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[Quête] Tintements de cloche


     Les doux feux de l’aurore se levaient sur Saint-Uréa. La journée s’annonçait presque aussi chaude que la précédente, mais de nombreux nuages s’amoncelaient au-dessus de l’île. Le temps semblait à la pluie. Allongé sur sa rustre paillasse dans une auberge miteuse, Kant gambergeait. Il venait de passer les deux derniers jours à errer dans les rues déguisé en mendiant, dans le but d’obtenir des renseignements concernant le Culte de la Miséricorde et surtout, des informations à propos de l’endroit où Elsa pouvait être détenue. Plus le temps passait, plus l’espoir de la retrouver en vie s’étiolait.  

     Après avoir avalé un léger petit déjeuner, Kant pris la sortie de l’auberge pour se rendre au port. Sur place, il espérait retrouver la trace d’un certain « Nelson », dont il avait eu connaissance en feuilletant le journal d’Elsa. Quelques jours avant sa disparition, elle écrivait : De plus en plus de mendiants rodent dans notre quartier. Je sais qu’ils travaillent pour Siegfried. Ils ne semblent pas dangereux, mais je sais aussi que cette enflure possède de nombreux hommes de mains. Je me suis entretenue à ce sujet avec Nelson aujourd’hui au port. Il ne semble pas inquiet. Selon lui, les mendiants sont de plus en plus nombreux et ce partout dans la frange. Leur nombre croît également aux abords du quartier marchand, mais il ne s’agirait pas là d’hommes de Siegfried. J’espère qu’il dit vrai. 

     Le port du Royaume de Saint-Uréa était un endroit plutôt fréquenté où l’on pouvait constater toute l’étendue du spectre social de l’île. Au milieu des marins, pêcheurs et autres manutentionnaires des quais déambulaient des familles bourgeoises et nobles, toujours accompagnées de leurs escortes. Fort bien vêtus et bien nourris, ces gens-là se distinguaient aisément du reste de la population qui vivait dans la frange. Kant apercevait ces habitants des cités intérieures pour la première fois et il éprouva à leur égard un sentiment nouveau, comme un mélange de haine et de mépris. Lui qui d’habitude était indifférent aux inégalités qui traversent tant de sociétés à la surface du globe, il ne put s’empêcher de grincer des dents, comme s’il considérait tous ces nobliaux comme responsables du sort d’Elsa. Soudain, les nuages qui s’étaient accumulés au-dessus de l’île commencèrent à éclater un à un, déversant leurs trombes d’eau sans discontinuer. Errant ici et là, Kant continua à roder le long du port, tandis que les voyageurs se pressaient afin d’éviter la pluie. Il ne resta bientôt plus que des employés et des marins pour qui la pluie n’était qu’une bagatelle. Assis au pied d’un mur face aux quais et scrutant chaque individu à la recherche d’un signe quelconque, Kant attendit sous la pluie sans broncher. Au crépuscule, il se décida à ne pas bouger d’un pouce avant d’avoir obtenu au moins une information. Il plut toute la nuit.

     Au petit matin, le tintamarre habituel du port reprit au rythme des allées et venues des travailleurs et des voyageurs. Fatigué par une nuit sans sommeil et par les intempéries, Kant n’avait pas bougé d’un pouce. Quelques passants matinaux et généreux déposaient quelques pièces à ses pieds et il remarqua qu’il ne s’agissait que d’habitants de la frange. Les plus aisés ne semblaient pas disposés à s’approcher des mendiants. La journée s’écoula sans que ne survienne d’évènement particulier et Kant commença à désespérer. Il n’avait rien aperçut d’intéressant, aucun signe de ce « Nelson » où d’une autre personne susceptible de faire partie du réseau révolutionnaire d’Elsa, ni même aucun autre mendiant. Au crépuscule de cette nouvelle journée, il prit la décision désespérée de quitter le port à l’aube pour s’élancer seul vers l’Église, à l’assaut des membres du Culte de la Miséricorde. La météo, plus clémente que la veille, lui permit de s’endormir. Kant ferma tranquillement les yeux, caressant l’espoir de passer une nuit de sommeil revigorante. Soudain, des bruits de pas et l’étrange sensation d’une présence tout près de lui le réveillèrent. Il n’eut pas le temps de réagir que de violents coups s’abattirent sur son crâne à deux reprises, le plongeant dans le noir de l’inconscience.

     Lorsqu’il ouvrit à nouveau les yeux, Kant ne perçut rien que l’obscurité l’entourant de toute part. Sa tête lui faisait affreusement mal mais lorsqu’il voulut passer la main sur son crâne endolori, il s’aperçut qu’il était pieds et poings liés, assis probablement sur une chaise. S’habituant peu à peu à l’obscurité ambiante, il perçut alors les mailles de ce qui semblait être un tissu noir recouvrant entièrement sa tête. Une grande peur envahit brusquement tout son être et il se mit à gigoter sur sa chaise en espérant desserrer ses liens, quand soudain, une voix étrangement calme sembla s’adresser à lui :

« Ficelé comme tu es, je doute que tu puisses faire quoi que ce soit… »

« Quoi ? Qui est là ?! Détachez-moi ! » répondit Kant en détresse, tourmenté et apeuré par la situation.

« Moi … secrétaire … Quand bien même serais-je en mesure de vous détacher, je ne crois pas que je le ferais. Vous semblez bien trop agité… » répondit calmement la voix, qui semblait venir de très près.

« Où suis-je ? Pourquoi me détenez-vous, bande de lâches, où est Elsa ?! » lança Kant, retrouvant son courage. Une fois encore, il se débattit sur sa chaise tel un forcené. Il s’arrêtât pour écouter la voix qui semblait lui répondre :

« Moi secrétaire… je ne saurais vous dire ni où, ni même qui est Elsa. Quant au lieu où nous sommes, je crois reconnaître le son de la mer et l’agitation des quais. Nous ne devons pas être très loin du port, et il est très certainement sept heures et demie du matin. »

Ces curieuses réponses à ses questions apaisèrent quelque peu le jeune homme qui, malgré l’obscurité totale, commençait à cerner la situation. Il conversa un peu plus avec cette étrange voix près de lui et comprit, au fil des réponses semées par son interlocuteur, que ce dernier était lui aussi détenu, ficelé sur une chaise. Le pauvre bougre se disait accusé d’espionnage pour le compte d’un vague ennemi dont il ne révéla pas le nom. Malgré la situation, il semblait déterminé à mener la causette et se disait esseulé, détenu isolé pendant plusieurs jours. Il revint alors sur le récit de sa capture, sa stupéfaction, les coups sur le crâne, l’obscurité et de mystérieux tintements de cloche, qui depuis s’étaient tus. Au fil des heures, les deux codétenus partagèrent bon nombre de banalités, suspicieux l’un de l’autre, mais Kant ne put s’empêcher de soulager sa conscience en évoquant la culpabilité qu’il éprouvait à propos d’Elsa. Sans citer son nom et s’abstenant de révéler les enjeux autour de sa disparition, il en évoqua tout de même les conséquences et notamment le sort de Pine qui, par sa faute, devrait probablement grandir sans sa mère. À ces mots, la voix qui semblait soudain plus sincère et déterminée répondit :

« Voilà qui est très noble de ta part, jeune inconnu. Te mettre en danger pour réparer ta faute et surtout, dans l’intérêt supérieur qu’une mère et sa fille puissent être réunies … Si un jour nous sortons d’ici, moi secrétaire …. Je t’aiderai. »

     Soudain, une mystérieuse voix semblant venir de l’extérieur retentit. Il s’agissait d’une voix que Kant n’avait jamais entendue auparavant, celle d’un homme. En tendant l’oreille, il ne put entendre distinctement que ces mots «…j’attends ta venue. À ce soir ». Après quelques minutes de silence, Kant demanda au second prisonnier à qui appartenait cette voix qu’ils venaient d’entendre, mais selon ses dires, il n’en savait rien. Ramenés subitement à la réalité de leur sort plus qu’incertain, ils se murèrent dans le silence le reste du jour.
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     Bien que ficelé comme un saucisson et dévoré par l’anxiété, Kant trouva miraculeusement le sommeil pour quelques heures. Il était éprouvé par ces derniers jours passés dehors tel un mendiant, habillé d’une guenille vétuste et malmené par les intempéries. Il dormit quelques heures tout au plus, puis un rêve se muant en cauchemar vint le sortir de sa quiétude passagère. Kant craignait certes pour sa vie, mais il était surtout rongé par la culpabilité et la honte d’un tel échec. Comment avait-il pu tomber si facilement entre les griffes de ses ennemis, sans même avoir eu l’occasion de se défendre ? Comment avait-il pu échouer si lamentablement en abandonnant Elsa à son sort ? Une énième fois, il tenta de desserrer ses liens, en vain. Tout espoir le quitta.

     Quelques heures plus tard, la voix mystérieuse de l’homme retentit à nouveau. Elle semblait cette fois plus proche. Soudain, Kant entendit le bruit d’une porte s’ouvrir. Il demeura d’abord silencieux, puis il sentit une présence tout près de lui et des bras l’enlacèrent et le soulevèrent. Tandis qu’il vociférait, il entendit vaguement le murmure de l’autre prisonnier : « Moi secrétaire … », suivi d’un claquement de porte. Il venait d’être déplacé dans une autre pièce. Puis, quelques secondes plus tard, la lumière revint. On lui ôta le tissu sombre qui lui couvrait le visage et Kant fut aveuglé, incapable de percevoir autre chose que deux silhouettes dressées devant lui. 
 
