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Mi home es tu sweet home

Enfin !

Enfin Kage Berg était en vue !
Enfin le calvaire que fut le voyage entre Tequila Wolf et cette île, celle de leur nid douillet, était terminé !

Mama, Grant et Sasha étaient venus au bagne glacé en pensant aider des Révolutionnaires indépendants à libérer des prisonniers. En réalité, il s’agissait des pirates de Kutrosinski, le Glutonny déchu, aidés de zombies. Certes, ils voulaient libérer des prisonniers, mais c’était pour mieux les transformer en zombie et les rendre corvéables à volonté, pour l’éternité ou jusqu’à ce qu’on les tuât.
Du fait, elle, Dallas Clint, un autre révolutionnaire et Mallory Murphy, une femme-requin, avait plus ou moins volontairement aidé la Marine, assistée de la Commandante Ambrosias, à les repousser avant d’imiter une partie du plan des pirates : libérer des prisonniers.

La victoire était en demi-teinte et avait un goût amer. Après tout, dans un compromis, aucune partie n’était satisfaite. Si les pirates avaient été repoussés, la bataille avait inévitablement causé des ravages et les Marines n’avait pas laissé impuni cette fuite de bagnards. Il y avait des morts dans chaque camp, Mama et les siens avaient perdus leur barge, envoyée par le fond. Les fuyards avaient volé trois des quatre navires pirates pour prendre la mer et la Marine en avait coulé un, précipitant le funeste destin d’un tiers des malheureux libérés. Environ huit cents personnes.

Tous étaient donc partis sur une frégate, chacun de son côté. Les vivres n’étaient pas prévus pour autant de monde et étaient entamés. Donc ils manquèrent. Donc ils durent se rationner et pêcher. Heureusement, grâce à Mama et à sa maîtrise partielle du Clima Tact, l’eau potable ne manquait pas. Et si l’équipage avait pu se laver ou parfois laver leurs vêtements, ils ne pouvaient pas en changer. Le tout, sans compter la promiscuité puisqu’un tel navire ne pouvait décemment pas accueillir autant de monde. Et il n’avait même pas de rouf pour accueillir les passagers qui dormaient sur le pont. C’était sans doute préférable aux nuits passées à fond de cale, surtout une fois le climat hivernal de Tequila Wolf derrière soi.

Une pensée avait longuement hanté Mama : quelles différences son navire avait-il avec un navire-esclave ? Bondé, la cale devait rester ouverte pour ne pas risquer l’asphyxie. La plupart des gens étaient affamés. La question était restée sans réponse. Parce qu'il n'y en avait pas à apporter, et parce que tenter de le faire lui minait encore plus le moral.

La tension montait inéluctablement, la liesse de la liberté commençait à ne plus suffir pour apaiser les querelles, et chaque petite bricole tapait sur les nerfs des concernés, ce qui irritait également leurs proches.
Heureusement, Mama avait pris le commandement du navire, secondée par son homme, son amie mais aussi la jeune Tempérance que Mama avait plus ou moins recrutée. Valet de la Révolution sur Tequila Wolf, beaucoup de bagnards étaient plus enclins à l’écouter elle. Quelque part, elle jouait le rôle de quartier-maître.

La capitaine officieuse et libératrice officielle avait promis un festin en rentrant. Les jours passant, l’usure s’installait et elle doutait de ses capacités. Mais en revoyant l’île sur laquelle était fondé son nid douillet, son entrain balayait toutes ses appréhensions. Après tout, elle aurait de la main d'œuvre prête à lui venir en aide, surtout si un buffet géant était à la clé.

Ses traits burinés par la fatigue et la tension s’étaient dégrippés en sourire béat de joie. Et l’exultation effervescente gagnait tout ce beau monde. Mama et les siens durent dompter et canaliser cette agitation pour en faire quelque chose de constructif.
Les rôles s’attribuaient, puisqu’il fallait s’organiser pour la manœuvre, le débarquement mais aussi et surtout pour le gîte et le couvert. Il fallait que les prisonniers libérés appréciassent le camping à la belle étoile, mais après avoir supporté les conditions de vie au bagne glacial, Mama était convaincue que tout allait leur paraître comme un luxe à côté de cela. Pour autant, elle ne voulait pas que quiconque ne se sentît lésé. Il fallait assurer une rotation des places les mieux loties d’ici à ce que chacun prît une décision quant à son futur.

