Neilos regrettait déjà son caprice qui l’avait conduit à intégrer le Cipher Pol. Ou il avait mal lu le contrat de douze pages qu’il avait gratifié de sa signature. Il savait que les missions d’assassinat demeuraient l’apanage du CP9, pas qu’il s’en plaignait puisque tuer quelqu’un ne s’inscrivait pas dans ses projets, mais il ne s’attendait pas à une négociation politique de haute volée pour sa première grande sortie. Organiser une rencontre avec la dirigeante de l’entreprise Mutualisation des Moyens Maritimes des Marées de Monblanc, basée à Luvneel, pour la convaincre de fournir le Royaume-Archipel de Sanderr, situé sur la même mer, en ressources alimentaires comme matérielles, rien que ça.
Il ne connaissait même pas l’existence de ces pays jusqu’à la lecture de son ordre de mission par un bureaucrate blasé. North Blue, c’était loin d’Alabasta.
— Vous n’avez pas quelqu’un de plus qualifié que moi ? Vraiment, je vous jure, n’importe qui ?
Sascha, coordinateur du CP5 depuis plus de trente ans, haussa un sourcil, et réajusta ses lunettes qui glissaient le long de son nez d’aigle. Il avait vu défiler des agents dans son bureau, et fut premier spectateur de pléthore de réactions face à des ordres de mission, d’un rictus en coin à un éclat de rire en passant par le dégout incarné, mais celle-là, on ne la lui avait encore jamais faite.
—En tant que personnel du gouvernement mondial, vous devez être prêt à tout moment à rendre service aux intérêts supérieurs d’une nation reconnue, quelle qu’elle soit, dans le respect des valeurs fondamentales de notre société, récita d’un ton monocorde le quinquagénaire.
—Je suis d’accord avec vous, mais vous avez vu ma gueule ? Moi, négocier ? Seigneur, si je ne provoque pas un accident diplomatique, ça relèvera déjà du miracle. Puis ça devrait plus être du ressort des numéro un, les relations interétatiques, non ?
— Vous êtes un agent de catégorie III, non ?
— Oui, mais…
— Mais quoi ? Si ce statut vous appartient, c’est que vos compétences ont été reconnues à la hauteur. Si j’en crois votre dossier, vous avez un niveau décent en manipulation et une « capacité à se sortir de situations embarrassantes par des discours créatifs » ?
— Ce n’est pas beau dit comme ça.
—La question n’est pas là. Si cette mission vous a été assignée, c’est qu’il a été jugé que vos capacités y correspondent. Le royaume de Sanderr nous a offert sa confiance pour une opération cruciale dans le développement correct de son économie et de sa population, il est impératif de ne pas les décevoir.
— Bah justement, en m’envoyant, vous courrez ce risque.
Les traits nobles de Sascha se déformèrent sous l’effet de l’agacement. Lui qui tourmentait avec plaisir les fonctionnaires de terrain qui passaient dans ces couloirs, voilà que la pareille lui était rendue par un nouveau venu. Le pire ? Il ne saurait dire si le blond sabotait consciemment ses efforts de persuasion, ou si sa pénibilité était innée.
— Bon sang, vous êtes un infiltré révolutionnaire, pour vouloir saborder à ce point cette mission avant même qu’elle n’ait débutée !?
— Si je l’étais, vous vous doutez bien que je ne dirais rien.
Une soudaine volonté de meurtre brûla dans les veines et artères de Sascha, qu’il contint avec peine. Les hautes autorités n’apprécieraient pas de perdre un agent, quand les trahisons, désertions et retournements de veste demeuraient fréquents.
Alors il effectua un rapide exercice de respiration, pour retourner à son calme olympien habituel.
— Cet interlude est inutile, en réalité. Je vous annonce par principe le contenu de votre mission, mais sa réalisation, peu importe le résultat, ne demeure pas de votre ressort. Pour être clair avec vous, un refus total d’y prendre part équivaut à une haute trahison. Vous connaissez sans doute les châtiments pour ce crime…
Une main portée à la nuque lui répondit par l’affirmative. La pendaison n’appartenait probablement pas aux idéaux de carrière de Neilos.
— Enfin bref, vous contacterez madame Yägi, ou son secrétariat, afin d’organiser une rencontre. Comme indiqué sur la feuille située sous votre nez, vous vous présenterez comme Julian Aloïs, personnel du gouvernement mondial chargé d’amorcer des relations entre différents pays. Pas de commentaire, nous ne pouvons vous faire passer pour l’ambassadeur de Sanderr, et courir le risque que soit demandé un entretien avec lui ultérieurement. Vous avez une heure pour mémoriser toutes les informations inscrites, à la suite de quoi je ferais disparaître ce document. Vous embarquerez en direction de Luvneel dès qu’un entretien sera fixé. Au travail.
