La mission de la Dame de Pierre

Au sein du Royaume de Saint-Urea les autorités font un accueil spécial aux chasseurs de primes réputés. L’armée a très vite compris qu’il revenait moins cher de distribuer des primes à des traqueurs efficaces que d’investir dans la mobilisation de militaires pour effectuer les arrestations. Rydd faisait parti de ceux qui disposaient d’une forte réputation intra muros et bénéficiait donc d’un traitement ô combien correct.

Le salon des chasseurs de primes du QG militaire du district Nord est l’un des plus spacieux et des plus accueillants. Seuls les traqueurs de têtes les plus réputés peuvent espérer y entrer. Il fallut quelques années et le soutien invisible de Manfred pour que Rydd puisse obtenir l’accès à cette zone si convoitée. Le salon était en fait une magnifique salle, très spacieuse et élégamment décorée. Les murs étaient constitués de boiseries sophistiquées, le sol était un parquet au bois épuré et verni. De nombreux fauteuils étaient disposés ça et là. Un bar et des serveurs étaient présents à toute heure du jour et de la nuit. Ces mêmes serveurs étaient également chargés de l’accueil et de la distribution d’éventuelles missions.

Rydd Steiner avait l’habitude de s’y rendre une à deux fois par semaine pour « prendre la température ». C’était en effet un bon moyen d’obtenir des informations à moindre cout et sans éveiller l’attention. Utiliser le réseau de son maitre était une mauvaise habitude et il préférait agir seul. Les serveurs du salon était en réalité des membres du service de renseignement du Royaume de Saint Urea, très souvent des nouveaux qui font leur premières armes en tant que larbins ; dure réalité de la hiérarchie...

C’est lors d’une magnifique matinée ensoleillée que le Tigre Rouge se rendit vers ce salon si enchanteur. Sur son passage quelques personnes se retournaient et le montraient du doigt. Cette attitude était maintenant courante chez les passants croisant Rydd et celui-ci n’y faisait plus guère attention. En effet, plusieurs habitants de l’île connaissaient maintenant le chasseur de primes de réputation ; les autres s’arrêtaient par pure fantaisie pour regarder un homme à la tenue si étrange. Rydd avait toujours quelques difficultés à dissimuler son identité sous un camouflage si risible, mais c’était les ordres de son mentor et l’on ne discutait pas les ordres de Tigan.

Après une marche de quelques minutes le QG du district Nord apparut au détour d’une ruelle. C’était un bâtiment de pierre et de brique qui s’élevait sur plusieurs étages. Depuis l’émeute de 1622, les postes de police et les QG militaire avaient également obtenu de nouveaux aménagements. Ainsi le QG du district Nord possédait maintenant un mur l’entourant complètement et une entrée grillagée où siégeait en permanence des soldats à la mine rébarbative. Rydd se présenta et les soldats se firent soudainement tout mielleux.

-«Monsieur Steiner ! Bonjour !»
-«Respect, Tigre Rouge !»

Le traqueur passa rapidement tout en gratifiant les membres du poste de garde d’un salut de la main. Rydd ne poursuivit pas sa route vers l’entrée principale mais contourna le bâtiment et entra par une petite porte dérobée. Il se retrouva alors dans une petite pièce munie d’une alcôve. Dans cette alcôve avait été dressé un bureau derrière lequel siégeait une femme âgée à l’air ferme. Dès l’arrivée de Steiner elle leva les yeux par-dessus ses lunettes aux verres carrés et se pinça les lèvres fortement. Elle prit alors la parole d’une voix sèche et hautaine.

-«Monsieur Steiner je déplore l’arrivée de nouvelles m’informant que vous avez encore détruit un hôtel particulier jeudi dernier. Croyez vous que nos services fermeront les yeux ad vitam aeternam ? Ne pensez vous pas que notre générosité à des limites qu’il vaut mieux ne pas transgresser trop souvent ? Mr Steiner ?»

Le chasseur de primes tapota du pied avant de prendre la parole de sa voix froide et impersonnelle.

-«On me demande des résultats. Je les obtiens, la fin justifie les moyens.»

