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Plus rien du tout

« Enfants de Pizzaro. »

« Guerriers tapis dans les flancs rocailleux de Vertbrume. »

« Et William Wellington, Marquis et Maréchal de Luvneelbirsk, au services des armoiries de North Blue… »

« Je suis Wu Zong Gen Ho, missionnaire du temple de la Déesse Enfant, Ordonnateur de la flotte impériale au service du haut commandeur Seifun. Je réclame le bénéfice du gîte et de l’hospitalité des colons de Vertbrume, ainsi qu’une audience auprès de toi, Wellington ! »

L'homme qui venait de s'exprimer était encore à une heure de navigation de fort Wëllthall, la première et la plus grande des forteresses frontalières qui séparaient les colons de Vertbrume des dangers de l'océan. Et malgré cette distance, tout le monde parmi la garnison de plusieurs centaines de soldats l'entendit. Sa voix perça au travers des pythons rocheux qui constituaient l’archipel pour résonner jusqu’au château du seigneur William Wellington, au sein des casernes de sa ville-citadelle, dans son modeste port et dans la moindre chaumière présente entre ses remparts.

Et partout, les murs vibrèrent au son des paroles du missionnaire de Kiyori Tashari, l’impératrice pirate. Les colons également. Ils connaissaient la guerre, les combats et les sièges. Mais pas la sorcellerie. Pas dans ce genre-là, en tout cas.

Wëllthall était une place forte, un krak dont l'objet exclusif était de servir de caserne et de zone de ralliement pour les patrouilles qui verrouillaient les accès de l'embouchure éponyme, et de point de chute pour les navires militaires de la colonie, stationnés ou en surveillance à la périphérie de leur territoire. Ils se méfiaient autant des sauvages de l’archipel que des rares voyageurs que le Nouveau Monde portait jusqu’ici.

Pour comprendre toute sa situation, il fallait revenir à ce qu'était Vertbrume. Un ensemble de grandes masses rocailleuses dressées vers le ciel, aux sommets de canopée inaccessibles sans efforts considérables, au cœur duquel se tenait une terre autrefois vierge de toute civilisation, une succession de côtes hérissées, de forêts maigrelettes, de marais épars et des reliefs rocailleux ornés de mince landes exotiques. Un pays verdoyant, mais propice aux goûts de peu : le territoire était couvert un tiers du temps par un fin rideau de pluie ou de brume qui s’intensifiait joyeusement sans signe avant-coureur, et les éclaircies ensoleillées ne duraient que cinq heures au maximum avant que les nuages pointent à nouveau leur museau. Et tout ça existait depuis une éternité, bien avant que les navires de colons Luvneelois ne débarquent.

Il y avait tout d'abord eu la Légion des soldats de Pizzaro. Des chasseurs de gloire et d'honneur, des explorateurs en quête de ponéglyphes qui avaient établi le premier point de chute de cette île, à peine plus loin que l’emplacement de la forteresse même. Ils avaient fait naufrage ici, au terme d’un âpre voyage qui ne permettait plus de retour, mais on taira ce détail.

Et l'objet de leur quête, le vestige du siècle perdu, restait encore inaccessible à ce jour.

Il apparut bien vite que les Luvneelois n'étaient pas les seuls sur cette île. Des autochtones, les « sauvages » résidant sur Vertbrume s'opposaient implacablement à leur progression vers le noyau du petit continent, là où reposait assurément le ponéglyphe. Ils n'arriveraient à rien.

Pas en un an, en tout cas. Ni en quatre cent, à ce jour. Ils avaient pourtant fait du chemin. Au prix de nombreux efforts, de premiers campements qui devinrent des bourgs doublés de places fortes voire de petites villes fortifiées, toujours riches d’une culture toute militaire, furent construits avant de s’avancer en quatre siècles de guerres hachurées contre la nature et les autochtones jusqu'à l'intérieur de la masse continentale. Le chemin à parcourir restait désespérant, leurs ennemis toujours impossibles à atteindre malgré l’éternité écoulée, et le ponéglyphe encore inaccessible. Mais plus vraiment prioritaire, depuis le temps.

D'autant plus que d'autres problèmes en provenance du reste du monde se présentaient régulièrement à eux. En quatre cent ans, les colons Luvneelois avaient eu le temps de fonder trois autres villes-citadelles sur Vertbrume, chacune disposée de manière à sécuriser un périmètre sûr pour le campement originel devenu Luvneelbirsk et les quelques villages qui avaient été fondés alentours. Ces places fortes avaient toutes un emplacement favorable et leurs lots de ressources vitales, en proportions variables. Et toutes devaient entretenir une armée conséquente pour tenir à l'écart les assauts incessants des pilleurs du nouveau monde.

Des pilleurs, des pirates qui trouvaient intérêt à piocher dans le fruit des efforts des colons pour leur compte.
Des conquérants de tous poils qui voyaient dans cette colonie nichée dans les récifs un territoire de choix à annexer en leur nom.

Vertbrume avait été animée par l'esprit des conquêtes et des explorations Luvneeloises du treizième siècle. Et les colons avaient gardé de cette époque la volonté de fonder une colonie capable d'extraire et de renvoyer sur North Blue l'essentiel des ressources du territoire qu’il venait conquérir. Malheureusement, dès la fin de ce siècle, le royaume de Luvneel se coupa du monde, cessant la majorité de ses échanges pour se refermer sur ses affaires internes. Et la colonie subitement isolée de tout se retrouva orpheline sans le savoir – non pas qu’elle eut les moyens d’entrée en contact avec la mère patrie compte tenu de l’arrivée catastrophique que firent ses premiers membres ici. Sa position ambitieuse sur la frange terminale du nouveau monde n’aida en rien à compenser son isolation.

Pour Luvneel, ils étaient morts, ou avaient abandonné sans chercher à rentrer.
Pour les Vertbrumois, ils mourraient s’ils ne se retroussaient pas les manches.