Le cerveau de Neilos surchauffait. Sa mémoire s’avérait certes brillante, mais le coordinateur lui avait fourni quantité d’information sur l’archipel dont il jouerait l’ambassadeur, de son histoire et sa composition ethnique à la couleur préférée du fils du frère de la cousine du cuisinier favori du roi, même s’il doutait de l’importance de cette dernière donnée. Et il s’estimait chanceux de ne pas avoir à y déposer les pieds ; il tenait en horreur le froid, le patin à glace et les troglodytes.
—Eh, monsieur Sascha ! J’ai fini !
L’interpellé émit un son étrange, à mi-chemin entre la surprise et l’approbation ; à peine la moitié du temps impartie était écoulée. Sa conscience professionnelle lui souffla de vérifier la mémorisation effective de l’agent, mais il l’ignora, à la recherche de tout moyen pour exfiltrer de son bureau le Don Quichotte.
— Bien. Maintenant, contactez le secrétariat de mademoiselle Yägi.
— C’est madame ou mademoiselle ?
— Pardon ?
— Tout à l’heure, zaviez dit madame Yägi, là c’est mademoiselle. J’aimerais bien éviter de gaffer trop vite.
—Dites-lui mademoiselle, se faire rajeunir séduit toujours.
L’escargophone se réveilla, sonna dans le vide à plusieurs reprises, puis ses paupières se chargèrent d’un lourd maquillage coloré, sa coquille se couvrit de dentelles, et d’épaisses boucles brunes vinrent couvrir son crâne.
— Bonjour, Daria, secrétariat de la Mutualisation, j’écoute.
—Bonjour mademoiselle…
—Madame.
— Pardonnez-moi, madame. Je suis Julian Aloïs, coordinateur diplomatique du gouvernement mondial pour les pays en expansion, je me permets de vous contacter au sujet du royaume-archipel de Sanderr...
— Du ?
Neilos roula des yeux, se remémora que les escargophones transmettaient les émotions des allocutaires, puis que les lunettes de soleil dont il ne se séparait jamais prenaient part intégrante dans les objets reproduits.
—Le royaume-archipel de Sanderr, un état membre du gouvernement mondial, situé sur North Blue. Nous souhaiterions rencontrer mademoiselle Yägi, afin d’envisager un accord pour le développement et le rayonnement de ces deux Etats.
—Mademoiselle Yägi est une femme très occupée…
— Je comprends bien, mais il s’agit d’une demande de la plus haute importance.
— Toutes les demandes sont importantes, si on écoutait chaque individu qui nous contacte.
—Ce que nous vous proposons ici, c’est une alliance avec l’un des royaumes de North Blue, en plein développement. Nous ne voulons pas vous forcer la main, bien évidemment, mais il nous semble cependant que cela se range assez haut dans la hiérarchie de l’intérêt.
—Je vais voir ce que je peux faire.
Par chance, elle raccrocha mal. Sascha et Neilos assistèrent donc à une comédie, l’image en moins, basée sur des cris et des échos, à la recherche de mademoiselle Yägi, ou, à défaut, de son agenda.
Un ange passa, et Daria reprit le combiné en main.
—Où vous situez-vous actuellement ?
—Euuuh…
Neilos observa Sascha effectuer de larges gestes. Pas d’inquiétude, il ne comptait tout de même pas répondre « Je suis à Marie-joie parce que Cipher Pol et on ne sait pas où me mettre ».
— Marie-joie. Il est plus simple pour mon unité de coordonner nos propositions diplomatiques d’ici.
— Comptez-vous emprunter le réseau Marijoan, afin de rejoindre Luvneel ?
*Non non, je vais faire trois fois le tour de Red Line, chercher le One Piece, pour débarquer dans ton coin paumé*.
— Vous me devancez. Bien évidemment.
—Mademoiselle Yägi vous recevra dès que vous vous présenterez.
—Elle ne vous a pas confié de date exacte ?
— Mademoiselle Yägi considère les formalités administratives comme une futilité et une perte de temps.
— Je vous remercie de la rapidité avec laquelle vous avez exaucé ma requête.
— C’est ça. Bonne journée.
Un instant de flottement, et Neilos se tourna vers le gratte-papier, frappé par une réalisation soudaine.
— Eh, je lui ai parlé du réseau Marijoan pour pas me griller, mais plus sérieusement, j'y vais comment là-bas ? On me prête un pédalo ?
Rin, pêcheur solitaire à ses heures perdues, et l’un des innombrables transporteurs du gouvernement mondial, dévisageait d’un œil circonspect l’agent qu’on lui avait imposé, direction Luvneel. Le quinquagénaire ne leur accordait guère d’attention, et ils savaient se faire oublier, mais celui-ci avait dû sécher les cours le jour où la notion de discrétion avait été abordée.
D’une pâleur cadavérique, le blondinet se cramponnait au bastingage comme si sa vie en dépendait, sans doute pour faire face aux violentes vagues, qui atteignaient une colossale hauteur d’un pied. De Tontatta. Une mer d’huile, en résumé.
Rin appréciait ces conditions de navigation reposantes, qui lui permettaient de détendre ses muscles assaillis par le poids des années.
—Eh, ça va p’tiot ?
Le blond acquiesça, puis déglutit bruyamment.
