Même si tout nous sépare...

- Comment tu te sens ?

     Matt est venu voir si mon état s'est amélioré depuis Bulgemore. Je suis debout, au milieu de la cabine, remettant ma chemise après avoir fini de changer mes pansements. Le voleur soupire :

- C'est pas en voulant tout faire toi-même que tu vas arranger ton état ! T'as de la chance si ça ne s'est pas rouvert...

    Et le voilà qui m'inspecte de bout en bout, tâtant mon buste, mes flancs, mes bras et mes jambes, plus attentif que jamais. J'aperçois Dale dans l'entrebâillement de la porte, mieux portant lui aussi. Je lui souris et l'invite à entrer à son tour, ce qu'il fait. Après quelques jours en mer à profiter de sa convalescence, il s'est mis à arpenter le bateau sans ménagement, profitant de ses nouveaux attributs. Avant ses blessures, c'était déjà un solide gaillard. Les greffes n'ayant pas été rejetées, nous pouvons affirmer qu'il est devenu meilleur qu'avant. Il s'en est lui-même rendu compte en écrasant la moitié de notre stock de gobelet "sans faire exprès". Pour ma part, je me remets à mon échelle. Certains endroits me font encore grimacer, ne serait-ce qu'en remuant les bras.
     Dale émet un sifflement joyeux. Nous le regardons, étonnés :

- Alors ça, c'est nouveau.

    Sa nouvelle mâchoire, flambant neuve, semble agir sur ses cordes vocales, lui permettant de produire quelques sons, bien qu'artificiels. Une chose que nous venons juste de découvrir. Nous nous dirigeons vers lui pour le féliciter : après tout ce que nous avons vécu, c'est une bonne nouvelle de plus qui met du baume au coeur. Le nouveau membre de notre groupe lève un bras triomphant et nous fait signe de le rejoindre pour boire à la santé de chacun.

     La nuit tombe et je rejoins mes appartements du moment. Nous voguons toujours sur GrandLine, suivant un chemin quelconque le temps qu'un de mes Log se décide à fonctionner... Il semblerait que plusieurs facteurs, dont la distance, influent sur leur fonctionnement. Je m'assieds au bureau du capitaine, où sont empilés livre de compte, feuilles de route et parchemins en tout genre. Je trouve une feuille vierge, une plume et un encrier... Je vérifie qu'elle n'est pas sèche et prépare le tout, sous la lueur d'une bougie. Je ne sais pas pourquoi je le fais, me laissant guider par une envie aussi irrésistible qu'inconsciente. Mais maintenant que j'en suis là, autant le faire. Je pense d'abord écrire pour moi, déversant mes mésaventures et mes émotions sur le papier... Mais au moment de tracer le premier trait, je m'arrête.
     Un visage apparaît dans un coin de mon esprit. Le visage d'une personne qui voulait reprendre le contrôle de sa vie, comme moi... Et à qui j'ai tourné le dos, pour la protéger. "Si je dois écrire, autant que ce soit pour elle" me dis-je. Alors c'est ce que je fais.

     Le lendemain, alors que je me lève à peine, Matt me tombe dessus :

- Arhye ! C'est le journal !

     Effectivement, en rejoignant le pont, je vois l'une de ces mouettes dressées pour apporter les nouvelles du monde sur toutes les mers du globe. Leur intelligence et leur faculté à trouver des personnes en ces eaux vides est un mystère encore aujourd'hui. Mais cela me donne une opportunité que je ne peux pas laisser passer :

- Retenez-la, j'arrive.

     Je reviens très vite avec une enveloppe de fortune, signée d'un nom illustre que je communique à l'oiseau. Je l'enfile dans l'un des journeaux qu'il transporte, lui indiquant bien de faire la différence avec les autres :

- Celui-ci doit aller à Alabasta. Tu comprends ? Alabasta... Première Voie ? Désert... Royaume... D'accord ?