Aussi poursuivirent-ils leur mission, bercés par des espoirs auto-entretenus et la simple nécessité de survivre. Au cours de leur histoire, six empereurs différents avaient réclamé l'île. Sans installer de forces ni leur prélever autre chose qu’une dîme occasionnelle qui forcèrent les colons à s’ouvrir au commerce pour pouvoir la régler – ce qui, au final, avait ses avantages, même si le fruit de leurs expéditions ne leur revenait pas.

Au-delà de ça, le territoire était sans intérêt et jamais contesté.

Aujourd'hui, c'était un autre Yonkou qui venait faire connaître ses intentions de conquête sur l'ancienne colonie de North Blue. Et son messager, un sinistre prêcheur d'Amaterasu, se tenait face aux murs de Wellthall. Le pont levis et la herse étaient tous deux relevés, ce qui n'était jamais le cas d'habitude. Wu Zong s'avança tranquillement. S'arrêta face aux douves. Et constata avec satisfaction que les locaux abaissèrent par eux-mêmes ces obstacles, lui ouvrant le passage dans la ville.

Cela faisait une trentaine d’année qu’aucun empereur n’avait jeté son dévolu sur eux. Pour autant, ils savaient toujours donner la patte avant même qu’on le leur demande. L’émissaire s’en réjouit. Et il s’avança, seul, paisible, confiant.

De l'autre côté des remparts, quelques centaines de villageois parmi les plus curieux l'observèrent en troupeaux sans pouvoir l'approcher. Devant eux se tenaient des cordons de soldats, cotes de mailles, lances et épées en main, clairsemés de chevaliers en armure intégrale et aux armes variables. Et tout autour de lui, des arcs, des arbalètes, des mousquets qui n'attendaient que lui.

Sans que personne ne commette la folie de brandir son arme. Les ordres à ce sujet étaient clairs. Ne surtout pas lui donner le moindre prétexte pour quoi que ce soit. Ils étaient bien dressés, oui. Bien habitués aussi : pas un d’entre eux ne tremblait sous le mince rideau de pluie et les bourrasques occasionnelles qui les ballotaient depuis son arrivée.

-Je viens en paix, apaisa Wu Zong. Et je vous apporte, au nom de toute la Hiérarchie du Temple de la Déesse-Enfant, nos plus sincères salutations.
-Je ne peux pas nier qu’il s’agisse d’un honneur, mais il s’agit surtout… d’une grande surprise, lui répondit prudemment un chevalier à l'armure d'un bleu de mer. Je crains que nous ne soyons pas en mesure de vous accueillir… avec toute la considération qui vous serait due eut égard à votre rang.

Le missionnaire ne put s’empêcher de rire à gorge déployée. Il ne savait pas si c’était volontaire, mais lui entendait dans ces mots un double sens proprement délicieux. Comme tous les autres, ils étaient pris au dépourvu et complètement désarçonnés. Et morts de peur, bien sûr. C’était presque ce qu’il préférait. Ce qui les rendait dangereux, aussi. Ce qui était exactement ce qu’il préférait.

-Rassurez-vous, nous ne vous en tiendrons aucunement rigueur, loin de là. J'apporte plusieurs cadeaux, Madame. En signe de bonne foi de la part de notre Déesse. Un présent pour Vertbrume, et pour ses habitants perpétuant la courageuse volonté de la Légion de Pizzaro.

Elle tiqua. Parler de Pizzaro les renvoyait essentiellement à leur échec. Etait-ce une façon de le leur rappeler ? Cela n’allait pourtant pas dans le sens de son attitude on ne peut plus aimable… faussement aimable.

-Des cadeaux?
-Signes de bonne volonté de la part de Kiyori. Une cargaison entière de salpêtre émietté. Une centaine de barils. Nous avons entendu dire que vous manquiez cruellement de poudre. Je pense que cela vous aidera à repousser tout visiteur indésirable pendant plusieurs mois.

Wu Zong laissa tranquillement son annonce faire effet. En effet, les Vertbrumois peinaient dramatiquement à se réapprovisionner en poudre à canon. De tout ce qu’ils avaient su développer en vue de prospérer sur l’île, ce qu’ils ne faisaient pas encore, l’industrie leur manquait cruellement. Rien ne s’y prêtait ici, malgré leurs tentatives.

-C’est… extrêmement généreux, oui.
-Je vous sens hésitante. Nous ne venons pas en conquérants, rassurez-vous. Nous ne vous souhaitons absolument aucun mal. Kiyori Tashahari n’est ni le Malvoulant ni une partisane des luttes d’influence comme Ravrak, Frost ou Toreshky. Son souhait et son vœu le plus cher est d’établir au sein du nouveau monde quelque chose que personne n’a jamais essayé d’accomplir : un havre de paix et de prospérité, à l’image de ce que les mers bleues ont pu connaître à l’apogée de leur histoire bientôt révolue. Nous souhaitons initier un âge d’or de mille an, un Royaume Millénaire sous l’égide d’Amaterasu Réincarnée, que l’humanité retiendra comme étant une ère si prospère qu’elle influencera à jamais le monde. Le gouvernement mondial et le siècle oublié ne seront que des bas de page de l’Histoire en comparaison de ce que sera le règne de la Déesse-Enfant. Mais pour cela, nous avons besoin de votre aide. Nous avons besoin de partenaires courageux et faisant preuve d’une probité inébranlable avec lesquels nous pourrons œuvrer dans un but commun : créer un monde meilleur.

Ce n’est qu’à ce moment-là que le chevalier réalisa… qu’en dépit du vent et de la pluie, elle avait entendu l’homme s’exprimer avec une clarté exemplaire. Pas juste elle. Tout le monde parmi la garde mobilisée, tant sa voix leur apparaissait distinctement. Une pensée qui la renvoya à la première manifestation de l’homme, quand il s’était adressé à eux depuis l’océan sans que rien ne puisse expliquer comment.