—Dis-moi…, c’tun peu délicat comme interrogation…
Rin ne connaissait pas l’affectation exacte de son passager, et n’avait pas envie de s’attirer des problèmes. Il avait craint, à l’embarquement, qu’il ne soit un dragon céleste, mais il lui manquait la caractéristique bulle d’air, la tenue éclatante de blancheur, et surtout, le mépris gravé sur le visage. Puis, le gamin avait l’air bien trop jeune pour être quelqu’un d’important, du genre à faire souffrir Rin et sa famille sur trois générations s’il lui déplaisait.
— T’aurais pas le mal de mer par hasard ?
— Le quoi ?
Cette réponse simple sembla perturber les entrailles du plus jeune, qui ôta ses lunettes, épongea la sueur qui dégoulinait de son front à l’aide de sa manche, et se lança dans une série de profondes inspirations.
— Je veux pas t’emmerder, mais tu m’as tout l’air de quelqu’un qui est souvent resté dans son pays, sans mettre de pied sur un bateau, pas vrai ? Pour ta gouverne, l’mal de mer c’est un truc assez courant. C’est fréquent chez les gars qui sont j’mais sur un bateau, quoiqu’y a des marines qui l’ont aussi. C’est pac’que ton cerveau assimile mal le décalage entre ton oreille interne, qui perçoit qu’t’es immobile, et tes yeux qui voient que ça bouge. Y a aussi la météo qui influe, mais là la mer est plus plate que qu’certaines femmes des bordels de Sabaody, donc…, t’juste pas fait pour la navigation.
—Et connaitriez-vous un remède ?
—Z’apprenez quoi au juste, les p’tits soldats du gouvernement ? C’est la base des bases ce genre d’trucs mon grand. J’ai presque du mal à croire qu’on ait pu t’expédier comme ça en mission sans v’rifier que tu pouvais résister à un trajet en bateau. Et encore, t’as du cul, si t’étais pas bureaucrate ou j’sais pas quoi, même un marin normal, c’pas par l’réseau marijoan q’tu passerais, mais par la route de tous les périls. Bien plus long, quoi. Y a que Calm Belt où les con’tions de navigation sont géniales, mais y a les monstr’s marins.
—Moquez-vous de moi et je vomis sur vos pompes.
— Ose, et j’te lance par d’ssus bord.
— Sais pas nager, vous aurez ma mort sur la conscience.
Le blond esquissa un sourire, que Rin lui rendit, découvrant son incisive manquante et sa voisine ébréchée.
— Y a pas de r'mède magique, ou j'lai pas encore trouvé, mais la règle des cinq F. Froid, Faim, Frousse, Fatigue, et soiF. Ouais j’sais, pour soif le f l’est à la fin, mais c’pas moi qui fait les codes. Vu ta couleur, j’vais pas te filer à bouffer ou à boire, pas envie que tu dégueules sur mon beau pont en pin tout neuf, froid, t’es dj’à bien couvert…, frousse, tu veux des brassards ? Ou qu’on t’mette une corde autour de l’taille si j’mais tu tombes à l’eau ?
—Non, j’ai déjà…
Sa phrase s’interrompit dans un gargouillis, et Rin détourna le regard par politesse, se concentrant sur ses ongles courts et ses mains noueuses brûlées par le soleil et des années à manier des cordes. Manquerait plus que le dégobillis du gouvernemental influence ses propres entrailles.
—Bon, j’vais t’filer de la flotte pour que tu te rinces la gueule, et sois gentil, va t’allonger près du mat. Le grand poteau en bois. Ouais, c’est con dit comme ça, mais c’est juste au-dessus du centre de gravité d’mon bateau, donc tu sentiras moins le roulis. Je préfère que tu restes un peu à l’air libre, si tu dois aller au renard de nouveau, ça m’arrangerait que ça soit dans la flotte.
Les jours s’écoulèrent, Neilos surmonta finalement son mal de mer, et assistait Rin dans ses sessions de pêche plus ou moins fructueuses. Souvent moins d’ailleurs, les filets remontaient vides, ou chargés de détritus. Rin insultait alors copieusement pirates, marines et civils qui « prennent la mer pour une poubelle en ayant eux-même des gueules de déchet », et faisait jurer sur son arbre généalogique à Neilos qu’il ne jetterait jamais rien à l’eau.
Le vieux loup de mer solitaire se surprit à apprécier la compagnie du moujingue. L’agent se différenciait de ceux qu’il avait précédemment accompagnés, ou c’était la durée du trajet qui lui jouait des tours. Il devait être dans les derniers de la classe, puisque les notions de discrétion, impassibilité et autres patiences passaient loin au-dessus de ses épis, quand ses prédécesseurs les incarnaient.
Rin se revoyait au même âge, un peu concon et agité. Quoiqu'il n’avait jamais aimé les lunettes de soleil et autres artefacts camouflant une partie du visage.
Le pêcheur aperçut la terre de Luvneel de sa longue-vue, et se tourna vers l’agent, occupé à démêler le jute du hallier.