« Le voilà … C’est le mendiant dont tu m’as parlé, celui qui traîne près du port depuis deux jours » lança l’homme dont Kant reconnut la voix, pensant raisonnablement qu’il s’agissait-là de son ravisseur. Sa vision s’adaptant peu à peu, il distingua alors nettement les contours de son visage, il s’agissait d’un jeune homme du même âge que lui ou presque,  dont les longs cheveux roses s’agençaient en une coupe improbable. À ses côtés se tenait une femme plus âgée, vêtue d’une grande cape sombre. Ses cheveux noirs rigoureusement coiffés en chignon renforçaient le caractère sévère et impérieux de ses traits. D’une voix très calme, elle répondit :  

« Efficace, mon cher Nelson. Commençons donc par nous occuper de celui-là. »

À ces mots, toute la pression qui bouillonnait dans les entrailles et l’esprit de Kant s’évacua sous la forme d’un rire jaune et gras. Son plan avait fonctionné. Bien qu’il n’eût pas imaginé se faire capturer par ceux qu’il cherchait, Kant venait de retrouver le fameux « Nelson » cité dans le journal d’Elsa. S’en suivi une discussion pour le moins rocambolesque, oscillant tel un pendule entre suspicion générale et révélations soudaines. Kant n’eut que peu de mal à prouver qu’il était réellement l’ami d’Elsa. D’une part, parce qu’il était inhabituel de croiser un mendiant armé comme il l’était lorsqu’il se fit capturer, ce qui corroborait ses déclarations. D’autre part, parce qu’il n’eut aucun mal à parler de l’intimité d’Elsa et de Pine, lui qui avait vécu à leurs côtés pendant des semaines. Après une courte délibération tenue à l’écart, Nelson et sa complice réapparurent et décidèrent de libérer Kant, qui en guise de remerciements, lâcha :

« J’AI FAIM ! »

*

     Kant dévora le poisson grillé qu’on lui offrit avec appétit. Il se trouvait près du port, dans une vieille barraque abandonnée, dotée de nombreuses pièces toutes aussi vides les unes que les autres. C’est dans cet endroit que l’avait directement transporté Nelson afin de l’interroger, sur ordres d’Amina sa complice. Une fois la méprise corrigée et les doutes dissipés, Kant s’entretint avec ses anciens ravisseurs. Il apprit qu’Amina Ton, de son vrai nom, était une Soldate de la Révolution sous couverture qui œuvrait à Saint-Uréa depuis plus d’une dizaine d’années. Elle occupait le poste de gouvernante au domicile d’une famille bourgeoise de la Cité intérieure et elle avait aperçu Kant rôdant près du port lors d’une sortie avec ses employeurs. Le suspectant d’espionnage pour le compte de Siegfried, elle ordonna à Nelson, son subordonné, de le capturer. Ce qu’il n’eut aucun mal à faire. Nelson était un jeune homme de vingt-cinq ans, à l’allure étrange et au parcours tout aussi insolite. Il avait rejoint les rangs de la Révolution que très peu de temps auparavant, après avoir fait le choix de quitter son ancienne vocation religieuse de pèlerin. Son état d’esprit était très difficile à cerner, car il arborait sans cesse un sourire guilleret.

     Lorsqu’il eut enfin ôté les arêtes coincées entre ses dents, Kant aborda finalement le sujet qui le préoccupait tant, celui du sort d’Elsa, intimement lié au Culte de la Miséricorde. Tout compte fait, il n’avait que très peu d’informations concernant le rôle de ce culte et les pouvoirs de son chef, Siegfried. Après avoir longuement écouté le récit de Kant et notamment après qu’il eut révélé le contenu du journal d’Elsa, Amina prit la parole et s’exprima d’une voix ferme :

« Isidor Siegfred n’est pas simplement le chef du Culte, mon cher Kant. C’est aussi un homme froid, fourbe, barbare et assoiffé de pouvoir. Il est né ici, dans la frange, mais il a su s’attirer les faveurs des pontes du Royaume en acceptant de chasser tous ceux qui portent en eux l’idée de la liberté. « Culte de la Miséricorde » n’est que le nom officiel donné par les dirigeants de Saint-Uréa à une tradition qui a toujours existé ici : l’aumône. Les dons du Culte sont financés -et l’ont toujours été- par les plus aisés de la frange ainsi que par une partie des citoyens de la Cité intérieure sensibles au sort des plus démunis. De tout temps, les religieux de la frange ont assuré la récolte et la distribution de l’aumône. Seulement, en l’érigeant sous forme d’organisation, Stanhope « La Dame de Pierre » et ses sbires ont pu en prendre le contrôle. Afin d’en tirer certains profits, d’une part, mais surtout pour dissimuler leurs actes de barbarie. Ils ont transformé cette noble tradition en une organisation hiérarchisée, en un culte adulé par ses adeptes et piloté par la pire ordure arriviste qui soit : Isidor Siegfried Ferembach. Cette enflure n’est qu’un parasite… mais il possède, en plus de sa force et de son influence, l’approbation et la protection des pontes du Royaume… »

Amina marqua une pause. Kant se sentit submergé par ces informations, tant les pouvoirs de son ennemi semblaient étendus. Nelson quant à lui n’avait pas quitté son sourire malgré la gravité de la discussion, seul le ton de sa voix semblait approprié :

« Isidor Siegfried emploie des mendiants pour espionner ceux qu’il suspecte d’être acquis aux causes de la Révolution. Il les recrute aisément en achetant leurs services contre de la nourriture et quelques Berries. Mais ce n’est pas tout : une poignée d’hommes de mains est à son service et il peut aussi recourir à la force des Chiens de pierre. Il ne serait pas sage de l’affronter frontalement, d’autant que nous déplorons la perte d’un soldat particulièrement talentueux … »

« Elsa ?! Tu parles d’Elsa ? » s’exclama Kant en bondissant sur sa chaise.

« Non, répondit calmement Amina. Il y a un mois, Annon, un Soldat Révolutionnaire infiltré au quartier marchand a disparu. C’était un soldat brillant et aguerri, qui aurait pu nous être bien utile, mais je crains qu’il soit déjà mort… »

« Ce qui n’est pas forcément le cas d’Elsa, reprit Nelson. Je connais d’ailleurs avec certitude l’endroit où elle est retenue, si elle est en vie ! »

Entendant ces mots, Kant se sentit envahit par un espoir nouveau. Nelson savait qu’Elsa était détenue dans une grande bâtisse non loin de la Place de l’Obélisque, tout au bout d’une allée de verdure aménagée pour la promenade. Kant bouillonnait. Il réprima la soudaine envie de s’élancer à travers les rues en direction du bâtiment où était retenue son amie. Seules les paroles d’Amina furent à même de le retenir. Elle dévoila alors un plan ingénieux visant à libérer Elsa, un plan tenant compte des forces en présence. En effet, la Place de l’Obélisque était le lieu où se réunissaient de nombreux passants et les forces de la Marine ainsi que la milice urbaine y étaient lourdement déployées. Le plan était rôdé de telle manière que cela n’entrave pas leur objectif.

     Le crépuscule s’annonçait tandis que Kant et ses alliés révolutionnaires terminaient les derniers préparatifs. Ils n’avaient plus une seconde à perdre et se devaient d’agir vite. Équipant ce qui semblait être un bâton de pèlerin, Nelson s’adressa à Amina :

« Amina, le second prisonnier, à l’étage. C’est lui qui a dénoncé Annon et qui l’a livré à Isidor Siegfried. J’en ai la certitude. »

« Pardon ? Pourquoi est-ce que tu ne m’en as pas parlé tout de suite ? » répondit-elle, visiblement agacée.

« Je n’y ai pas pensé. J’étais absorbé par le sort d’Elsa et le plan … Je pense qu’il serait plus sage de l’exécuter avant que nous quittions cet endroit. Je peux m’en charger, si tu m’en donnes l’ordre … »

À ces mots, Kant s’interposa. Il ne balbutia que quelques banalités, mais il était intimement convaincu de l’innocence de ce pauvre homme dont il partageait le sort quelques heures auparavant. Il supplia que l’on décide de sa sentence après la réussite de leur mission. Nelson jeta sur Kant un œil méprisant et semblait n’attendre que la réponse de sa supérieure. Amina réfléchissait, la main posée sur ses paupières. Puis, au bout de quelques secondes, elle lança :

« Bon. Nous verrons ce que nous ferons de lui plus tard. Ce n’est plus la priorité. Allez, sortez et dirigez-vous vers la place. Surtout, attendez mon signal ! »

Sur ces mots, le plan de sauvetage débuta.
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     La nuit était bien avancée. L’immense majorité des habitants de Saint-Uréa dormait déjà depuis plusieurs heures et la ville était plongée dans le silence. Seul le vent se faisait entendre, emportant avec lui le bruit de botte des soldats et des miliciens qui arpentaient inlassablement les rues. Sur la Place de l’Obélisque, d’ordinaire si fréquentée, ne discutaient qu’une poignée de marines en patrouille. La nuit était si paisible que leur ronde paraissait interminable. Soudain, brisant le silence de plomb qui pesait sur la ville, le bruit fracassant d’une explosion retentit. Ils regardèrent tous dans la direction du port, d’où une colonne de fumée s’élevait dans la nuit claire.

