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Le nectar psychédélique.


Pulu pulu!

Résonne le téléphone dans le petit chenil noir. Une auberge avare et capricieuse. Des chambres très peu bavardes et ennuyeuses. J'y suis. J'ai l'impression que les deux grandes fenêtres qui donnent sur la rue principale ne propagent pas la lumière. Et même la lampe sur la table de chevet allumée, je ne vois toujours rien. Le caractère exigu de l'endroit me donne l'impression d'être attaqué par chaque meuble. Qu'ils se rapprochent sans cesse tandis que moi je m'enfonce un peu plus dans ce petit lit  de fortune, sous les draps puisque sans couette.

J'ai mal dormi hier. Ou ce matin. Je suis revenu aux quatre heures de l’horizon grise et violette, mon ventre se meurtrissant de coups de tambours contre lui-même. Et rien ne pouvait lui répondre, il n'y avait rien dedans. Que du liquide fort dans la vessie. Je plisse les yeux. Et je me souviens de pourquoi je me suis précipité au lit. Ou on m'a. J'étais tombé dans les pommes avant d'avoir touché le coma éthylique. La chance m'a encore à la bonne, j'dois pas être si moche, finalement.

Pulu pulu!

Décroché. Mais, l'escargot avait un visage que je connaissais bien. Cheveux  blancs en bataille mais coiffés, une clope au bec, des rides sous les yeux. Des poches sous les yeux, plus. Un regard mélancolique sur une gueule d’alcoolique. Des traits qui se font la guerre, des pupilles ébène. Familier jusqu’à la respiration qui foutrait les chaleurs à n’importe qui le connaissant.

Salut Kaloyan.

Tiens, tu  ne m'appelles plus papa ?

Mon père. Cet homme violent dans sa façon de vivre, autoritaire et narcissique. Con. Et narcissique. J’ai toujours pensé que je ne l’aimais pas. Un traumatisme qui date des années adolescentes. Tous les soirs, avec ma mère, je les entendais se disputer parce qu’il la trompait sans la respecter. J’entends par là, sans intelligence. C’est à peine s’il essayait de se cacher. Même elle aussi, elle le savait, elle les connaissait, ses infidélités. Or son piètre salaire ne suffisait pas pour s’occuper de moi, d’elle, de la maison alors bon nombre de fois elle l’avait foutu dehors. Mais elle ouvrait toujours la porte pour qu’il puisse manger. Je détestais ces moments là, sachant où il avait passé la nuit dernière, et qu’il ose revenir pour remplir son ventre. Sans que ma mère ne dise rien.

Salut Papa.

C’est vrai qu’à chaque fois qu’il rentrait, je devais me déplacer pour aller lui offrir une bise. Il y avait ces soirs où je faisais semblant de dormir rien que pour éviter son regard indigné, parce que je prenais toujours du temps pour venir l’accueillir. Je me souviens d’une révolte que ma mère avait soutenue. « C’est celui qui entre qui doit venir saluer. » ça a marché un jour. Et puis la routine est revenue s’installer dans nos vies sans jamais que moi, j’oublie cette petite nouveauté qui m’avait un peu apaisé l’âme.

Oh, qu'est-ce qu'il se passe ? Une de tes copines des trottoirs est morte ? Ou plutôt un type que t'aimais bien ? Sûrement...un barman ? Ou ton dealer ? T'es malade ? T'es en manque ? Ce n'est pas toi ?

Toute ma vie, j’avais attendu de pouvoir grandir pour l’affronter. Et lui avait changé avec le temps. Il avait découvert l’ironie. Et sans doute un peu d’apathie. Rien qu’un peu. Mais c’est parce qu’à présent je peux le regarder en face sans avoir peur de me prendre une rouste.

Comment t'as eu ce numéro ?

Il ne m’appelait jamais. Au contraire, il se plaignait à ma mère que je ne prenne pas de ses nouvelles, petit. Et le pire c’est qu’elle lui donnait raison. Je l’avais haï de ne penser qu’aux billets qu’il pouvait ramener. S’il avait été pauvre, il ne serait jamais rentré dans la maison. Qu’est-ce que t’es stupide, Maman. Mais elle, elle me donnait un peu d’amour, une complicité maternelle qui comblait ce vide que mon père m’offrait. Mais recevoir une quelconque tendresse de lui m’aurait dégouté. Il m’avait déjà humilié.

Si on te demande, tu diras que tu ne sais pas !

Je me souviens d’un jour où on m’avait dit de me préparer pour sortir. On était pas allé loin, juste à quelques lieues de chez moi. Mon père nous avait dit d’attendre devant une auberge au cœur d’un quartier pourri de Lynbrook. Une femme et un gosse de mon âge étaient sortis avec lui, tout sourire. « C’est ton demi-frère, entendez vous. » Une claque. Une humiliation. Je regardais ma mère qui faisait semblant de sourire, de ne rien ressentir. Il s’appelait Kris. Kris n’avait qu’un an de plus que moi. 16 ans. Sachant que mes parents s’étaient mariés il y avait 25 ans de cela.

Qu'est-ce que tu veux ?

Et il l’avait fait, une deuxième fois. Et quelque mois plus tard. Il avait longuement réfléchit à me présenter Karen. Elle, elle n’avait qu’un mois de plus que moi.

Que tu reviennes.

J’ai l’ai haï de toutes mes forces. Pas pour moi, ni pour mes demi-frères. Mais pour ma mère. Je l’ai détesté tout ce qu’elle le détestait. Mais en gardant cette rancœur au fond de moi, cette rancœur qui par la suite m’avait fait un enfant antipathique et franc. Mais d’un franc mauvais.

Où ça ?

J’ai cru détesté Kris et Karen. Un moment, une fois dans mon existence. Je ne sais pas. C’est difficile d’accepter l’adultère quand on a 14 ans. Je me rappelle m’être posé plein de questions. « Me prend-t-il pour un con ? » ; « Peut-être qu’il croit que je n’ai pas remarqué qu’il avait trompé ma mère ? » ; « Pourquoi il n’en parle pas ? ». Sa conscience était plus propre que la mienne.

Ben, chez toi ! ... D'accord, je plaisante. Reste dans ton trou, c'est mieux. Mais tu manques à ta mère, elle se sent seule.

J’ai eu envie qu’il parte et qu’il ne revienne jamais. Tant de fois.

Ah oui, comment vont tes autres femmes ?

Mais il a gagné.

La peinture et la littérature ? Elles se portent à merveille.

C’est moi qui suis parti.

Hn. Qu'est-ce que tu veux ?

Je me souviens d’une soirée où c’est ma mère qui avait décidé d’en finir. Ils se disputaient, certainement à cause de son autre femme. Et il y avait cette coupe. Une coupe en plaqué or que j’avais gagné à l’école. Elle lui disait de partir, elle criait fort, je pleurais. Et quand le bruit avait dépassé le terme de décibel, un autre, sourd, s’était fait entendre. Le bruit de cette coupe sur le crâne de mon père. J’étais sorti de ma chambre à ce moment là, pour les séparer. Plus parce que je pensais qu’il allait la tuer. Mais je n’ai ressenti aucune pitié pour lui. J’étais même heureux qu’elle se soit décidée à lui donner ce qu’il méritait vraiment. Il est finalement parti. Et la coupe est restée sur la table de l’entrée un long moment. Elle représentait alors une autre victoire.

Je prends des nouvelles de mon fils. C'est pas tous les pères qui feraient ça !

En repensant à tout ça, un vide bruyant dans mon esprit me gueulait de ne pas lui parler. Mon cœur aussi. Aujourd’hui, je ne suis plus son esclave, sa petite pute obéissante, son soumis à la tête creuse. Et je me dis que je peux être une ordure, un violeur, un prêtre, Denys ou Damoclès, ma vie est mieux loin d'eux. Car un jour c’est ma haine envers lui qui révélera tout ce qui a de mauvais en moi. Cette haine égoïste et injustifiée, plus forte que celles que j’ai pour les hommes et l’injustice.

Merci d’avoir appelé, papa. Quelques bons souvenirs sont sortis de l’ombre. Je suis occupé.


Gotciao.

Occupé à ne rien foutre dira l’artiste. Occupé à se chercher dans le dédale que j’ai construit dans la maison de mon esprit. Et le futur, et l’avenir qui me fuient. Et qui me font peur. Condamné à errer dans une vie que l’on aime pas, pour mourir. J’ai trouvé un remède qui me soulage quelques secondes. Des secondes où je respire et souffle vraiment. La bibine. C’est bon de boire l’eau de la vie, l’eau qui n’est pas celle des cascades et des océans. L’eau qui peut aider à vivre ou à mourir. Quelques secondes de paix.

La minute qui suit celles-ci convaincrait un suicidaire. Mais je la regarde, angoissé, et je me défends. La minute qui suit est horrible et répugnante, noire, vide, sans accès. Plus grande et plus forte encore que l’Arche, renfermant des centaines de cris de terreurs de ceux qu’elle a terrassés et ensuite capturés. C’est si facile pour elle, faire sombrer un homme faible dans la folie. C’est la complice des mauvais jours et de la peur. A chaque fois que je bois un verre de l’eau, je m’engage à l’affronter pour peut-être finir dans l’Arche. Je m’engage à recueillir la terreur et mes démons dans mon cœur, une minute.

Pour une seconde d’éclats de vie dans les yeux. Une autre pour frapper les anges et les démons et les faire fuir. Souffler. Rêver des histoires de victoires et de trêves, une autre. Aller mieux. Boire à la vie, sourire à l’abîme et se tenir à l’abri du sang. Laisser avancer tout ce qu’il y a derrière soi. Bâtir le monde et ne pas fuir ces secondes. Chercher à ralentir, seul contre toutes. Brouiller les pistes pour vivre ou pour s’égarer. Avertir les fuyards que la route est longue. Flâner dans l’ombre.

Ces secondes du grand silence des foules, du sourire qui vit en désertant les plaines. Suivre ce qui nous appelle au-delà des choses, monter dans ce qui nous embarque et nous redépose. Pour enfin connaître la minute qui suit et ces visages qui ne m’ont jamais vu. Les observer, des tonnes, des milliers de fois sans jamais ne les reconnaître. Tous, morts. Morts à cause de cette minute et pourtant je reviens tout le temps. Aucun des regards assénés ne m’a rétabli.





Dernière édition par Kiril Jeliev le Jeu 21 Nov 2013 - 9:39, édité 3 fois

    Enfin sorti de la prison qu’est le cosne du Canard Dormeur, le soleil jouait de ses charmes, rendant le paysage si paisible qu’on pourrait croire que Dead End est une île où il fait bon vivre. Les rayons dansaient et les milles variantes de couleurs jaunes qu’ils envoyaient tapaient sur les vitres et les murs des bâtisses de la ville d’habitude si noire. Aujourd’hui sera une bonne journée mauvaise. Comme d’habitude.

    L’habitude que je m’efforçais de ne pas combattre en me dirigeant directement vers le bar le plus près. Avant, je prenais le temps d’apprécier l’air moisi et pollué de la ville des Diables. Frais aussi. Un gentil méchant. J’avais l’impression d’entendre une sonate au milieu des griefs de tout le peuple. Dans la grande rue je marchais, passant près d’un enfant qui rêve d’être pirate à crier « Yaha, yaha, yaha », passant près d’une vie l’air de rien. On a tous ce côté égoïste qui nous pousse à nous demander si nous ne sommes pas uniques. Unique au pluriel, quel paradoxe, mais uniques à vivre. Si les autres ne font pas partis du décor. Quand on grandit on sait que nous sommes les personnages principaux et ces mêmes autres, ce sont ceux qui font que la pièce se termine bien ou mal. Ce sont l’enfer, puisqu’on peut tout mettre sur leur dos.

    La vie et le cœur de Dead End était animé comme toujours, de rires ou de pleurs. C’est l’agresseur qui se fend la poire, l’agressé tremble de peur. Et c’est ce schéma là qui a construit l’archétype du bon habitant de cette ville du crime. Respecter les interdits et les délits des autres, c’est être citoyen. C’est à celui qui frappera le plus fort. Alors je suis un petit dans leur organigramme. Sauf si l’alcool se prohibent. J’en bois jusqu’à l’excès de l’excès. Jusqu’à vraiment tout oublier, accueillir l’irréel quelques secondes pour encore plus souffrir ensuite.