— Terre en vue ! P’tiot, je peux te poser une quest’ion ?
—Vous venez de le faire.
— Joue pas sur les mots, p’tit con !
— Bwa je déconnais, allez-y.
— C’quoi ton blase ?
Pris au dépourvu, le Don Quichotte. Il s’attendait à une question sur sa mission, son poste, ce qu’il comptait faire sur l’île, mais pas une considération « bassement matérielle ».
—Pardon ?
— Ils m’ont dit que tu t’appelais Julian, à l’embarquement. Mais j’sais pas comment l’expliquer, pour moi t’as pas une gueule de Julian. J’suis pas con, t’sais, j’me doute bien que les noms qu’on m’donne sont pas ceux que vous portez. On sait jamais, si je comptais trahir, compléta Rin d’un ton amer.
— Neilos. Je m’appelle Neilos. Vous m’en excuserez, je ne peux pas vous donner mon nom de famille.
— Sérieux ? Neilos ?
Rin battit des paupières, puis se marra en se tenant le ventre, avant de s’appuyer contre le gouvernail. Neilos le contemplât d’un air circonspect, et intervint lorsque son aîné affleura l’apoplexie.
— Dites, vous savez que c’est vexant comme réaction ? C’est quoi le truc ? Si c’est pour me faire une vanne de type Neilos le nullos, j’ai déjà entendu ça, merci bien.
— Mais nan, ânonna Rin entre deux éclats de rire, j’ai passé l’âge. C’est juste que Neilos, c’le nom d’une divinité fluviale, dans un roman qu’j’aime bien. J’sais pas si tes parents l’ont fait exprès, mais c’est quand même con de s’app’ler comme ça alors qu’on a le mal de mer et qu’on sait pas nager !
— Oh ça va, vous allez vous en remettre, grogna le concerné.
—Bah t’inquiètes, j’rigole. Allez, bon courage pour ta mission super secrète, Neilos.
Et le voilà débarqué au port de Norland. Première impression ?
—Eh beh, c’est pas la même que Rainbase.
Bravo Neilos pour cette analyse d’une finesse incommensurable. Etonnamment, une cité portuaire et une ville au cœur du désert ne se ressemblaient pas. L’animation régnait en maîtresse absolue : cris des marchands et des bateliers, navires qui se croisaient, leurs pavillons colorés battant au vent, un ivrogne avachi contre un mur qui poussait la chansonnette, et un bébé dans une poussette qui pleurait.
En observant d’un peu plus près certaines façades, on y retrouvait cependant les vestiges du violent affrontement entre un pirate et un sous-amiral, tous deux spécialisés dans les attaques tranchantes si l’on en croyait les incisions dans les briques.
Neilos marqua un temps d’arrêt, puis se dirigea vers un homme au hasard, un grand échalas aux cheveux bleus bouclés affairé à ramasser des billes.
— Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger, je cherche le siège de la Mutualisation s’il vous plaît…
L’individu le détailla de haut en bas, Neilos eut la saisissante impression d’être un de ces poissons éventrés exposés sur un tas de glace, puis se décida à lui répondre. Le trentenaire pointa du doigt un point derrière l’agent, la manche de sa tunique glissa le long d’un bras musclé, dévoilant des tatouages floraux.
— Cheh, la mutualisation ? C’là-bas, au bout de la rue à droite, puis gauche, puis tout droit et vous y serez. Si vous vous perdez, demandez la rue Haylor-Dogak. Mais perdez pas votre temps si c’est un projet d’entreprise, c’te vieille aigrie de Yägi vous recalera.
— Merci beaucoup, bonne journée à vous.
Et il fila dans la direction indiquée. Le blond bataillait ferme avec l’envie de recourir à ses chaînes pour se hisser sur les toits et s’y déplacer. Les rues étaient surchargées de touristes, locaux, marchands ou pirates, et avancer à un rythme supérieur à celui d’une limace anesthésiée relevait de la prouesse métaphysique. Neilos battit frénétiquement des paupières lorsqu’un tapis volant passa au-dessus de sa tête, occupé par une personne armée. Mais qu’était-ce donc que ce pays ?
Puis il s’arrêta net devant l’endroit qui devait accueillir la Mutualisation. Principalement car il s’attendait à un bâtiment assez imposant, symbole de l’entreprise puissante dont son préavis de mission brossait le portrait. S’il se retrouva bien face à une belle bâtisse, son fronton indiquait en lettres capitales « HAYLOR-SANTA-BELGERAK-CONSULTING ». Il était peut-être devenu illettré au cours des cinq dernières minutes, mais cela se distinguait de « Mutualisation des Moyens Maritimes des Marées de Monblanc ».
Il vérifia plusieurs fois le panneau d’indication des rues, comme si les inscriptions défraichies par le temps changeraient sous l’insistance de son regard, avant d’apercevoir une affiche en papier, qui lui ordonnait de prendre la troisième porte à droite pour accéder à sa cible.
— Mais c’est quoi ce bordel, maugréa-t-il en entrant.
