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Demain, c'est loin

Le 5 octobre 1623.

-Tu manges pas, mec ?
-Pas faim.
-Aller, vu ta gueule, tu dois pas avoir de quoi casser une bonne croûte tous les jours. Alors fais pas chier, et sers-toi. C'est à mes frais.
-T'vas pas m'forcer, non ?
-Quelle bonne idée. Mange.
-Non !

Il l'avait cherché, il l'avait trouvé. Et Jonas s'était jeté sur un Sören tout juste lavé du sang des autres et de son propre sang. Ses ongles sentaient encore la terre, tout en lui parlait d'une mort côtoyée de trop près. Et ce connard voulait encore qu'il mange, attablé comme un gentilhomme en croisière ! D'ordinaire, il ne crachait jamais dessus, ç'aurait été inconvenant pour qui a connu la faim. Jamais il n'aurait pensé désirer se contraindre au jeûne. Mais jamais il n'aurait imaginé non plus pareilles circonstances.

-Lâche-moi, nom de Dieu !
-Ah ah ah !

Jonas avait arraché le barde à sa chaise pour le plaquer au sol. Il s'évertuait à lui faire avaler un poisson entier, avec tête, yeux, arrêtes et branchies. Affaibli par les évènements d'Esquim, Sören ne se sentait pas la force de lutter. S'il avait honte de se retrouver en pareille situation de faiblesse, ce n'était que relativement à l'échec qu'il avait connu, et à la leçon terrible que l'officier lui avait donnée.

Le forcer à aller enterrer ceux qu'il avait essayé de sauver. Il revoyait certains visages torturés, qui un jour lui avaient sourit en recevant leur livraison du jour. Il lui restait la fierté de ne pas pleurer, de rester digne. Dignité de refuser la nourriture qui l'écœurait, de se retirer en lui-même, de méditer ses actes, d'affronter ses propres contradictions. Jouer les ermites comme il en avait l'habitude, pour garder sa tête et son âme.

Mais Jonas n'avait de cesse de lui refuser cette tranquillité dont il avait tant besoin. De force, il le forçait à vivre sans répit, sans même un instant pour se retourner. Lui ne paraissait pas affligé par les morts. Certains de ses soldats avaient le regard vide, et peinaient à accomplir leurs tâches d'hommes de bord. Mais de même qu'il le faisait avec Sören, le gradé les bousculait, blaguait, les poussait à retrouver le sourire malgré eux.

L'armée n'avait besoin ni d'états d'âmes superflus, ni d'ectoplasmes ambulants. Des comme ça, ils en verraient d'autres. Ceux qui ne s'en sentaient pas capables n'avaient qu'à reprendre une vie civile qui leur offrirait sans doute une famille, une petite affaire à gérer, de vieux jours tranquilles et sans remords ni images de cauchemar à affronter, heure après heure.


-C'est bon, c'est bon, j'vais mang... scrmf !
-Gagné ! Bwahaha !

Sören se redressait péniblement, une queue de poisson dépassant d'entre ses dents. Il ne savait comment réagir, face à un Jonas qui riait en lui envoyant de telles claques dans la charpente qu'il menaçait de faire une syncope. Il était blessé, dans son corps et plus encore dans son cœur. Et lui, s'en foutait.

La colère et l'incompréhension de Sören étaient muettes. Mais il mangeait, au grand contentement de son hôte.


-Bon, maintenant que tu t'es enfin décidé à arrêter de jouer les grands cons grandiloquents...
-Quoi ?
-... grandiloquents et offusqués. Arrête ça, mec, je te jure que ça va finir par me gonfler. Donc, on va pouvoir commencer à causer de choses importantes. Mire moi ça.

Sans douceur, l'officier jeta un avis de recherche sur la table. Sören eut le déplaisir de contempler sa propre image, qui avait l'air de lui rire au nez. Le cliché avait certainement été pris alors qu'il essayait de faire le spectacle dans la ville haute de Goa.

-Cinquante millions pour ta trogne. Imprimée en quelques exemplaires seulement, et distribuée sur North Blue. Le GM avait l'air de trouver les accusations litigieuses, et ont préféré se référer à ceux qui t'avaient connu en tant que chasseur. Chasseur rigoureux et sans histoire, jusqu'à il y a quelques mois.
-Vindieu, c'est pas vrai. Y'a des putains d'assassins qui valent pas autant...

Sauf qu'il en était un, maintenant, d'assassin. La pensée revint lui cogner l'intérieur du cerveau comme un battant de cloche. Jonas souriait, comme toujours.

-Ouais, bon. J't'écoute.
-J'ai rien à te dire. Mais par contre, je veux bien t'écouter.

Le gradé se laissa aller sur sa chaise, et étendit ses grolles sur la table en se versant un digestif. Nonchalant au possible, et pourtant, Sören sentit qu'il ne perdait rien de sa vigilance.