« C’est le signal ! » S’exclama Kant, sortant de la haie dans laquelle il se tenait caché en compagnie de Nelson.

Le bâtiment devant lequel ils se trouvaient était bordée d’une haie broussailleuse dans laquelle ils passèrent inaperçus dans l’attente du signal. Si leur plan n’était pas des plus originaux, il était cependant très risqué. Le rôle d’Amina Ton fut d’attirer l’attention de tous les marines et miliciens susceptibles de patrouiller aux abords de la bâtisse dans laquelle ses complices s’introduiraient par effraction. Pour ce faire, elle usa de ses talents d’artificier en déclenchant plusieurs explosifs sur une barque amarrée au port et chargée de bois sec. Alertés par le danger et les risques d’incendies, les marines affluèrent rapidement au port, laissant la Place de l’Obélisque pratiquement sans surveillance. Le bruit de l’explosion constituait le signal et bien qu’il fût impressionnant, très peu de dégâts furent à déplorer.
 
     Elsa était détenue dans une grande bâtisse particulièrement longue et large, mais dont les murs n’étaient cependant pas très hauts. Elle n’était dotée que d’une seule et unique fenêtre, donnant sur la cour intérieure. Passant en premier, Nelson escalada la façade avec aisance et poussa la fenêtre. Cette dernière s’ouvrit simplement, elle avait été laissée ouverte. Kant suivi. Ils arrivèrent dans une petite pièce déserte qui ne comptait qu’une entrée, dont la porte était fermée. Soufflant un grand coup pour se galvaniser et se donner du courage, Kant s’empara de son arc et encocha une flèche. Puis, d’un coup de pied sec, il enfonça la porte. Suivi de très près par Nelson, il déboula sur une large mezzanine en bois surplombant l’unique et gigantesque pièce centrale du bâtiment. Un frémissement parcouru l’échine de Kant : Isidor Siegfried Ferembach siégeait plus bas, à l’autre extrémité de la pièce. Autour de lui se trouvaient trois de ses hommes de mains, bien bâtis, armés de massues et arborant un sourire narquois. Tous regardaient dans la direction de Kant. D’un geste vif, il se mit en position et décocha sa flèche destinée à transpercer le crâne de Siegfried. Mais à l’instant même où il tira, un violent coup l’atteignit derrière la tête et sa flèche termina plantée dans le mur. Sous la violence du coup, Kant trébucha dans l’escalier de bois qui reliait la mezzanine au rez-de-chaussée. Il se retourna et vit Nelson, bâton en main, arborant toujours le même sourire guilleret.

« Voilà tout ce que j’ai pu te ramener… lança-t-il d’une voix claire et froide. Le stratagème pour coincer Amina a échoué, elle est bien trop suspicieuse, cette garce. Je crois même qu’elle m’a démasqué… »
 
« C’est embêtant. Elle reste dangereuse, même si elle est isolée… Et à qui ai-je l'honneur ? » répondit Siegfried.

Sa voix était pareille à son allure, calme et posée. Juché sur un trône de fortune, le chef officieux du Culte de la Miséricorde portait un sombre habit de religieux à capuche, noué par de multiples ceintures en cuir auxquelles étaient accrochés des couteaux de lancer. Un cimeterre était suspendu à sa taille. Une sorte de lassitude mêlée à du mépris se devinait sur son visage ténébreux.
 
« Celui-là ? Figure-toi que c’est TON adversaire ! rétorqua Nelson, toujours perché sur la mezzanine. Il m’a bassiné toute la journée pour en savoir plus sur toi, il a vraiment envie de te faire la peau … c’est un ami du Soldat Elsa. »
 
Siegfried se fendit d’un sourire puis, las, il fit un geste de la main. Tandis qu’il se relevait, Kant vit ses trois hommes de mains s’élancer vers lui d’un seul bond. Soudainement, il comprit alors à quel point il fut crédule de faire confiance aux premiers venus et pensa à tous ces signes qu’il n’avait pas eu l’intelligence d’interpréter, ou plutôt, qu’il avait choisi d’ignorer. Si toutes ces péripéties n’avaient jusqu’alors suscitées en lui que de la peine et de la culpabilité, pour la toute première fois, une rage ardente s’empara de Kant. Bondissant de l’escalier pour éviter ses assaillants, le jeune homme banda son arc et mit la corde en place, puis encocha une flèche. La corde vibra. Il y eut un gémissement étouffé et l’un des hommes s’effondra au sol une flèche en travers de la gorge. Les deux autres ne semblèrent pas effrayés et se ruèrent de nouveau sur Kant, qui fit chanter son arc une fois de plus. Sa flèche se fraya un chemin jusqu’à l’orbite d’un des hommes qui s’effondra dans un bruit sourd. Le troisième et dernier sbire de Siegfried rappliqua à toute vitesse et asséna un violent coup de massue à Kant qui fut projeté au sol ; mais la douleur n’eut pas raison de sa détermination. Son assaillant s’avança de nouveau vers lui. À cet instant, Kant empoigna ses ciseaux à bois et esquiva un coup de massue vertical en roulant à même le sol. Puis, se jetant aux pieds de son adversaire, il croisa le tranchant de ses outils derrière son talon et tira de toutes ses forces. Les lames affûtées tranchèrent net le tendon de son assaillant qui poussa un cri de douleur en tombant à genoux. Instantanément, Kant se redressa et reproduisit le même geste autour du cou de son adversaire pour lui trancher la carotide. L’homme s’effondra, baignant dans son sang.
 
« Wow ! Quel spectacle ! » s’exclama Nelson qui n’avait pas bougé d’un pouce.
 
« Cesse de fanfaronner ! lui ordonna Siegfried, arraché à son calme apparent. Cet homme est dangereux et tu l’amènes ici sans m’en informer ! Débarrasse-t-en ! »

     Les mains dégoulinantes du sang de ses ennemis, Kant ramassa son arc et porta sur Siegfried un regard assassin. Puis ses yeux se posèrent sur Nelson, qui ne souriait plus. Armé de son bâton, le traître descendit calmement l’escalier, enjamba le cadavre transpercé d’une flèche et s’avança vers Kant. Les deux hommes ne se connaissaient que depuis quelques heures, mais leur destin étaient sur le point de s’entrechoquer. D’un geste vif, Nelson frappa d’estoc avec son bâton. Kant n’eut pas le temps d’esquiver et le coup l’atteignit en pleine poitrine. Il recula sous l’impact et lâcha son arc. Empoignant ses ciseaux à bois, il s’avança vers son adversaire pour lui asséner de grands coups de taille, mais Nelson les contra sans difficulté à l’aide de son bâton. Son allonge étant nettement supérieure, il frappa d’estoc de nouveau et Kant tomba au sol.
 
« Allez, debout. » enjoignit Nelson à son adversaire.

Il fit tournoyer son bâton au-dessus de sa tête avec une rapidité déconcertante avant de l’abattre verticalement sur Kant, qui para avec son ciseau. Les armes restèrent en contact le temps d’un duel de force. Une idée vint au jeune sculpteur. D’un grand coup, il écarta l’arme de son adversaire, mettant fin au duel. Puis, il enchaîna à nouveau de multiples et vifs coups de tailles qui n’atteignirent jamais Nelson, ce dernier les balayant aisément à coup de bâton. Mais alors qu’il s’apprêtait à attaquer à son tour, son bâton se brisa et tomba de ses mains.
 
« Sale nabot ! » lança-t-il, désarçonné.
 
Lors de leur échange, Kant prit conscience que l’arme de son adversaire n’était rien de plus qu’un morceau de bois ne demandant qu’à être travaillé. Ses coups de ciseaux ne visaient pas Nelson, mais son bâton, qui céda en un tour de main. D’un bond, le jeune sculpteur s’élança sur son ennemi désarmé et le fit tomber au sol. Puis, il se jeta sur lui et sans l’ombre d’une hésitation, il lui trancha la gorge. Le sang jaillit de toute part, laissant Kant indifférent, qui ne pensait plus. Tandis qu’il se relevait pour affronter son dernier et principal ennemi, un violent coup s’abattit sur sa tête et il s’effondra au sol. À l’instant même de défaillir, il vit, comme à travers un épais brouillard, le visage de Siegfried prêt à lui asséner un second coup de poing. Dans un ultime effort, Kant leva son ciseau au hasard pour parer, puis sombra.
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     Aux premières lueurs du jour, les habitants de la frange s’affairaient déjà dans les rues et les commérages allaient bon train. La plupart d’entre eux avaient été réveillés en pleine nuit par le bruit d’une explosion et tous apprenaient ce matin-là qu’un bâtiment avait pris feu aux abords de la Place de l’Obélisque. Fort heureusement, l’explosion du port n’avait détruit qu’une petite embarcation et les flammes qui ravagèrent la bâtisse ne s’étaient pas propagées. Cependant, une rumeur sordide circulait ce matin-là : les autorités auraient retrouvé les restes carbonisés de quatre cadavres inidentifiables à l’intérieur du bâtiment calciné …

*
 
    Lorsqu’il reprit connaissance, Kant sentit une immense douleur parcourant tout son être. Les multiples coups qu’il avait reçus lui avaient laissé des ecchymoses sur le visage, le torse et les bras. Cependant, plus que son corps endolori, c’est son ouïe qui fut durement éprouvée dès son réveil :  une assourdissante cloche tintinnabulait à en faire trembler les murs. Kant regarda autour de lui. Il était enchaîné, enfermé entre les quatre murs de pierre d’une petite pièce munie d’une imposante porte en bois sculpté. Face à lui, un cadavre mortifié en état de putréfaction dont émanait une odeur nauséabonde gisait au sol. Le pauvre macchabée enchaîné au mur portait de vilaines traces de tortures sur son corps rachitique. Dégoûté par cette vision d’horreur, le jeune homme tourna la tête et ses yeux s’écarquillèrent. À ses côtés, une femme était aussi retenue prisonnière : il s’agissait d’Elsa. Elle était terriblement pâle et famélique, mais malgré son état, ses beaux cheveux roux avaient conservé toute leur splendeur. Kant ne put contenir son émotion.