    La porte du rade est entrouverte, il y a toujours cette hésitation, image du semblant de raison qu’il me reste. Puis se dissipe dans un nuage d’indécence. Je me laisse emporter et l’ouvre, personne ne se retourne. Encore un exilé de plus, ils pensent. Encore des copains fantomatiques, je pense. Ma gorge se noue et je file au comptoir, la monnaie exacte de la boisson la désigne et on me sert un cognac sec et bien fort. Comme je les déteste. Des cris, des rires, des coups de poing, le bruit d’une braguette qui se zip. On a pissé dans le coin, près de la table à Richard l’ivrogne. Un esclandre et tout le monde se bat. Les plus habitués ne bougent pas. Et on ne touche pas aux plus habitués. J’en suis un. Je reste, impassible, imperturbable, mon flasque que je tends au piollier, lui demandant de le remplir de son eau la plus vive. Le syndrome de la minute qui suit fait effet, mon cœur bat et palpite, ressentant chaque secousse, pulsion, mauvaise pensée. Ma tête tombe toute seule, sur le poids de mes torts et j’inspire mon dégout.

    Elle est là à présent, l’Arche aux milles yeux braqués sur moi. Je tremble encore une fois, l’alcool m’éventre. J’aimerai qu’elle disparaisse, elle et ses morts. Que les secondes durent plus longtemps, que j’oublie plus vite. Plus longtemps. Elle est là, diabolique, elle me mitraille de souvenirs me poussant tous plus ou moins à en finir mais je résiste. Je ne sais pas pourquoi, Serena le voudrait, je pense. Que je résiste. Et peut-être que c’est parce que je sens qu’une poignée de personne me regretterait. Que je résiste. Je détourne le regard, je ne suis plus là. J’attends que la minute passe dans l’effroi. Je gèle en surchauffe. Elle est là, mais elle part, encore une fois déçue de ne pas m’avoir emporté. Et j’en sors. Ma tête se redresse, le regard éclatant.

    Il faudrait qu’elle disparaisse…

    Hm ?

    Si le nectar était plus fort, encore plus fort, elle disparaitrait.

    Encore plus fort, ça te tuerait, mon petit.

    Tu connais un pro de la bibine ?

    Des pros ? C’est les prêtres. Avec tout le vin qui z’ont dans leur chez eux.

    Le vin ça envoie pas, chef.

    Ouais, c’est que du raisin. C’qui déchire, c’est les céréales, le sucre, les grains ou la gentiane. Ah, ça.

    Hm… T’as essayé, ça, mélangés ?

    Moi qui pensais que tu m’avais à la bonne, ‘sieur. Mais en fait, t’es comme tous les poivrots de derrière, tu veux ma mort !

    Haha, c’est pas ça. Tu la connais, la minute qui suit l’extase, hein ?

    Qui la connait pas cette pétasse ! Mes meilleurs clients sont morts dans le caniveau à cause d’elle. Alors ?

    J’dis que si on avait d’l’eau de vie qu’envoie, elle disparaitrait.

    En théorie, gamin. T’es pas le seul à avoir pensé à ça. Mais moi j’dis qu’en pratique, elle revient toujours. C’est ça, côtoyer la mort de trop près. On en devient presque amoureux. Qu’est-ce j’te sers d’autre ?

    Hm. Pareil, j’vais éviter les mélanges. Si tu peux remplir ma topette, aussi. Hm ? Whisky, ouais. Ton plus vieux, ton meilleur.

    Il aurait pu dire ce qu’il voulait que l’idée me serait pas sortie de la tête. Elle germe, au fond. Elle va fleurir si j’ai la main verte, seulement. J’y pense en comptant le nombre de blessés graves et légers dans le fond du bar, les yeux désintéressés. Pour lutter contre le temps, la vie et la mort, il faut faire appel à une cousine qui a été au service de l’humain, des plus grands barges de l’humanité, plutôt. Le psychédélisme, l’âme. Il faut créer un nouveau poison psychédélique qui la réveillerait et ferait peur à notre amie la minute. Une manière humble de fuir le caniveau. Ou pas. C’est à voir.

    Repassant par la porte toujours entrouverte du rade, cette fois-ci pour partir, j’ai senti deux mondes qui se perforaient. Celui d’un avenir sombre et celui d’un espoir triomphant. Mais l’espoir triomphant n’est pas toujours motivé par de bonnes idées. Surtout si elles sortent de ma tête. Le monde s’endort quand l’Aurore se lève. Sans m’en rendre compte et comme toujours, j’y avais passé toute l’après midi. A penser, à regarder dans le vide, à ne pas vivre. Hélas. Les rayons ne dansent plus, le soleil s’en va éclairer d’autres personnes. Et je lui dis au revoir avec un regard sans yeux. Dévorant l’estrade pour aller jusqu’au port, mon dos se courbe pour que ma tête puisse mieux contempler mes pieds. Regarder en avant, oui. Vers le bas.

    L’aurore me berce de sa main, de sa voix. De ces choses qu’on dit que la vie prend. De sa foudre, de ses mots qu’elle tait. « Comme il reste le monde, écoute les. Comme ils vivent. » Des ces soirs qui s’étirent. Mais je ne la regarde pas, elle non plus. Deux êtres à part qui suivent la même voie. J’y vais en titubant et elle m’attend, elle est loin mais près. C’est le rêve, le rêve où je l’atteins sans redouter cette minute qui nous hante…

    Je suis là, partout, sauf dans ses yeux. Et fin du rêve, le port est là, près du chantier l’océan se marie bien avec les couleurs de ma douce. Il faut descendre un escalier entre deux ruelles pour atteindre l’ancien bar casino. Entré, je n’ai plus cette folle hésitation, elle avait combattu avec cette idée. La toupie tourne. Elle a perdu.

    Oh mais ce serait pas !

    Et si.

    Tu viens jouer ?

    Non, je cherche un expert en bibine. Tu connaitrais, toi ?

    Lui, c’était quelqu’un. Une connaissance sans importance puisque je ne vais lui parler qu’une fois. J’ai décidé de l’imaginer avec une mèche. Une coupe courte. Et il serait brun. Et c’est tout ce qu’il y aurait à savoir.

    En bibine ? Tu t’es trompé de porte, Punk. Ici, ce sont des joueurs, pas des enfoirés de pivés. Enfin, si…

    Je vois. Tu veux combien ?

    Ben, t’sais, avec ma femme qu’est enceinte, l’aut’ marmotte, hm…

    Cent mille, allez. Quoi ? Un million, banco.

    Ben, y a ce type qui vient de Shabondy.

    Kèsilfoulà ?

    Du repérage, pour une distillerie.

    Sur Dead End ? Haha. Si tu me roules, Francky, t’auras plus besoin d’argent pour payer les couches culottes de ton péchon et les tampons de ta femme. Vu ?

    Ho, j’suis fiable, Kiril ! Tu sais où j’habite, j’aurais pas pris le risque de te raconter des conneries ! Va lui parler, tu verras par toi-même. Puis, une distillerie sur Dead End, ça dérangerait personne. Ça ferait du taf et en plus ils pourraient se la passer à l’ombre pendant les pauses pipi.





    Dernière édition par Kiril Jeliev le Jeu 21 Nov 2013 - 9:54, édité 3 fois

      Ici, j’ai l’âge du sang, celui des rêves corrompus, de l’ivresse et des paresses du temps. Un cœur minuscule, une petite flamme grise et sans lueur. Ils braillent, gueulent, rient pour de l’argent. Des femmes passent nues, m’aguichent sans que je ne demande rien. Ici, ce n’est pas la vie mais la débauche. Les protocoles bafoués, les excentricités libres. Elles se baladent, tournoient et virevoltent. Les règles se font recaler par le videur ou se cachent dans les toilettes. Non, dans les toilettes, c’est le sexe ou les conversations entre hommes bourrés. Pisser à côté d’un mec c’est écouter sa vie, devenir son ami le temps que l’urine arrive dans le trou. Le zip de la braguette, et on repart dans un univers qui à la surface n’existe pas. Ici, je suis seul car je ne suis pas eux. Ni rentier, ni rupin. Ni esclave des désirs des autres pour désigner les putes. L’argent ne m’intéresse pas. Je souffre d’un mal être que le vert ne guérit pas.

      Instant vide et le temps repart. Je me dirige vers le Shabondois, ou Shabondien. Je pourrais attendre qu’il aille pisser pour faire connaissance mais. Mais non et j’ai pas à me justifier. Je m’installe à la table sans un mot. La partie va se finir. Les dés ou ce jeu de hasard auquel on joue quand on a assez d’argent pour engager un mec qui construirait des pavés en or à chaque endroit où on passe. La cible est riche, à ne pas oublier.

      7 ! Qui avait dit 7, qui l’avait dit ?

      Evidemment, 7 est le tirage le plus probable, à deux dés.

      C’est vous qui voulez construire une distillerie ici, alors ?

      Et bien, on ne peut rien faire sans que la moitié du monde le sache. Vous êtes ?

      Personne de bien important. En tout cas, si vous ne faites pas affaires avec moi.

      Ho ?

      Oui, ho. Une distillerie, c’est bien sympa. J’dis pas. J’suis consommateur. Mais c’qui serait mieux, ce serait quelque chose de nouveau.

      Vous n’êtes pas le pr…

      Je sais bien, et c’est normal. Pourquoi personne ne peut répondre à cette demande alors, la nouveauté ? On dit que l’alcool est le plus vieux produit du monde.

      Ah bon ?

      Non, c’est faux. Mais renouvelons-le. Trouvons quelque chose qui aurait plus de panache, qui en enverrait plus !

      Je veux bien, monsieur Sans Nom. Sauf que mon projet ne vous attendra pas.

      Vous êtes ?

      Personne de bien important si nous ne pouvons pas faire affaire.

      Vous avez raison. Je suppose que si un soir je reviens ici, vous serez là, prêt à m’écouter vous proposez un produit révolutionnaire ?

      Sans doute.

      Et ce soir là, nous ferons affaire ?

      C’est bien ça.

      Et bien, à ce soir là.

      Gros bonnet. Un labrador entouré de rottweilers, un agneau à foutre à l’autel. Il me faut juste cette foutue formule, ce foutu proto, cette bibine psychédélique. Minute, bientôt, je te fais des adieux. Mais la topette dans la poche, je m’en enfile un peu en sortant du bar sous terre.

      La ville dort toutes lumières éteintes. La lune cachée par le grand clocher, il fait nuit noire. Elle chante une toute autre mélodie, celle d’une nostalgie oubliée qui revient subitement. Elle fout les chaleurs en donnant des sueurs froides. Une nuit blanche remplie d’idées noires comme dirait l’artiste. Encore un moment d’or que le personnage principal n’évitera pas. Une topette remplie à moitié, je me cale sur un mur de briques sombres observant le monde disparu. Les lumières éteintes. Jusqu’au petit matin.



        Le ciel a déposé les armes tandis que la brume a lessivé les plaines. Il a fait froid à l’aube, comme un petit jour de Décembre. Rien à dire et rien à faire à part sentir la vie me porter, lire l’océan et écouter le vent. La fumée me renvoie les notes, des Si. L’espoir la perce et c’est un cycle. Seule la nuit pourra m’ouvrir les portes, les soirs à dire tout ce que mon cœur désire. Le ciel a reposé les armes, j’ai apprivoisé la douleur, je n’entends plus les rancœurs et les bruits. J’écoute la vie dans ce qu’elle a de plus beau, le calme, le souffle sur les dalles.

        Dead End a son charme qu’on ne peut lui enlever. Derrière ses allures de grande sœur méchante. Son goût de menthe, de colle, et de menthe. Ses habitants acides jusqu’au plus profond du cœur. La méchanceté ronge et tout devient noir. Je me fonds dans la masse avec le regard que j’ai. Je ne vois plus rien sauf les mauvais côtés. Enfin, je suis devenu humain. Mais je l’ai rejeté, cette humanité sombre, dans mes os ou dans ma chaire. J’ai cherché à m’en défaire dans les lueurs du jour. Celles si claires qu’on pourrait croire qu’elles viennent d’un autre monde. J’ai cherché à les rattraper mais elles m’ont échappé.

