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La chasse.

Du sable. Chaud et fin. Des dunes joliment arrondies sous un soleil généreux. Le contact des grains qui s'insinuent dans les chaussures à lanières est doux, agréable. À chaque pas, quelques perles d'or roulent le long de la pente; sans laisser de trace, sans défigurer le sol, vestige immaculé après son passage. Un glissement de terrain gracieux, silencieux. Harmonieux. Une brise légère vient caresser le visage du marcheur solitaire. L'homme fait courir sa main droite le long de son flanc gauche, attrape la gourde de peau qui y pend, en bandoulière. Il soupèse le récipient pour évaluer la quantité d'eau restante. Visiblement satisfait, il porte le bec de corne à sa bouche et tire une gorgée. Pas bien grande, il faut savoir se rationner lorsque l'on entreprend de longues marches. Ni trop petite, l'objectif reste de s'hydrater. Le liquide envahit son torse, la sensation de frais est plaisante. Un jappement, lointain, attire son attention. Il s'autorise à une courte halte, de trente secondes peut-être pour scruter les alentours. Il ne voit rien. Sans précipitation, il repart après s'être assuré de reboucher hermétiquement l'embout.

Il vient d'avaler une nouvelle dune. Cela fait plusieurs heures déjà qu'il progresse. Ses réserves d'eau ont diminué. Il n'y apporte aucune importance. Sous ses vêtements d'homme du désert, la transpiration exsude de son corps. Pourtant, ses traits restent impassibles; s'il est marqué par l'effort, il n'en laisse rien transparaitre. Une main en visière, il avise l'horizon. Cette ligne de jonction où le bleu azur vient plonger dans le sable. Perdu dans l'arrière-plan, cerné par ciel et terre, il distingue un minuscule point noir. Comme une tâche, immobile. Difficile de deviner ce que c'est exactement. Plus près de lui, l'étendue ocre se découpe pour offrir un étang de couleurs bariolées. Un cercle de différents tons de vert et de bleu. D'ombres et de lumière. Une oasis. Il hoche la tête, lâche un petit soupir de contentement. Il va pouvoir se ressourcer avant de reprendre sa progression.

En approchant, il repère des empreintes de sabots, légères, fines, nombreuses, qui se sont incrustées dans le sol. Peut-être des antilopes. Il y a d'autres marques différentes, à côté. Cela pourrait être un renard des sables, l'espacement entre chaque trace est plus réduit. C'est donc que l'animal est plus petit. Toutes mènent vers la source. À mesure qu'il approche lui parviennent de nouveaux bruits. Ils viennent perturber le silence ambiant, rappellent qu'autour de tout point d'eau, il y a de la vie. Ça hennit, ça glapit. Il y a même ce petit jappement entendu tout à l'heure. Le même animal ? Qui sait. Quelques oiseaux chantent, il croit même distinguer le froissement des feuilles sous le vent. Chaque nouveau pas le rapproche de l'oasis. Mais ...

Sans crier gare, le vent s'enhardit. Une bourrasque aussi soudaine qu'inattendue vient balayer le sable. Les grains volent, piquants, virevoltants, viennent fouetter la peau et agresser l'œil. Le marcheur protège son regard de l'extérieur de son avant-bras. Sa progression est freinée, puis bientôt condamnée par les conditions climatiques devenues meurtrières. L'horizon proche se bouche, l'oasis disparait dans un tourbillon. Il se tapit contre le sol au plus vite, s'ensevelit à moitié sous le sable. Déjà, la tempête gronde. Le vent siffle, couine tout autour de lui. Les rafales mordantes viennent le lacérer dans sa chair. Il serre les dents, et ressent pour la première fois depuis longtemps la vraie soif en passant sa langue trop sèche contre ses dents. Ses traits tirés par la déshydratation souffrent même de sa grimace. Il a soif. Il a mal. Il sombre dans l'inconscience. Le tornade jappe à ses oreilles. Une bourrasque plus acérée que les autres vient enfoncer ses crocs gourmands dans sa chair.


Aye.