Elle rêvait d'avoir un équipage, voilà qu'elle devait diriger une flotte temporaire sur un seul navire.


Dernière édition par Mama Boutanche le Sam 23 Juil 2022 - 10:41, édité 1 fois
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Il lui fallait réagir, alors elle prit les choses à bras le corps et haussa la voix :

— UN PEU DE CALME S’IL VOUS PLAÎT !

Son ordre fut répété par les lieutenants comme autant d’échos. Il fallut quelques secondes supplémentaires pour que l’excitation qui gagnait les libérés s’apaisât. Une fois le silence posé, de devant la cabine du capitaine, elle reprit :

— Il me faut une vingtaine de personnes à qui les travaux dans les champs ne font pas peur. Il me faut aussi une autre vingtaine de personnes qui savent cuisiner. Grant, je te charge de la disposition de la foule : vois avec Tempérance, choisissez deux cents hommes en qui elle a le plus confiance pour rester sur le bateau sans risque qu’ils prennent la tangente. Le reste devra se coucher dans le jardin du ranch et dans nos prés. Sasha, emmène dix personnes avec toi et va voir au village si des âmes charitables veulent bien nous céder quelques biens et des denrées ou nous rendre des services: nourriture, couvertures, tentes, emplacements dans leurs prés. Je sais que tu n’aimes pas spécialement ça, mais là, la situation l’impose. Considère-ça comme un ordre de ta capitaine.

Elle souffla un coup, puis inspira profondément avant de reprendre :

— Tout le monde, je sais que vous êtes pressés de repartir et de potentiellement retrouver les vôtres. Cependant, je vous en supplie, ne cédez pas au vol de quelque sorte que ce soit. Je vous ai promis un repas chaud, et j’aimerais vous l’offrir. Voyez ça comme une faveur que vous offririez à votre libératrice de pacotille. Avec autant de bouches à nourrir et autant de gens à loger, ce ne sera pas le grand luxe mais j’espère que ce sera pour vous la dernière ligne droite avant que vous ne retrouviez une vide décente. Si vous aviez l’habitude d’obéir à quelqu’un sur Tequila Wolf, faites-en votre référent, ce sera plus commode pour faire remonter les plaintes, les demandes et les questions. Aussi, je compte sur votre bonne volonté pour entretenir et réparer la frégate. Elle pourra toujours nous servir ! J’espère que vous comprenez ma situation qui est aussi la vôtre, et je compte énormément sur votre capacité à vous auto-gérer ! Soyez disciplinés quand vous poserez enfin le pied sur la terre ferme ! Merci d’avance !

Elle leva haut les poings devant le pont noir de monde, un sourire fier mais fatigué sur le visage. Il fut repris en cœur par la plupart des personnes présentes, même en cale.
Pour se redonner du baume au coeur ainsi qu’à tout le reste de la “flotte”, elle scanda une dernière chose :

— SOYEZ HEUREUX : VOUS ÊTES LIBRES !

La foule exulta sa liesse.

Son cerveau pensait déjà à la suite des évènements, à comment ces braves pourraient retourner chez eux, si tant était qu’ils en avaient encore. Mais éreintée, elle refoula ces pensées. A chaque jour suffisait sa peine, et la journée était loin d’être terminé, même si l’après-midi touchait à sa fin. Même un peu trop rapidement étant donné tout ce qu’il restait à faire afin que chacun pût passer une nuit correcte, du moins le souhaitait-elle. Heureusement, si la pluie ne s’en mêlait pas, le temps sur Kage Berg était plutôt clément, même si les nuits pouvaient être fraîches.