« Elsa ! Elsa, tu m’entends ? » lança-t-il en pleurs.

En guise de réponse il n’eut qu’un râle vague. Elle était tout juste en état de reconnaitre Kant et d’esquisser un sourire navré. Soudain, la large porte en bois s’entrouvrit et le jeune homme éploré aperçut un homme vêtu d’un sombre chasuble liturgique qui l’observait. En croisant le regard de Kant, le vieil homme visiblement abattu s’effondra à genoux devant les deux captifs encore en vie.

« Non ! Non ! Je ne puis endurer ça à nouveau ! » se lamenta-t-il, plongeant son visage entre ses mains usées.
 
« Qui es-tu vieil homme ?! Où sommes-nous ?! » s’exclama Kant.

« Nous sommes … nous sommes, je n’ose le dire. Nous sommes dans la demeure de Dieu et je suis le curé de cette Église, prêtre Dechainou »

Kant grinça des dents. Jusqu’alors, tous les religieux dont il avait croisé la route semblaient de connivence avec Siegfried, mais son instinct lui dicta que cet homme accablé n’était peut-être pas si vil. Il s’apaisa alors et s’adressa au prêtre d’un ton calme et serein.

« Libérez-nous, Monsieur le prêtre. »

« Je ne peux pas ! Je ne peux pas, mon fils, répondit le curé en sanglotant. Ici défilent les victimes de cet odieux bourreau qui sème la souffrance et la mort et nous… nous, chargés des âmes, nous n’y pouvons rien... Son pouvoir … Malgré toute la sainte colère qui m’anime, je ne puis que rendre l’hommage sacré à son gibier de potence, soulager leur âme et enterrer leur corps. J’aimerais tant vous aider, mes enfants, mais je… »

« Ça suffit ! s’écria Kant. Écoutez-moi ! Cet enfoiré de Siegfried n’est pas invincible ! Nous pouvons le faire tomber ! Nous le ferons tomber ! Je sais que ses pouvoirs sont immenses et que Stanhope l’emploie, mais il n’est pas intouchable ! Si vous m’aidez, je vous promets que nous… »

Tandis qu’il s’exclamait, le bruit perçant d’une explosion vint couper Kant dans son élan. Le prêtre se releva d’une traite et partit en courant sans refermer la porte. Dans l’entrebâillure, Kant aperçut au loin les religieux circonspects et paniqués, ils semblaient tenus en joue. Quelques minutes plus tard, une silhouette familière apparut.

« Elsa ! Kant ! » s’exclama Amina Ton.

Kant esquissa un large sourire, soulagé. Amina venait de pénétrer dans l’Église en explosant un vitrail latéral, elle portait avec ostentation une ceinture d’explosifs autour de la taille. Le curé Dechainou la suivait de près en tremblotant et les mains en l’air, craignant qu’elle fasse sauter tout l’édifice. Amina l’empoigna avec force et exigea qu’il lui remette les clés des chaînes entravant ses amis. Le religieux s’exécuta, terrorisé et larmoyant.

« Comment nous as-tu retrouvé ?! » demanda Kant à la révolutionnaire, tandis qu’elle le libérait.

« À vrai dire, je ne vous cherchais pas. Je suis venue ici bien déterminée à faire sauter Siegfried en même temps que cette Église ! » répondit-elle.

« Mais… Mais il n’est pas ici ! Ses hommes non plus ! » s’égosilla le curé en l’interrompant.

« J’ai remarqué, merci. » rétorqua-t-elle sèchement. Je suis désolé de t’avoir jeté dans la gueule du loup, Kant, mais j’avais besoin de confirmer ce que je redoutais depuis un moment : Nelson nous a trahis. L’homme qui était détenu avec toi au port, il s’agit d’Avrel Bayrout, c’est un haut dignitaire du Royaume ! D’une manière ou d’une autre, il a dû devenir gênant pour Siegfried. Lorsque je l’ai libéré, il m’a raconté ce que Nelson lui avait fait subir et il a évoqué des tintements de cloche : c’est cet indice qui m’a conduit ici. J’étais sûr d’y retrouver Siegfried, Nelson et ses hommes ! Mais vous voilà… Et j’en suis ravie. »

En libérant Elsa de ses entraves, Amina posa les yeux sur le cadavre gisant à côté d’eux. Malgré son état de décomposition avancé, elle reconnut les traits d’Annon sur ce visage tuméfié et boursouflé. Ce dernier avait été retenu ici pendant des semaines, affamé et torturé par Siegfried. Le chef du Culte de la Miséricorde ne tuait pas tous les Soldats révolutionnaires qui tombaient sous sa main, car il cherchait avant tout à obtenir des informations sur les autres agents infiltrés du Royaume. C’était là l’unique raison pour laquelle Elsa et Kant respiraient encore. Les yeux d’Amina s’embrumèrent et quelques larmes perlèrent sur ses joues. Constatant sa détresse, le curé Dechainou intervint.

« Je donnerai à cet homme la sépulture et la bénédiction qu’il mérite. S’il vous plaît, épargnez ce lieu et épargnez nous… »

« Enterrez-le, mais gardez vos bénédictions pour vous. » dit Amina.

Libéré de ses chaînes, Kant parvint à se redresser et malgré la douleur causée par l’affrontement de la veille, il se sentait en forme. Elsa, au contraire, était incapable de se lever, ni de marcher seule. Avant qu’ils ne décident comment sortir de l’Église, Kant réclama au curé son arc, son carquois et ses ciseaux à bois. Terrorisé de peur qu’Amina mette sa menace à exécution et active sa ceinture explosive, le curé Dechainou plongea sa main dans son long chasuble et en sortit une clé qu’il remit à Kant.

« C’est la clé des pièces de l’étage… En haut, après l’escalier de pierre, première porte à droite. C’est ici qu’Isidor Siegfried et ses hommes entreposent le butin qu’ils dérobent… »

Kant détala à grands pas, pressé par l’urgence. Il grimpa les marches trois par trois et débarqua à l’étage supérieur de l’Église où de longs couloirs bordés de murs en pierre donnaient sur de nombreuses pièces. La première à droite était fastueuse, la plus grande de toute. En entrant, Kant comprit qu’il prenait un avantage considérable sur son adversaire puisqu’il débarquait là dans l’un de ses bureaux. Dans la pièce immense, il vit plusieurs étagères qu’il aurait adoré fouiller si le temps ne lui manquait pas. Près d’un large bureau, il repéra sans mal ses armes et ses outils qu’il récupéra, puis son regard s’attarda sur la paperasse disposée çà et là. Rien n’était intéressant, ou presque : sous ses yeux, un sceau en métal précieux trônait sur son socle. Il s’agissait là du sceau de Siegfried, qu’il conservait précieusement pour correspondre par écrit avec les pontes du Royaume des cités intérieures. Kant s’en empara. Il le jeta dans un grand sac en lin avec quelques feuillets, une bourse pleine ainsi qu’une étrange boite cadenassée.

    Redescendant avec le sac sur l’épaule, Kant se dirigea tout de suite vers la pièce où il était détenu quelques minutes plus tôt mais n’y trouva rien que le corps d’Annon. Il se retourna et se dirigea vers l’enceinte principale de l’Église. L’édifice était grand, beau et très impressionnant. Tout de pierre, il était muni d’un unique et fier clocher central au cœur duquel trônait fièrement une énorme cloche en bronze : noble instrument dont les échos s’étendaient à travers la frange et franchissaient même les murs des cités intérieures. Sur l’estrade principale, là où se donnait la messe, Kant aperçut Amina aux côtés du curé Dechainou qui s’était agenouillé afin d’aider Elsa à s’abreuver. Autour d’eux se tenaient silencieusement religieux et religieuses qui les observaient. Le jeune homme s’approcha doucement, posa sa main sur l’épaule du curé et l’invita à se lever, avant de lui décocher un puissant coup de poing en plein visage. Le prêtre Dechainou s’effondra, abasourdi.  