La secrétaire qui le salua d’un bonjour devait être celle qui lui avait répondu par escargophone, esseulée derrière un bureau croulant sous les dossiers et les papiers rédigés en plusieurs langues, couverts de dessins et schémas. Le gastéropode ne lui rendait pas justice : s’il reconnaissait bien les abondantes boucles carmélites et le maquillage bigarré, les traits de son visage resplendissaient par leur douceur et leur symétrie.
Il ne connaissait même pas l’existence de ces pays jusqu’à la lecture de son ordre de mission par un bureaucrate blasé. North Blue, c’était loin d’Alabasta.
— Vous n’avez pas quelqu’un de plus qualifié que moi ? Vraiment, je vous jure, n’importe qui ?
Sascha, coordinateur du CP5 depuis plus de trente ans, haussa un sourcil, et réajusta ses lunettes qui glissaient le long de son nez d’aigle. Il avait vu défiler des agents dans son bureau, et fut premier spectateur de pléthore de réactions face à des ordres de mission, d’un rictus en coin à un éclat de rire en passant par le dégout incarné, mais celle-là, on ne la lui avait encore jamais faite.
—En tant que personnel du gouvernement mondial, vous devez être prêt à tout moment à rendre service aux intérêts supérieurs d’une nation reconnue, quelle qu’elle soit, dans le respect des valeurs fondamentales de notre société, récita d’un ton monocorde le quinquagénaire.
—Je suis d’accord avec vous, mais vous avez vu ma gueule ? Moi, négocier ? Seigneur, si je ne provoque pas un accident diplomatique, ça relèvera déjà du miracle. Puis ça devrait plus être du ressort des numéro un, les relations interétatiques, non ?
— Vous êtes un agent de catégorie III, non ?
— Oui, mais…
— Mais quoi ? Si ce statut vous appartient, c’est que vos compétences ont été reconnues à la hauteur. Si j’en crois votre dossier, vous avez un niveau décent en manipulation et une « capacité à se sortir de situations embarrassantes par des discours créatifs » ?
— Ce n’est pas beau dit comme ça.
—La question n’est pas là. Si cette mission vous a été assignée, c’est qu’il a été jugé que vos capacités y correspondent. Le royaume de Sanderr nous a offert sa confiance pour une opération cruciale dans le développement correct de son économie et de sa population, il est impératif de ne pas les décevoir.
— Bah justement, en m’envoyant, vous courrez ce risque.
Les traits nobles de Sascha se déformèrent sous l’effet de l’agacement. Lui qui tourmentait avec plaisir les fonctionnaires de terrain qui passaient dans ces couloirs, voilà que la pareille lui était rendue par un nouveau venu. Le pire ? Il ne saurait dire si le blond sabotait consciemment ses efforts de persuasion, ou si sa pénibilité était innée.
— Bon sang, vous êtes un infiltré révolutionnaire, pour vouloir saborder à ce point cette mission avant même qu’elle n’ait débutée !?
— Si je l’étais, vous vous doutez bien que je ne dirais rien.
Une soudaine volonté de meurtre brûla dans les veines et artères de Sascha, qu’il contint avec peine. Les hautes autorités n’apprécieraient pas de perdre un agent, quand les trahisons, désertions et retournements de veste demeuraient fréquents.
Alors il effectua un rapide exercice de respiration, pour retourner à son calme olympien habituel.
— Cet interlude est inutile, en réalité. Je vous annonce par principe le contenu de votre mission, mais sa réalisation, peu importe le résultat, ne demeure pas de votre ressort. Pour être clair avec vous, un refus total d’y prendre part équivaut à une haute trahison. Vous connaissez sans doute les châtiments pour ce crime…
Une main portée à la nuque lui répondit par l’affirmative. La pendaison n’appartenait probablement pas aux idéaux de carrière de Neilos.
— Enfin bref, vous contacterez madame Yägi, ou son secrétariat, afin d’organiser une rencontre. Comme indiqué sur la feuille située sous votre nez, vous vous présenterez comme Julian Aloïs, personnel du gouvernement mondial chargé d’amorcer des relations entre différents pays. Pas de commentaire, nous ne pouvons vous faire passer pour l’ambassadeur de Sanderr, et courir le risque que soit demandé un entretien avec lui ultérieurement. Vous avez une heure pour mémoriser toutes les informations inscrites, à la suite de quoi je ferais disparaître ce document. Vous embarquerez en direction de Luvneel dès qu’un entretien sera fixé. Au travail.
Le cerveau de Neilos surchauffait. Sa mémoire s’avérait certes brillante, mais le coordinateur lui avait fourni quantité d’information sur l’archipel dont il jouerait l’ambassadeur, de son histoire et sa composition ethnique à la couleur préférée du fils du frère de la cousine du cuisinier favori du roi, même s’il doutait de l’importance de cette dernière donnée. Et il s’estimait chanceux de ne pas avoir à y déposer les pieds ; il tenait en horreur le froid, le patin à glace et les troglodytes.
—Eh, monsieur Sascha ! J’ai fini !