        Déçu, j’ai du apprendre à vivre dans les tréfonds, haïr l’existence pour devenir Tout le monde. Saccager les pensées, chérir le passé. Mais hélas, le temps ne recule pas. Les briques sont sombres le soir et grises le jour. J’ai pensé alors quelle était leur vraie couleur et, j’ai fermé les yeux pour rejeter le mensonge. Mais ça ne suffit pas, alors j’ai bu. Je bois pour plein de petites choses, ça, et autres choses.

        L’eau me donne des rêves. Bien souvent de voyages, écumer les mers, l’océan, ses vagues et ses dangers. Là où les voiles se perdent. Et où les âmes se pressent. Là où nos conflits s’évadent et s’égarent aussi denses que nos airs blottis sous les astres. Là-bas, sous les étoiles, près de rien. Sous le soleil exactement, sans ombres même pas d’un doute. La terre continue de tourner et on tournoie avec elle sous la lumière d’Andromède. Sur l’océan, la contrée sans mensonge, où il ferait même bon de mourir.




        Est-ce qu’elle me suivrait jusque là ? La minute la plus dévastatrice de nos pauvres vies. Elle sera là quand tout s'arrêtera, m'emportant dans son Arche, je ne deviendrai qu'une bête prise par Noah pour la sacrifier à Dieu. Je ne deviendrai qu'un regard sur un semblable qui j'espère le dissuadera de continuer. Mais s'il boit le nectar psychédélique plutôt qu'autre chose... Il aura affaire avec cette minute qu'une fois.
        Sauver des vies en les pourrissant. Sauver des traumatismes, des peurs, des frayeurs.

        Lève toi, le jour t'attend. Et je m'obéis.

        Son cœur bat en même temps que le mien. En fermant les yeux, j’écoute l’air du temps chanter. Inspirant les cieux pour ces nouvelles terres et parfois juste pour un aller simple. Ici l’espace est clos. Une liberté menottée. Alors j’avance en contrôlant mes pas. Je pense à la nouvelle ère. Et je relève la tête, défiant tous les fantômes de l’île.

        Le paysage est d'un calme plat, se dessinant de nuages scintillant sur un ciel de soie. J'aperçois des mirages alignés fredonnant quelques vers. Et la brume s’empare des murs, ses volutes recouvrent ma tendre. Je m’y engouffre, la folie m’attend.

        Et je la trouve en la personne de Jamie Cent, mon toxico préféré qui trainait aujourd’hui dans le quartier des putes, certainement dans le but de trouver un mac qui connait un autre mac qui connait un dealer qui lui filera de l’héro pas cher.

        Salut Jamie. Tu t’sens comment ?

        Sa salut Kiriil, salut. Oui oui, merci ça ça roule.

        Jamie t’es sympa alors tu vas m’aider, hein ? Me regarde pas comme ça. Je sais ce que tu cherches et si tu peux avoir ce que moi je cherche, on sera contents tous les deux. Craché. Dans les hauteurs de Dead End, là où se cache la mafia et tous ces cons d’exilés, y a des gars qui faudrait que tu emmènes en bas. Ici.

        Je-je sais pas Kir kiril.. Qui hein ?

        Un mixologue, d’abord. Un fabricant de spiritueux artisanaux, ensuite. Un critique et un œnologue, pas de vin seulement, je veux des spécialistes en bibine de chez nous. Et un sommelier, aussi. Tu vois, c’est pas beaucoup ? J’sens que sans ta connerie de poudre, tu tiendras pas un jour. Alors vaut mieux que j’ai des nouvelles d’eux sous 24h, non, Jamie ?

        Vo, vaut mieux, ouais…




          Il est venu le temps d’espacer nos craintes dans cette petite ville aux troubles d’une époque. Entre les croisements des façades lourdes, la fin d’une vie, le début de l’angoisse d’un crime. Un cri, une détonation, un silence. Au fond des entrailles de la Bête les sanglots de lune paraissent purs. Mère des ombres, priez pour nous, pauvres pêcheurs qui foudroient le silence courant jusqu’au soir pour mourir encore sous vos yeux doux de souffrance. C’est elle, Dead End et ses fils, images des vices qu’elle renferme.

          Battant le pavé jusqu’au plus noir de la sainte catin, je m’en vais régler des affaires d’un tout autre genre. On a rien sans argent, et je n’ai rien. Parce que je n’en ai pas, d’argent. J’aurais pu braquer une banque si ça ne se faisait pas tous les quatre matins. Alors j’ai décidé d’être plus inventif, aller au Cœur de la Chose, là où circule drogues et autres illégalités . Là où le risque nous murmure, la sagesse se tait. Elle est là, dans toute sa splendeur ma belle. Dans les plus bas des monuments tristes résonnent des hurlements, des fouets, le désespoir sans fin d’hommes menottés. Elle est là, l’illégalité pour les rires de certains et le malheur des autres. Ceux qui subissent.

          Il y a plusieurs façons de se faire de l’argent rapidement et facilement à Dead End. Les trois plus grosses sont par ordre de revenus : le marché aux esclaves, le chantier et l’Arène. J’avais décidé, en bon pirate de me rendre dans le plus sinistre des trois avant. Le plan était simple : leur mettre dans le petit trou sombre et dégueulasse.

          C’était un endroit bien à l’abri des regards que tout le monde connaissait pourtant. Le soleil n’éclairait pas cette partie de l’Île comme si le Diable était complice du trafic humain. L’ombre était Roi et sa voix stressante lapidait les oreilles du plus saint des démons. Moi. Elles sifflaient dans la cohue près des mémoires et des souvenirs de chacun, ces hommes à la conscience sale mais fière. Ils étaient une cinquantaine devant une cage de trente humiliés. Nus et en laisse, mis en scène. On attendait que l’Homme sur l’Estrade parle. Des rires encore, une apostrophe puis tout le monde se tait.

          Bien l’soir’ messieurs. Aujourd’hui, va pleuvoir des berrys, hé hé. Ces types sortent tout droit d’Drum, le sanctuaire du Dieu du Froid. Costauds, tiennent peu importe la situ, j’vous l’dis moi, si c’est pas une bonne affaire, j’m’euniquise. 500 000 l’unité, vous connaissez l’tarif. J’propose un lot d’cinq, first, ensuite on verra. Drumiens, comme j’disais, peau pâle, pas agressifs, coopé’ même. Qui pour ?

          Je prends !

          Bien patron, crache les 2500000, on t’apporte ça discrétos à la fin d’la vente.

          Bingo.

          Ensuite, on a des p’tits jeunes, vingt, vingt cinq ans, qu’z’ont des muscles. Parfait pour travailler la charpente, et ces autres conneries. Dix cette fois-ci, vous connaissez l’prix. Z’ont fait un stage chez Noah, un jour, ça à bien marché, sont prêt à prendre la mer, étou. Z’en dites ?

          Dix ? Je n’ai pas tant de places. Je pense que six serait bien.

          Ah, c’est que, c’est soit dix, soit quelqu’un prend les quatre qui resteront. Un lot, c’t’un lot. On l’casse pas sauf si on peut cracher la thune ensuite. Compris ?

          J’les aurais bien pris mais j’ai peur que quatre hommes de mains ne soient pas suffisants. On fait cinq-cinq, sieur ?

          Et pourquoi pas, vendu.

          Un, deux, trois. Quinze. Sept mille cinq cent. Mes aïeux.

          Réveillez-vous, les gars, z’êtes mous ce soir. J’vous propose là cinq hommes d’exception, des bêtes, la chaire sans le cerveau. Ils ne jurent que par la violence. Vous pourrez en faire de très bons gardes du corps. Kicékidi ?

          Moi !

          Moi !

          Moi !!

          Hé, hé. Vous battez pas. J’comprends qu’ce soit une aubaine pour vous, les gars. Pour le lot, v’savez qu’c’est 2500000. Si y a plusieurs gars sur le coup, on peut passer aux enchères. On augmente de 50 000, pas discutable. S’kon fait ?

          2550000.

          Kidi ?

          2600000 !!

          J’ai mieux par là.

          2650000.

          2700000.

          Ho, ouais.

          2800000 !

          Kidi ? … Une fois ? … Deux fois ? Okep, vendu.

          La suite n’est pas utile. Ce n’était que de simples hommes qui se sont vus privés de leur liberté de la façon la plus misérable qui puisse exister dont il vantait les atouts. Certainement qu’il mentait pour se faire plus d’argent mais les bandits ne sont pas toujours dupes. La recette à la fin de la vente s’élevait alors à 15 300 000 berrys. Une somme misérable pour lancer le plus grand projet de ce siècle.

          Esclaves de qualité… Laissez-moi rire ! Haha ! Quelle déception.

          Des murmures, des « Kiril des Saigneurs est présent », des chuchotements, une intrigue plus large que le noir de la sombre pièce.

          Des humains. On en trouve partout, des humains ! Je suis sûr qu’à Mariejoie aussi ils en vendent ! J’étais venu ici pour du grandiose. On me vantait la qualité des esclaves. Je m’attendais donc à voir des hommes poissons. Mais non. Des humains ! Haha, je m’en vais déçu. Se faire autant d’argent pour de piètres personnes. Sais-tu combien d’esclaves ont les Saigneurs des Mers ? Hein ? Des centaines d’humains ! Et sais-tu combien je suis capable d’en tuer en dix secondes ? Des milliers !

          Je feins de partir sur ces derniers mots, la mâchoire détendue. Mais l’apostrophe de l’esclavagiste vient rapidement me la faire presser. J’ai gagné, on dirait.

          M’sieur Kiril, partez pas ! C’est vrai. J’en ai deux.

          La foule s’indigne.

          Des hommes poissons… Mais je n’avais pas l’intention de les vendre ! Pas à 1  million, en tout cas.

          Montre les nous, menteur !

          Tu nous vends ceux dont tu veux te débarrasser, hein, charlatan !

          Bien, bien. Calmons-nous et voyons plutôt ce que le monsieur a à nous montrer. Fais moi voir ces ignobles personnes.

          Je n’ai jamais compris pourquoi l’humain se pensait supérieur à ce peuple mais vaut mieux penser comme eux pour gagner leur confiance. Je ne suis pas meilleur qu’un autre.

          Il s’absente le temps d’une poussière d’étoile, d’un tour de la salle, de regards s’appuyant sur mon sourire aiguisé. La patience est la patience quand elle est froide. J’attends le moment le plus glacé pour faire un feu. Ils sont là, maintenant, des bouches grandes hideuses, deux mètres de muscle, des nageoires. Des dents pointues, la peau pour l’un mauve pour l’autre bleue. Ils ont l’air d’être en colère contre le Monde. Je les comprends, je la ressens cette envie de vengeance, de tuer le temps en tuant les derniers temps des autres. Humains. Sordides et dégueulasses. Abjectes et affligeants. Humains, chiens.

          1 000 000 !

          J’en mets 250 000 de plus !

          Je donne 1 500 000 !

          Rires intérieurs, l’inconnu m’a volé la vedette. Bien. Il faut savoir s’en remettre au Destin, parfois.

          2… 2 000 000 !

          Je sors de la salle, sans un bruit, sans que personne ne remarque, exactement comme je suis arrivé. Je peux maintenant respirer et guetter les cibles. Six. Posté à cinquante mètres de là, la nuit me rendra service.





          Dernière édition par Kiril Jeliev le Jeu 21 Nov 2013 - 21:38, édité 2 fois

            Comme une bête humaine qui attend sa proie, je châsse. Repéré dans la salle les acheteurs, ces personnes qui ont l’air aimable que si on leur sert de la bonne gnôle dans leurs verres à vin. Chapeaux, nobleries, conneries de blings-blings cachés dans les poches. Dead End n’est pas un endroit fiable. Même pour un pas encore riche. Tout un équipage sort avec les cinq esclaves, vendus les premiers. Drumiens, tu parles. Il les a certainement découvert sur une île déserte et avec du pot. Ça faisait longtemps, Lana. Je la sors, le travail sera fait en un temps. A la vitesse que se propage la lumière d’un astre à un autre.