« Merci, Monsieur le prêtre, dit Kant profondément reconnaissant. Excusez-moi pour ça, mais je crains qu’il vous arrive malheur si l’on devine que vous ne nous avez opposé aucune résistance... Maintenant, dites-nous par où filer ?»

Malgré la douleur, le curé Dechainou esquissa un sourire. Il leur indiqua d’abord la sortie principale, mais souligna qu’il était imprudent de l’emprunter compte-tenu du remue-ménage causé par Amina quelques minutes plus tôt et des nombreux marines et autres miliciens probablement alertés par le bruit. Il proposa alors à Kant, qui portait Elsa sur une épaule et son butin sur l’autre, de passer par une sortie dissimulée au fond de l’Église. Le jeune homme acquiesça et le suivi, jusqu’à ce qu’il remarque Amina, immobile.

« Mon cher Kant, lança-t-elle calmement. Je suis arrivé en semant du grabuge volontairement, sans me douter qu’il nous desservirait. Des soldats se massent certainement à l’entrée de l’Église. Suis le curé, sors Elsa d’ici... Je vous rejoindrai. »  

    Kant n’était pas du genre à abandonner ses camarades derrière lui. Cependant, il n’avait aucun moyen de s’opposer à la décision d’Amina. Il comprit qu’elle était la plus à même d’analyser la situation et d’agir selon la nécessité. Il aurait tant aimé avoir les moyens de sauver Elsa, et Amina, et Dechainou, et la frange tout entière. Mais raisonnablement confronté à ses propres limites, il se résolut à écouter Amina et la salua une dernière fois. Suivant le curé Dechainou jusqu’à la sortie extérieure de l’Église, Kant entendit, tandis qu’il passait la porte, de nombreux coups de feu.
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     Le Soleil d’un jour nouveau réchauffait les badauds de Saint-Uréa qui conversaient sur la Place de l’Obélisque. Les étranges évènements qui se succédèrent ces derniers jours alimentaient leurs discussions des heures durant. Ce matin-là, on parlait et spéculait surtout à propos d’une curieuse affaire survenue la veille aux abords de l’Église. Des soldats de la Marine étaient intervenus pour arrêter et abattre une forcenée qui menaçait de faire sauter l’édifice. Fort heureusement, se réjouissait-on, il n’y eut aucun mort à déplorer. D’aucuns pensaient que des révolutionnaires aux abois étaient à l’origine de l’incident, mais le démenti du curé Dechainou ne tarda pas à rétablir la vérité : il s’agissait d’un acte isolé perpétré par une simple domestique. Une sombre histoire d’endettement l’eut conduit à commettre cette folie. Bien que cette version ait été confirmée par le célèbre Siegfried lui-même, nombre d’habitants de la frange demeuraient dubitatifs…

*

     Après avoir passé plusieurs heures au chevet d’Elsa, Kant se mit en route pour regagner l’auberge miteuse où il avait laissé toutes ses affaires. Toujours affublé de son déguisement de mendiant, il arpentait les rues de la frange avec méfiance, prêtant attention aux regards indiscrets, mais le cœur léger. Le sauvetage d’Elsa avait finalement abouti. Elle demeurait en sécurité chez son ami Oruburo Daitomé, cachée avec sa fille dans l’atelier d’ébénisterie de la boutique de meuble du quartier marchand. L’implacable et profond sentiment de culpabilité qui rongeait l’âme de Kant depuis des jours s’était finalement estompé. Soulagé, il s’instillait cependant en lui une étrange et répugnante sensation liée à ses actes : plusieurs fois au cours de ces derniers jours, il sema la mort. Que ses assaillants l’aient méritée ou non, qu’Amina s’y soit résignée ou non, la mort demeurait aux yeux de Kant d’une injustifiable extrémité.

     Une fois le tenancier de l’auberge salué, Kant regagna son étroite chambre et s’y changea. Il déposa son arc et son carquois puis revêtit les vêtements de luxe qu’il s’était procuré quelques jours plus tôt. Affublé d’une tunique dorée, d’un chapeau melon et d’un nœud de foulard aristocrate, l’élégant jeune homme prit la sortie de l’établissement (non sans avoir de nouveau grassement rétribué le tenancier pour son silence). Pour la première fois depuis son arrivée au Royaume de Saint-Uréa, Kant se rendait dans la Cité intérieure, non pas pour y passer du bon temps, mais pour la traverser afin de se rendre à l’autre extrémité de la frange. Pour passer, il dut s’acquitter d’une taxe, qui depuis l’édit de 1622 forçait les plus pauvres habitants à faire le tour de la frange en longeant la muraille pour traverser la ville. Manquant de temps et, surtout, préférant ne pas se faire remarquer par d’éventuels espions à la solde de Siegfried, Kant préféra cette route et pénétra la première enceinte. Il se retrouva au beau milieu de personnes aisées, au sein d’un environnement contrastant avec l’extrême misère régnant dans la frange. Sans trop y prêter attention, il ressentit une certaine colère à l’encontre de tous ces badauds qui arboraient la joie de vivre en toute quiétude. L’injustice et l’inégalité flagrantes et assumées semaient progressivement dans son cœur les graines d’une indignation grandissante.

     Lorsqu’il arriva à l’autre extrémité de la Cité intérieure, Kant n’eut pas à s’acquitter d’une taxe pour regagner la frange à nouveau. S’élançant à grands pas, il se dirigea droit vers l’Orphelinat, dont l’adresse lui avait été fournie par Daitomé et où siégeait l’association nommée « Les Petits Pères du Peuple ». Il se retrouva rapidement devant un modeste bâtiment plutôt vieillissant, bordé d’une cours protégée d’une grille et au sein de laquelle jouaient des enfants. Trônant au-dessus de l’entrée principale, un panneau en bois de piètre facture indiquait « PPP ».  Kant entra et traversa la cour. À l’intérieur, il fut accueilli par une vieille dame qui l’invita à la suivre dès lors qu’il eut demandé à voir le secrétaire de l’association : Avrel Bayrout.

« Moi secrétaire… Je ne saurais dire si ta présence ici est de bonne ou de mauvaise augure, mais je t’en prie, assieds-toi. »

Kant prit place sur une chaise bancale face au bureau d’Avrel. La pièce était étroite et lugubre, sur les murs grimpaient des traces de moisissure dues à l’humidité et à la vétusté du bâtiment. Bras croisés et visiblement impatient, le secrétaire des « Petits Pères du Peuple » portait une tenue chic et élégante qui contrastait avec l’environnement qu’il occupait. Ce haut dignitaire du Royaume consacrait la majeure partie de son temps à l’essor et au rayonnement de l’association, dont l’objectif principal était de trouver une famille aimante et fortunée à chaque enfant abandonné. Avrel était un homme au bon cœur que les derniers événements avaient quelque peu bousculé. Un léger pansement, témoin d’une blessure récente, lui collait au front.

« Ta voix m’est familière, mais c’est la première fois que je te vois ! dit Kant, souriant. Je peine à croire qu’il y a deux jours nous partagions la même cellule… »  

« Certes. En ce qui me concerne, je suis étonné de te voir si bien habillé, tandis qu’il y a deux jours, tu ne portais guère que de vieilles guenilles ! Mais venons-en aux faits : as-tu retrouvé la mère de Pine ? »

D’abord étonné qu’il se souvienne de ce prénom, Kant se souvint que c’était avant tout le sort de Pine qui avait attristé Avrel et suscité son intérêt lorsqu’ils conversèrent quelques jours plus tôt. Le jeune homme lui fit alors le récit de ses aventures depuis leur séparation. Tout semblait l’intéresser au plus haut point : le rôle de son ravisseur Nelson, d’Amina sa défunte libératrice, du curé Dechainou, du Culte de la Miséricorde et de Siegfried. Ils conversèrent longtemps.

« C’était donc ça ! dit Avrel. Suite à l’afflux d’orphelins ces dernières années, j’ai mené une longue et laborieuse enquête sur la disparition subite d’habitants de la frange… Des gens pourtant bien installés. Ma position au sein du Royaume m’a offert quelques facilités pour découvrir les pistes qui me menèrent à Siegfried. J’avais de simples soupçons… mais ce fut suffisant pour qu’il juge nécessaire de m’éliminer. Moi secrétaire… je dois t’admettre que je ne suis en rien rassuré par ces nouvelles. Qu’en est-il aujourd’hui ? Où est-il ? »

« Je l’ignore, répondit Kant. Mais je suis venu à toi afin que tu m’aides, notamment grâce à ta position. J’ai en ma possession… »

Kant s’interrompit. Une pensée vint le traverser comme un éclair, lui qui s’était fourvoyé en se fiant aveuglement à l’ennemi quelques jours plus tôt, n’était-il pas en train de reproduire la même erreur ? Puis il repensa aux derniers conseils d’Amina et à son triste sort. Il poursuivit.