Elle ne savait pas quoi, mais il y avait quelque chose. D’impossible, et d’inquiétant.

Un quelque chose que rien dans l’allure de l’homme ne trahissait. Il allait torse nu sous sa cape de pluie, mais portait à son cou, sur son crâne et contre son torse une cascade de chapelets de perles, de bois, de métal et de pierres rares qui contrastaient avec son torse… sensiblement plus velu que la moyenne, dira-t-on à minima. Il arborait une quantité désagréable de boucles d’oreilles aux motifs inconnus, mais même ainsi, ne passait nullement pour un va-nu-pieds. Sa ceinture ornée d’or et de rubis, son pantalon de toile aux motifs floraux de facture clairement orientale, ses bottes de cuir velours fermées par des boucles elles aussi dorées… tout rappelait son titre.

En fait, il était même assez bel homme – une considération que la gardienne trouva peu opportune vu la situation, mais qui la marqua bien assez pour perdurer malgré toute cette tension. Grand, doté d’une musculature sèche et bien dessinée, une barbe brune soigneusement entretenue qui contrastaient autant que son torse avec son crâne rasé. C’était aussi le fruit d’un métissage inhabituel. Une peau d’ébène, des yeux bridés, la barbe crépue, un nom et une petite taille qui témoignaient de deux ascendances distinctes. Pour la prestance qu’il avait, il devait à peine dépasser le mètre soixante… ce qui était très petit peu importe son origine, en fait.

-Pour ce faire, et pour bien d’autres choses… je viens, au nom de Tashahari, à la rencontre de Vertbrume. Mon message est à destination de William Wellington, le Lion d’Or, qui se chargera, je n’en doute pas, de le diffuser à qui de droit parmi les vôtres. Puis-je le rencontrer ?

Et ça y était, songea la gardienne. L’heure était venue. Quand bien même on lui forçait la main et que tout l’obligeait à approuver cette requête, c’était à elle de choisir.

Elle ne voulait pas le laisser passer. Absolument pas.

Ce qu’ils allaient se dire… et peut être même, ce qui allait se passer…

Elle était obligée de le faire. Non ?

Le messager était seul. En apparence, du moins. C’était probablement le cas, mais être paranoïaque faisait partie de ses attributions. D’autant plus que les forces de Kiyori étaient réputées pour former de très bons agents de l’ombre. Des ninjas, mais pas que. Des éléments qui n’avaient rien à envier à une unité conventionnelle du Cipher Pol, à part peut-être en matière d’appétence pour la paperasse.

Il était seul et s’était présenté sans armes apparentes. N’importe quel autre visiteur aurait été fouillé de pied en cap, sans même prétendre à une audience auprès du dirigeant de la cité.

Un envoyé de Kiyori…

Un oiseau de mauvais augure. Elle percevait quelque chose de néfaste suinter de lui, en dépit, ou plutôt en particulier du fait de tout le discours qu’il venait de leur servir.

Elle pouvait le faire exécuter sur le champ. Et c’était même tentant. Et c’était surtout l’une des idées les plus stupides qu’elle pouvait avoir.

Bien sûr, qu’elle n’avait pas le choix. Ni elle ni aucun autre ici.


*
* *
*



-Pourquoi le ponéglyphe ?

Une petite assemblée s’était constituée en urgence au sein du Palais Naval de Luvneelbirsk. Le soir même de son échange avec l’apôtre de la Déesse Enfant, Wellington avait fait envoyer des missives aux autres cités majeures par pélicans voyageurs complétés de coursiers. En fait, l’initiative avait été prise par son cordon de lieutenants afin de sonner l’alerte avant même que Wu Zong ne pose le pied sur Vertbrume. Son entrevue avec Wellington dura deux longues heures au terme desquelles le missionnaire s’était retiré sans heurt, mais avec quelques promesses arrachées par la seule force de la réputation de sa maîtresse.

Wellington venait tout juste d’expliquer le contenu de son échange avec Wu Zong. Maintenant, le concert de questions débutait.

-Si je comprends bien, ils veulent la gloire et le prestige, comme nous, résuma une grande femme trop en chair. A moins qu’ils n’aient autre chose à faire avec. Avec les ponéglyphes, le cipher pol et le gouvernement mondial, on ne peut pas savoir. Je n’aime pas ça. Historiquement, les empereurs ne nous ont jamais rien demandé d’autre que des tribus en guise de paiement pour leur… protection.

Aada Nalkainen, ou Nälkäinen de son état civil, bras droit du marquis de Villermer-sur-Pilotis qui constituait la troisième ville plus importante de leur colonie. Contrairement à d’autres, elle avait immédiatement quitté sa fille et son époux pour répondre à l’appel en compagnie d’une cohorte de conseillers aux oreilles grandes ouvertes. Le marquis ne tarderait pas à les rejoindre le lendemain, mais la quarantenaire au teint pâle, pratiquement translucide et à la chevelure foisonnante avait toute sa confiance pour avancer des décisions en son absence. La femme et son mentor sortaient du même moule, à la différence que Nalkainen avait pris beaucoup de poids depuis. Pas obèse, mais de peu.

-Il n’a rien dit de particulier au sujet du ponéglyphe ?
-Qu’il s’agirait d’une pierre de plus à apporter au monument qui consolidera la splendeur de l’héritière du soleil, répondit Wellington sur un ton étonnamment serein et presque moqueur. Et qu’il renfermait bien d’autres secrets que leur conclave se devait de protéger. Que le Gouvernement Mondial n’avait ni la force d’âme, ni la sagesse requise pour pouvoir prétendre à cette lourde charge. Qu’il permettait l’accès à un pouvoir tellement démesuré que la Hiérarchie du Temple se devait d’en restreindre immédiatement l’usage.