-Bon. J'vais t'raconter alors.
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-J'sais c'que tu crois, mais tu t'gourres. Sur Esquim, vrai qu'j'ai joué au plus malin, et j'me suis cassé les dents. M'interrompt pas, tu veux ? J'sais qu'j'ai déconné, qu'j'ai fait le con. Qu'j'aurais du faire la part des choses et laisser courir. Mais t'sais, j'veux pas m'justifier, mais j'suis pas d'ceux qui voient rouge dès qu'ils voient la prime. J'ai d'jà laissé courir pour pire que ça.

Ouais, pour pire qu'un braquage, une mise à sac. Mais les gars avaient faim, j'savais qu'leurs pétoires étaient même pas chargées. Là, j'pouvais pas. J'étais un fugitif, et ces gens m'avaient accueilli comme l'un des leurs. Pas agir, c'était les trahir. Et agir, c'était les tuer. J'ai pas su faire la part des choses, t'as raison. Mais si c'était à r'faire, j'crois bien que j'ref'rais pareil.

Non, non, j'm'échauffe pas. Pas parce que j'ai pas la gueule à lever l'ton que jamais je l'fais. Tu voulais que j'cause ? J'cause.

C'est ça, rigole.

Goa, c'était pas pareil. J'ai rein voulu de c'qui s'est passé. Là non plus, c'est vrai. Mais sur Goa, j'vais t'dire mon seul tort : j'savais pas qu'c'était interdit de faire le spectacle en ville haute. Non, j'étais pas bourré. J'suis musicien, Alec t'a pas dit en parlant d'moi ? Ah, ouais, c'est vrai. C'est pas sur le papier, donc il connait pas.

… J'ai pas l'choix, j'suis obligé d'te faire confiance. Et j'crois pas qu'tu sois une balance. Mais garde ça pour toi, d'accord ? J'te jure que j'invente rein.





Alors, content ? Si t'as un doute, tu peux t'en aller sur Orange. D'mande à parler à Rebecca ou à Rufus. J'crois aussi qu'y'a Sam qu'est resté sur place, mais tu tir'ras rein d'lui. Sauf s'il s'est remis. Mais j'pense pas. Ouais, j'me doute qu'avec tes méthodes, t'as pas du souvent voir des mecs rester en état d'choc longtemps. Mais tes hommes, c'est pas l'humanité, tu piges ?
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-Ah ah ah ! On se calme, mec. T'as joué franc, je te crois. Alors je vais faire comme toi : pour être honnête, j'ai jamais trouvé normal que ces connards de Goa et d'ailleurs fassent leur loi. J'veux qu'on soit d'accord : je suis de ton côté. Cette prime, elle passera pas, surtout si ça peut les faire chier. Mais j'avais besoin de t'entendre dire tout ça, et de te voir agir pour être bien certain que je ne faisais pas une grosse connerie.

Mais bon. T'as porté tes burnes, t'as pas rechigné à enterrer les victimes. Et j'vois bien que t'as trop bon cœur pour te la jouer. Si je peux me permettre, t'aurais pas du tremper dans tout ça. Je veux dire, le baroudage, la chasse à l'homme, la survie, c'est pas des trucs pour les mecs comme toi.

Te fâche pas, j'dis ça que pour ton bien. Je peux même me tromper, mais j'crois pas. J'sais ce que tu penses de moi. Tu crois que je suis une brute inconsciente qui se branle pas mal de ce qu'il fait, tant que ça sert la bonne cause. Et dans un sens, t'as raison. Sauf que j'suis plus conscient que t'as l'air de le croire. Et que ce que tu vis, ce que certains de mes hommes vivent en ce moment, j'ai du le vivre moi aussi. Sauf que je suis de la race de ceux qui peuvent dépasser ça. Le constat de l'impuissance, de l'absurde, et de la haine. J'ai le pouvoir d'en rire, sans tomber dedans. Et un chasseur, en principe, c'est ça : un mec qui rigole, ou un type macabre qui vit son truc à fond, jusqu'à devenir pire que ceux qu'il traque.

Le point commun, c'est qu'ils savent ce qu'ils font. Il pensent aux conséquences. Toi, tu vis au jour le jour. Demain, c'est pas si loin que ça, pourtant. Et tu t'étonnes que ça te rattrape ? Faut grandir, mec. Atterris.

… Ouais, tire pas cette gueule non plus, ça va me donner des cauchemars.

Tu vas avoir du temps pour gamberger, de toutes façons. On va te poser dans un coin tranquille, le temps que ça se tasse côté administratif. Une petite île pas trop froide pour le coin, avec pour seuls habitants des cousins à moi, et des potes à eux. D'anciens militaires, en fait, qu'on pas supporté leur baptême du feu et qu'ont décidé d'aller vivre retirés. Avec leurs légumes, leurs fruits, et leurs bêtes. Si tu veux pas les voir, t'auras qu'à te caler dans les bois. C'est bien, pour méditer. Et le coin est généreux, tu crèveras pas de faim.

Par contre, barre-toi avant l'hiver. On te laissera une barque, tu la rendras quand tu pourras. C'est pas très loin de Manshon, et les courants son favorables. Avec cette carte et cette boussole, tu t'en tireras sans problème.

En attendant, bois une goutte. Santé, bonheur.
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