            Je m’élance sur les boucaniers, animal, je dévore et bois le sang le temps d’un bruit. Flish. Les trois en un. Flash et sckruch. Viens faire des bulles dans mon Comic Strip, petite victime. Les coups tuent. Lana est mortelle, sa lame et ses piques, dans l'estomac pour les plus chanceux, dans le crâne pour ceux qui ne me disent rien. Et que d’un coup d’œil, je sais que je ne vais pas aimer. Le temps qu’ils comprennent ce qu’ils leur arrivent, j’en avais déjà abattu plus de la moitié. Les corps gisaient au sol et je n’allais pas les ramasser. Fuyez avant qu’il ne soit trop tard, misérables personnes. Fuyez.

            Et voyant que je m’étais immobilisé, ils jetaient un dernier coup d’œil sur les esclaves à qui ils avaient mis un sac sur la tête, se disant non et partant à la recherche de la nuit, certains qu’ils étaient poursuivis par la mort.

            Vous êtes libres… Non je plaisante. Je vais enlever ces sacs affreux que vous avez sur la tête. Et vous pourrez regarder mon œuvre. Voilà, là. C’est bon. Regardez.

            Un, horrifié, a tenté de s’enfuir mais s’est vautré sur l’estrade, oubliant ses liens.

            N’ai pas peur imbécile. En fait, si. Je veux vous faire peur. Vous dire que vous pouvez terminer comme ça si vous ne m’obéissez pas. Vous allez m’aider à faire pareil pour les autres. Il y a certainement vos amis en bas. Nous allons les libérer, les deux hommes poissons aussi. Si vous me suivez, vous avez une chance de vous battre, de gagner ou d’être libres. Soyez forts car je ne m’occuperai pas de vos vies. Peu m’importe votre mort. Je vais vous défaire de vos liens. Il  n’y a pas d’issue si vous tentez de me rouler. Dead End est une impasse et je suis son Saigneur. Je vous conseille de coopérer si vous ne voulez pas mourir.

            Et je m’exécute, coupant un à un les liens à l’aide de Lana, ceux qui serrent les pieds, ceux des poignets et ceux qui les relient entre eux. Mais. Une fois libéré, un tente de s’enfuir. Je soupire, fouille dans ma redingue pour en sortir Ken que je lance en utilisant le peu de ma force en direction de sa nuque. Sang. Et fin d’une vie. Ils gloussent tandis que je vais pour récupérer mon os de mouton sans un mot et revenir pour les trouver tous à l’endroit où je les ai laissés.

            Bien. Prenez les armes des imbéciles, par terre. Et servez vous de la rage que vous avez en vous pour ne pas mourir. Nous y allons.

            Encore une fois, je plonge dans la pénombre de l’esprit d’une salle des mœurs et de la honte. J’ai mal pour l’Homme quand je vois ce qu’il est capable de faire. Et je ris en me comparant à lui. Ce que je suis capable de faire. Pire, plus obscure, moche. On ne se retourne vers moi qu’après avoir vu les esclaves armés me suivant. Le temps de dire un mot que le carnage a déjà commencé. Et ce n’est pas moi qui l’a sonné, pour une fois.

            Eux, si motivés à libérer leurs compagnons, hm, non, plutôt possédés par l’esprit de la vengeance qui vivait en eux, caché depuis tout ce temps. Tuent sauvagement. L’arme blanche pleure. J’avance fièrement dans cette foule des vices. J’abats, j’achève, je coupe le temps. Le sang jaillit. Serena n’aimerait pas ça, Lana non plus. Je m’arrête un peu…

            ARRÊTEZ ! Ne les tuez pas. Finalement. Mettez les K.O. Ce n’est pas la peine de les tuer, écoutez moi.

            Mais c’est trop tard, ils ne m’entendent plus. Toute leur souffrance, toute la rancœur qu’ils ont, a créé un voile devant leur sens. Ils ne voient plus, ne sentent  plus, ne touchent plus mais accomplissent un but pour vivre dans leur existence. Je pourrais les menacer que ça ne servirait à rien. Je m’excuse à mon alter-ego et mon amour. Et moi par contre, je dépose les armes et sors les poings. Ils sont plus féroces que n’importe quelles épées.

            J’emborgne, j’engouffre un gauche sur la bobine d’un damné. Je fais la même chose pour cinq, j’hésite et je reprends. Je dévore mes victimes de phalanges gourmandes. C’est dur d’avoir été le repas d’une main. Pour sa mort. Le plancher craque, je cris « Esclave, révoltez-vous ! Hommes poissons, aussi ! » avant de monter sur l’estrade et de poursuivre ma véritable cible. Le monsieur à la grande gueule ne s’en sortira pas. Mon œil sent chacun de ses pas de démon. Les bêtes reconnaissent les  bêtes et ne les craignent pas. Je ne le crains pas. Animal. J’avance dans le tunnel obscur de sa vie, je le vois, apeuré, sans avoir aucune pitié pour lui. Il essaie à tout prix de sauver son argent, celui pour qui il aura fait du mal à tant de mémoires. Mon pas se fait plus lent. Encore plus lent. Les traits se déplient doucement, encore plus lent. Le visage n’est plus crispé, le pas plus lent. Arrêté.

            Dead End est une impasse, celle de la mort, et je suis son Saigneur.

            Meurs.


            Un sac en plastique d’argent plus sale que cette île. Et je remonte dans les abysses. Dévalant en avant les escaliers, maintenant près de la cage des esclaves. Ces hommes qui me regardaient les yeux sans vie, qui me gueulaient qu’ils avaient réussi et que maintenant, ils ne savaient plus quoi faire. Je n’ai rien dit. Je me suis excusé à Serena pour les morts. Et je l’ai caché à Lana. Il n’en restait plus qu’une douzaine. Les autres avaient succombés, ils étaient devenus trop faibles après ce temps mort de leurs jours. Sans grande surprise, les présentés comme agressifs et robustes étaient tous là. Les deux hommes poissons aussi, un peu à l’écart.

            Suivez-moi si vous avez envie de faire quelque chose de vos vies. A Dead End, le passé ne compte pas. Demain fait l’avenir d’un homme, petit ou grand. Suivez-moi si vous avez envie.

            Je ne force à rien. Ma mission est finie, ici. Je cherche juste à me rattraper aux yeux de celles. Celles qui m’ont aidé, fait, grâce à qui je suis devenu quelqu’un de mieux, grâce à qui je peux dire ce genre de choses.

            Enfin on quitte l’air barbare pour celui des cieux. J’inspire et trouve que ça mérite une gorgée de gnôle pure. Le scotch d’hier, un jour après, et sous l’œil de cadavres. Y a rien de mieux, ou je me laisse pousser les cheveux. On arrache les pavés jusqu’au chantier, la ville est morte. Indignée par ce qu’on a fait à ses fils. Elle s’en remettra demain ou peut-être dans une heure. Je la connais, c’est ma compagne dans mes moments de solitude. Elle est plus vicieuse que la bibine encore, elle me flatte, m’attire dans ses filets pour mieux me prendre les deux boules. Et une fois celles-ci bien prises, elle m’oblige à faire des choses insensées. Des choses que je fais d’habitude par moi-même.

            J’aime le chantier, c’était mon lieu de travail avant de rejoindre les Saigneurs. C’est bien que ce soit Noah qui en soit le chef à présent. C’est à lui que je veux parler, accompagné de ma troupe d’hommes aux visages renversés portant un fardeau de honte sur leur dos. Personne est là, parfait, il fait trop tard. J’aperçois de la lumière dans la cabane autrefois utilisée par l’ancien patron. Je toque, j’ouvre. Noah est là, je dis aux autres de rester dehors. Une minute.

            Hé ben, le p’tit nouveau.

            C’est bien ça. Bon, tu te doutes que je viens pas te voir pour qu’on joue aux cartes. Aujourd’hui, je ne me suis pas ennuyé, si on peut dire ça comme ça. Alors, je te ramène des mecs pour le chantier, douze. Dont deux hommes poissons. Tu en fais ce que tu veux, ensuite. C’est cadeau, simplement.

            Ton histoire sent pas la rose, voilà c’que j’dis.

            Ho, t’as raison, tu sais. C’est simplement qu’expliquer serait trop long. Et j’ai déjà trop parlé aujourd’hui. Faut que j’économise.

            Donc tu me donnes des gars dont j’ai pas besoin, c’est ça ?

            Voilà.

            J’vois pas pourquoi j’dirais non. Deux hommes poissons, hein… Mah, intéressant quand même, un peu.

            Ah, si. Y aurait une condition, en fait. Pas les foutre dans des cales. Si tu vois c’que j’veux dire.

            J’vois très bien. J’te promets rien. Si un jour j’crève la dalle, deux hommes poissons ça peut me dépanner.

            Si un jour tu crèves la dalle, tu fais comme tout le monde et tu retournes chez ta maternelle. Bon, et y aurait autre chose.

            Dis moi.

            Une affaire qui peut attendre, il s’agirait d’sucrer le salaire des charpentiers, sur un bateau.

            Quoi ? ça, j’ai bien peur qu’ce soit impossible. Sauf si tu construits le bateau tout seul. Et encore, le patron a le droit de réclamer des intérêts. J’me ferai pas prier.

            Rah, ces gars, j’les connais. J’ai été charpent’ deux ans ici. J’ai construit le futur bateau des Saigneurs avec eux, ici.

            Et donc, ça change rien, crois bien qu’ils ont la haine que tu te sois permis d’offrir un bateau qui vaut 300 000 000 à Jack. Ces mecs vivent de leur salaire et encore, difficilement. Les primes, ça sauve.

            Je sais. J’ai été dans le même cas. Y a bien un moyen d’sucrer ma brioche, un peu, non ?

            Réfléchis par toi-même. J’suis pas au courant d’ton affaire. Et tu restes un nouveau. On te craint moyen.

            Vrai.

            Repasse, j’serai ravi de t’aider. Ou pas, d’ailleurs. C’est pour la cordialité. Bon, fais entrer les nouveaux. Hé hé, à nous treize, les gars…

            Le manque de lumière me flingue, un coup dans la tête et je repars, encore. La folie des hommes dans un sac. Ma bourse est large, je la promène sans la cacher. Les vautours me regardent passer, redoutant qui je suis, se doutant qu’un félin se cache sous la redingue. Malgré tout, je marche tranquillement, tête en l’air admirant la lune pleine. Une lueur étincelante qui nourrit l’âme. La lune sincère, une seule couleur. Elle ne ment pas comme le soleil, elle est toujours là. Présente, plus rien que tout mais je l’aime, elle m’accompagne dans mes traversées obscures. Me donnant une autre image de la ville. Des blocs de pierres bleuâtres, de l’indigo, du mauve, du violet, et des couleurs qu’on ne connait pas. Elle m’offre le silence qui me donne l’ouïe ultime. Celle qui me permet d’entendre les miaulements des chats, des voyages entre les ruelles d’une feuille morte qui vient d’ailleurs. Dans ce silencieux esclandre, je regagne ma prison. Le Canard Dormeur. N’étant pas pressé de rejoindre mes cauchemars et le regard effrayant de mon Morphée. J’y vais quand même, la porte grince et c’est une fin.


              La nuit est le sommeil du jour. Elle vit quand le monde arrête les secondes, elle vide les visages et vole les paysages. Elle enterre des histoires par dizaine, la nuit. Mais son repos est doux comme la soie, mes paupières se ferment lentement pour se rouvrir dans le monde des frontières déplacées, où l’irréel est à deux pas de la réalité. Ces deux pas franchis, on se balade dans l’utopie, où les allégories du Jour et de la Vérité nous entourent en dansant. J’y crois, en ignorant la Raison qui me fait la moue dans un coin de l’Imagination. J’aime ne croire en rien et douter de mes propres appuies. On se balade sous les étoiles, les bagages vissés aux vieux pavés que des milliards de rêveurs ont abîmés avec le temps. On regarde les horizons qui défilent. Cœur battant.

              Et quand elle va partir, elle reste figer nos heures, donnant l’impression qu’elle est toujours là. Elle offre des mirages que la foule piétine et arrache pour avoir quelques trésors dans les poches. Je regarde le spectacle avec le couple que forme le Sommeil et la Douceur. Je sens le souffle musical et mélancolique du vent me transporter dans un monde où je pourrais croire et prétendre au Bonheur, m’agenouillant pour lui offrir la bague. Sans regarder tous ceux qui tombent autour de nous. La nuit est le sommeil du jour, et ce qu’elle nous donne disparait quand celui se réveille… ou quand on la fait partir de force.