Leur débarquement ne manqua pas d’attirer l’attention des locaux, et c’était une bonne chose finalement. Plus vite les gens étaient au courant, plus vite la rumeur se répandrait, et par là même, Mama espérait que les généreux volontaires se présenteraient d’eux-même.


* * *



Comme prévu, chacun exécuta les directives de leur capitaine. Quand Mama ramassait les légumes et les légumineuses du jardin, elle vit ses prés se remplir de monde et être plus rarement piqués de tentes et de campements.
Devant la fenêtre du ranch, lorsqu’elle cuisinait, les passages des anciens prisonniers étaient nombreux. Pour l’occasion, les cuisiniers de renfort durent construire rapidement des feux de bois avec crémaillère pour y suspendre d’énormes marmites dans lesquelles mijotaient le repas du soir sous les ordres de la Maître-Coq. Heureusement, certains voisins s’étaient prêtés au jeu et apportaient eux aussi quelques plats supplémentaires.

Mama était fatiguée. Rincée. Lessivée. Ereintée. Mais elle tenait bon, tout autant que son sourire, grâce à l’ouvrage collectif. Elle avait organisé le déploiement, et les choses semblaient bien se dérouler. Même si Grant avait dû rappeler quelques fois que non, les moutons qui paissaient nerveusement à cause de l’agitation exceptionnelle n'étaient pas au menu et ne le seraient jamais …
Il y eut bien quelques engueulades mais rapidement les référents les calmèrent avant que les mécontents n’en vinssent aux mains.

Avec plus de huit cents bouches à nourrir, le dîner était composé d’un ragoût de petits pois, pommes de terre et légumes du jardin, et d’un biscuit de mer. C’était un repas chiche, mais il fallait se faciliter la tâche. L’important était que ce fut bon et rassasiant. Certains râlaient bien contre l’absence de viande, mais le ton que que la cheffe prit quand elle clama haut et fort qu’elle ne cuisinerait jamais de produits d’origine animale calma la grogne. Pour autant, elle ne leur interdisaient pas d’en consommer, mais pas leurs moutons, et interdiction d’en préparer dans leur propriété.

Si certains se dirent qu’ils se rattraperaient demain, d’autres préféraient avouer vouloir partir ce jour-là. Mama rappela à toutes et tous sa volonté à ce qu’ils ne cédassent pas aux bassesses pour mettre les voiles coûte que coûte. Que les navires qui faisaient halte ici seraient potentiellement ravis de voir des paires de bras supplémentaires pour tout prix à couvrir les frais du voyage et du couvert.

Mais à vrai dire, beaucoup ne savaient que faire. Beaucoup ne savaient où aller. Et dans ceux-là, il y avait les enfants. Et parmi ces enfants, il y avait des orphelins.
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La nuit commençait à tomber et la foule s’était divisée en groupes avant de gagner leurs pénates d’infortune. Les prés et les champs étaient piqués de nombreux camps au sein desquels brillait un petit feu de camp, ce qui les découpaient de la pénombre. Seul un petit nombre de prisonniers libérés restait autour de la chefferie, toujours réunie autour des grands feux de cuisine improvisés.
Il y avait Mama, Grant, Sasha, Tempérance, et quelques référents. La journée enfin terminée, la pression retombait mais pas complètement. Au moins, l’ambiance était intime et fertile aux aveux.

— J’espère que tout se passera bien …
— T’façon, la Marine rôde.
— Justement. On est des Révolutionnaires, et ce sont des fugitifs. On a tout à craindre …
— L’île est plutôt tranquille, les gens étaient plus amusés qu’agacés par l’agitation et j’imagine qu’le Lieutenant-Colonel ferm’ra les yeux tant qu’y aura pas de remous. On va faire des quarts pour nous en assurer. Moi aussi j’suis crevé mais j’peux prendre le premier.
— Merci, mon cow-boy des mers ! Sasha, tu peux prendre le deuxième ? Je prends le troisième et Tempy le dernier ?


Si la première intéressée opina du chef, la seconde fut interloquée.