Le noble était surpris de la facilité avec laquelle il parvenait à se souvenir des termes qu’avait employés son visiteur. Non pas qu’il ait une mauvaise mémoire en temps normal, mais ce registre criant de termes pompeux n’était pas du tout le sien, trahissant à quel point il avait été marqué.

-Ils vont envoyer… combien d’hommes ?
-Une division de flotte. Il n’a absolument pas expliqué de quoi il s’agit. En place de ça, Wu Zong s’est lancé dans un vaste exposé sur l’organisation et le fonctionnement de la… « Hiérarchie du Temple de la Déesse-Enfant », continua-t-il en mimant le ton et l’articulation d’origine.
-Quel nom, commenta un troisième officier. Pompeux. Ostentatoire.
-Ils en font trop, mais c’est bizarre. Je pensais que c’était juste un tas de fumisterie de vitrine religieuse employé pour faire croire aux gens qu’ils ne sont pas juste un amas de tueurs qui se sont rassemblés pour fonder un réseau et aller racketter des pays entiers. Mais le problème… c’est que cet homme y croit. Et qu’ils y croient vraiment. Vous ne l’avez pas vu. Il a des façons d’agir, de parler, des intonations, des… formules, des gestes, des rituels… il a vu que je les remarquais et m’a expliqué le sens de chacun d’eux. Ils croient vraiment à leurs histoires. Pour eux, Tashahari est la réincarnation d’une déesse du soleil. Amaterasu.
-C’est l’histoire qu’elle s’est donnée, reprit Aada. Mais je ne comprends pas comment une gamine peut…
-On s’en fout, arrêtez d’enculer des mouches. Ils vont nous attaquer. Ils vont nous envahir. Les questions qui se posent, moi je vais vous les donner. Est-ce qu’on a les moyens de les envoyer se faire foutre. Si oui, ce sera difficile, à quel point, qu’est-ce qu’ils pourraient faire pour nous enculer à leur manière et vaincre de manière détournée ?

L’homme qui venait de s’exprimer occupait la charge de Connétable, la plus haute fonction militaire de Vertbrume. Linus Varald, qui avait la particularité d’être respectueux envers tous ceux qui avaient mérité son respect « soit à la sueur de leurs fesses, soit en rotant du sang, soit en chiant pour leurs frères ». Et seulement envers eux, qu’il traitait avec tous les égards et avec le plus grand des respects. Tous les autres n’étaient généralement que des faibles ou des chiens opportunistes, indubitablement compétents s’ils en avaient la réputation, mais qu’une part de son esprit refusait obstinément de respecter tant il avait vu ce que la réalité infligeait à ceux qui n’avaient pas le luxe d’avoir toujours eu le cul vissé sur une chaise ou un fauteuil confortable.

Il était beaucoup plus nuancé que ça, évidemment. Et avait ses contradictions, comme chacun. Mais telle était la façon dont il se présentait. Et pour bourrue que soit sa façon de faire, on le respectait, quitte à ne pas l’apprécier… entièrement, pas du tout, chacun à sa façon.

-On peut tenir un siège, pas détruire un empire, continua-t-il. Et ils rappliqueront avec beaucoup plus de forces.
-Vertbrume nous protégera, nuança prudemment un autre militaire. Nous avons l’avantage du terrain, et il est prodigieux.
-Si on ne baisse pas notre froc devant eux pour se faire passivement enculer, ils ne s’arrêteront pas. Militairement, ça va être un enfer.
-Mais on pourrait le faire.
-On pourrait le faire, approuva le connétable avec un grognement de fierté. Le problème tient à… leurs monstres. Il en suffira d’un pour que nous ne puissions plus rien faire. Et surtout, pas les arrêter. Comme toujours.

L’heure était grave, tous étaient tendus. Mais la simple évocation de ce fait les enlisa encore un peu plus profondément dans leur malaise. Les Vertbrumois avaient leurs forces, leurs qualités, leurs fiertés. Ils se targuaient volontiers d’avoir conservé et poli toutes les qualités originelles des Luvneelois, celles qui avaient permis à la terre originelle de prospérer dans la mer du nord, celles-là même qui leur avaient permis de survive et de conquérir Vertbrume.

Ce qui était moins réjouissant était l’envers de la médaille. En plus de leurs qualités, ils avaient les défauts qui allaient de pair. Leur force était collective. Ils étaient adaptables, astucieux, plein de ressources. Ils avaient les dents longues, ils se débrouillaient régulièrement pour se tirer à bon compte de toutes les situations.

Ce qui leur manquait, c’était des héros. Ou des monstres, car tout n’était qu’une question de terminologie. Des figures indépendantes capables à elles seules de renverser le cours d’évènements perdus d’avance, des crétins téméraires qui s’élanceraient dans des plans trop hardis pour que le collectif ne se fédère derrière – et qui, envers et contre tout, parviendraient à leurs fins parce qu’ils en avaient la force et les capacités.

Or, ils évoluaient dans un environnement clôt, Vertbrume. Mais dans l’océan qui les entourait, c’était ces figures-là qui dominaient et luttaient les unes contre les autres, parfois par influences interposées, parfois ouvertement dans un duel à mort. Le monde avait rejeté les plus terribles de ses individus exceptionnels dans cette mer, une zone de non droit presque intégral où ils évoluaient librement, la zone rouge du planisphère tenu par le gouvernement mondial.

Tous ceux qui s’y étaient vaguement fait un nom étaient généralement capables de vaincre une centaine d’hommes qui se dressaient devant eux, d’une manière ou d’une autre. Parfois immensément plus qu’une petite centaine.