              BOUM

              Une torgnole dans ma bobine, forte, bien sentie. Les jours amènent leur lot de vastes causes… Les yeux s’ouvrent, vifs, et je contemple mon erreur, avec un sourire pervers. Ils sont là, ceux que je n’ai pas tués, ceux que j’ai laissés fuir. Solidement attaché, au niveau des poignets et des chevilles, je dois avouer que je ne peux pas bouger. Je recrache un peu de sang accompagné du dégoût de ne pas avoir pu rester avec la nuit plus longtemps. Je sens dans leur manière de foutre ma chambre sans dessus dessous qu’ils ne sont pas venus faire une partie de poker.

              ON VA TE BUTER KIRIL ! Ouel fric ? Hé ? Outafoutu les esclaves ? Les hommes poissons valent du poignon !

              Ah, ça.

              Tfais moinlmalin la, chien ! T’aurais du nous buter kan t’en avais l’occaz ! Là t’es mort mon p’tit, mort !

              Hm… Vrai que je ne suis pas en position de parler, oui, oui. Bon.

              BON QUOI ?

              Bon, rien. J’attends que tu me libères.

              Ils éclatent de rire, tous. Je ne sais vraiment pas pourquoi, pourtant je suis sérieux…

              Je dois rejoindre Jamie, là. C'est-à-dire que je suis occupé et que j’aimerais partir, maintenant. Et donc, après avoir fini mon affaire, je viendrais me refaire capturer par toi pour que ton niveau de testostérone s’élève un peu et que t’aies l’impression d’avoir choppé trois centimètres en plus.

              TA GUEULE STU VEUX PAS CREVER MAINTENANT ! OUEL FRIK ?

              Près d’mes bourses.



              Vous êtes cons ? Vous avez pas remarqué qu’elle était bien trop grosse pour être au repos ? A moins que… Ho, vils flatteurs.

              FERME TA BOBINE ENFOIRE D’PUNK ! Bon, Erik, vasy toi.

              Quoi, moi, t’es sérieux ?

              Oué, on sait qu’t’es phoqué, Erik. Alors toi tu peux le faire…

              MOI PD ? VOUS COMPTEZ VRAIMENT TOUCHER MES COUILLES ?

              Bande de…dépravés.

              C’des couilles en or !

              Hahahaha.Hahaha !

              Pourquoi t’rigoles vec nous ? T’es stockolmé ? déjà ?

              Non, mais c’était drôle.

              Vrai qu’j’voulais faire comique mais ma mater… NON MAIS FERME TA GUEULE KIRIL ! Bon j’y vais parce que z’êtes pas capables d’aller prendre quinze millions dans les burnes de c’mec !!

              Ah, oui. Je te jure que si tu t’approches à plus de quarante centimètres de mes affaires, tu mourras d’une mort lente et douloureuse. Voilà, viens.

              Il se marre et approche, hésitant comme à son premier rendez-vous. Enfin peut-être que c’est réellement son premier, vu sa tronche. Elle est faite pour la piraterie, s’il était banquier et qu’il entrait dans son lieu de travail, tous les jours on croirait à un hold up. Haha. Je m’arrête là. Je le sens. Son bras, sa main s’élève et s’approche, son visage tout proche, ses yeux rivés sur l’en bas… Je cogne du front, sévèrement, assez pour qu’il s’assoupisse pendant un bon quart d’heure.

              Bonne nuit tocard. Akiltour ? Gueule de phoque tu veux essayer d’me les caresser et rejoindre ton patron, non ? Bon, détachez-moi. Hm ? Non ? Erf, bon, alors courrez le plus vite possible si vous ne voulez pas crever. Quoi, vous restez ?

              Concentrant la force de l’humiliation subie précédemment dans mes pognes, les liens s’écartaient et s’écartaient jusqu’à ne plus pouvoir tenir et schpram. Les gars, faisaient les gros yeux pendant qu’en choppant Harakiri dans les bottes, les autres cédaient à la lame noire. Debout en moins de deux, mes poings avaient choisi d’rendre aveugles ces débiles qu’avaient essayés d’me mettre la main dans le froc. Berk. Seul contre plusieurs, j’recevais des coups que j’esquivais pas, c’est bon à prendre, mais j’les rendais toujours en quadruple. Bim. Bam. Bang. Tu feras un coucou à Gold Roger pour moi. Quant à celui qui comptait les pommes et à qui j’avais promis une mort douloureuse, je lui enfonçais Lana dans la carotide, légèrement pour qu’il sente son sang quitter son corps lentement.


              Jamie, en bon débile qu’il est, a choisi un bar que je connais que trop bien pour me présenter mes experts. Hibou de nuit ou une connerie du genre, en tout cas, ça appartient à Joseph et ça fait chier. Boire pour lui donner un quelconque pesos, à cet enfoiré de boucle d’or, rah. Con de Jamie. Mais il a réussi et je dois tout de même le féliciter : tiens Jamie, trois cent mille berrys, dis merci aux enchères.

              L’endroit m’étouffait, sa scintillante apparence, son parfum de jeunes bobos. Tout Joseph. Je n’aimais pas la lumière utilisée pour rien, il fait soleil, ouvre les fenêtres et fous tes lustres autre part. Mais enfin, les cinq mecs assis devant moi, la goutte aux tempes et les nerfs du cou bloqués étaient habillés comme des notables, smoking ou chemise blanche. J’aime pas le blanc, c’est moche quand y a une tache. J’sais pas comment que Jamie les a fait venir ici, mais il a du y mettre le cœur. Un premier mot et cinq sursauts. J’rigole doucement et commence le discours.

              J’vous explique vite fait la chose : vous allez travailler pour moi. Pourquoi ? Parce que mon fidèle assistant vous a trouvé et que maintenant vous avez pas le choix. Vous allez arrêter de vous  habiller comme des bobos, ici, on est à Dead End, pas chez la Comtesse de je n’sais quel îlot. Bon. Donnez moi vos prénoms que j’assimile.

              Martin, mixologue. Patrick, fabricant. Phil, critique et son frère Lip, œnologue. Laurent, sommelier.

              Laurent, hein. C’le nom d’un belge que je connais, j’me demande si ça un rapport avec la bière. Bon. Fermez là et écoutez-moi. Vous allez être payé, je suis pas un esclavagiste, z’inquiétez. Le truc c’est que j’ai pas le plus gros. La recette. Ensuite j’aurais des trucs à régler, comme le fric, la distillerie. Quoi, pourquoi tu me regardes comme ça, Lip ? Ah oui. On va créer une putain de nouvelle bibine ! Avec vos talents et ce que je cherche, vous allez la créer. Bon, Patrick et Martin, prenez des notes, vous allez travailler ensemble. Phil, Lip et Laurent, ouvrez vos oreilles. Laurent tu dois connaître la minute qui suit les secondes d’oublis qu’offre l’ivresse ? Je veux la supprimer. Et pour ça, faut que l’alcool soit assez fort pour envoyer à l’ombre une p’tite frappe. Attention Patrick, si c’est trop fort, ça peut tuer des gens. Le truc donnera un panache certain, sauvera des morts, sauvera le Tibet ! Ouais, j’exagère mais vous comprenez. Vous avez intérêt à comprendre.

              Martin parle : si je puis me permettre…

              Si je peux, me fais pas des manières de rupins rentiers.

              Oui, si je peux… Et si on refuse parce qu’on a pas que ça à faire, hein ?

              J’ferai en sorte que t’aies que ça à faire. Tu dois t’occuper de ta femme ? Couic, plus d’femme. Tu dois t’occuper d’ton gosse ? Boum, plus d’gosse.

              D’a, d’accord…

              D’autres questions ? Si ? Réponds-y toi-même. Je veux des échantillons pour la fin d’la semaine. J’serai pas mal occupé, de mon côté, faites en sorte de pas me décevoir.


                Allez, Noah, quoi, merde ! J’te donnerai 20%. Bon, 15.

                J’peux pas faire ça et si j’avais pu, c’est toi qui les aurais eu les 15%.

                Si j’arrive à dégoter la thune, j’ferai un truc qui nous fera rouler sur l’or.

                Les Saigneurs ont pas besoin d’or. On est les Saigneurs. Avec un a. On a simplement besoin de semer sang et désordre sur la route.

                Ouais, ben c’est plus facile avec de l’or.

                Qui aime la facilité, hé ? Comme j’t’ai dit, si tu veux la thune d’un bateau, construit le toi-même. Mais j’t’aiderai pas, ça, juré. Et j’te filerai que dalle en matière. Parce que j’aime pas être gentil.

                T’es pas sérieux ? J’ai travaillé ici, j’te rappelle. J’étais le second du patron !

                P’t’être bien mais ce dont j’suis sûr c’est que ton patron il s’est cassé d’l’île. Tu peux toujours être son second si ça t’fait plaiz mais faudrait le retrouver en mer.

                Bon, bon. J’suppose que je m’y attendais. Combien tu vends un bateau à voile ?

                Cinq millions ou moins.

                Cinq millions ? Autant vendre les deux hommes poissons de suite !

                Hé, les pirates sont durs en affaire. Et radins en plus de ça. Pourquoi ? T’as besoin d’combien d’thunes ?

                J’en sais rien, moi, cinquante millions.

                Ha, ha. Bonne chance mon vieux. Ici, les gens achètent des bateaux. Pas de pitoyables coques de noix.

                Sauf s’ils y sont forcés…

                Tu penses à quoi, vil enfoiré ? Haha, je vois, hahaha ! Qu’est-ce que t’es taré toi alors !

                En tout cas, j’vais pas passer la semaine à construire des radeaux.

                Ah bah moi, j’t’oblige à rien, j’vends. Par contre, j’réclame ma part. 20% non discutable. J’suppose qu’si t’arrives à cinquante millions…

                J’en fais cinq, grand max. J’sens qu’ça va rien m’rapporter d’faire affaire avec toi. J’ai un autre moyen pour arrondir les revenus.

                Dead End, matinée claire, on y voit à deux cent mètres. Et sur le port c’est l’océan qui nous offre l’éternité, et ses larmes qui se cachent dans les corps des rêveurs. Image de l’exil et du vide à franchir. Les vagues m’encouragent et m’encensent, à croire que je ne serais Dieu que sur leurs terres. Je sens les eaux salés, les paupières lourdes. Et finalement je vais pour me mettre à la fignole. Près de quatre vingt pas pour entrer dans l’atelier qui m’a fait me sentir comme Proust quand il a mangé un peu de sa madeleine, des souvenirs s’éveillant dans ma tête, fleurissant subitement. C’était dans cet atelier que j’avais commencé mes premiers travaux d’Apprenti Charpentier. Dans cet atelier que j’avais découvert la Menuiserie. Il sentait le vieux, le renfermé mais les rayons du soleil du matin y pénétraient aisément créaient des rectangles de poussières. Il y avait du bois partout, épais, mince, minuscule. Sur le plafond, en bas. Des grands gouvernails accrochés aux murs, des schémas de bateaux imaginaires impossibles à construire. Comme une chambre d’enfant.

                J’allais et venais, sortant avec des pièces, des outils et du bois juste devant la mer qui m’accompagnait d’un fond sonore doux. Le premier bateau sera une chaloupe comme le deuxième d’ailleurs. J’hésitais entre une coque au fond plat ou rond. Dépend de l’usage, mais pour le confort dans l’eau, le rond est mieux. Moins de bruit, l’arc ne gifle pas dans l’eau. Son image dans la tête, j’ai commencé la dure besogne.

                Pour obtenir de grande longueur de bordés, il faut assembler quelques panneaux de bois ensemble. L’étape la plus difficile pour moi, c’est bien les calculs, vrai que je pourrais les faire au blair, mais les bateaux se respectent, pas les petits fuyards qui y monteront. Des points sont placés, comme des étoiles dans une galaxie, parallèles. Une grande règle trace une ligne lissée qui rejoint tous les points. Ça fait, je découpe la plaque de contreplaqué avec une scie sauteuse. En ressort des morceaux de bordés et du fond.

                Haha, merde, tu le fais vraiment !

                Pas le choix ! Dis, tu connais des pêcheurs ?

                Ouep, j’en vois deux souvent.

                Ils passent près du port ? Vers quelle heure ?

                Arf, très tôt, six-sept heures.

                Et leurs bateaux sont où ?