— “Tempy” ?! Tu m’as prise pour ton chien ou ta fille ?! Je ne t’appartiens pas ! En plus tu me comptes même pas comme une de ceux que tu as libéré ! Je n’ai d’ordre à recevoir de personne ! Je suis libre comme l’air, moi !

Mama souriait intérieurement et de manière entendue, parce que Tempérance s’était libérée seule, avait délivré les autres, et en plus, elle s’était invitée d’elle-même à leur petite “réunion des chefs”, signe qu’elle appréciait leur compagnie. Mais la capitaine officieuse était fatiguée, elle ne lutta pas et lui accorda ce faux-semblant inavoué.
Sans compter qu’elle avait déjà une première fille adoptive officieusement, une autre forte tête en plus, en la personne de Sasha.
Et enfin, si elle était chez elle, jamais elle ne s’y était sentie aussi étrangère. Elle pouvait retrouver son lit, sa chambre, mais elle y dormirait comme à bord de feu sa barge : à moitié, dans tous les sens du terme.

— Bien sûr, Tempérance ! Je te présente mes excuses ! Mais si je te demande ça, c’est pour que notre petit séjour se passe bien, pour qu’il n’y ait aucun problème !
— Non mais évidemment que j’accepte ! Je suis libre, mais j’ai un honneur à défendre !


Mama la remercia sans chercher à comprendre sa façon de penser. Grant prit la suite du commandement et la parole envers les référents des libérés.

— Vous aussi vous pourriez faire des quarts, siouplaît ? Ça nous aid’rait à surveiller presque mille personnes …
— Ouais, on va compléter notre petite équipe pour faire quat’ groupes de trois, ça devrait le faire, nan ?


Grant répondit par l’affirmative d’un signe de tête.

Alors que la réunion touchait à sa fin, un troupeau de bruits de pas particulièrement désynchronisés empruntait le sentier principal et venait à leur rencontre. Tous se regardèrent dans les yeux en se sondant mutuellement. Qui cela pouvait-il bien être ? Qu’est-ce qui se tramait ?
Comme pour toute réponse, un écho d’une voix masculine résonna dans la pénombre, quelques dizaines de mètres devant eux. Mama et d’autres lieutenants prirent un brandon en se levant pour les devancer et venir à eux.

— Hooo ! s’exclama la voix, comme pour stopper un cheval. Stop ! Les gars ! On avait révisé ça pendant des semaiiines ! Maintenant qu’on en a besoin pour notre entrée en scène, vous avez tout fait capoter ! On s’est désarçonné tout seul !

Alors qu’ils entendaient le petit groupe approcher, l’homme les apostropha.

— Bonsoir mes braves, excusez-moi de vous déranger. Lieutenant-Colonel Horse. Quand on est arrivé, vous avez cru à un troupeau de chevaux au galop ?

Ils ne répondirent pas tout de suite, surpris par la question.

— Euh … non.
— Pas vraiment …
— Hein ? Sérieusement ?! Vous avez essayé de les imiter ? Mais pourquoi ?! Même moi je trouve ça bizarre …
(— Tais-toi, Sasha !!)
— BWAHAHAHA ! OH LES RING…


Grant plaqua une main sur la bouche de Tempérance pour ne pas froisser le représentant en chef de l’ordre local.
Lui et ses hommes se rapprochèrent, et tous purent enfin se voir. Comme à son habitude, le Lieutenant-Colonel portait son sempiternel masque de cheval.
La tension monta soudainement d’un cran, et les deux camps se regardaient d’un air grave, l'œil inquisiteur.

— Hm. Bref. Tout se passe bien ?
— Euh … Oui … Pourquoi ?
— Eh bien, avec autant de monde aussi mal lotis, je pense que la question est légitime, non ?
— Effectivement … Venez, on sera mieux autour des feux de cuisine, en plus, il reste de la tisane, même si elle est noyée pour que tout le monde puisse en avoir …


Par là-même, elle espérait acheter un tant soit peu le gradé et sa troupe.
A peine installés et servis, Horse revint à la charge.