La dame se renfrogna quelque peu mais acquiesça tout de même. Elle attrapa une pipe d’une taille impressionnante et l’alluma avec dextérité. Elle tira quelques bouffées avant de se lever. Prise d'un soudain accès d'impatience propre à certaines personnes du bel âge, elle haussa fortement la voix à l'adresse de Rydd.

-«Et bien Monsieur Steiner ! Allons-y ! Avançons ! Le Royaume de Saint Urea n’attends pas !»

La vieille femme prit alors les devants et entra dans le salon des chasseurs de primes. Steiner haussa les épaules en homme amusé et avança. Il connaissait bien cette femme, Anne Stanhope, l’une des dames les plus puissantes du Royaume. Cette noble était reconnue pour diriger avec force les services de renseignements et les forces spéciales de l’île. Surnommée la Dame de Pierre elle évinçait toute concurrence depuis des décennies. Subtile politicienne, elle protégeait Manfred Tigan afin de bénéficier de ses services.

La Rose Ardente, maison des plaisirs de Saint Urea, était un lieu enchanteur où tout homme pouvait trouver la distraction qu’il attendait. Il n’était pas rare d’entendre certains hommes susurrer avec plaisir le nom de la directrice de la maison, Suzanna. Bon nombre de politiciens et de nobles s’y rendaient pour oublier la lourdeur de leurs fonctions respectives. La Rose Ardente bénéficiait donc d’une protection politique très importante et pas même la Dame de Pierre ne pouvait se permettre de violenter Suzanna.

La belle directrice et ses filles côtoyaient tellement de monde que les informations qu’elles obtenaient étaient si nombreuses qu’elles pouvaient faire pâlir des agents de renseignement du Royaume. Malheureusement il n’est pas toujours évident d’obtenir des tuyaux, tout du moins gratuitement... Anne Stanhope n’est pas de celle qui paie pour obtenir des informations et voilà pourquoi c’est Rydd qui prend la direction de la Rose Ardente pour faire office de paiement particulier.

Une fois sur place il constata l’effervescence qui régnait toujours dans les environs. La Rose Ardente était un magnifique hôtel de plusieurs étages à la façade mêlée de boiseries et de pierres blanches comme la neige. Les fenêtres des étages étaient toutes munies de magnifiques rideaux bordeaux protégeant l’intimité du lieu. A l’intérieur, dans un rez-de-chaussée propre et clinquant, sont aménagés des box constitués de banquettes rouges. Un bar est évidemment présent dans le fond de la salle et au centre l’on trouve un escalier en colimaçon qui mène aux étages supérieurs constitués majoritairement de chambres.

Le chasseur de primes, habitué des lieux, entra dans l’hôtel et se dirigea aussitôt vers le bar. Lorsque sa présence fut repérée par certaines filles, l’une d’entre elle se dirigea vers l’arrière du comptoir et emprunta une porte dérobée. Quelques minutes plus tard elle revenait avec à ces côtés une sublime femme aux yeux perçant et à la chevelure d’un noir de jais. La femme portait un magnifique chignon travaillé et agrémenté de Rose, le symbole de la maison. Cette femme n’était autre que Suzanna, la maitresse de maison. Elle gratifia Rydd d’un somptueux sourire avant de s’adresser à lui d’une voix suave.

-«Maitre Rydd quel plaisir de vous revoir. Dois-je vous préparer un box ?»

Le chasseur de primes, installé au comptoir, salua son interlocutrice tout en conservant un regard sur les alentours. Il attendait l’apparition du bretteur dont avait fait mention Anne, car c’était sa cible mais aussi l’homme le plus dangereux de l’endroit. Il ne le voyait pas mais avait une petite idée de comment le faire sortir de sa cachette.

La directrice s’était avancée vers Rydd et le chasseur de primes se rapprocha encore davantage. Il arriva à hauteur de la belle femme et porta la main à sa cagoule. Délicatement il releva celle-ci jusqu’au nez laissant paraitre sa bouche. Il gratifia la belle d’un sourire et l’attrapa fermement par la taille. Sans qu’elle n’ait le temps de réagir il l’embrassa fougueusement sur les lèvres avant de la laisser se reculer. La jeune femme, accoutumée à ce genre de pratique ne se laissait que très rarement prendre par surprise et était donc furieuse.