                Ben là, ils sont sans doute partis pêcher mais sinon ils les amarrent pas loin.

                On dit merci à Noah, et on reprend en scarfant les planches pour pouvoir assembler les morceaux. C’est long et ça me prend environ deux heures, mais coller serait pire, il faudrait beaucoup de sève et Noah m’en a pas mis à disposition. Je fais des trous tous les cinquante centimètres pour coudre avec des petits serre-câbles en plastique. Vingt fois pour chaque bordé. Opération rapide et gratifiante puisque le bateau prend forme d’un coup. Mais les meilleures des chaloupes et surtout sur Grand Line, se sont les armées. Elles possèdent des tonnes de petites places inconfortables que je ponce l’œil sadique.

                Hé Noah !? T’as bien deux canons pour des chaloupes armées ?

                Deux, tu paies ? Une, j’en ai une vieille…

                T’es vraiment un putain d’arcasien !

                Non, j’économise.

                Banquettes faites, j’attaque les cols de lattes qui faudra coller avec pour que ça tienne mieux et c’est à peu près tout ce qu’on trouve sur une chaloupe normal. Ça faisait longtemps que j’avais pas touché au bois. Ensuite, pour que l’armée prenne tout son sens, je dessine une coursie sur un morceau de panneau qu’il reste. Elle servira à caler le canon sur elle. Je prépare d’autres plaques pour renforcer  les bordes et les petites membrures de la coque de noix.

                J’souffle, le noir tombe et j’ai que les étoiles et la Lune pour m’éclairer. J’prends un peu du nectar des perdus et j’me remets au taf. J’sens la grosse pogne de charpent de Noah m’foutre une tape amicale dans l’dos.

                Qu’on lui rajoute un mat à cet engin. Il sera lourd avec le canon, le mec aura besoin du vent en plus de ses bras.

                Héhé, j’souris et j’prépare la toste et la planche trouée pour le p’tit mât. Une chaloupe armée à voile. C’est plus beau qu’un p’tit truc qui ressemble à une barque de fortune. Du sapin pour un bois circulaire marron foncé habilement poncé. J’prends note, Noah m’est supérieur  niveau charpenterie. Par guindage, on éléverait la voile et hop, le navire est prêt à prendre la mer.

                Un. Lui, j’le vendrai pas cinq millions.

                Vingt ?

                Rêve pas trop non plus ! Enfin, n’empêche qu’ton truc prend pas plus d’dix personnes. Comme j’t’ai dit, trouver un mec qui l’achètera en moins d’une semaine…

                T’inquiète pas pour ça, va. J’ai ma p’tite idée. Demain ça disparait.

                Oui. Le temps que je me faufile dans l’ombre que m’offre le ciel pour noircir les jours de malheureux. Les proies sont des criminels et vice versa, ici. Je dis au revoir à Noah, et le remercie, allant chercher notre premier client. Ou nos, à voir. J’arpente la ville de long en large et crache mon blues comme un lion en cage. Des heures de marche pour la gloire, songeur, la rétine large. Et quand les filins de lumière deviennent acerbes, j’entre dans un rade de nuit, amusé.

                Le patron me connait, je lui fais un signe de tête, mon regard fixant les bandits qui rient, parlent fort et crachent de la salive sans jamais s’arrêter. Il est là, quelque part, la personne qui va partir de cette île. Demain.

                  On entendait les sanglots du ciel, même dans cet endroit bruyant à l’abri des regards d’hommes heureux. On entendait les mélodies du tonnerre, les cris du vent et les arbres claquaient sur les nulle part sombres. On entendait le soupir des feuilles, les âmes mortes, les louanges de l’eau et leurs craintes. On entendait la nature s’exprimer, même dans cet endroit bruyant à l’abri des regards des anges.

                  Cet endroit que le Monde fuit, cet endroit des condamnés abandonnés par eux-mêmes. Il recueille les vices, les pêchés, le crime, la colère et tout ce qui fait peur. Tout ce qui scintille d’ombres. Nulle part, là où l’espoir ne pousse pas, là où les feuilles sont mortes, les amours aussi. Nulle part, là où les cœurs pourrissent, là où la vie est belle tant qu’elle nous consume. Les corps sont gangrenés de remords, et ils sont la pierre angulaire de tous. Les yeux sont aveugles, ils ont cessés de craindre car ils ont cessé d’espérer. Le tremblement des membres, la sueur, le stress. Ici, nous sommes chacun.

                  Un regard vif et un souffle, j’observais tout ce beau monde à la recherche d’une proie. Un homme non désiré, un homme mauvais dans le cœur et dans la tête. Et dans les bars, le patron connait tout le monde. Le dos fait face aux autres, la tête l’inverse.

                  Comment va, Kiril ? Qu’est-ce tu veux pour pourrir ton âme ?

                  Quelque chose de ma propre création, m’enfin, c’est pas près. J’viens pas boire c’te fois, remplis juste ma topette. Arf, fais moi une surprise, j’aime bien.

                  Tu cherches que’que chose alors ?

                  Ouep, un mec qu’a les moyens de se casser d’ici dès demain, qui fait le malin mais qui tiendrait pas face à moi et qui soit dans le rade, là, maintenant.

                  Tu m’intrigueras toujours, toi, alors. J’suppose qu’c’est important et qu’y a pas que de l’argent à la clef. Tant mieux, moi j’ai besoin que d’ça.

                  Hé merde, vous êtes tous pourris les mecs. Tu sais qu’j’suis un gros radin et que je peux te retourner le crâne en deux secondes alors t’as intérêt à être sympa avec moi pour que je sois sympa avec toi.

                  Très bien, très bien. Tu cherches un natif qu’on appelle par ici « La faille ». C’est l’mec bruyant derrière à ta toute gauche, un fusil, un chapeau et à peu près six dents portées disparues.

                  Merci chef. Avant, j’prends comme un p’tit verre que j’me fous en deux secondes, les yeux étincelants, j’souris jaune parce que les dents le sont et j’me lève. J’calque chacun des visages jusqu’à tomber sur l’mec en question. La mâchoire s’presse et mes pulsions prennent le dessus. On va détendre les phalanges, casser les ongles, briser, découper, arracher et encastrer quelques têtes dans les murs sales du bistrot.

                  Ils ont vu que j’étais pas net, ils me regardent tous d’un œil hagard. J’détourne rien, j’les fixe et ici c’est comme insulter la mère de quelqu’un. Et vu la façon dont je le fais, c’est comme si j’avais déjà collé une étiquette radasse sur l’ensemble de leurs mater’. Qu’on me dise pas que c’est vrai. Les seuls paires de seins que je vois sur c’t’îlot appartiennent à des putes.

                  Un bruit de verre qui s’brise sur le par terre. Un mec se lève, c’est pas lui que je cherche. Il faut que je lui fasse peur, qu’il pisse dans son froc et qu’il parte. J’aurais besoin de « toi » dans ce post, mecton. Mon visage se fait plus sombre, il s’noircit, y a plus aucun bruit. Et puis je vomis ces mots.

                  Je suis un démon… Un saigneur. Je viens offrir votre sang à ma propre gueule.

                  Des souffles coupés, je m’élance sans attendre vers la première bobine qui s’est levé, j’bam dans son bide, une fois, treize fois, vingt-cinq fois jusqu’à faire ressortir la vésicule biliaire. Et comme pour signer qu’j’ai fini, je termine par un coup de coude dans son aubergine, knock out. A qui le tour ? Plong, je me prends une table dans la tête, un mec qui voulait que je termine dans le brouillard, dommage pour lui, je suis pas une larve. A voir sa taille, il pesait lourd en tonnes et en crânes ouverts en deux. Je m’arrête, déjà entouré par plus d’une dizaine, la proie a pas bougé, sirote toujours son absinthe dans son coin.

                  Résultat, je me suis déjà pris une cinquantaine de coups en moins de dix secondes. Poussé dans la foule pour qu’on me fende le crâne, repoussé pour qu’on me torture le bide, je bloque le plus gros bras et je fous un poing massif dans son coude, tellement, qu’il se casse. Le mec crie mais je regarde déjà un autre crado que je bouchonne puis je double du droit dans son blair et que je finis par une balle de coton dans le cou. Je tends et montre le poing, puis je fous mon front en plein dans le pif d’un autre à qui je laisse pas le temps de souffler, giboulée de taquets partout sur le torse, crachat. Un avait sorti un couteau et essayait de me piquer. J’me suis dit, si lui il peut, moi aussi. Ken et Lana en main, les visages changent et reculent, moi ça me fait marrer. Pas tous les jours que tu vois une hache en os de mout’. Lana est déjà plus connue. Mon poing par comme l’éclair et le sang coule en moins de deux, un coup, deux personnes. Deux boums sur le parquet et des cris du patron.

                  Le piqueur s’est fait piquer, et les autres comprennent que la force du nombre n’existe pas. Je range mes armes et je compte sur « lui ».

                  Ploc.

                  Ploc.

                  Les gouttes de sueur sur le sol. Ou les gouttes de sang. Ploc. Il m’avait dit qu’il arriverait seulement s’il en avait envie. J’ai accepté sur le coup puis j’ai compris que c’était lui donner le droit d’exercer sur ma volonté. Mais c’est moi le maître. Je ferme les yeux et les ouvre dans mon corps. Meurtri. Le sang circule vite. Chaud, meurtrier. Mon sang, ma vie. C’est grâce à lui, mes phalanges le transportent à chaque fois qu’elles touchent un visage. Il leur donne cette force et cette chaleur que seul lui peut donner. Mon sang. Mais tu es capable de faire mieux, tu es capable de te montrer. Je le sais, je t’ai vu. Tu es capable de faire en sorte que tout le monde puisse te voir. Viens, dans mes yeux, sur ma gueule de pivé, voyage dans mes veines, le cou, la nuque. Le torse en même temps que l’épaule. Les bras, les avants bras. La main. Le poing.

                  Et.

                  Montre-toi.

                  L’atmosphère est enfin tombée, lourde, et eux, ils reculent. J’ai l’apparence d’un démon avec ces bras peints de rouge. La couleur des aurores boréales. J’avance lentement vers ma cible qui ne pouvait plus faire semblant de ne pas me voir. Il a ce visage exsangue d’une personne qui va mourir. Griffe la vie. Et puisque maintenant, je suis le Tout Puissant en ce lieu, je peux le dire : j’ai trouvé la faille. Et goutte au Scotch, mon Haki.

                  BOUM.

                  Suivi des schkrchh de dizaines de murs en pierre qu’il traverse. Je me retourne vers les autres avant d’aller le hanter. Et d’un geste les envoie tous embrasser Morphée. Le Scotch me brûle de l’intérieur et me crie de faire plus de victimes. Il m’assèche les veines, rougit mes pupilles et ce soir là, ils pourront dire qu’ils ont vu un véritable démon.

                  Je sors par le trou que j’ai fait, le froid m’apaise, il pleut encore. Le Scotch s’en est allé, je marche sur les notes de l’eau. En suivant les gravats des murs brisés. L’air est humide et plus lourd à cause du temps pluvieux mais l’inspirer me fait du bien, en fermant les clignots, on a l’impression d’être une seconde au paradis. Jusqu’à ce que « La Faille » nous ramène subitement à la réalité. Il était en sang, peut-être mort mais je lui ai quand même chuchoté à l’oreille.

                  La prochaine fois, je ne te manquerai pas.

                    Et voilà, huit millions pour toi. T’es vraiment qu’une sale ordure.

                    Peut-être.

                    Peut-être ? Le mec est venu me réveiller, m’a donné dix millions, a pris le premier bateau qu’il a vu et s’est cassé. Il était en sang, partout !

                    Il a du avoir une mauvaise nuit, qui sait. M’enfin, ce sont des choses qui arrivent surtout à Dead End, t’en étonnes pas. J’aurais encore besoin de toi, ces trois jours.

                    Qu’est-ce que t’as en tête ?

                    Construire des bateaux de pêcheurs. Deux.

                    Ho non, tu vas pas faire ça… Ils sont sympas en plus ! C’est des viocs qui vivent de la poiscaille, z’auront pas les moyens de payer.

                    Tu leur feras un prix, j’y vais, maintenant.