Dans un conflit ouvert contre les forces d’un des quatre plus terribles fléaux du monde actuel, ils n’avaient aucune chance – des monstres, on leur en opposerait à la pelle, et ils se feraient ouvrir – leurs rangs se feraient décimer, les soldats éventrés, les enfants égorgés en guise de représailles, d’exemples et de sacrifices à la Déesse-Enfant. Ils ne pouvaient que se rendre, à moins que le cours des évènements ne les porte dans une autre direction.

Et là, nous revenions dans la liste des traits qui faisaient la force des Luvneelois.

-Il nous faudra de l'aide, dans ce cas.

La déléguée de Villemer-sur-Pilotis fut la première à émettre l’idée. Une idée que jamais le connétable n’aurait envisagée. Une bonne idée, reconnut-il. Car il le reconnaissait volontiers, ceux qui ne posaient leurs grosses fesses que sur des coussins de soie pouvaient très bien être de bon conseil.

-Qui ?
-Il y a plusieurs options. La première serait le gouvernement mondial ou la marine.

Protestations dans l’assemblée. Il fallut pourtant un moment avant que quelqu’un ne formule une objection distinguable.

-Ce serait troquer un envahisseur pour un autre. La Marine installerait progressivement une base, une ambassade, un gouverneur pour nous tenir en laisse.
-Mais nous serions protégés, nuança la conseillère en perdant patience. Je dirais que vivre sous le « joug » de la marine serait beaucoup plus confortable que de se faire… racketter, comme disait Wellington, en permanence par des pirates qui n’iront que de pire en pire au fil du temps.
-Les pirates nous laisseraient bien plus d’autonomie que les armées de Marijoa, objecta un autre représentant. C’a toujours été le cas.
-Je pense que ce sera différent cette fois, la défendit un autre représentant. Ils ont un intérêt ici. Ils sont venus pour s’installer. Nous risquons davantage qu’avoir à leur verser un simple tribut. Les choses se passeront mal.
-J’ai un doute sur un autre point, intervint une voix douce en retrait de la salle. Le gouvernement mondial est quelque peu… expéditif quand il s’agit de ponéglyphes. S’il venait à apprendre que Vertbrume a la réputation d’en cacher un… que Kiyori veut se l’approprier… et que notre but, à l’origine, était de le découvrir…
-Comment ça, à l’origine ?
-Je ne lance pas un débat à ce sujet. Je m’appuie sur la connaissance de… tragédies passées pour apporter ma pierre, c’est tout. Faîtes en ce que vous voulez, décréta l’homme avant de se tasser dans son coin, mal à l’aise mais satisfait de lui-même.

Comme bien souvent dans ce genre de situations, les échanges allaient bon train, devenant de plus en plus confus une fois que l’exposition avait été faite et que les principaux partis s’étaient établis ou se reconstituaient…

-Nous ne nous inféoderons pas au gouvernement mondial. Notre allégeance, nos ancêtres en ont fait le serment il y a quatre siècles, n'est due qu'à la couronne de Luvneel.
-Qui ne s’est jamais préoccupée de nous, nous croit tous morts ou nous laisse joyeusement pourrir à l’autre bout du monde, bravo.
-Donc on ne peut pas remettre en cause la recherche ou l’existence du ponéglyphe mais cracher sur Luvneel c’est quartier libre ? Faudrait vraiment que vous m’expliquiez comment vous fonctionnez un jour, les traditionnalistes.

… le tout virant aisément au brouhaha constant quand chaque sous-groupe dégénérait lorsque les plus virulents comme les plus réservés voyaient comme un devoir moral d’intervenir – sans compter ceux qui étaient convaincus de ne rien savoir et ceux qui étaient sûrs d’avoir raison.

-Et que veux-tu que j'y fasse?
-Il faut demander le soutien de la marine. Proclamer l'indépendance de Vertbrume, et nous faire rentrer sous la protection du gouvernement mondial.
-Nous sommes déjà rattachés au GM.
-Nous n'avons aucun siège au GM. Luvneel n'occupe même pas son siège. Ils parlent d'indépendance, d’après les rumeurs. Ils ne nous servent à rien.
-Si nous demandons de l’aide à la marine et que nous annonçons notre indépendance au monde pour ça, les pirates prendront l’excuse comme une trahison et nous rouleront dessus avant même que le GM nous prenne vaguement au sérieux. Nous ne pouvons pas faire ça.
-Alors qu’est-ce qu’on peut faire ?
-Je maintiens que laisser les pirates s’installer est la meilleure des choses. Ils ne nous ont jamais rien fait, ça ne changera p…
-Enfin jamais rien fait jamais rien fait, c’est facile à dire pour vous ! J’entends tout le monde dire ça et c’est insupportable. Insupportable ! Vous étiez des gamins à l’époque mais j’y étais moi, je les voyais s’installer dans les villes pour boire et manger au doigt, s’emparer de ce qui pouvait leur passer sous les yeux. Nous cachions nos femmes et nos filles pour qu’elles ne se fassent pas violer, si je dois vous l’apprendre. Tout le monde garde bien le silence à ce sujet, de la même manière que tout le monde se devait de baisser les yeux à l’époque, et nous savons tous que rien de tout ça ne nous atteindra nous ! C’est honteux.
-C’est…

Un problème.

Pas de solutions.


Dernière édition par Sigurd Dogaku le Sam 4 Juin 2022 - 10:54, édité 1 fois
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Archibald Balthazar Amédée Kurator se promenait tranquillement, comme à son habitude, dans les larges couloirs du musée Konkistador du Port de Norland. Le bâtiment regroupait en son sein les reliques antiques des voyages et conquêtes du Royaume de Luvneel et attirait chaque année des millions de visiteurs venus d’un peu partout pour contempler les vestiges de ce qui avait fait la fierté de ce si grand Royaume, à l’époque où Montblanc Norland et ses pairs avaient parcouru le monde en conquérants. Cette grande ère était révolue mais toujours les habitants de Luvneel sont élevés dans le souvenir de leur royaume conquérant et influant.