L’interpellé émit un son étrange, à mi-chemin entre la surprise et l’approbation ; à peine la moitié du temps impartie était écoulée. Sa conscience professionnelle lui souffla de vérifier la mémorisation effective de l’agent, mais il l’ignora, à la recherche de tout moyen pour exfiltrer de son bureau le Don Quichotte.
— Bien. Maintenant, contactez le secrétariat de mademoiselle Yägi.
— C’est madame ou mademoiselle ?
— Pardon ?
— Tout à l’heure, zaviez dit madame Yägi, là c’est mademoiselle. J’aimerais bien éviter de gaffer trop vite.
—Dites-lui mademoiselle, se faire rajeunir séduit toujours.
L’escargophone se réveilla, sonna dans le vide à plusieurs reprises, puis ses paupières se chargèrent d’un lourd maquillage coloré, sa coquille se couvrit de dentelles, et d’épaisses boucles brunes vinrent couvrir son crâne.
— Bonjour, Daria, secrétariat de la Mutualisation, j’écoute.
—Bonjour mademoiselle…
—Madame.
— Pardonnez-moi, madame. Je suis Julian Aloïs, coordinateur diplomatique du gouvernement mondial pour les pays en expansion, je me permets de vous contacter au sujet du royaume-archipel de Sanderr...
— Du ?
Neilos roula des yeux, se remémora que les escargophones transmettaient les émotions des allocutaires, puis que les lunettes de soleil dont il ne se séparait jamais prenaient part intégrante dans les objets reproduits.
—Le royaume-archipel de Sanderr, un état membre du gouvernement mondial, situé sur North Blue. Nous souhaiterions rencontrer mademoiselle Yägi, afin d’envisager un accord pour le développement et le rayonnement de ces deux Etats.
—Mademoiselle Yägi est une femme très occupée…
— Je comprends bien, mais il s’agit d’une demande de la plus haute importance.
— Toutes les demandes sont importantes, si on écoutait chaque individu qui nous contacte.
—Ce que nous vous proposons ici, c’est une alliance avec l’un des royaumes de North Blue, en plein développement. Nous ne voulons pas vous forcer la main, bien évidemment, mais il nous semble cependant que cela se range assez haut dans la hiérarchie de l’intérêt.
—Je vais voir ce que je peux faire.
Par chance, elle raccrocha mal. Sascha et Neilos assistèrent donc à une comédie, l’image en moins, basée sur des cris et des échos, à la recherche de mademoiselle Yägi, ou, à défaut, de son agenda.
Un ange passa, et Daria reprit le combiné en main.
—Où vous situez-vous actuellement ?
—Euuuh…
Neilos observa Sascha effectuer de larges gestes. Pas d’inquiétude, il ne comptait tout de même pas répondre « Je suis à Marie-joie parce que Cipher Pol et on ne sait pas où me mettre ».
— Marie-joie. Il est plus simple pour mon unité de coordonner nos propositions diplomatiques d’ici.
— Comptez-vous emprunter le réseau Marijoan, afin de rejoindre Luvneel ?
*Non non, je vais faire trois fois le tour de Red Line, chercher le One Piece, pour débarquer dans ton coin paumé*.
— Vous me devancez. Bien évidemment.
—Mademoiselle Yägi vous recevra dès que vous vous présenterez.
—Elle ne vous a pas confié de date exacte ?
— Mademoiselle Yägi considère les formalités administratives comme une futilité et une perte de temps.
— Je vous remercie de la rapidité avec laquelle vous avez exaucé ma requête.
— C’est ça. Bonne journée.
Un instant de flottement, et Neilos se tourna vers le gratte-papier, frappé par une réalisation soudaine.
— Eh, je lui ai parlé du réseau Marijoan pour pas me griller, mais plus sérieusement, j'y vais comment là-bas ? On me prête un pédalo ?
Rin, pêcheur solitaire à ses heures perdues, et l’un des innombrables transporteurs du gouvernement mondial, dévisageait d’un œil circonspect l’agent qu’on lui avait imposé, direction Luvneel. Le quinquagénaire ne leur accordait guère d’attention, et ils savaient se faire oublier, mais celui-ci avait dû sécher les cours le jour où la notion de discrétion avait été abordée.
D’une pâleur cadavérique, le blondinet se cramponnait au bastingage comme si sa vie en dépendait, sans doute pour faire face aux violentes vagues, qui atteignaient une colossale hauteur d’un pied. De Tontatta. Une mer d’huile, en résumé.
Rin appréciait ces conditions de navigation reposantes, qui lui permettaient de détendre ses muscles assaillis par le poids des années.
—Eh, ça va p’tiot ?
Le blond acquiesça, puis déglutit bruyamment.
—Dis-moi…, c’tun peu délicat comme interrogation…
Rin ne connaissait pas l’affectation exacte de son passager, et n’avait pas envie de s’attirer des problèmes. Il avait craint, à l’embarquement, qu’il ne soit un dragon céleste, mais il lui manquait la caractéristique bulle d’air, la tenue éclatante de blancheur, et surtout, le mépris gravé sur le visage. Puis, le gamin avait l’air bien trop jeune pour être quelqu’un d’important, du genre à faire souffrir Rin et sa famille sur trois générations s’il lui déplaisait.