                    J’ai ris intérieurement quand j’ai appris que La Faille avait même pas attendu le lendemain pour déranger Noah. Quel tocard. Ça en fait toujours un de moins sur l’île. Elle me regarde fière aujourd’hui, suis-je l’un de ses fils les plus aimés ? Qui sait, en tout cas, ce n’est pas pour elle que je répands craintes et sang. Mais pour moi. Et.  Aujourd’hui, direction pêche. On va couler les vieilles barques en bois des vieux. Ce que je peux être vil quand j’ai besoin de quelque chose, hé hé.

                    Pulu pulu !

                    Ah ? Je pensais que ce truc allait jamais me servir. Avoir un escargot dans la poche, c’est gênant. Je pensais à l’enlever, sa bave rend mon pantif encore plus dégueulasse qu’il ne l’est.

                    C’est ?

                    Pa-patrick, monsieur.

                    J’en connais plein, t’es qui ?

                    Le fabricant, vous savez, que vous avez embauché y a deux jours.

                    Ah oui super, c’est pour ? Vous avez mes échantillons ?

                    Non ! Non, pas encore. C’est justement pour ça… Vous nous avez donné des consignes assez vagues. Même trop. Et on ne sait pas vraiment vers où aller. Qu’est-ce que l’on doit distiller ? Quelque chose de nouveau ? Un mélange ?

                    C’est votre taf, de savoir. Si je savais, je vous aurais pas appelé. Sachez seulement que j’veux une boisson divine. Sur ce, dérangez moi que pour m’dire de passer boire vos trucs ou sinon j’vous fends le crâne. C’est une promesse.

                    Gotciao.

                    En effet, deux bateaux de fortunes étaient attachés solidement à une bitte à l’aide d’un gros cordage. Des antiquités que seuls de vieux loups de mer peuvent posséder. Je me sens presque obligé de renouveler leurs vieux bateaux. Ça m’a volé un sourire, ou deux et ensuite j’ai plongé. Pouf, un punk dans l’eau avec des idées noires plein la tête. Après  avoir fait ma mauvaise action du jour, j’aurais plein de boulot alors autant faire vite. Je nageais jusqu’au bateau dans la mer glacée du matin, d’après Noah, ils devraient sortir d’ici vingt minutes pour aller pêcher. Une fois le pied dehors, plus d’bateau. Parce que Lana les a coupés en deux, cinq fois. Sinon c’est facile à réparer. Je détruis l’autre, la main gauche qui tient la corde et l’autre qui danse sur les barques.

                    Puis j’sors, je secoue la crête et je vais pour me sécher. Sans me laver, se laver c’est pour les gonz. Non, juste enlever mes fringues au Canard Dormeur, prendre un torchon, ou le droit et ensuite en prendre d’autres. J’reluque un mec bien matinal qu’était ni plus grand ni plus p’tit que moi. J’lui tapote le dos, il se retourne, grand sourire, il me renvoie un aussi, grosse mandale, il me la renvoie pas. Puis je disparais dans la brume.


                    T’es vraiment qu’un sale lézard.

                    J’devine que t’as deux nouveaux clients.

                    Bingo, et c’est pas honnête, je le ferai pas une troisième fois, j’te préviens.

                    Oh, t’as retrouvé l’honneur de Jack et tu l’as planqué chez toi ? Si t’as pas envie de faire affaire, rends les deux millions que t’as pris à La Faille.

                    Rends moi ma voile et mon canon, alors.

                    Okay, tu gagnes ce round. Ça va, là. Il s’agit de vieilles barques, j’ai qu’à faire deux bateaux en bois lambdas pour une personne. Même un nain pourrait faire ça.

                    Active toi alors, fais leur de la place quand même. Et puis, j’aime bien tes nouvelles fringues.

                    Moi aussi j’aime bien. J’ai une nouvelle histoire sur le dos, la redingue d’un autre, tout ce qu’il a accompli, son labeur et même le parfum de la femme avec qui il trompe la sienne. Je pense à lui, cet inconnu en caleçon assoupi dans une ruelle. C’est ce qui arrive souvent quand je décide de nager un peu et puis, j’aime pas faire les boutiques. Il est tôt, l’heure de faire des bateaux de pêche confortable et spacieux pour des viocs qui ne m’ont rien demandé. Je ne sais pas si c’est seulement l’argent qui me motive. Longtemps que j’avais pas passé mon doigt sur le bois d’abord rèche puis lisse. Cette sensation magnifique qui m’a conforté dans l’idée d’en faire mon métier. Et aujourd’hui je ne fais plus rien. Je mange du pain rouge, tout le temps, continuellement. Je suis un pirate du plus effroyable des équipages qui écument la troisième voie des Grand Line, des Saigneurs des Mers.

                    Trois panneaux de bois en hêtre, colle, scarf, coup de marteau et hop.

                    Mais il y a un truc qui me manque.

                    Topette, breuvage surprise d’hier, rhum vieux, sourire.

                    C’est dur de vivre d’habitudes, et parfois j’essaie d’apporter un peu de nouveauté à l’ennuie. En restant dedans. Le soleil, la pluie, le brouillard, la brume. Toutes ces choses que j’ai décrites plus tôt, elles reviennent tout le temps sans jamais changer mais parfois elles nous surprennent. Un arc en ciel, des éclairs. Et parfois dans cette pute de vie, t’as la chance de voir deux vieillots accordés tant d’importance à leurs habitudes. J’suis vraiment un connard. Je changerai c’est clair, mais pas tout de suite. Pour un tas de choses, parce que la fumée s’attache au blanc. Parce qu’on y gagne pas grand-chose à la pureté. « Et une trace de godasse suffit à la marquer au fer rouge pour toujours. » Y a plus qu’à la cacher sous du noir pour pas faire trop crade. Disait Serena. Et putain qu’elle a raison.

                    Fond plat, clous, plastocs, banquettes, vide.

                    Elles me regardaient sans le faire mais elles détournaient pas les yeux. Elles savaient qui j’étais mais elles se cachaient pas. Lana, et cette satanée rousse. Je changerai pour elles. Mais pas tout de suite. Aujourd’hui, on se concentre sur le présent. Et mon présent c’est le breuvage des yeux.

                    Topette, gorge humidifiée, rôt.

                    A chaque fois que je pose mon regard sur le ciel, il change de couleur et du gris matinal on est passé au bleu étoilé de la nuit. C’est beau le changement quand il se répète pas tous les jours. Sinon ça reste la routine. Je vis dedans, elle me consume, elle me brise. Mes os et mon âme. Je ne suis plus que ce pauvre humain qui ne peut qu’avancer nonchalamment en se demandant quand est-ce que se finira la route. Quand est-ce qu’il pourra enfin arriver au bout. En espérant mais en ayant peur quand même… Et il se dit qu’il a besoin de croire en quelque chose. Que cette chose viendra et c’est en ça qu’il croit. Je me suicide tous les jours à penser comme ça. C’est vrai, regarde un peu autour de toi. Tu passes devant des tonnes de gens, tu froles, tu bouscules. Et parfois je fais parti de la foule. Quand est-ce que tu te demandes que je pense, comme toi, aussi ? Un visage tranquille cache mille troubles. J’en ai des tonnes et je fais même pas exprès de les planquer.

                    Putain, Noah. T’as pas une bière ?

                    T’es toujours là, toi. Y a tout ce qui faut à la maison, ouep. Et ces bateaux ? Ah, jolis. Vont être contents les vieux pêcheurs.

                    Mais pourtant y a des choses qui rendent heureux un instant, des choses autre que celles qui puisent dans ta vie alors t’auras compris que je parle pas des drogues, ni de l’alcool. Non, faire un truc bien pour des mecs qu’ont vécus et qui vont bientôt devoir dire au revoir. Guérir les presque-morts, ça apaise. C’est dégueulasse de dire ça mais y a que ça qui me décrocherait un sourire parce que je suis pourri jusqu’à l’esprit. Et par contre, ça, ça prendra du temps à changer.

                    Je veux, héhé.




                      Et voilà, dix millions pile.

                      Que ça pour les deux ?

                      J’ai pris 20% comme on avait convenu. Ils viennent de partir, beau boulot.

                      Hm, en parlant de ça, j’vais devoir te demander une dernière chose, avant de plus foutre un pied ici sauf pour boire c’que tu m’dois en alcool.

                      Pas sûr. Mais dis ?

                      Me prêter une vieille barque pour la journée.

                      Je suppose que c’est pas la peine de poser de questions, hein. Vas-y, prends la chaloupe dans le grand hangar, là. Les gars vont t’aider. Bon voyage.

                      ...

                      Si un jour j’avais le cran et les roubignoles de t’écrire un mot, je te décrirais ce paysage-ci. La mer de nuages brumeux, le son des vagues, les murmures du monde aquatique. Si je pouvais sortir de cette bulle, de  ces craintes, de ce monde un moment, tu me verrais sur un petit navire de fortune entre la liberté et l’île des hommes aux cœurs pourris. Entre le Bien et le Mal, dans le Purgatoire avec une vision horrible du bas, et l’espoir quand la tête pivote sur le haut. Je te décrirais en quelques mots les sensations éprouvées, la peur et l’inverse, ces paradoxes qui font que. Je me sens un peu mieux. Je te décrirais mon sourire et les larmes sur mes joues quand je m’aperçois que j’utilise pas du futur mais du conditionnel. Des si. Ces si qui me font mal au cœur, qui me pourrissent, qui me font prendre conscience que je peux pas. Parce que j’en ai pas le courage. Et pourtant je peux pas t’oublier, Lana. Ça, jamais… Je voudrais. Tellement. Mais je peux pas.

                      Le vent du matin, le vrai, le froid, celui qui apaise. Je regarde les nuages, ou l’inverse. Faut que je me repose un peu. La dernière étape de l’opération approche. C’est aujourd’hui. Et quand tout ça sera fini, je vais pouvoir retourner à mes habitudes. C’est pas si mal, finalement. Qu’est-ce t’en dis, Serena ? Tu t’en fous ? Va alors, protéger le veuf et l’orpheline. Qui t’en empêcherait, hein. A toi aussi, si je pouvais, j’écrirais ce mot. Je te dirais que je vois les nuages bouger plus vite que la barque, que l’eau tape sur les bordées et que je suis capable d’entendre. Surtout,  que je suis capable de me concentrer sur autre chose que le chaos. Surtout, que je suis capable de te donner raison, une ou deux fois. Surtout. Mais malheureusement, il y a cette fierté d’homme qui m’en empêche et tu le comprends. J’aimerai pourtant que tu me dises l’inverse. Ça doit être une façon de m’aider. Tu es la seule qui puisse, la seule qui me connait.

                      Noah a compris que même un démon appréciait l’air froid. Celui qui voyage sur la peau, celui que rien n’arrête, qui va au travers des tissus. Celui qui a traversé de vastes contrées, loin, très loin d’ici. Je l’apprécie de déposer leurs odeurs sur moi et de me traiter comme tout le monde. De me donner un peu d’étrangeté sur la peau  alors, près de la crasse, des cicatrices et des restes de sang d’autres personnes, il passe, parcourt et s’en va. Il en a vu d’autres. Il est là depuis des millénaires et n’est pas près de partir. C’est lui qui nous maintient en vie. Et s’il décidait de s’en aller…

                      Trou noir.

                      Et réveil.

                      Mes châsses clignotent et se plisse instantanément au contact des rayons du disque orange qu’est le soleil. Je me suis assoupi ? Ah bon. Mais à en juger la puissance que ceux-ci envoient, ça doit être l’heure. Celle de couper des souffles et d’augmenter l’adrénaline. Je me redresse alors, prenant les deux rames et naviguant jusqu’au port où le Monde s’active, les charpentiers, les menuisiers, quelques pirates. Dead End est une salope, mais elle a son charme que la chasteté lui enlèverait. Cependant, je ne saurais pas dire si je l’aime. C’est une mère de famille d’accueil.

                      Fin du voyage. Retour sur terre. Bruits, rires, cris, plaintes. Bienvenue, elle me dit. Je souris et l’étreinte. Avant de dévorer la grande rue. Celle qui mène à tout mais surtout à ce que sera la dernière étape. Du premier chapitre certes, mais c’est une fin qui arrive quand même. Les mains dans la redingue, je bats l’estrade en affrontant les esclandres et les vies de chacun. Tous très pudiques quand il s’agit du privé, c’est bon de savoir qu’on se ressemble sur quelques points. Je mate à droite et à l’autre droite. Quelle adorable population, hein, tous ces débiles en cuir, ces connes en mini jupes. Je vais tous les faires venir voir à quel point nous sommes différents, eux et moi.