« J’ai en ma possession un objet appartenant à Siegfried et susceptible de le faire basculer de la position instable qu’il occupe dans la hiérarchie politique du Royaume. Pour le mettre hors d’état de nuire, je veux lui ôter l’appui de Stanhope. »  

À ces mots, Kant dévoila le sceau de Siegfried et exposa son plan à Avrel. Grâce à ses talents de faussaire et aux papiers manuscrits qu’il avait récupéré dans le bureau du chef du Culte de la Miséricorde, Kant projetait de produire un faux document marqué de son sceau et susceptible d’être interprété comme un acte de traîtrise par les pontes de Saint-Uréa. Seulement, il n’avait ni les moyens ni même une idée de comment ni à qui faire parvenir ce faux document. Avrel considéra ce plan avec gravité et appréhension. Au terme d’un long silence, il répondit.

« En toute honnêteté, moi, secrétaire, je doute que cela fonctionne. Et le risque est élevé. Tu n’es pas sans savoir que Saint-Uréa est l’une des île les plus militarisée de South Blue et que… »

« Justement ! l’interrompit Kant. C’est justement pour ça que je compte agir de cette manière et que je ne peux confronter directement Siegfried. Qui sait combien d’enfants orphelins va-t-il encore semer sur son sillage et combien de femmes et d’hommes innocents seront torturés puis exécutés sur de simples soupçons ? »

« Certes. Ne perdons pas de temps, donne-moi d’abord la preuve qu’une telle entreprise à une quelconque chance d’aboutir. » À ces mots, il tendit une feuille et un stylo à Kant.

     La nuit entière s’écoula sans que les deux jeunes hommes ne quittent le bureau d’Avrel, affairés à rédiger un faux message prétendument écrit par Isidor Siegfried Ferembach à l’intention de ses lieutenants. La minutie et le brio avec laquelle Kant s’employa à imiter l’écriture de Siegfried laissèrent Avrel pantois et il ne put dissimuler l’angoisse qui s’emparait de lui à mesure qu’il envisageait la réussite de ce plan qui impliquait bien des risques. Après quelques ébauches, ils réalisèrent trois versions différentes et en sélectionnèrent une qu’ils glissèrent dans une enveloppe. Enfin, ils la marquèrent du sceau d’Isidor Siegfried Ferembach.

Saint-Uréa- La frange -1629
ORDRE DE MISSION
À L’INTENTION DES OFFICIERS DU CULTE


Les précédents tumultes liés à la chasse des sympathisants et des Soldats Révolutionnaires dans la frange ont dispersés les efforts des effectifs et les ont fait dévier des véritables objectifs de l’organisation. Les officiers sont dès lors chargés, tant en ce qui concerne les effectifs militaires que les missionnés d’espionnage, de faire circuler les directives suivantes :


- Les missions d’espionnage et de renseignement liées à l’activité des individus suspectés de servir la cause révolutionnaire sont suspendus.
- Les moyens financiers de l’organisation sont désormais majoritairement attribués aux unités en charge du recrutement de l’acquisition d’armes.
- Les effectifs en charge de l’enrôlement des Chiens de pierre à la solde de Smith sont renforcés.


Comptes à rendus directement et oralement à :


I.S Ferembach

*

     Au petit matin, tandis que les rayons du Soleil d’une nouvelle journée illuminaient Saint-Uréa, le célèbre marchand de tabac de la Haute Ville ouvrait les portes de sa boutique. Une journée tout à fait banale l’attendait, à l’exception d’une curieuse visite, très tôt dès l’ouverture. Pourtant habitué à sa clientèle, il vit pour la première fois un jeune homme fort élégant s’intéresser aux différents tabacs et s’offrir une grande quantité de ses produits. Ce nouveau client, très charmant et fort aimable, requerra que l’on transmette une lettre à un client tout à fait particulier et fort habitué de l’établissement : Button Di Manchete, responsable du budget du Royaume et proche de « la Dame de Pierre » Anne Stanhope.
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    Après leur nuit de labeur, Kant se dirigea vers le Sud pour rejoindre son auberge tandis qu’Avrel prit la route menant à la Haute Ville. Avant de se quitter, les deux jeunes hommes se saluèrent longuement et se souhaitèrent respectivement bonne fortune. En traversant à nouveau la Cité intérieure et tout le long du chemin jusqu’à l’auberge, Kant fut bousculé par ses pensées. « Tu auras beau t’en défendre, en venant au secours des Soldats de la Révolution, tes actes servent des idéaux, une cause... » : ces mots d’Avrel le préoccupaient. À l’origine, « Freeman » et « Armée Révolutionnaire » n’étaient pour Kant que de simples noms qu’il eut l’occasion de croiser dans les journaux quelques années auparavant. Cependant, à la lumière des récents événements et du profond ressentiment que lui causaient les inégalités manifestes à Saint-Uréa, ces « simples noms » lui inspiraient quelque chose de grand, voire considérable. La journée s’écoula sans que ses réflexions ne le quittent et il s’endormit dessus.

    Le lendemain, l’aubergiste vit descendre Kant une nouvelle fois vêtu de son accoutrement de mendiant. Comme à l’accoutumée, il ne posa guère de question et se contenta d’un salut cordial. Se fondant telle une ombre dans la masse, Kant se dirigea vers l’Église avec une idée précise en tête : assister à l’aumône hebdomadaire, événement lors duquel il aperçut Siegfried pour la toute première fois une semaine plus tôt. Si comme convenu, Avrel avait fait passer la fausse lettre dans la Haute Ville la veille à la première heure, alors Siegfried ne devait plus être en mesure de jouir de sa position. En arrivant sur place, tout en demeurant à bonne distance pour ne pas être aperçu, Kant constata que les grandes portes de l’édifice étaient étrangement closes. Devant elles s’affairaient nombre de mendiants et de pauvres gens de la frange quémandant la charité. Les portes restèrent closes toute la journée.

    Le crépuscule s’annonçait et Kant n’avait pas bougé. Adossé au coin d’une modeste maison, il jouait son rôle de mendiant sans quitter l’Église des yeux. Son plan avait-il fonctionné ? Siegfried était-il tombé entre les griffes des hommes de la Dame de Pierre ? Il voulut en avoir le cœur net. La nuit tombait et malgré toutes leurs supplications, les mendiants désespèrent de ne jamais voir les portes s’ouvrir et désertèrent les lieux. Kant demeura immobile, prêt à passer une nuit sans sommeil à la belle étoile. Les heures s’écoulèrent.

    Soudain, un bruit sourd se fit entendre. Plissant les yeux pour distinguer ce qui se déroulait dans l’obscurité plus loin devant lui, Kant aperçut un homme d’une large carrure poursuivit par quatre autres silhouettes. Seuls les bruits de leurs pas lourds et de leurs armes cliquetant perçaient le silence de la nuit. Puis, le vacarme des grandes portes de l’Église s’ouvrant retentit. Tous s’engouffrèrent à l’intérieur. D’un bond, Kant se leva et s’élança vers l’édifice, mais tandis qu’il s’apprêtait à gravir les quelques marches menant aux portes, ces dernières se fermèrent brusquement. Sans perdre une seconde, il contourna le bâtiment et prit soin de ne pas se faire repérer par les soldats de la ronde nocturne. Il se dirigea vers la porte dissimulée à l’arrière et par laquelle il s’était échappé quelques jours plus tôt. Celle-ci était close. Kant se résigna quelques secondes et se souvint soudain qu’il existait une troisième entrée, ou plutôt, un passage : celui par lequel s’était introduite Amina quelques jours plus tôt. Contournant à nouveau l’Église, le jeune homme posa les yeux sur les vitraux : l’un d’entre eux était brisé et recouvert d’une épaisse bâche en tissu. Kant escalada aisément le mur aux larges pierres saillantes et décrocha l’un des anneaux qui maintenaient le revêtement de fortune. Il glissa la tête à l’intérieur de l’édifice et aperçut, éclairé par les faibles lueurs des bougies se consumant, l’imposante silhouette de Siegfried. À ses pieds gisaient les corps tailladés de quatre Chiens de pierre.

    Hormis le chef du Culte de la Miséricorde et ses quatre victimes étendues par terre, l’enceinte de l’Église semblait déserte. Siegfried s’empressa d’abaisser les loquets métalliques pour verrouiller les grandes portes, s’empara d’un chandelier sur pied et le rabattit en travers de l’encadrement. Puis, il s’avança dans la nef d’un pas lourd et irrégulier, telle une bête blessée. Kant considéra à juste titre que son plan avait fonctionné et que son ennemi était désormais traqué. Soudain, des cris d’effroi retentirent. Perché sur le mur latéral, Kant ne put apercevoir d’où provenaient ces cris mais devina rapidement qu’ils émanaient des religieux amassés au fond de l’Église, où Siegfried se dirigeait, cimeterre en main. Rapidement, Kant se laissa glisser le long d’une tenture suspendue et pénétra à l’intérieur du bâtiment. Il se déplaça furtivement entre les bancs et aperçut, tel qu’il l’avait imaginé, le curé Dechainou et les autres religieux terrorisés, cloîtrés dans le chœur des chantres. Des gouttes de sang frais perlaient le long du cimeterre de Siegfried et ses macabres intentions ne laissaient guère de place au doute. Kant se redressa, encocha une flèche et tendit la corde de son arc.

« Tu sais que je n’ai pas bu depuis plus d’une semaine par ta faute ? » s’exclama-t-il d’une voix forte, surestimant amplement l’effet théâtral de sa réplique.