— Jouons franc jeu : j’ai eu vent d’une fuite massive de prisonniers de Tequila Wolf. Vous et moi avons presque le même âge, je vous ai toujours connue ici, je sais ce que vous êtes et ce que vous valez.

Mama sentit sa gorge se serrer. Elle déglutit avec peine.

— Quand je vous ai vu débarquer, j’ai tout de suite compris. Et j’ai craint pour la sécurité de l’île. Aussi, je vous ai laissé le champ libre jusqu’à la nuit avant d’intervenir. Je voulais voir si tout ce petit monde allait causer du tort. Mais heureusement pour vous, ce n’est pas le cas et les habitants semblent voir d’un bon œil cette arrivée massive qui a cassé la monotonie de leur quotidien. Pour ces deux raisons, je vais fermer les yeux sur votre petite halte.

Mama et les siens s’aperçurent finalement qu’ils s’étaient tous arrêtés de respirer. Intérieurement, ils avaient tous longuement et profondément expiré.

— Cependant. S’il y a le moindre ennui, surtout s’il est d’envergure, vous me verrez dans l’obligation de réagir et de faire un rapport. Et croyez-moi bien que cela m’embêterait. Aussi, je vais vous demander de ne pas vous éterniser. Comme je viens de le dire, votre arrêt ici doit rester une halte.
— Merci beaucoup, Lieutenant-Colonel ! Nous avons mis en place des rondes et nous ferons notre possible pour nous séparer rapidement ! On a une destination en tête, mais il faut encore faire le plein et préparer le voyage.
— T’façon, des gars d’mon groupe veulent s’faire la malle sur un navire-abattoir qui partira demain matin.


Les anciens de la Barge des Barges grimacèrent de dégoût en même temps.

— Et y’en a d’autres qui veulent retourner chez eux rapidement, par leurs propres moyens.
— Fort bien. Alors j’espère que tout se passera pour le mieux pour tout le monde. Et que je n’aurais pas de visite surprise … Là dessus, je ne peux rien vous promettre et à mon grand dam ! Je veux dire, c’est ma carrière même qui est en jeu. Envoyez-moi quelques hommes à la capitainerie demain matin, je vous tiendrai au courant des départs et des arrivées qui sont prévus, peut-être que certains d’entre vous y trouveront leur bonheur. Ca vaut aussi pour vous, Mama, peut-être que des navires marchands feront escale ici … Et demandez aussi aux habitants, s’ils n’ont pas besoin d’un coup de main dans les fermes. Si tant est qu’on a pas peur de se salir les mains et de courber l’échine, y’a toujours du boulot à tour de ventre dans les fermes ! Et il sera rémunéré, bien entendu. Après, charge à eux de trouver un logement, même si là encore, les gens d’ici pourront les aider.

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Une fois la visite du Lieutenant-Colonel terminée, le groupe se dispersa assez rapidement et alla se coucher ou prendre leur quart.
Bien que court et pas très réparateur, le sommeil avait été bienvenu.

Le lendemain matin, alors que Mama se levait de ses deux dernières heures de repos isolée par son propre quart, elle s’aperçut que le café bien trop allongé était coulé et que les biscuits de marin étaient confectionnés. Ils étaient même tout chaud, encore fumants, même si quelques éclats de fruits à coque et de datte s’était noyés sous le mélange de farine et d’eau à peine sucrée.

En fait, elle réalisa même que si la moitié des gens étaient en train de se réveiller, l’autre moitié était comme Grant, déjà affairée. D’ailleurs, son homme discutait avec des libérés, dont certains référents.
Elle repoussa toute cette agitation matinale dans un coin de sa tête pour retourner dans sa bulle. Elle avait horreur que les autres personnes qu’elle gardait sous son aile fussent prêtes et actives avant elle. Mais là, il était vain de pousser une gueulante, et après tout, elle avait bien mérité le fait de traîner un peu.