                      Hep, hep. Tu fous quoi ici, Kiril ?

                      Un des mecs qui gardent l’arène.

                      J’suppose que ta boite crânienne a pas bien encaissé l’article, je suis Kiril Jeliev, t’es sûr que t’as pas envie de me laisser entrer ?

                      L’truc est géré par Joe maintenant, et il t’aime pas, tout le monde le

                      Beigne dans sa gueule. Pour faire taire les idiots, le meilleur moyen, une mandale. Et je défonce la porte du personnel. Comme d’hab, l’arène reçoit du peuple, pas beaucoup mais quand même. Des mecs règlent leur compte et la règle est simple, « le mort avait tort. » L’avantage ? Jack dit que le vainqueur a raison, point. Tu respectes le gagnant et t’ouvres ta bobine à l’envers. Aujourd’hui, j’ai un compte à régler. Attendez.

                      Je veux passer ensuite, connard.

                      Euh… Kiril. Tu as vraiment besoin de l’arène pour te battre, toi ?

                      Non, mais aujourd’hui est un jour spécial. Teinté d’une couleur qui annonce la fin.

                      Hum… D’accord. Mais où est ton adversaire ?

                      Mon ? Haha, te fous pas de ma gueule.

                      Et quelques minutes plus tard, me voilà au centre de tout, regardé par tous ces chiens qui réclament du combat. Joe me devra quelques milliers de berrys pour l’audience que je vais faire grimper, là, maintenant.

                      Populacien, populacienne. Ceci est un message pour ce que vous avez en commun, tous, la cupidité. Que ceux qui veulent gagner vingt millions de berrys viennent me foutre à terre ! Regardez mes poches, hey ! Châssez les toutes ! Elles sont pleines de billets, vous voyez ?  Avec toutes ces conneries vous pourriez vous cassez, aller vivre ailleurs, loin de cette chienne qu’est Dead End ! Ramenez vos fils, vos pères, vos frères, toute votre putain de familles pour me foutre à terre ! Par contre chacun de vous devra payer cent mille berrys pour pouvoir peut-être gagner la somme par cent ! Vous avez juste à me foutre à terre et fuir avec ma redingue et mon pantif ! Je vous attends.

                      Silence religieux.  Ils se regardent, se taisent, me regardent. Moi je bois, m’humecte le gosier et les poumons, craque mes phalanges, mon cou. M’étire, baille. Tout ça en cinq minutes. Jusqu’à pouvoir enfin faire voir mes dents et mes yeux fous. Le premier avance, seul, un deuxième, un troisième, des dizaines. Une armée de poings, de couteaux, de haches. Vrai que j’ai pas spécifié si j’acceptais ou pas les armes blanches. Mais bon. Les gradins se remplissent mais le silence est plus fort que les corps. J’attends le premier mouvement, celui qui fera ressortir la bête. Ça peut être n’importe quoi, un grattement, un éternuement, un battement de cils…

                      ON COMMENCE !

                      Les pognes en poings, prêtes, parés pour creuser des trous de crânes cassés, j’emborgne le premier avec ma gauche que je double d’un coup de genou, triplé d’ma godasse dans la gueule. J’reçois un coup par derrière que je pare pas, j’me retourne pour renvoyer la pareil en plus massif à l’opposant mais bam, un autre coup pour moi, j’me baisse et cette fois-ci, je pare. J’uppercut un, mon ventre s’en prend plein la tronchiole, j’crache d’la salive rouge mais j’désespère pas, et je pose des tas. Y a quelques malins qui touchent un peu trop à mon veston, rempli de billets. Ceux-là ont le droit à mon coude qui fait mal quand on se le prend en plein dans le blair, ils déglutissent.

                      La tonne de mecs sur moi me foudroient de coups, parfois on essaie même de me piquer en criant « D’toute façon, j’t’ai jamais aimé » ou encore « C’toi l’enfoiré qu’a couché avec ma femme » Ah, p’t’être, pardon m’sieur. J’envoie des casse-gueule et des taquets, mais pas assez puisque les combattants se multiplient et moi, j’suis d’jà essoufflé. Et merde, pas utiliser Lana, faut pas. Si je l’utilise il risquerait de mourir et ça ferait pas mal d’impôts en moins. Impôts que je touche, donc finalement je me ferai perdre de l’argent sur du long terme.

                      Alors j’continue avec les poings et les parades, parfois même un genou dans les couilles parce que c’est simple et efficace. J’écrase des gueules avec le talon d’ma bottine et mon poing vient faire rougir des joues. Badam, badam, badam.

                      L’arène se remplit, on entend l’hymne local, des sifflements, des cris d’encouragements pour untel ou un autre. Alors j’bouffe le tel à coups de gilquins, de rampons et de gourmades. Je bouchonne, j’fous dans la fumée. D’vant un mec qui se ramène avec une hache, j’sors Lana pour le parer entre ses piques, et j’finis par un coup de front qui le fout dans les vapes. J’me fais démolir de derrière et quand j’sens que je vais lâcher, pas le choix.

                      Beigne dans ta gueule et tu baignes dans ton sang.

                      Lana vient trouer le bide d’un crado, repose en paix, on pensera à prévenir ta maman. J’sens les regards furieux que Serena me jette, okay, plus de beigne dans ta. Au lieu de ça, j’tape dans les estomacs comme dans un ballon. Benzema Punk. Et le mec s’envole aligné deux trois de ses camarades. Dans l’affaire, j’perds des dents, mes poils s’hérissent, j’me mobilise. J’numérote mes os, on me tanne le cuir, on m’amoche sévèrement la gueule. J’bouge pas. On m’envoie même des coups de saton, de targettes, de trottinets, j’encaisse.

                      Mes pupilles rougissent, il arrive, il sera bientôt là. Mes phalanges se partouzent tellement elles sont serrées,  il arrive. J’le sens parcourir mes veines, le sang se chauffe à son contact. L’âme est lourde, l’esprit aussi. La salive coule de plus en plus, j’crache. Le temps qu’ça arrive jusqu’au sol, le Scotch rougit ma peau, j’sens plus de puissance que dans l’bar l’aut’soir, sûrement qu’il était impatient de surgir. J’ai pas le droit à beaucoup de coups alors j’vais faire en sorte qu’ça l’amuse. En utilisant la puissance d’un colosse qui venait pour m’foutre une mandale en pleine tronche, j’contre avec ma droite hakisé en faisant attention à la trajectoire. Et boum, ses cent cinquante kilos dans la bobine d’une dizaine d’autres mecs. Le Scotch en veut plus, j’sens, ma main tressaille. Il veut briser des os, briser des os, briser des os. Il attend sa proie qui ne vient pas. Mais plus personne, ils ont vu, ils l’ont vu, cette main rouge, l’aura de la mort qu’elle émane et ils reculent. Mais le Scotch ne s’en tiendra pas à là et comme pour me montrer qu’il est encore le Maître, il m’emmène sur un groupe de fuyards et brise la nuque d’un.

                      Mes genoux se posent à terre… Mes paumes suivent. Sueurs, respirations rapides, et le battement du cœur plus fort que le cri de la foule. Pâleurs, frissons, tocs. Les effets secondaires du Scotch. J’vois flou, et je connais ces couleurs. Ces celles que tu vois quand t’es tellement défoncé que tu sais plus comment tu t’appelles et quand t’es né. C’est celle qui te frappent le cœur, la tête, celles qui te demandant de partir, ou de faire des conneries, plein. Le Scotch en veut plus mais il peut pas, alors il se défoule sur moi et me martèle de l’intérieur. On me siffle à l’oreille, un sifflement qui me brûle les oreilles. Et c’est comme si du sang coulait de partout. Des yeux, du nez, de la bouche, des doigts. Du sang dans les sens.

                      Je respire, respire. Ils ont perdu mais le Scotch m’a gagné.


                        Heu, vous êtes sûr que vous êtes en état de boire ?

                        Ferme là et prie pour que je trouve que ces merdes soient des putains de futurs produits. Vu ?

                        Hm… Ou-ouais…

                        Des tas de verres posés sur une table devant une équipe de cinq merdeux. Et moi, j’ai les bras intégralement bandés. Après ce qui s’est passé à l’arène, j’ai cru crever. La peau qui brûlait, plus de sens. J’ai plus rien vu, et je me suis réveillé dans ma chambre avec une couette. Une putain de couette. Y avait mes affaires, ces bandages et tout mon pognon. Joe, sûr. Y a que ce débile pour me soigner pour me crever de ses propres pognes. Il s’est passé le vide pendant ce temps d’absence. J’ai juste pensé que j’avais une dernière chose à faire. Quarante millions en une semaine, c’est comme ça qu’est Dead End. L’illégalité, reine, te fait faire fortune. J’ai pensé qu’il fallait terminer l’effort par l’apéro. Et me voilà ici.

                        Devant une bande d’eunuques. Pressé de boire. Mais c’est pas en me défonçant que je vais choisir. Alors d’abord, j’passe mon pif sur les verres et je sens. Celui là sent trop doux, tu le vires, celui là aussi, vous avez foutu de la grenadine dedans ou quoi ? Etc… Sur les dix sept verres, l’en restait plus que douze. Et là, j’ai pu boire. Des mélanges, rien de nouveau, des goûts étranges, rien qui prend aux tripes. Que dalle. Sur les douzes.

                        Vous êtes dans la merde. Rien. Vous avez rien à me faire boire ? C’est quoi ces merdes ? Tu penses gagner quoi en foutant du rhum dans du whisky à part ta mort ? Hein ? Tu penses inventer quoi, connard ? Réponds moi !

                        Excusez moi ! Mais en une semaine, on avait pas le

                        J’m’en bats les roubis, tu te souviens de ce que je t’ai dit à propos de ta femme et de ton gosse ? Hein ?

                        Attendez, m’sieur. Il nous reste trois boissons… Elles sont un peu étranges et puis, ça vient d’une de vos consignes.

                        Consigne ? Fais moi boire, on verra après.

                        Laurent revient avec trois verres. Je sens… ça envoie. Un truc que j’ai jamais senti avant. J’hésite puis je finis par boire un peu du premier. J’dis un peu parce que ça en jette et j’avoue que j’ai pas pu aller plus loin… Oh, merde… Le deuxième était moins fort, j’sens que c’est un peu plus laiteux, j’avale. Y  a un truc, mes yeux éclatent, et d’un coup, j’me sens mieux niveau bras. J’vois blanc, rouge, blanc. L’impression d’être immortel. Et enfin, le dernier, celui qu’a l’odeur la plus forte, noir. J’bois et mes muscles se contractent tous au même moment. J’tousse.

                        Oh, vous allez bien m’sieur ?

                        Ferme là.. C’est quoi ces trucs ?

                        Tain j’t’avais dit que c’était stupide !

                        Dites moi !

                        Vous avez dit vouloir quelque chose de divin et puis vous parliez souvent de nectar… Alors on a cherché la composition de la boisson des dieux de l’olympe et des héros. Le premier, le Kykeon, c’est à base de vin, d’orge, de miel, de fromage râpé et de champignon hallucinogène. Le second, le Soma, est fait d’hydromel, de lait, de malt et de plantes aromatiques. Et le dernier, le Nektar, c’est le fameux vin au miel qu’on macère dans des fleurs.

                        Vous êtes… des putains de tarés… Mais vous êtes engagés ! Faites en moi des tonnes de litres !

                        La minute qui suit s’évapore doucement devant le nectar des dieux. Elle prend la fuite, elle a peur. J’ai bien conscience que si elle part, c’est que le breuvage est puissant. J’en reprends et rempli ma topette de Kykeon. Pour l’effet hallucinogène. Cette nuit encore je vais m’évader, j’en ai besoin. Le Scotch a arrêté de m’imploser, elle est libératrice. Mais avant. Avant d’aller passer une nuit avec mes démons, il faut parler affaire une dernière fois. J’écrase mon Denden dans ma pogne tout en m’humectant l’intérieur. Ça pullule.

                        Allo, c’est ?

                        Le mec a qui vous allez accepter de donner votre nom, m’sieur distillerie.