— T’aurais pas le mal de mer par hasard ?
— Le quoi ?
Cette réponse simple sembla perturber les entrailles du plus jeune, qui ôta ses lunettes, épongea la sueur qui dégoulinait de son front à l’aide de sa manche, et se lança dans une série de profondes inspirations.
— Je veux pas t’emmerder, mais tu m’as tout l’air de quelqu’un qui est souvent resté dans son pays, sans mettre de pied sur un bateau, pas vrai ? Pour ta gouverne, l’mal de mer c’est un truc assez courant. C’est fréquent chez les gars qui sont j’mais sur un bateau, quoiqu’y a des marines qui l’ont aussi. C’est pac’que ton cerveau assimile mal le décalage entre ton oreille interne, qui perçoit qu’t’es immobile, et tes yeux qui voient que ça bouge. Y a aussi la météo qui influe, mais là la mer est plus plate que qu’certaines femmes des bordels de Sabaody, donc…, t’juste pas fait pour la navigation.
—Et connaitriez-vous un remède ?
—Z’apprenez quoi au juste, les p’tits soldats du gouvernement ? C’est la base des bases ce genre d’trucs mon grand. J’ai presque du mal à croire qu’on ait pu t’expédier comme ça en mission sans v’rifier que tu pouvais résister à un trajet en bateau. Et encore, t’as du cul, si t’étais pas bureaucrate ou j’sais pas quoi, même un marin normal, c’pas par l’réseau marijoan q’tu passerais, mais par la route de tous les périls. Bien plus long, quoi. Y a que Calm Belt où les con’tions de navigation sont géniales, mais y a les monstr’s marins.
—Moquez-vous de moi et je vomis sur vos pompes.
— Ose, et j’te lance par d’ssus bord.
— Sais pas nager, vous aurez ma mort sur la conscience.
Le blond esquissa un sourire, que Rin lui rendit, découvrant son incisive manquante et sa voisine ébréchée.
— Y a pas de r'mède magique, ou j'lai pas encore trouvé, mais la règle des cinq F. Froid, Faim, Frousse, Fatigue, et soiF. Ouais j’sais, pour soif le f l’est à la fin, mais c’pas moi qui fait les codes. Vu ta couleur, j’vais pas te filer à bouffer ou à boire, pas envie que tu dégueules sur mon beau pont en pin tout neuf, froid, t’es dj’à bien couvert…, frousse, tu veux des brassards ? Ou qu’on t’mette une corde autour de l’taille si j’mais tu tombes à l’eau ?
—Non, j’ai déjà…
Sa phrase s’interrompit dans un gargouillis, et Rin détourna le regard par politesse, se concentrant sur ses ongles courts et ses mains noueuses brûlées par le soleil et des années à manier des cordes. Manquerait plus que le dégobillis du gouvernemental influence ses propres entrailles.
—Bon, j’vais t’filer de la flotte pour que tu te rinces la gueule, et sois gentil, va t’allonger près du mat. Le grand poteau en bois. Ouais, c’est con dit comme ça, mais c’est juste au-dessus du centre de gravité d’mon bateau, donc tu sentiras moins le roulis. Je préfère que tu restes un peu à l’air libre, si tu dois aller au renard de nouveau, ça m’arrangerait que ça soit dans la flotte.
Les jours s’écoulèrent, Neilos surmonta finalement son mal de mer, et assistait Rin dans ses sessions de pêche plus ou moins fructueuses. Souvent moins d’ailleurs, les filets remontaient vides, ou chargés de détritus. Rin insultait alors copieusement pirates, marines et civils qui « prennent la mer pour une poubelle en ayant eux-même des gueules de déchet », et faisait jurer sur son arbre généalogique à Neilos qu’il ne jetterait jamais rien à l’eau.
Le vieux loup de mer solitaire se surprit à apprécier la compagnie du moujingue. L’agent se différenciait de ceux qu’il avait précédemment accompagnés, ou c’était la durée du trajet qui lui jouait des tours. Il devait être dans les derniers de la classe, puisque les notions de discrétion, impassibilité et autres patiences passaient loin au-dessus de ses épis, quand ses prédécesseurs les incarnaient.
Rin se revoyait au même âge, un peu concon et agité. Quoiqu'il n’avait jamais aimé les lunettes de soleil et autres artefacts camouflant une partie du visage.
Le pêcheur aperçut la terre de Luvneel de sa longue-vue, et se tourna vers l’agent, occupé à démêler le jute du hallier.
— Terre en vue ! P’tiot, je peux te poser une quest’ion ?
—Vous venez de le faire.
— Joue pas sur les mots, p’tit con !
— Bwa je déconnais, allez-y.
— C’quoi ton blase ?
Pris au dépourvu, le Don Quichotte. Il s’attendait à une question sur sa mission, son poste, ce qu’il comptait faire sur l’île, mais pas une considération « bassement matérielle ».