    Siegfried s’arrêta et se retourna. Il posa ses yeux sombres sur Kant. Il n’avait pas le regard traqué d’une bête aux abois, mais le regard vengeur d’un homme dévoré par la haine. Sur son visage blafard et cauteleux brillaient de sanguinolentes éclaboussures. Il se lécha les lèvres d’une longue langue pâle et eut un rire sinistre. « Voilà donc mon erreur, dit-il. Ma négligence, le détail ignoré. Pourtant, je te vois depuis longtemps, mais je t’ai mal considéré. Grâce à tes impudentes pitreries, j’ai pu mettre au pas de brillants Soldats de la Révolution… Toutefois, j’ai péché par orgueil. Je t’ai enfermé en pensant pouvoir te soutirer des informations sur ton réseau, mais te voilà… J’aurais dû te laisser brûler vif. »

« Je n’ai ni réseau, ni informations pour toi, Isidor Siegfried ! répondit Kant. Je ne suis pas un révolutionnaire, je ne sers ni cause, ni idée ! Je n’en ai ni la volonté, ni le courage. Je suis ici pour t’empêcher de nuire à la frange, aux pauvres gens et à Elsa ! »

Siegfried rit. La flèche armée prête à partir ne semblait pas l’intimider. Comme il leur tournait le dos, les religieux en profitèrent pour s’éclipser et se cacher derrière les murs du déambulatoire. Les rires s’estompèrent.

« Cesse donc de débiter des inepties » répondit Siegfried en s’avançant. Il reprit, grondant d’une voix menaçante : « Qu’est-ce qui donne la force aux Murailles de tenir, si ce ne sont des idées ? Crois-tu que Stanhope et les incapables abrutis qui l’entourent détiennent les rênes de Saint-Uréa parce qu’ils le méritent ? Parce qu’ils sont de compétents politiciens ? Foutaises ! Ce ne sont que les idées que les misérables habitants de cette île se font d’eux. Et pour qu’ils continuent à y croire sagement, on distille ces idées, on les choie et surtout, on les impose en massacrant tous ceux dont les idées divergent ! »

À ces mots, Siegfried s’élança d’un bond vers Kant qui décocha sa flèche. Elle fut balayée d’un coup de cimeterre sans atteindre sa cible. De son autre main, Siegfried asséna un puissant coup de poing au visage de Kant qui fut projeté dans le décor.

« Je n’ai pas voué mon existence à gravir les marches du Pouvoir pour échanger des paroles creuses avec un écervelé comme toi ! » Hurla le chef du Culte de la Miséricorde, laissant sa rage exploser. « Je vais te supprimer ici et maintenant et déguerpir avant que Smith n’envoie d’autres chiens à mes trousses ! »

Se relevant d’une traite malgré la violence du coup, Kant ôta la guenille de mendiant dont il était affublé. À sa ceinture étaient suspendus maintes petites fioles, deux pièges à mâchoires munies de chaînes et l’étui contenant ses précieux ciseaux : cette fois, il était prêt à combattre. La force surhumaine de Siegfried convainquit Kant de ne pas risquer un combat rapproché. Bondissant en arrière, il écarta les mâchoires d’un de ses pièges et y plaça la tige pour le tendre. Puis, saisissant la chaîne par son extrémité, il fit tournoyer son arme au-dessus de sa tête, à la manière d’un fléau. Siegfried s’élança vers lui et porta un grand coup de taille. Kant recula d’un pas et envoya son piège droit sur son adversaire. L’extrémité du cimeterre atteignit le jeune homme qui poussa un gémissement, tandis que les crocs acérés de la mâchoire métallique se plantèrent profondément dans l’épaule de Siegfried. Les deux hommes s’écartèrent l’un de l’autre. Le coup de cimeterre fit une coupe nette de plusieurs centimètres de long dans le chemisier de Kant, au niveau de son abdomen. La découpe laissait entrevoir les mailles fines de sa cotte, dissimulée sous ses vêtements et à qui il devait manifestement la vie. Siegfried quant à lui ne poussa ni gémissement ni cri. D’un geste brusque, il retira la mâchoire plantée dans sa chaire frelatée sans aucune précaution, puis balança le piège au loin.

« Eh bien, tu me ressembles finalement… Tu es fourbe, tenace et tu tues ceux qui se dressent sur ta route. Quel dommage que tu sois si stupide…» dit Siegfried.

Kant ne fit aucune réponse. Sa répartie s’était envolée, mais sa détermination redoubla. Une fois encore, il bondit en arrière et se saisit de son second piège, qu’il tendit et fit tournoyer en tenant fermement l’extrémité de la chaîne. Siegfried s’avança confiant, prêt à parer. D’un geste vif, Kant envoya son arme en direction de son adversaire. Ce dernier s’abrita sous son cimeterre et les crocs de la mâchoire se refermèrent fermement sur sa lame. D’un coup sec, Kant tira de toutes ses forces sur la chaîne, ôtant le cimeterre des mains de Siegfried. Puis, il jeta son piège et l’arme entenaillée hors de portée. Satisfait, il sourit.

     Doté d’une intelligence redoutable, le chef du Culte de la Miséricorde ne commit pas l’erreur de sous-estimer son adversaire. Cependant, il commençait à entrevoir distinctement son potentiel. D’un bond, il s’élança vers Kant. Ses yeux brillaient d’une rage nouvelle. Sans qu’il ne puisse l’esquiver, un violent coup de poing s’abattit sur le visage de Kant, qui tomba à la renverse. Étendu sur le sol, il sentit la puissante poigne de Siegfried enserrer son cou. Le souffle coupé, il se débattit à grand-peine. Kant se sentit vaciller. Dans un ultime effort, il s’empara d’une fiole à sa ceinture et l’écrasa contre la tempe de son assaillant. De petits morceaux de verre se plantèrent sur le visage et dans l’œil de Siegfried, qui poussa un râle terrifiant et relâcha son étreinte. Kant reprit son souffle à grandes bouffées. Il roula sur le côté et se releva, puis s’empara hâtivement de quatre nouvelles fioles qu’il lança sur son adversaire encore agenouillé. Elles se brisèrent sur son dos et ses épaules, rependant un liquide d’une teinte légèrement ambrée sur ses vêtements.

    Le chef du Culte de la Miséricorde se redressa. Éborgné, le visage couvert d’éclats de verre et suintant, on eût dit un monstre. Kant longea le mur bordant la nef et s’approcha d’un chandelier sur lequel des bougies se consumaient. Puis, il plongea son bras dans son carquois pour en sortir une flèche. Avant qu’il ne s’en saisisse, Siegfried lui perfora l’épaule en décochant un couteau de lancer. Sa cotte de mailles ne suffit pas à arrêter la pointe du couteau et Kant gémit de douleur. Puis il fut à nouveau plaqué au sol. Son adversaire s’agenouilla sur lui et lui asséna une pluie de coups. Cette fois, les fioles de Kant ne lui furent d’aucun secours et le martèlement de poings s’abattant sur son visage commença à brouiller sa vue. L’affrontement touchait à sa fin.

    Quand soudain, d’assourdissants tintements de cloche retentirent. Le tocsin sonnait. Pendant une seconde, Siegfried s’arrêta et regarda vers le sommet du clocher. Durant ce mince répit, Kant puisa dans ses dernières forces et fit tomber le chandelier au pied duquel il était étendu. Les bougies allumées tombèrent sur Siegfried. Au contact de ses vêtements imbibés de combustible liquide, les flammes s’embrasèrent subitement, dévorant ses habits et se répandant sur son visage. Tout entier il s’embrasa. Hurlant à la mort, il se releva et couru dans tous les sens, renversant les bancs sur son sillage, essayant vainement d’étouffer le feu qui consumait sa chaire. Horrifié par les hurlements et cette scène insoutenable, Kant ferma les yeux. Étendu au sol, il sombra.
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    L’Église était une fois de plus au centre des discussions matinales des habitants de la frange, qui semblaient s’en agacer. La majorité d’entre eux fut alarmée par le tocsin au beau milieu de la nuit et certains, paniqués, peinèrent à retrouver le sommeil. Assez tôt, la nouvelle circula qu’un départ d’incendie s’était déclenché dans l’édifice, mais fort heureusement, il fut rapidement maîtrisé grâce à l’intervention des soldats de la Marine et de la milice locale. En dépit des interrogations, les autorités ne semblaient pas enclines à donner plus de précisions. La routine quotidienne reprit vite son cours sur Saint-Uréa.

*

    Lorsqu’il reprit connaissance, Kant se trouvait à nouveau entre les quatre murs de pierre d’une petite pièce. Cette fois, il n’était pas enchaîné, mais confortablement installé dans un lit. Se redressant péniblement, il palpa son visage qu’il sentit boursouflé, et son épaule endolorie, recouverte de bandages, l’empêchait de bouger son bras droit. Aux pieds du lit, il vit ses pièges, son arc et son carquois, ainsi que toutes ses autres affaires. Soudain, il fut surpris par une voix familière :

« Bonjour, mon fils, dit le curé Dechainou en entrant dans la pièce. Comment te sens-tu ? Nous t’avons soigné du mieux que nous le pouvions. L’entaille dans ton épaule est profonde, et tu es resté inconscient durant de longues heures. »

« Quelle heure est-il ? répondit Kant, agité. On est toujours dans l’Église ?! Comment ai-je atterri ici ?! Et Siegfried ?! »

« Siegfried est mort. Brûlé... dit le curé d’un ton grave. Lors de votre affrontement, j’ai cru que tu ne t’en sortirais pas et que nous serions les suivants. J’ai donc fait sonner le tocsin pour alerter les autorités afin qu’elles nous viennent en aide… Mais ils sont arrivés trop tard. Nous avons-nous même éteint le feu qui consumait les bancs. Quand j’ai vu que tu respirais encore, je t’ai immédiatement fait porter jusqu’à cette chapelle. Je me suis douté qu’en te mettant la main dessus, les autorités n’auraient pas agi de façon juste. »

« Ils n’ont pas exigé de fouiller tout l’édifice ? » l’interrogea Kant.