-«Maitre Chasseur de Primes vous nous avez habitué à des démonstrations plus respectueuses.»

Rydd resta sur le qui-vive et constata rapidement que sa petite comédie avait eut du succès. Déjà paraissait, au détour d’une colonnade, un homme d’une quarantaine d’année à l’air sérieux et portant deux sabres. Il avait une tenue de samouraï et, malgré le masque de détachement qu’il portait, semblait profondément agacé. Suzanna termina de donner confirmation à Rydd quant à l’identité de l’homme en se retournant et en le rassurant d’un geste de la main lui signifiant que tout allait bien. Steiner prit alors la parole.

-«Je viens ici pour des affaires professionnelles. Je vais être direct, Anne Stanhope m’envoi. Elle m’a informé que vous disposiez d’informations sur une certaine Helena Talitova et je ne partirai pas d’ici sans ses informations.»

Suzanna sembla interloquée l’espace d’un instant mais reprit rapidement constance.

-«J’ai déjà donné mon prix à Madame Stanhope, il est toujours le même.»

-«Tout comme Anne je ne suis pas réputé pour monnayer les informations...»

-«Et bien c’est fort dommage ! Aussi, si vous n’avez plus rien à faire ici, je vais vous demander de quitter l’endroit.»

Rydd rabaissa sa cagoule tout en regardant avec insistance la maitresse de la Rose Ardente.

-«Je ne vais pas partir d’ici. Et oui je sais pertinemment que vous touchez serait une grave erreur. Mais je peux sans aucun doute faire du dégât ici sans que cela me soit réellement reproché, car voyez vous j’ai moi aussi mes entrées dans le Royaume. Quoiqu’il en soit il serait fâcheux que votre si sympathique établissement soit endommagé. Je vais donc opter pour l’attaque d’une personne chère à vos yeux.»

Et sans plus de cérémonie Rydd dégaina ses sabres et d’un rapide déplacement se trouva sur le bretteur de la Rose Ardente. L’homme silencieux avait bien perçu l’attaque et avait dégainé également. Les deux hommes étaient maintenant en plein duel de force, les sabres étant engagé jusqu’à la garde. Les visages des deux épéistes étaient fermés. Quelques personnes s’étonnèrent du duel mais furent bientôt rappelés à d’autres occupations par les femmes expertes de la Rose Ardente. Suzanna était devenue blême et regardait le combat avec une peur non dissimulée.

En professionnel intelligent, Rydd ne désirait pas mettre à mal le commerce de Suzanna et ainsi être le simple instrument de la dame de pierre, par conséquent il proposa au bretteur de sortir. L’homme resta sur sa position quelques secondes puis, jugeant probablement l’idée judicieuse, fit deux pas de recul et replaça ses sabres dans leurs fourreaux. Les deux hommes prirent silencieusement la direction de la sortie aussitôt suivit par une Suzanna plus pâle que la mort. Le bretteur arrivé à hauteur de la porte, se tourna vers Rydd.

-«Allons derrière l'hôtel nous aurons la place et la tranquillité qui convient.»

La petite procession se dirigea donc vers l’arrière de l’hôtel. L’endroit était désert, c’était une petite place de terre battue entourée d’une haute palissade de bois. Le bretteur de la Rose ardente s'installa en face de Rydd et dégaina lentement ses sabres.

-«Cet endroit appartient à l’hôtel, personne n’interviendra.»

Rydd dégaina également d’un air détaché et constata d’un bref coup d’œil la présence de Suzanna. C’était une bonne chose que la directrice soit là puisque le duel n’avait lieu que pour lui délier la langue. Les deux hommes se toisèrent quelques secondes puis s’élancèrent l’un contre l’autre avec rapidité. Les lames s’entrechoquèrent et le combat débuta.