—Pardon ?
— Ils m’ont dit que tu t’appelais Julian, à l’embarquement. Mais j’sais pas comment l’expliquer, pour moi t’as pas une gueule de Julian. J’suis pas con, t’sais, j’me doute bien que les noms qu’on m’donne sont pas ceux que vous portez. On sait jamais, si je comptais trahir, compléta Rin d’un ton amer.
— Neilos. Je m’appelle Neilos. Vous m’en excuserez, je ne peux pas vous donner mon nom de famille.
— Sérieux ? Neilos ?
Rin battit des paupières, puis se marra en se tenant le ventre, avant de s’appuyer contre le gouvernail. Neilos le contemplât d’un air circonspect, et intervint lorsque son aîné affleura l’apoplexie.
— Dites, vous savez que c’est vexant comme réaction ? C’est quoi le truc ? Si c’est pour me faire une vanne de type Neilos le nullos, j’ai déjà entendu ça, merci bien.
— Mais nan, ânonna Rin entre deux éclats de rire, j’ai passé l’âge. C’est juste que Neilos, c’le nom d’une divinité fluviale, dans un roman qu’j’aime bien. J’sais pas si tes parents l’ont fait exprès, mais c’est quand même con de s’app’ler comme ça alors qu’on a le mal de mer et qu’on sait pas nager !
— Oh ça va, vous allez vous en remettre, grogna le concerné.
—Bah t’inquiètes, j’rigole. Allez, bon courage pour ta mission super secrète, Neilos.
Et le voilà débarqué au port de Norland. Première impression ?
—Eh beh, c’est pas la même que Rainbase.
Bravo Neilos pour cette analyse d’une finesse incommensurable. Etonnamment, une cité portuaire et une ville au cœur du désert ne se ressemblaient pas. L’animation régnait en maîtresse absolue : cris des marchands et des bateliers, navires qui se croisaient, leurs pavillons colorés battant au vent, un ivrogne avachi contre un mur qui poussait la chansonnette, et un bébé dans une poussette qui pleurait.
En observant d’un peu plus près certaines façades, on y retrouvait cependant les vestiges du violent affrontement entre un pirate et un sous-amiral, tous deux spécialisés dans les attaques tranchantes si l’on en croyait les incisions dans les briques.
Neilos marqua un temps d’arrêt, puis se dirigea vers un homme au hasard, un grand échalas aux cheveux bleus bouclés affairé à ramasser des billes.
— Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger, je cherche le siège de la Mutualisation s’il vous plaît…
L’individu le détailla de haut en bas, Neilos eut la saisissante impression d’être un de ces poissons éventrés exposés sur un tas de glace, puis se décida à lui répondre. Le trentenaire pointa du doigt un point derrière l’agent, la manche de sa tunique glissa le long d’un bras musclé, dévoilant des tatouages floraux.
— Cheh, la mutualisation ? C’là-bas, au bout de la rue à droite, puis gauche, puis tout droit et vous y serez. Si vous vous perdez, demandez la rue Haylor-Dogak. Mais perdez pas votre temps si c’est un projet d’entreprise, c’te vieille aigrie de Yägi vous recalera.
— Merci beaucoup, bonne journée à vous.
Et il fila dans la direction indiquée. Le blond bataillait ferme avec l’envie de recourir à ses chaînes pour se hisser sur les toits et s’y déplacer. Les rues étaient surchargées de touristes, locaux, marchands ou pirates, et avancer à un rythme supérieur à celui d’une limace anesthésiée relevait de la prouesse métaphysique. Neilos battit frénétiquement des paupières lorsqu’un tapis volant passa au-dessus de sa tête, occupé par une personne armée. Mais qu’était-ce donc que ce pays ?
Puis il s’arrêta net devant l’endroit qui devait accueillir la Mutualisation. Principalement car il s’attendait à un bâtiment assez imposant, symbole de l’entreprise puissante dont son préavis de mission brossait le portrait. S’il se retrouva bien face à une belle bâtisse, son fronton indiquait en lettres capitales « HAYLOR-SANTA-BELGERAK-CONSULTING ». Il était peut-être devenu illettré au cours des cinq dernières minutes, mais cela se distinguait de « Mutualisation des Moyens Maritimes des Marées de Monblanc ».
Il vérifia plusieurs fois le panneau d’indication des rues, comme si les inscriptions défraichies par le temps changeraient sous l’insistance de son regard, avant d’apercevoir une affiche en papier, qui lui ordonnait de prendre la troisième porte à droite pour accéder à sa cible.
— Mais c’est quoi ce bordel, maugréa-t-il en entrant.
La secrétaire qui le salua d’un bonjour devait être celle qui lui avait répondu par escargophone, esseulée derrière un bureau croulant sous les dossiers et les papiers rédigés en plusieurs langues, couverts de dessins et schémas. Le gastéropode ne lui rendait pas justice : s’il reconnaissait bien les abondantes boucles carmélites et le maquillage bigarré, les traits de son visage resplendissaient par leur douceur et leur symétrie.