    La mouette reste là, docile. Ses yeux blasés m'indiquent qu'elle attend quelque chose. Je finis par comprendre :

- Evidemment...

    Je sors quelques berrys de ma poche et les lui tends. Si ces bestioles sont éduquées pour livrer, pourquoi s'étonner qu'elles comprennent le business ? Il n'y a pas de petit profit et toute course privée nécessite un bonus. Je commence à m'éloigner mais elle ne bouge toujours pas. Au contraire, elle se met à me piailler après.
    Dale semble saisir le problème et me montre la cane à pêche qu'ils utilisent avec Matt pour nos repas potentiels. Je les regarde tour à tour, bouche bée. Pensant que rien d'autre ne peut me surprendre, je vois la mouette afficher un air moqueur et mesquin à mon égard.

[...]

        Quelques jours plus tard, au Royaume d'Alabasta

     Au palais d'Alubarna, on s'agite. Cela finit par interpeller la jeune princesse Cloclo, condamnée à résidence pour avoir une énième fois tenter de filer vers le port de Nanohana. Elle s'était fait prendre alors qu'elle contemplait l'océan, assise sur le sable, rêveuse au possible. L'envie de partir à la découverte du monde est encore là, mais les paroles d'un homme lui restent en tête depuis quelques temps maintenant. Un homme qu'elle pensait son ami, au moins l'espace d'une journée...
    Quittant ses appartements, elle tombe sur un garde essoufflé d'avoir trop couru :

- Que se passe-t-il donc ?
- Oh princesse ! C'est vous que je viens voir. Un type a trouvé ça dans un journal, près du port. Il y avait votre nom dessus, alors personne n'a osé l'ouvrir. Mais... Il serait peut-être sage d'en informer sa Majesté ?

     Cloclo Nefertari prend la lettre qu'on lui tend. Celle-ci semble abîmée, mais entière. Elle demande au garde de ne prévenir personne, tant qu'elle n'aura pas lu son contenu. L'homme salue son altesse et se retire. La belle jeune femme retourne dans sa chambre, s'installe sur son bureau et retire le papier de son enveloppe. Elle commence à lire et son coeur fait un bond lorsqu'elle réalise qui lui envoie le message :

    " Mes respects, princesse. Ici votre ami des ruines, à votre service...
    ... Quoi que ce n'est plus d'actualité. Le sera-t-il à nouveau d'ailleurs ? J'en doute. Mais le monde est vaste et les surprises nombreuses. Si je vous écrie... Pourquoi est-ce que je vous écrie en fait ?
       Je ne le sais pas moi-même. En fait, il y a peu de choses ces temps-ci dont je suis certain. A part les mots que je vous ai dits avant de vous quitter. Ceux-là me restent en tête, et bien sûr je ne les regrette pas : rien ne vous attend dans le monde que j'arpente. Cela dit, ne pas regretter ne signifie pas qu'ils ne m'ont pas blessé, moi aussi. Comprenez bien que c'est votre sécurité qui était en jeu - et qui l'est toujours - à ce moment-là. Depuis le départ, ça n'a été que ça. Votre sécurité. Lorsque je vous ai tendu la main la première fois, je n'imaginais pas que l'on vivrait une telle aventure. Je me suis surpris à apprécier votre compagnie, même si elle fut brève. Vous n'êtes pas comme tous ces gens de la haute avec leurs airs supérieurs. Et je sais de quoi je parle, croyez-moi !
     Bref, j'espère que vous allez bien.