Alors elle se servit une tasse d’eau caféinée, un biscuit … et … une pomme ? Par cagettes entières ?! Même les locaux s’étaient organisés avant elle ?!
Bah ! Qu’importe ! Elle aurait tout le loisir d’y penser quand elle aura les yeux en face des trous … pourvu qu’on en lui laissât le temps ! C’était tout ce qu’elle demandait !

Elle s’installa à côté des feux de cuisine encore entretenus. Nouvelle surprise … même si ce n’était pas si étonnant que cela, étant donné que les biscuits étaient frais.
Même son propre domaine n’était plus respecté ! Tant pis, elle était encore fatiguée … Mais ça commençait à faire beaucoup !

Sauf que …

Sauf que, quand John Horse arriva avec ses hommes, Grant et ceux qui étaient avec lui quelques instants auparavant, elle ne pouvait plus ignorer tout cela ! Toute l’agitation extérieure qu’elle avait chassée de ses pensées revenait au grand galop assaillir sa forteresse mentale !
Elle craqua. Elle tonna :

— NON MAIS C’EST QUOI CE MONDE QUI TOURNE À L'ENVERS, LA ?! ON EST HUIT CENTS PERSONNES ! CA DEVRAIT ÊTRE UNE TANNÉE À COORDONNER ! MAIS J’AI MÊME PAS LE TEMPS D’AVALER MON CAFE QUE VOUS ME PRENEZ DEJA A LA GORGE ! ET POURTANT, JE SUIS DU MATIN !

Tous s’étonnèrent de sa réaction qui n’aurait pas dû être celle-là. Tous, sauf Grant.

— ‘Voyez ? J’vous l’avais dit … (elle va êt’ revêche pour la journée maint’nant …)
— PARCE QUE TU ES DANS LE COUP, TOI AUSSI ?
— Un peu malgré moi, mon grizzly des îles … J’leur ai dit qu’t’apprécierais moyen qu’l’monde tourne sans toi …
— C’EST PAS VRAI !


Si, ça l’était. Et cette vérité la frappa au même moment et l’admit à demi-teinte en se calmant non sans grincer des dents.
Un malheureux libéré s’avança.

— Pardon madame mais…
— Mama.
— Pardon Mama, mais on vient de Tequila Wolf, vous vous souvenez ? Bah … là haut … on a … enfin, “avait” pas le luxe de pouvoir prendre le temps de nous réveiller tranquillement … Comme vous nous avez libérés, fait voyager jusqu’ici sans encombre, nourri pour un soir, hébergé pour une nuit, on s’est dit que la moindre des choses, c’était de vous décharger d’une partie de votre fardeau … Après tout, c’est aussi et surtout le nôtre … On peut pas se permettre de nous reposer juste sur vos épaules …


Mama resta coi, les épaules affaissées, vaincue. Elle commença à plisser les yeux avant de chasser l’air devant elle parce que, visiblement, quelque chose lui piquait les yeux.

— Rhaa ! Foutue fumée !

Mais ce n’était pas la fumée qui lui donnait la larme à l'œil.
Une autre voix s’éleva de la petite foule.

— Capitaine ?

Personne ne répondit. Personne ne cherchait d’où venait la voix. Tous savaient, et tous savaient à qui elle s’adressait.
Alors l’homme s’avança.

— Capitaine, j’ai le plaisir de vous apprend…

Mama s’étrangla en le voyant s’avancer vers elle et la regarder.

— C’EST MOI QUE TU APPELLES “CAPITAINE” ?! MAIS VOUS ÊTES PAS BIEN CE MATIN, MA PAROLE ?! VOUS VOULEZ MA MORT À DÉFAUT DE LA VÔTRE, A VOUS TOUS ?!

Tous firent quelques pas en arrière, d’une surprise terrifiante. Grant également, derrière d’autres évadés de Tequila Wolf. Mama crut que c’était pour échapper à son courroux lui aussi, mais en réalité c’était pour rire sous cape. Il ne la vit pas le fusiller du regard, même s’il le devinait.
Mama s’intima au calme, bien que difficilement. Elle souffla du nez comme un taureau.