Par pur réflexe, sa jambe lance un coup à l'aveugle. Sa semelle part toucher quelque chose. Un petit cri aigu plus distinct heurte ses tympans. Toujours le même. Il le tire de son coma. L'homme ouvre un œil. La tempête s'est dissipée. Plus de sable qui vole, plus de vent qui gronde. Pourtant, il se sent faible. Trop. Sa vision est brouillée. Une chaleur de plomb l'assomme. Son corps entier est ankylosé. Perclus de douleur. Il se force à se redresser sur son séant. L'effort est tel qu'il se pense planté par mille aiguilles affûtées en même temps. Ses nerfs sont tiraillés. Les crampes étreignent le moindre de ses muscles. Il tâtonne en quête d'une gourde qu'il ne trouve pas. À niveau d'épaule, côté droit, il note plusieurs petites morsures dont il ne s'explique pas l'origine.

Devant lui, on bondit. C'est un chacal. Le cerveau encore amorphe laisse les réflexes gérer la situation. Une main agrippe le prédateur à la gorge et serre. Il a du mal à maintenir sa prise et doit se servir de toute son énergie. L'animal repose sur ses pattes arrières, ses pattes avants battent le vide, tout près de lui, jusqu'à déchirer un bout de tissu noué derrière sa tête et qui protégeait tout le quart de son visage, en haut à gauche. Le cache ôté vient dévoiler une blessure. La blessure. Une balafre encore fraiche qui part depuis le milieu de la joue et remonte jusqu'à la pointe du front. Au milieu, l'œil, lacéré, un éclat de sang séché autour. Et un jus infecté qui suinte le long de la cicatrisation encore fraiche, pigmentée de grains de sable. Coup de griffe tout près de la plaie. Nouvelle douleur. Petit rugissement. Dans la lutte, son regard se perd derrière son agresseur, va cibler un point noir, si minuscule à l'horizon. Il grogne. Il se souvient. Une lueur vient allumer son regard. De nouvelles forces lui parviennent. Il se souvient, oui.

Le désert, l'oasis, la tempête. Et bien avant ça ...

Sa pogne se raffermit. Il serre. Un peu plus fort à chaque seconde. Il ne fixe pas le chacal; sa vue ne se défait pas de cette tâche noire, au loin. Mâchoire serrée, œil assassin. Il tord, un coup sec. Un craquement net. L'animal est mort. Ses doigts s'échinent à arracher le pelage. Un de ses ongles saute, il ignore la douleur. Il griffe, il lacère, comme il peut. Enfin, la peau se déchire, du sang en jaillit. Il boit. Goulument. C'est chaud mais c'est bon. Une nouvelle ardeur l'envahit. Il sait ce qu'il fait ici.

Il n'y a pas de tempête. Il n'y a pas d'oasis. Simple mirage. Il n'y a rien. Juste un homme que le désert a recraché alors qu'il l'avait avalé. Parce qu'il a un travail à finir. Une vengeance à mener.

Il est en Chasse.


Dernière édition par Trinita le Jeu 11 Juil - 20:51, édité 1 fois
    Il s'est relevé. Gavé du sang de celui qui l'a trop vite cru mort. Il va mieux. Pas beaucoup mieux, juste assez pour reléguer sa souffrance au second plan et laisser sa détermination le porter. En dégageant le sable, non loin de lui, il a retrouvé sa gourde. Il l'a remplie de son mieux, il ne faut pas négliger une deuxième fois l'impact du soleil ardent, ici, au beau milieu de nulle part. Le sang bouillant n'est pas sa boisson favorite mais aujourd'hui, ce sera tout comme. Un pan de sa tunique arrachée lui sert de nouveau bandage protecteur. Il n'a ni le temps, ni les moyens de nettoyer la plaie infectée, mais ce cache-œil est un peu plus propre que le précédent. Ces ultimes précautions avant de relancer la chasse ne lui ont pris que cinq minutes. Il ignore combien de temps il a passé, évanoui sur ce lit de sable, mais sa proie en a forcément profiter pour accroître son avance. Elle fait bien. Elle fuit pour sa vie.

    Lui repart, prudent. Un pas après l'autre, sans hâte. Il est un des rares à se voir offrir une deuxième chance, face au désert. En se lançant à corps perdu dans sa chasse, il s'est précipité. L'immensité ocre lui a rappelé sa faiblesse. S'il veut vaincre autrui, il doit d'abord dompter son propre corps et apprivoiser l'environnement. Ne pas lutter contre la chaleur, mais la voir comme un paramètre à assimiler. Apprendre de ses erreurs. Évaluer ses capacités, découvrir ses limites, les tutoyer mais n'en faire jamais trop. Trouver une cadence, s'y tenir, éviter le moindre effort superflu et avancer. Un pas, un autre. Un pas, un autre. Le souffle régulier. La foulée légère. Patiemment. Ignorer la distance à parcourir, ignorer le retard pris. Ignorer la souffrance; les brûlures qui tiraillent la peau, l'insolation qui martèle la tête, la douleur lancinante qui semble forer toujours plus profondément derrière l'orbite de son œil gauche. Ignorer jusqu'à ses propres pensées, pour ne se consacrer qu'à l'instant présent, à ce pas supplémentaire. Économiser l'influx, s'épargner la fatigue nerveuse. Focaliser tout son organisme sur la marche. Et avancer.