     Je pourrais très bien demander le temps qu'il fait par chez vous, si votre quotidien n'est pas trop monotone depuis mon départ, où bien si vous avez des nouvelles à me donner, mais comme vous le savez, impossible de me joindre. Je me contenterai donc de ce dialogue à sens unique, imaginant votre tête et vos réponses à chaque phrase. Cela m'amuse, n'y voyez pas de moquerie... Ou peut-être un peu.
     Il s'en est passé des choses depuis notre séparation. J'ai même un nouveau compagnon ! Son entrée officielle dans l'équipe ne s'est pas faite sans bavures, mais sa présence suffit à me dire que ça en valait la peine. Matt reste fidèle à lui-même, bien qu'il se soit senti pousser des ailes depuis qu'il s'est improvisé toubib. Par contre, il est possible que j'ai attiré l'attention des mauvaises personnes. Mais ça, c'est le genre de choses à laquelle je dois me préparer. Vous, vous avez vos propres combats à mener, et ils sont d'autant plus importants.
     Je ne sais pas comment fonctionne la succession chez vous, mais je sais que vous ferez de grandes choses. Même si cette vie n'est pas celle que vous avez choisie, elle n'est pas incompatible avec vos envies et vos rêves. Et puis, en matière de danger, être à la fois princesse et populaire, c'est déjà bien assez. Personnellement je ne me fais pas de souci pour vous. Vous êtes une véritable lumière pour votre entourage.

    Maintenant que j'arrive à la fin de cette lettre, je commence à comprendre pourquoi c'est à vous que j'écris : vous êtes la personne qui m'a le plus touché depuis que j'ai pris la mer. Alors que je brave de multiples tempêtes, vous rayonnez, et cela suffit à m'apporter du réconfort. Vous êtes honnête, fière, un poil trop téméraire mais vous savez ce que vous voulez. Surtout, ne changez pas, cela vous sied.
     Voilà. Je voulais partager avec vous ces pensées, vous dire que votre souvenir m'accompagne et me donne de la force, vous précisez que je vais bien et que vous n'avez pas à vous en faire pour moi. Malgré tout, n'attendez pas que d'autres courriers de ma part vous parviennent. Je ne sais pas si l'occasion se représentera. Et il faut penser à vous ! Un royaume entier vous regarde. C'est une partie du monde que vos actions vont influencer, ne les gâchez pas dans de folles idées. Réfléchissez à ce qui est juste. Mangez correctement, instruisez-vous, tenez tête à vos parents avec parcimonie si l'envie vous en prend, mais je le répète : restez vous-même.

Un ami qui ne veut que votre bien.


     PS : n'hésitez pas à vous débarasser de ce papier s'il vous encombre ou vous importune, je ne vous en tiendrai pas rigueur. Car même si tout nous sépare, je ne vous oublierai pas. Prenez soin de vous."


     Les mains de Cloclo tremblent, tant elle a d'émotions qui se mélangent. Ses yeux sont embués, elle sourit, se mord la lèvre par contrariété, sa jambe s'agite. Elle relit la lettre une deuxième fois en faisant les cent pas dans la chambre, espérant trouver un quelconque message caché, ou un code lui indiquant où trouver cet ami. Mais il n'y a rien. Rien de plus. Ce sont les pensées d'un pirate qu'elle est la seule à connaître ici. A part sa cousine Nina bien sûr... Mais il ne serait pas sage de lui montrer le message. Leur aventure commune avec Arhye ne s'est pas passée de la meilleure des manières.
      Le jeune homme a bien pris soin de ne rien écrire qui puisse compromettre la position de la princesse de manière directe, montrant encore à quel point il est attentionné. Si elle ne le connaissait pas, elle pourrait croire à une déclaration d'amour impossible...
      Mais voilà, leurs péripéties, aussi brèves qu'intenses, suffisent à lui rappeler qu'un monde les sépare et que leur amitié n'est que passagère. Si sentiment il devait y avoir, il se perdrait entre la mer et le sable, caché sous l'écume.

      Cloclo ouvre un tiroir de son bureau, sort un coffret et y glisse le mot. Elle sort ensuite sur le balcon et regarde en direction de celui de sa cousine, bien plus loin. Elle ferme les yeux et efface quelques lignes de sa mémoire, les remplaçant par le souvenir d'une rose faite de glace.
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