Archibald Balthazar Amédée Kurator se promenait donc, tranquillement, dans les couloirs de ce musée.

Il avançait à pas lents, vérifiant que chaque objet, chaque relique, chaque carte et chaque détail de l’immense collection dont il était le gardien en chef n’avait pas bougé. Au milieu de toutes ces vieilleries, seul lui avait changé au fil des années. Il avait commencé à vingt ans : amoureux de l’histoire et des mers mais incapable de bouger de son île à cause d’une naupathie accablante le faisant plonger dans un léger coma chaque fois qu’il montait sur le pont d’un navire, il s’était fait conservateur. Et chemin faisant, se rapprochant peu à peu de l’état de délabrement de ses protégés, il s’était complètement voué à son métier et avait appris par cœur tous les secrets dont étaient habités ces vieilleries.

Tenez par exemple ; cet escargophone verdâtre, recroquevillé par le temps et qui présentait par endroit quelques traces couleurs rouille, il avait pour fonction de maintenir la liaison avec les troupes conquérantes envoyées par bateau dans des buts divers. Celui-ci était encore en vie et Archibald le nourrissait chaque jour. Quatre-cents ans d’existence, belle bête. Il n’avait pas beaucoup servi mais la résistance de ce spécimen antique était impressionnante. Le vieux conservateur pouvait vous réciter par cœur son histoire connue.

« Berk, il est dégueulasse ce machin m’dame. C’est tout vert et ça bouge. ET LÀ Y A DE LA BAVE MARRON QUI EN SORT ! DÉGUEU !
-Chut Kevin, c’est un musée ici, il ne faut pas trop parler fort, tu vas déranger tout le monde.
-C’est le musée des horreurs ouais, regardez-moi ce vieux type tout moisi, il est presque aussi moche que le truc visqueux en vitrine !
-KEVIN ! »

Archibald Balthazar Amédée Kurator, en sa qualité de vieillard décrépi, n’avait bien sûr pas entendu le moins du monde les descriptions peu avantageuses du jeune Kevin à son endroit. Sourd comme un pot et n’imaginant pas une seconde qu’on puisse déprécier une seule de ses petites merveilles, il approcha du petit groupe d’élèves encadré de l’enseignante désemparée.

« Désolée monsieur, ils sont jeunes, ils ne savent pas se tenir…
-Bah quoi, il est vieux et moche, faut pas mentir dans la vie...
-Kevin, ça suffit!
-Vos élèves sont charmants Madame, intervint tout sourire l’ancêtre. C’est beau de voir les nouvelles générations s’intéresser aux reliques du passé.
-Il est con ou il le fait exprès?
-Kevin...
-Je vois que vous êtes particulièrement excité à l’idée de savoir ce qu’est cette merveille jeune homme. Comment vous appelez-vous ?
-Qu’est-ce que ça peut vous foutre ?
-Ah. Original. Je n’avais jamais entendu pareil prénom. Eh bien sache, jeune Ketzapeuvufoot, que c’est un spécimen très rare et très ancien d’escargophone. Incroyable, non ? Il servait à l’origine à établir la liaison avec le soixante-dixième corps expéditionnaire de Luvneel mené par le grand Pizarro. Malheureusement, ce glorieux équipage se perdit en mer et cet escargophone ne sonna plus jamais. Qui sait ce qui a bien pu arriver à ces hommes ? Quoi qu’il en soit, cette petite bête est toujours vivante, c’est preuve de la véritable longévité dont faisaient preuve les anciens modèles, je peux vous faire toucher la carapace, vous verrez comme elle est dure. Les escargophones actuels ont plein de fonctions high-tech, mais ils n’ont pas la résistance de celui-ci.
-Et celui-ci n’a plus été utilisé pour d’autres liaisons depuis ? Questionna la jeune professeure, tentant d’ignorer le chahut de son groupe d’élèves.
-Pardon ?
-ET CELUI-CI N’A PLUS ÉTÉ UTILISE POUR D’AUTRES LIAISONS DEPUIS ? Répéta-t-elle dans un cri chuchoté de crainte de perturber le reste des visiteurs.
-Vous baragouinez mademoiselle, articulez je ne comprends pas la question.
-ET CELUI-CI N’A PLUS ÉTÉ UTILISE POUR D’AUTRES LIAISONS DEPUIS ? S’abandonnant finalement au cri dans un ultime espoir de se faire comprendre.
-Pas besoin de crier non plus… Non, la spécificité de ces modèles veut qu’ils soient jumelés à un seul et unique escargophone. La légion de Pizarro ayant disparu, elle a emporté son jumeau dans sa tombe.
-Heureusement, imaginez que cette horreur existe en deux exemplaires... »

La sortie de Kevin fit glousser ses petits camarades et Anaëlle Équerre, leur professeure, réprimanda une nouvelle fois le jeune homme furtivement, essayant de faire en sorte que le vieillard ne remarque pas l’agitation dans les rangs des garnements.