    L'œil valide part, de temps à autre, toiser l'horizon. Distinguer la position de la cible. Si elle est invisible, attendre, patiemment, au sommet d'une dune, qu'elle réapparaisse dans le champ de vision. En profiter pour récupérer. Une gorgée, pas plus. Et se remettre en marche. Toujours la même méthode. Parfois, il pense perdre du terrain, parfois en reprendre. Parfois, sa vision vacille, il croit distinguer plusieurs tâches, au loin. À ce moment-là, il s'arrête, respire. Les mirages ne lui causeront plus de tort, il est vigilant. Lorsque son organisme est trop loin dans le rouge, il relâche la pression. Rester fort, rester lucide. Garder les idées claires, c'est l'assurance de voir un peu plus loin. Et, en respectant ce marché, en acceptant de se plier au règles imposées par la nature, il avance. La plante des pieds déchirée par des chaussures inadaptées à l'environnement. Les lèvres boursouflées par la chaleur et la déshydratation. Ce goût de sang au fond de la gorge. Il accepte tout. Une fourmi dure au mal qui avance, envers et contre tout, se rapproche de son objectif.

    Lorsque l'astre décline enfin, dans le ciel, il se sent en meilleure condition qu'à son réveil. Il aimerait continuer, mais ce serait folie. Suivre une trace deviendrait un exercice périlleux; repérer les scorpions, ou les serpents des sables qui sortent à la surface, impossible. On ne peut pas toujours défier la mort. Alors, quand la visibilité se réduit trop, il s'arrête. Pour la dernière fois de la journée, il repère la position de celui qu'il chasse. Il a comblé une partie de son retard. Pour la première fois de la journée, il pense.

    À lui, à l'autre. Aux raisons qui le poussent à continuer. Peut-être aurait-il dû consulter un médecin pour sa blessure en premier lieu. Il craint de perdre l'usage de l'œil gauche. Peut-être devrait-il abandonner l'idée de faire payer le coupable, pour cette fois. Son propre Sergent, du temps où ils étaient encore à la marine. Le seul à l'avoir suivi jusqu'au bout, dans le déshonneur, lorsqu'on l'a chassé du corps armé. Le Sergent Cripel, démissionnaire de son poste d'Officier en signe de protestation à l'encontre du châtiment injuste qui l'a accablé. Ils s'estimaient, à cette époque, s'appréciaient même. La vie les a séparés après ça, pour ne les réunir qu'hier, dans ce sombre entrepôt où il a mis hors d'état de nuire tous les receleurs. Tous, sauf un. Celui qui l'a meurtri dans sa chair. Cripel. ... Non, il ne peut abdiquer. Il ne peut pardonner. Cripel a sombré, il paiera. Ils paient tous. C'est inutile de tergiverser là-dessus.

    Il faut nuit noire désormais. L'homme a creusé profondément dans le sable, en quête de fraîcheur. Une fois le trou suffisamment profond, il s'y est laissé glisser et s'est enseveli. Ainsi, le corps récupère au mieux de l'effort pendant le sommeil. Il a cinq heures de repos devant lui. Il sera reparti avant l'aube.

    [...]