« Quand nous avons déverrouillé les grandes portes, les soldats tombèrent sur les quatre cadavres ensanglantés jonchant le sol, puis sur le corps de Siegfried calciné. Nous leur avons dit la vérité, concernant le sort des Chiens de pierre. Ils semblèrent confus. Eux-mêmes peinèrent à comprendre ce qu’il s’était passé, mais ils en déduisirent que Siegfried était mort en affrontant les quatre hommes à ses trousses. Puis l’ordre nous fut donné de taire toute cette sombre affaire… »

Kant demeura silencieux, décontenancé. Toutes ces informations se bousculèrent dans sa tête, puis il songea aux derniers mots échangés avec Siegfried, à ses cris horribles et aux conséquences de sa mort. Il redressa la tête et plongea son regard dans les yeux du curé.

« Je ne sais plus quoi penser, ni vraiment pourquoi j’ai agi de la sorte. J’ai infligé la mort une nouvelle fois, j’ai les mains… si sales. Et que deviendront tous les pauvres gens, si le Culte que dirigeait Siegfried venait à disparaître ? »

Le curé Dechainou s’avança et s’assit sur le lit. Il esquissa un léger sourire de compassion.

« Si tu n’étais pas intervenu, moi et tous les membres de cette Église serions certainement morts, dit-il. Tu t’es sali les mains pour que nous vivions et je t’en remercie. Concernant les habitants de la frange, n’aie aucune crainte : le Culte de la Miséricorde peut bien disparaître ! Je le souhaite ! Nous perpétuerons notre tradition, nous continuerons récolter de l’argent à travers Saint-Uréa et à verser l’aumône aux plus démunis. C’est le devoir qui nous incombe, à nous autres, hommes d’Église. »

    Lorsque le Soleil atteignit son zénith, Kant quitta l’Église et salua le curé Dechainou pour la dernière fois. Ses mots l’avaient rassuré, il se sentit plus léger, même si son corps endolori semblait peser une tonne. Comme les jours précédents, il ne put s’empêcher de guetter tout autour de lui tandis qu’il parcourait les rues de la frange. Comme si de nouveaux ennemis étaient prêts à surgir au détour d’une ruelle. Il rentra rapidement à son auberge, salua le tenancier et rejoignit sa chambre. Il dormit jusqu’au lendemain.

*

    Au petit matin, son estomac criait famine. Son épaule était toujours douloureuse, mais il parvenait à bouger son bras. Après un petit-déjeuner copieux, Kant emprunta à l’aubergiste du fil et une aiguille pour raccommoder son précieux chemisier tissé avec la laine des célèbres moutons de Tanuki. Puis il rangea son sac plein à craquer, et fit ses adieux à sa chambre miteuse. Pour son silence et sa discrétion, il remercia l’aubergiste en le dédommageant grassement. On eût dit que ce dernier pleurait de voir s’en aller un client si généreux.

     Kant se mit en route en direction du quartier marchand. Rapidement, il arriva à la boutique de meuble dans laquelle il avait travaillé lors de ses premiers jours sur l’île. Il fut accueilli par Oruburo Daitomé, qui lui apprit qu’Elsa et Pine étaient rentrées chez elles, ce malgré le danger. Kant rassura son ancien employeur tout en se gardant bien de lui raconter tout ce qu’il s’était produit. Gêné, il profita de l’occasion pour présenter ses excuses à propos des réserves de bois dans lesquelles il s’était servi sans autorisation.

« Y’a pas de mal, tire-au-flanc, répondit Daitomé. Je t’ai rien dit parce que ton boulot à l’atelier m’a fait gagner un temps fou. T’as un vrai talent. »

Kant s’inclina pour le remercier. Timidement, il demanda au vieil homme s’il pouvait, une dernière fois, utiliser son atelier. Daitomé accepta généreusement et lui offrit, à sa demande, un large bloc de noyer. Ils travaillèrent toute la journée dans l’ébénisterie, sans rien dire, bercés par le bruit des outils sculptant le bois. Au crépuscule, les deux artisans se quittèrent en se saluant respectueusement.

    Pour la première fois depuis le jour où ils s’en étaient enfui avec Pine, Kant revint dans le quartier où habitait Elsa, près du Mulet Pimpant, où ils s’étaient rencontrés. Avec sa pièce en bois sous le bras, il frappa à la porte d’Elsa. Les retrouvailles furent intenses et chaleureuses. Des trois, Kant fut, comme à son habitude, celui qui pleura le plus et le plus longtemps. Comme aux premiers jours, ils s’attablèrent pour dîner. Pine raconta comment elle était devenue une apprentie ébéniste durant son long séjour chez Daitomé. Elsa avait retrouvé des couleurs et semblait en pleine forme. La quiétude et la douceur du moment donnaient l’impression que rien ne s’était passé. Quand il se fit tard, Pine monta se coucher tandis qu’Elsa déboucha une bouteille. Kant lui expliqua alors tout ce qu’il s’était produit depuis ce fameux jour où elle fut enlevée.

« Mais dis donc, c’est que t’es devenu un soldat de premier ordre ! s’exclama Elsa, quelque peu éméchée. Tu débusques les traîtres, affaiblis l’ennemi, libère une camarade, supprimes un chef ennemi ! Oh ! Si c’est pas de la graine de Révolutionnaire ça, un vrai petit soldat de la Cause ! Je parie que… »

« Non, détrompe-toi, l’interrompit Kant. Je suis de la graine de rien du tout... D’ailleurs, une question me taraude : le jour où Amina est venue à notre secours, qu’on s’est échappé et qu’elle… Pourquoi Siegfried à corroboré la version du curé et n’a pas mis ces évènements sur le dos des révolutionnaires pour vous discréditer ? »

« Hum… Elsa réfléchit un instant et reprit : Je crois qu’il a cherché à se protéger lui-même. Admettre qu’une révolutionnaire se soit fait passer pendant si longtemps pour une employée de la Cité intérieure, ça aurait pu lui attirer pas mal d’ennuis. Et puis par la même occasion il aurait publiquement reconnu que nous sommes toujours actifs. »

Ils poursuivirent ainsi leurs discussions. Kant revint sur le rôle du curé Dechainou, sur son dévouement, sur son rôle passé et à venir. À la deuxième bouteille vide, le jeune homme ouvrit son sac et en sortit une bourse remplie de Berries, qu’il posa sur la table.

« C’est ce que j’ai dérobé dans les quartiers de Siegfried, dit-il avec le sourire. J’ai déjà pris ma part pour payer mon auberge et financer mon départ. Le reste, c’est à diviser en trois : une part pour toi et Pine, une pour Dechainou et la troisième, j’aimerais que tu l’offres à Avrel Bayrout, de l’association des Petits Pères du Peuples. Puis, tu lui donneras aussi ça de ma part. »

À ces mots, il montra fièrement son œuvre à Elsa. Du bloc de noyer brut, il avait fait un panneau joliment orné, sur lequel était gravée l’inscription « Les Petits Pères du Peuple », magnifiée par une brillante peinture dorée.

« Merci infiniment, Kant. Cet argent est le bienvenu, je comptais déménager, je ne me sens plus trop à l’aise ici. Dis, es-tu sûr de ne pas vouloir rester ? J’attends des nouvelles de Luvneel sur North Blue, où siège l’un des plus importants comités de la Révolution ! »

Une nouvelle fois, Kant déclina la proposition. Ils passèrent alors la nuit à boire et se mirent à chanter, réveillant au passage la pauvre Pine qui n’avait cure de ces enfantillages d’adultes. À l’aube, Kant fit ses adieux, en pleurant bien sûr, et se dirigea vers le port. Il prit le premier bateau dont l’équipage était disposé à accepter des voyageurs contre rémunération. S’éloignant de Saint-Uréa, il scrutait l’île jusqu’à ce qu’elle disparaisse au large. Accoudé au bastingage du navire, il chantonnait.

♬♫♪Mourir pour des idées, l'idée est farfelue,
♪ Moi j'ai failli mourir de ne l'avoir par eue,
♪Car tous ceux qui l'avaient, amis comme ennemis,
♪Me tombèrent dessus, criant à l’infamie !
♪L'idée qui mérite qu'on se traîne au tombeau,
♪Est certainement née dans l'esprit d'un bourreau !
♪Moi, s'il faut mourir, même s'il le faut deux fois,
♪ Kaétra, Kaétra, je le ferai pour toi,
♪Kaétra, Kaétra, je le ferai pour toi. ♥♬♫♪
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