PRULUPRKPRULUPRKPRULUPRKPRULUPRK

« Maîtresse il sonne !
-Non il souffre.
-Un peu des deux je dirais.
-On fait quoi on l’achève ?
-Je pense qu’il faudrait décrocher, ça pourrait être important.
-Il vient de dire que seul l’escargophone de Pizarro peut entrer en contact avec celui-ci, tu n’écoutes rien, c’est forcément une erreur.
-Fayotte !
-Madame il m’a traité !
-C’est parce qu’elle dit des conneries.
-Vous croyez pas que ça pourrait être le fantôme de Pizarro ?
-Ça existe les fantômes ?
-TAISEZ-VOUS BANDE DE MONSTRES !
-Qu’est-ce qui se passe encore madame, pourquoi criez vous contre ces petits anges avides de savoir ?
-Pardon, désolée monsieur… Je veux dire… PARDON DÉSOLÉE MONSIEUR, MAIS VOTRE ESCARGOPHONE, IL SONNE BIZARREMENT.
-Ah ? Je n’entendais pas. Vous avez une bonne ouïe malgré votre tendance à crier. Eh bien répondez madame, on ne sait jamais ce que ce genre de merveille nous réserve comme surprise. »

Madame Équerre se vexa de ces nouvelles critiques du vieux schnock à son égard, mais sa passion encore inattaquée pour l’histoire et ses mystères était plus forte que son orgueil. Aussi, elle appuya précautionneusement sur le bouton du gastéropode servant à décrocher, appuyant avec dégoût sur une partie visqueuse qui fit éclater une poche de pus au passage, et à travers l’animal quadricentenaire, résonna une voix qui semblait irréelle tant elle était improbable.

« Bonjour, ici Vertbrume. Nous sommes les descendants de la légion de Pizarro et nous vous appelons à l’aide. »

***

Tout le corps d’état décisionnaire du grand Royaume de Luvneel était en effervescence. La nouvelle n’avait pas tardé à atteindre les oreilles du moindre diplomate et tous ceux ayant un peu d’ambition avaient tenté de joindre le roi Dayo et ses ministres pour savoir ce qu’il en était de ces nouvelles invraisemblables. La jeune maîtresse d’école qui avait répondu à l’appel au secours des « cousins » de Vertbrume avait été harponnée par la presse aussitôt que ceux-ci avaient compris qu’ils n’obtiendraient rien du vieux conservateur, qui ne comprenait même pas les questions qu’on lui posait et qui n’avait pas le moins du monde remarqué l’ampleur de la nouvelle arrivée par l’antique moyen de communication. Il avait fallu mettre la demoiselle sous protection de miliciens.

La légion de Pizarro, celle que tous croyaient perdue depuis des centaines d’années, avait finalement trouvé un refuge dans le Nouveau Monde et ils appelaient au secours leurs lointains parents, les seuls qu’ils trouvaient légitimes à se mêler de leurs affaires. C’est ce qui avait fuité à la presse locale avant que le gouvernement du Royaume ne parvienne à récupérer l’outil de communication et à étouffer les bruits de couloirs afin de pouvoir gérer la situation comme ils l’entendaient.

À Luvneelgraad se déroula bientôt un grand conseil pour décider de ce qu’il fallait faire de cet appel à l’aide. Certains parlaient d’une farce, d’autres allaient même jusqu’à évoquer le piège quand un bon noyau souhaitait que le message soit pris au sérieux. Le moyen de communication utilisé et les informations transmises à travers cette conversation ne pouvaient avoir été émises que par la descendance de Pizarro. Pour eux c’était clair, la question n’était pas de vérifier la nature du SOS mais de réfléchir à la façon d’y répondre ou pas. Le roi Dayo avait assisté à la première heure des débats mais s’était finalement éclipsé en donnant le champ libre à ses ministres pour prendre les bonnes décisions. La dernière phrase qu’on entendit de lui sur le sujet fut sans nul doute semblable à un « faites ce que vous voulez tant que j’en ressors grandi et que vous me laissez tranquille ».

Présidait donc au conseil de Luvneel le premier ministre Dagan qui entendait régler la situation rapidement.

« Mesdames et Messieurs, la parole est au délégué commercial du Port de Norland, veuillez faire silence ! Cria le Premier ministre pour faire taire les politiciens tapageurs.
-Monsieur le Premier Ministre, éminents conseillers et autres convives de ce concile, la question est claire : Que peut apporter à l’économie de notre beau Royaume une expédition périlleuse à l’autre bout du monde où nos navires risquent de ne jamais arriver à bon port, où notre arrivée sur place est plus qu’incertaine et où nous n’avons aucun élément concret sur la civilisation bâtie là-bas par nos cousins lointains ? Ajoutez à cela la perspective de rentrer en guerre contre un empereur pirate ! La réponse est claire : rien. Rien de bon en tout cas. Le temps des grandes expéditions est révolu ! Nous sommes le Royaume de feu Montblanc Norland certes, mais les risques pris alors par ses contemporains étaient encore faibles. Ils avaient l’âme conquérante des premiers temps de chaque civilisation. Nous sommes devenus trop gros, trop gras et trop importants et plus encore trop pauvres en miliciens pour qu’un départ en mer n’ouvre nos défenses et ne permette l’attaque d’autrui.
-BALIVERNES ! Vous savez bien monsieur le délégué commercial que la paix règne à North Blue !
-Monsieur le secrétaire d’état délégué au transport maritime, respectez le temps de parole. Vous aurez votre tour ensuite.
-Merci monsieur le premier ministre. Cette apparente paix messieurs dames, n’est établie que parce qu’il serait trop risqué de s’attaquer à nous dans ces conditions, mais ôtez nous notre puissance militaire, amputez là ne serait-ce qu’un peu et nous serons aussitôt assaillis de toutes parts. Risquer d’obtenir si peu en perdant autant est selon moi une bêtise infâme.
-Merci pour tout monsieur le délégué commercial. La parole est désormais à madame la ministre déléguée à la Guerre.
-Merci monsieur le premier ministre. Je vais me charger de répondre rapidement à monsieur le délégué du commerce. D’abord au sujet de la paix à North Blue. Monsieur le délégué commercial n’est pas sans savoir que ce ne sont aucunement nos armées qui garantissent au Royaume de Luvneel une relative tranquillité, mais notre influence commerciale. Il est tout de même étrange que vous ne fissiez que si peu de cas de votre propre domaine d’expertise. Le départ d’un corps expéditionnaire n’affecterait donc en aucun cas la paix par ici. Dans un deuxième temps je voudrais revenir sur le fait que Luvneel n’aurait rien à gagner à cette expédition. Je crois que c’est faux. Notre Royaume est vieillissant, lui redonner un peu de sa jeunesse et de sa gloire passée en brillant de cette manière lui serait totalement bénéfique. Bien entendu, les retombées économiques qui en découleraient ne vous arrangeraient pas personnellement, mais il faut savoir faire des sacrifices. Ensuite il apparaît comme clair que beaucoup trop d’éléments ont fuité dans la presse pour qu’il n’apparaisse pas comme lâche auprès de nos concitoyens de ne rien faire du tout. Enfin, nous ne sommes pas forcés d’y risquer énormément de forces Luvneeloises. Il nous suffirait de trois ou quatre navires de guerre à nous et à cela nous ajouterions des bâtiments composés exclusivement de mercenaires. En leur promettant une rémunération correcte et en s’en servant comme chair à canon tout au long de l’expédition… »