Le chasseur de primes s’escrimait avec expertise et conservait des appuis puissants, pour l’instant il se contentait d’analyser et de jouer défensif. Son adversaire était un bretteur très talentueux, il n’hésitait pas à changer régulièrement de garde et de terrain de telle sorte qu’il était très difficile d’anticiper ses mouvements. Rydd parait avec expertise et force en homme qui à le plus grand respect pour son épiderme. Les échanges étaient longs et fastidieux pour les deux hommes aux techniques redoutables.

L’adversaire de Rydd envoya du pied une volée de poussière aveuglante. Aussitôt le sabre s’abattit sur le torse de Steiner qui para à la dernière seconde et laissa glisser la lame sur sa cuisse. Dans le même temps que la parade il avait également asséné un violent coup d’estoc dans l’épaule droite de son adversaire. Les deux hommes avaient donc fait coup fourré l’un étant touché à la cuisse, l’autre à l’épaule. Mais les deux blessures restaient superficielles et le combat reprit avec davantage de vigueur qu’auparavant. Enhardi par la vue du sang les duellistes rivalisaient d’adresse et d’audace. Les lames virevoltaient dans une véritable danse macabre.

Suzanna était une proie à quelques tremblements et craignait véritablement pour la vie de son fidèle amant. Elle connaissait Steiner de réputation et savait qu’il n’était pas le genre d’homme à qui ont échappe indéfiniment. Mais le cœur amoureux de la jeune femme l’empêchait d’arrêter sa chère moitié. Intérieurement elle était convaincue que l’insolente série de victoires du Tigre Rouge s’arrêterait dans la poussière de cet enclos. Pourtant elle ne pouvait s’empêcher de sursauter à chaque passe vigoureuse et manqua plusieurs fois de s’évanouir.

Pendant ce temps les deux hommes continuaient de se battre avec expertise. Mais Rydd, en homme très expérimenté, savait que le duel allait tourner court. Il est difficile pour les hommes, quels qu’ils soient, de tenir indéfiniment un tel niveau de tension musculaire. Le bretteur de la Rose Ardente semblait moins entrainé et allait voir son niveau décroitre au fur et à mesure que l’échange durerait. Le samouraï avait bien conscience de cet état de fait et décida de jouer le tout pour le tout. Voulant en finir il se fendit à fond afin d’infliger un dévastateur coup à son adversaire. Steiner para prime l’attaque et, tandis que le samouraï se relevait, se fendit à son tour passant son sabre au travers du corps de son ennemi. Le bretteur s’effondra aussitôt mais ne perdit point conscience.

Suzanna s’élança tout en criant vers son aimé mais Rydd l’empêcha d’approcher à l’aide de sa lame.

-«Il me semble que cette affaire ne vous regarde en rien. J’ai gagné ce duel et suis en droit de tuer cet homme si je le désire. Il en va de son honneur autant que du mien et vous n’y pouvez rien.»

La maitresse de la maison des plaisirs était en larme mais connaissait pertinemment les règles des duels entre épéistes et savait à quel point l’honneur était important.

-«Néanmoins je suis homme d’honneur et ce combat fut des plus respectueux. Cet homme est courageux et je ne vois pas de raisons de le tuer. Mais je souhaite toujours avoir ces informations sur Helena Talitova.»

La femme aux cheveux noirs se renfrogna et, dans un air d’une sublime arrogance, s’exprima clairement.

-«Je ne céderai pas à la voie de la violence !»

-«Stupide femme...»

Et Rydd leva bien haut son sabre avant de l’abattre vers le corps immobile de son adversaire.

-«NOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOOON»

Le Tigre Rouge retint son bras et la lame se stoppa à quelques centimètres du visage du bien aimé de Suzanna. Celle-ci tomba sur ses genoux et prit son visage entre ces mains, elle sanglota beaucoup mais à travers ses mains l’on pouvait l’entendre distinctement.

-«Helena se cache dans une des chambres de l’hôtel. Au deuxième étage, dernière porte de droite. Elle se fait passer pour une de mes filles et bénéficie donc de ma protection. Mais je ne puis, ô non je ne puis supporter davantage pour elle !»

Rydd rengaina et reprit la direction de l’entrée de l’auberge, avant de sortir de l’enclos il se retourna néanmoins.

-«C’est un homme robuste, il vivra...»