    Les dernières étoiles disparaissent, dans le ciel sombre. Le marcheur profite de la douceur relative qui règne encore pour accélérer la cadence. En restant attentif à ne pas trop forcer, toujours. Réceptif aux signaux que lui envoie son corps. Mais pour le moment, ça tient bon. Une heure plus tard, il fait déjà trop chaud pour continuer à ce rythme. Quand il rallie le dernier point où il a repéré sa cible la veille au soir, le cap des quarante degrés est de nouveau franchi. Il n'est pas encore sept heures. Un nouveau marathon s'amorce. Ultime gorgée. Sa gourde est désormais vide. Il faut en finir. Ce qui n'était qu'un point sombre dans le décor la journée d'hier est désormais une tâche, plus grosse. Il a repris du terrain. Beaucoup. Peut-être Cripel l'attend-il pour en finir. Tant mieux. Il n'a plus qu'à remonter la voie tracée par son ancien second. Plusieurs empreintes marquent encore le sable, là où il est passé. Le vent ne les a pas encore balayées, il est désormais aisé de le suivre. Il reconnait des traces humaines, d'autres ne le sont pas. Et, à certains endroits, le sable est un peu plus roussi. Du sang. C'est léger, mais net. Le marcheur fronce un sourcil et jette un regard méfiant aux alentours. D'autres prédateurs que lui en ont après sa proie.
      Il se rapproche. Invariablement. Irrésistiblement. Lui le sait, sa cible le sent. Elle cherche désormais à progresser dans le lit des dunes, invisible pour un temps encore, afin de leurrer son poursuivant. Mais c'est inutile. Il est trop près et se contente de suivre la piste, de plus en plus lisible au sol. En l'examinant plus attentivement, il remarque que l'empreinte laissée est plus profonde à gauche, tandis qu'à côté de celle du pied droit subsistent parfois quelques traces de sang. Cripel boite. Quel que soit l'animal qui l'a attaqué, il lui a laissé un sévère handicap. À tel point que le garrot qu'il n'aura pas manqué de se confectionner ne stoppe pas totalement l'hémorragie. Bientôt, l'ex-Sergent se rendra compte que ses forces l'abandonnent, qu'il sera inutile de tenter de fuir. Il attendra le coup de grâce, bête blessée et vaincue. Tout du moins, c'est ce dont il essaye de se convaincre.

      Mais Cripel est un homme fort, il le sait. Cinq ans de bons et loyaux services à ses côtés l'en ont convaincu. Il ne se résignera pas avant des heures. Et sa poursuite pourrait bien lui coûter la vie à lui aussi, si elle se prolonge trop longtemps. Chaque pas qui l'enfonce un peu plus dans l'étendue désertique, c'est un mètre de plus à accomplir pour retourner à la civilisation. À l'eau. Boire, il veut boire. Le sueur perle de nouveau abondamment le long de son front, de ses bras. Il se sent de nouveau décliner. Presque insensiblement, il glisse un peu plus à chaque nouvel effort vers le point de non-retour. Il doit le rattraper. Il serre les dents, ignore ses muscles crispés par une douleur que le cerveau les force à accepter; et accélère. Il joue son va-tout. Progresse presque deux fois plus vite qu'avant, peut-être cinq fois plus vite que Cripel. Il est un automate, rien de plus. Qui lance une jambe devant l'autre, invariablement. Son organisme n'encaissera pas longtemps ce régime insensé. Mais quand l'idée d'abandonner point, il l'ignore, relance simplement, une fois de plus. Imperméable à l'effort. La chasse prendra fin très bientôt. Elle le doit.

      [...]

      Sur la dune voisine, une hyène. Elle le suit depuis cinq minutes déjà. Elle le lorgne à distance, comme son prochain repas, attend patiemment qu'il montre les premiers signes de faiblesse pour venir le harceler au corps. Ironie du sort, il était le chasseur, le voilà chassé. Le rapport de force était incomplet, le charognard vient rappeler l'omniprésence du danger de mort qui le guette désormais. De petits rires abjects, un peu plus avant, derrière une nouvelle dune. Le signal. Ça y est, celle qui lui filait soigneusement au train se rapproche. Il n'aura pas l'occasion de rattraper Cripel. Son cœur s'emballe, l'adrénaline lance une ultime décharge pour préparer les muscles à ce qui va suivre. Il va devoir lutter pour sa propre survie. Au sommet de cette dune, il sera encerclé.

      Il les voit. Quatre autres hyènes. Il respecte cet animal. Inlassable prédateur, harceleur hors-pair. Des qualités louables. La cinquième de la bande rejoint les autres, toutes se positionnent pour encercler leur cible. ... Là, quelques mètres devant lui. Ce gaillard en appui sur une jambe, qui tourne difficilement sur lui-même, un couteau dans chaque main. Cripel.