— Bon, vas-y, crache ta pastille, merdaillon ! “Capitaine” … J’t’en foutrais moi ! T’as de la chance que j’ai que de la nourriture dans les mains et que je ne la gâche pas, parce que tu l’aurais eu dans la tronche !
— Ahem, pardon … J’ai le plaisir de vous apprendre que nous avons pris les devants. Nous avons décidé nous même de notre propre sort et nous allons nous charger nous-même de mener à bien cette mission. Certains d’entre nous veulent rester ici, d’autres vont s’engager un temps sur le navire-abattoir, d’autres encore attendent les navires du jour pour leur demander de les emporter contre du travail à bord …


Il ouvrit la bouche pour continuer, mais Mama le coupa.

— Ça fait combien de libérés en moins, ça ?
— Attendez … Il reste encore trois groupes : le premier, ce sont les enfants et les parents qui veulent vous suivre sur Innocent Island, le sec…
— COMMENT VOUS SAVEZ ?!
— Bah … on était beaucoup trop nombreux sur la frégate des pirates … Vous l’avez dit aux vôtres en privé, mais l’un d’en nous l’a entendu, qui l’a répété à d’autres, qui l’a répété à…
— Oui, bon, j’ai compris …
— Bref ! Personne n’est contre, rassurez-vous ! Au contraire ! Si certains ne connaissent pas l’île, d’autres la connaissent au moins de nom et on en a discuté. Et on pense que c’est un bon endroit, même s’il n’est pas idéal. Au moins, les enfants seront avec d’autres enfants, et les parents avec d’autres parents … Et surtout, il est éloigné de toute source de pourriture …


Alors qu’elle allait encore le couper, il parvint à s’imposer en haussant le volume de sa voix, puisqu’il n’avait pas fini.

— Le second groupe a décidé …

Il marqua un temps, appréhendant un peu sa réaction. Après tout, elle était loin de se douter de quoi que ce fût.

— Le second groupe a décidé de prendre la frégate pour emmener les gens à bon port. Libres à eux de s’organiser comme ils le veulent, je n’en sais pas plus parce que je fais partie du troisième grou...

Mama n’avait pas bronché. Non, elle s’était calmée, aussi étrangement que subitement. C’était ce qui avait interloqué l’ancien prisonnier qui s’était arrêté de lui expliquer la situation. Elle s’était même assise à nouveau autour du feu de cuisine comme si toute l’agitation et les surprises n’existaient plus à ses yeux.

Il la pensait vaincue, abattue. Mais il s’aperçut qu’en réalité, c’était parce qu’elle allait le cingler d’une colère froide. Elle avait franchi un nouveau cap, et celui-ci était bien plus dangereux !

— Très bien. Bravo à vous. Maintenant, dis-moi : comment je fais pour emmener les enfants et les parents sur Innocent Island si vous vous accaparez la frégate ?

Son ton était sans tonalité, ce qui le rendait d’autant plus terrifiant.
Grant connaissait bien sa femme. Il sortit timidement de la foule, prévenant à souhait, pour protéger les gens.

— Attends, chérie ! Il ne t’a pas parlé du troisième groupe !

Elle ne pipa mot. Elle tourna simplement la tête vers lui et le regarda, sans expression. Son regard semblait le transpercer comme s’il n’avait aucune consistance, elle regardait au travers lui.
Quand le référent reprit la parole, elle lui adressa la même oeillade. Ce qu’il allait lui dire avait trouvé sa force dans une source intarissable d’admiration et de volonté. A présent, la peur devant ce colosse léché de flammes froides l’avait cristallisée et ce n’était plus qu’un ru qui lui mouillait à peine les semelles. A présent, le doute l’envahissait et le faisait trembler imperceptiblement. Seule sa voix trahissait le vacillement de son état d’esprit.

— L-Le t-t-troisième groupe … Le troisième groupe veut vous rejoindre en tant qu’équipage.
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