerner le reflet de l'agneau que j'ai toujours été. J'aime pas tuer. Et les sacrifices me laissent tremblotant.


J'déglutis et laisse les vapeurs de vinasse se mêler à mon soupir. L'amertume de l'alcool me squatte le palais et la gorge. C'est une aigreur similaire à celle qui s'élève dans mon esprit, le regret de m'être exposé à un pote de comptoir dans toute ma faiblesse.
J'ai pas le droit d'me poser en victime ! Pas devant quelqu'un qui doit supporter un fardeau nettement plus pesant qu'le mien... C'est une question de décence.
Mais mon ciel n'est plus totalement noir. Quelques étoiles s'y rallument. J'me prends à fixer le plafond.

Un jour, peut-être, j'trouverai ta détermination. Ou j'me façonnerai la mienne. Et je deviendrai un acteur du monde.

... ou j'en squatterai les coulisses, comme toi. Ça m'collerait plus...


Tu devrais faire attention à c'que tu me dévoiles, Raf. J'ai trahi ma bulle sous-marine. J'ai trahi mes espoirs. J'ai trahi mon frère. Je trahirai p'tete la marine. J'me suis trahi moi-même. J'suis un vrai Judas dans l'âme, une girouette qui réoriente sans cesse son regard, emportée par les bourrasques de ses émotions.
J'sais pas si j'mérite ta camaraderie et tes confessions. En ce moment, l'adepte aurait p'tet tôt fait de douter des dogmes de son gourou. J'sais pas... J'sais pas encore qui tu es, au fond...

Tu as fais quoi, toi, à Goa ?
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Ne pas aimer tuer. Avait-il été pareil à Craig un jour ? Aujourd’hui, il devait bien avouer que cela le laissait au mieux indifférent. Il ne préférait pas penser au pire. Ses cauchemars en disaient assez. La vérité, c’était que le sang vous changeait à jamais dès le jour où l’on tuait son premier homme. Et lui, ça remontait à quoi ? Il avait tué un marine avant de fêter son dixième anniversaire. Chienne de vie. On lui avait fait suivre l’enseignement de sa famille défunte, fait de lui une arme mais on avait échoué à lui ôter toute conscience. Il se forgeait une raison derrière ses actes pour ne pas sombrer dans la folie meurtrière à laquelle aspirait son bras. Epurer pour repartir sur des bases saines … Non, ce n’était pas une solution. Ou presque …

« Il n’y a pas de héros sans peur. Ceux qui ne la ressentent pas ne sont que des fous. Où serait le courage si les héros n’avaient pas peur ? Sauf que les héros … ça n’existe pas. Tout le monde a peur. Il suffit juste de faire face et de continuer à avancer. C’est ça qu’on appelle un héros ? Tch. Ce qui définit un héros, c’est l’histoire que l’on racontera de lui. Alors un héros, au final, c’est qu’un opportuniste. » trancha l’assassin, s’écartant du sujet pour y verser sa propre rancœur envers l’héroïque amirale qui avait tué son frère.

« Ahem. De la justice à la vengeance, il n’y a qu’un pas, en effet. C’est pour cela qu’il faut des règles à ne pas transgresser. C’est pour cela que nous nous devons d’agir en groupe : de nous soutenir comme des frères. Un homme est faillible, mais un symbole … Un symbole est à l’épreuve des balles, à l’épreuve du temps. Les idées sont le gruau des symboles. Et ce symbole, tu ne le trouveras que si tu arpentes ta propre voie, ami. Certains se perdent pour trouver leur cause, d’autres les embrassent dans les comprendre. Mais d’autres encore servent une cause par conviction réfléchie et après les avoir mises à l’épreuve. Ma cause est éternelle puisqu’elle ne fait pas de distinction entre les hommes, quel que soit leur rang. L’égalité est la plus belle des causes. La plus belle des utopies … » poursuivit-il, sentant en son compagnon d’infortune un écho à ses propres pensées.

Et puis quoi ? Si jamais il usait de ce qu’il venait d’apprendre contre lui, il le tuerait. N’était-ce pas cela le quotidien des assassins ? Maudite paranoïa, maudit alcool. Que faire lorsqu’on était convaincu que le monde entier allait nous trahir ? Et bien faire face et continuer à avancer.

« Si tu penses ainsi, alors tu as un choix à faire : qu’est-ce qui importe le plus, toi ou les innocents ? Si tu as peur de te souiller l’âme, c’est que tu acceptes que eux le fassent pour se sauver … mais si tu es prêt à faire le sacrifice de ton âme pour éviter que la multitude ne le fasse … alors nous pourrons parler d’ombre à ombre, ami. Le sang est la monnaie de notre époque. Tous les hommes sont égaux face au sang, tout le monde saigne. Et là où le sang se répand, les requins arrivent en masse … Le sang engendre le sang. Mais si jamais ceux qui fournissaient ce cercle infernal venaient à disparaître, que se passerait-il ? Si les nobles qui humilient hommes et hommes-poissons venaient à perdre leurs droits, leur vie … » poursuivit-il, emporté dans le feu de sa conviction.

Il se passa une main sur le visage, chassant la tristesse qui s’y accumulait à chacun de ces mots. Chacune de ces phrases, répétées des centaines de fois auparavant, avaient aujourd’hui un effet démoralisateur sur l’assassin. Elles lui semblaient plus creuses que jamais, dénuées de sens comme de force. Césare mort, cela n’avait plus aucun sens : qu’avait-il eu pour récompense sinon une mort douloureuse et une réputation de monstre ? L’assassin se cogna le crâne contre le bois, ressentant la douleur comme une bénédiction.

« Squatter les coulisses comme moi … tu n’as pas idée … Je suis un assassin. Je tue à tour de bras pour seule raison celle du salut des âmes innocentes. Je tue pour qu’eux n’aient pas à le faire. Je tue … ceux qui sont au-dessus des lois, ceux qui profitent des pauvres gens, ceux qui abusent du monde à des fins égoïstes. Qu’en penses-tu, ami, maintenant ? Tu vas tenter de me mettre les fers et de me livrer à ton supérieur pour un minable avancement ? Tch. Mieux vaut une vie insouciante qu’une vie de sang et de chasse. Mais ce monde ne nous laisse pas le choix … » gronda l’assassin, sentant le vide qui emplissait sa poitrine se fendre en deux.

Son agressivité reprenait toujours le dessus. Des menaces au moment où il sentait qu’il allait flancher. Des journées à mal dormir, l’alcool et une période de doute. Voilà qui suffisait à le mettre à mal. La mort de son frère le mettait à l’envers et il ne trouvait aucun moyen de remonter la pente, de passer outre la douleur de la disparition de la seconde partie de son âme. Quel était donc pire châtiment pour des jumeaux que de voir son frère mourir sous ses yeux ?

« Goa, si ça t’importe, j’y ai été esclave. J’ai libéré des gens et en ai tué d’autres. Bourreaux, nobles. Ah ah … et j’ai aussi brûlé leurs maisons bourgeoises à ces enflures … » poursuivit-il, mettant sa tête entre ses mains, craquant petit à petit.

Chaque parole en amenait une autre plus douloureuse que l’autre. Ses yeux s’embuèrent. Non, pas maintenant … il n’était qu’une faible créature parmi tant d’autres à se laisser ainsi emporter par ses émotions …
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