      Situation inattendue. Que faire ? Observer la nature le venger de celui qui lui a pris son œil, ou lui venir en aide ? Il mérite peut-être ce qui va lui arriver. Mais ce n'est pas la justice des hommes qui l'emporte. Un instant, il s'assied pour réfléchir, faire le point. Toujours attentif à la scène qui se déroule devant lui. Son ancien bras-droit l'a vu, il gesticule de plus belle devant les assaillants. Déjà, le chasseur se relève déjà. Sa décision est prise. Le buste droit, la démarche assurée, il approche. Pas la moindre trace de souffrance sur son visage. Il toise les mammifères, dur, emplit ses poumons d'air et libère un cri de rage puissant qui les incite à prendre leurs distances. Il vient de leur gagner un moment de répit. Une fois sûr que le danger est provisoirement écarté, il reporte son attention sur Cripel. À bout de force, celui-ci vient de se laisser tomber sur le sable cuisant dans un rictus de souffrance. Échange de regards qui libèrent la vérité. L'un est au bout de la piste, l'autre a encore de l'ardeur. L'un cherche à sourire devant le cocasse de la scène, résigné, l'autre serre les dents.


      Tchh ... Lieutenant.

      Un espèce de salut fataliste. Et plus rien pendant trente secondes. Ils ne bougent pas. Ils ne parlent pas. Ne restent que les souffles courts, fatigués, à rythme irrégulier. Le chasseur surplombe sa proie, la fixe intensément et la force à rentrer la tête dans les épaules, le regard piteux rivé vers le sol. Déjà, les charognards amorcent une nouvelle approche, leur petit cri caractéristique les en informent.

      Elles nous narguent ... Voilà ce que je vous propose. Seul, on a aucune chance de les battre, à deux oui.

      Proposition simple, honnête. Il faut survivre. Cripel lève ses yeux plissés, brave le soleil pour sonder le visage de son ancien supérieur, à la recherche d'un indice. Il reste là, mâchoires crispées, poings fermés. Son ombre elle-même semble écrasée sous ses pieds. L'ancien sergent tente d'humecter ses lèvres rapeuses, en vain. Il n'a plus de salive.

      Vous dites rien ? ... Vous savez que j'ai raison. Tenez, meilleur marché : je vous échange votre gourde contre un de mes couteaux. La mienne est vide, et même si vous êtes plus frais que moi, vous vous en tirerez pas à mains nues contre ces bestioles.

      Regard inquiet, derrière. La menace se rapproche.

      Alors ?

      Il le relance, impatient, sur le point de craquer. Pourtant, c'est un solide gaillard de presque cent kilos. Mais là, c'est trop, tout simplement. Il est prêt à se résigner quand une main tendue vient se planter, là, juste sous son nez. Il la fixe, hébété. Son taiseux Lieutenant vient de faire un geste pour lui. Le geste. Il n'en revient pas. Sa pogne calleuse vient s'enserrer autour de l'autre, une traction lui permet de se relever. Son regard a retrouvé l'étincelle d'espoir enseveli. Il attrape son plus beau couteau, à sa ceinture et le tend à son chasseur devenu sauveur. Il a retrouvé du courage, de la hargne. Il a retrouvé de l'envie de lutter.

      Collons-leur une raclée, Lieutenant.

      Cripel attrape la gourde en se retournant déjà pour couvrir les arrières de son supérieur. Son mouvement se ralentit, pourtant, et bientôt se suspend. Surprise et crainte mêlée réapparaissent soudain.

      Mais ...

      Il agite le récipient, frénétiquement. Avant de lâcher, sans comprendre :

      Mon Lieutenant, elle est vide.

      L'ex-sergent Cripel n'a pas le temps de finir de se retourner. Ni de demander des explications. Une main s'abat sur son épaule, son propre couteau vient s'enfoncer jusqu'à la garde dans sa nuque. La pointe en ressort par la gorge. Un gargouillis morbide, des tressaillements, quelques secondes. Et c'est tout. Une flaque de sang entoure le cadavre tout frais.

      Le chasseur récupère sa gourde, puise à la source. Derrière, les hyènes s'impatientent, s'approchent en couinant pour lui disputer sa prise. Il grogne. Se retourne, lame au poing. Aucune bête ne conteste sa domination plus longtemps. Enfin, quelques minutes après, il se relève, une auréole de sang autour de la gueule, ses vêtements noyés de carmin. Le couteau glisse à sa ceinture, la gourde à son flanc. Il abandonne le cadavre.

      Derrière, les hyènes commencent leur festin. Il rentre.