Le regard de la ministre brillait. Le premier ministre Dagan aimait beaucoup la proposition. Risquer le moins possible en s’attirant la gloire, c’était bien là une manœuvre digne des plus grandes heures de Luvneel. Il suffirait de trouver de nouveaux « héros », des hommes de la trempe de Montblanc Norland, au moins en apparence, et de les envoyer au casse-pipe. On leur cédait ainsi une gloire de principe en cas de réussite tout en s’appropriant les bénéfices et on rejetait la faute sur eux en cas d’échec brutal.

Les débats continuèrent encore pendant de longues heures mais le discours de la ministre de la Guerre avait résonné très fort dans la tête de la plupart d’entre eux. S’étaient ajoutés des discours des partis humanitaires qui souhaitaient venir en aide aux Vertbrumois tant que c’était encore possible, des discours plus touristiques qui discutaient de la possibilité d’ouvrir des camps de vacances sur l’île colonisée afin de faire découvrir aux citoyens du Royaume les merveilles du monde, des discours d’excités certains qu’ils allaient y trouver des matières premières encore inexploitées et tout ce brouhaha finit par aboutir à une certitude : on allait envoyer du monde pour secourir Vertbrume.

***

« Maman ! Pourquoi ils crient les gens là-bas ? Ça fait un peu mal à la tête quand même.
-Je crois que c’est un appel à mobilisation ma chérie.
-Et pourquoi ils font ça ?
-Je ne sais pas ma chérie, mais on peut s’approcher si tu veux tout savoir.
-Ouais !! Peut-être qu’ils distribuent des bonbons !
-Hahahaha, ce serait vraiment incroyable. Bruno ?
-Oui capitaine ?
-Je t’ai déjà dit de ne pas me donner du capitaine dans la rue…
-Pardon capitaine… Je veux dire m’dame Elie.
-Je vais m’approcher du cortège là-bas, reste un peu à distance pour surveiller la foule tu veux ?
-Entendu. »

Si Bruno ne s’habituait pas encore à appeler Elie par son vrai prénom – il était bien entendu persuadé qu’il s’agissait d’une couverture – la comédienne quant à elle avait très rapidement pris conscience de tous les avantages que lui offrait son nouveau garde du corps. Quelques temps plus tôt, se faisant passer pour la redoutable capitaine Barbara, elle avait recruté le pirate et une quinzaine d’autres malfrats et les avait manipulés pour s’en faire une petite unité à son service. Bruno jouissant d’une carrure plutôt imposante – deux mètres cinquante de haut et les muscles qui vont avec – elle l’avait aussitôt pris à ses côtés pour garantir sa sécurité et celle de sa fille. La petite – Chloé, yeux bleus et cheveux blond, visage d’ange – avait accueilli l’énorme armoire à glace avec beaucoup d’affection et ils s’entendaient tous deux à merveille.

Elie était à Luvneel depuis fort peu de temps, mais elle s’acclimatait fort bien du pays. Elle avait continué à chanter tous les soirs chez le vieux Tom, un patron de pub qui lui avait été présenté à son arrivée, et vivait toujours dans un petit hôtel du Port de Norland. Finalement, la rencontre avec les pirates n’avait que peu changé les choses. Elle continuait simplement sa vie avec la sensation d’une plus grande sécurité et envoyait de temps à autres des instructions à Adamo et ses hommes pour les tenir occupés. La première mission qu’elle leur avait confié : se renseigner sur la localisation du soldat de la Marine qui l’avait exfiltrée de Manshon et qui avait embarqué avec lui Kalem, son petit compagnon de voyage. Le nain râleur lui manquait et elle se souciait de sa santé. Jusque là, les rapports de ses hommes étaient toujours les mêmes : rien à signaler.

À côté de tout ça, elle passait le reste de ses journées à s’occuper de sa fille et à l’emmener un peu partout. Aussi quand celle-ci voulait satisfaire sa curiosité sur telle ou telle chose, sa mère s’empressait de vérifier si cela était sans danger, avant de l’emmener voie la nouveauté en question. Si la comédienne n’avait pas vraiment les moyens de gâter son enfant en lui offrant des cadeaux en tout genre, elle souhaitait lui faire découvrir un maximum de choses différentes.

« NOUS RECRUTONS DU MONDE POUR UNE EXPÉDITION MARITIME, POUR PLUS D’INFORMATIONS, VEUILLEZ VOUS RENDRE AUX DIFFÉRENTS POINTS DE RALLIEMENT MARQUES SUR LE PETIT PROSPECTUS ! »

La voix retentissait dans les escarghauts-parleurs placés sur le toit de la carriole publicitaire. Elie avait l’habitude de ces annonces de rues. Il y en avait quotidiennement et souvent c’était à destination de volontaires pour des missions de service public. Luvneel savait mettre à profit ses habitants et comme les missionnés revenaient régulièrement avec de coquettes sommes d’argent, il n’était pas rare de voir des civils s’engager auprès d’eux pour quelques temps. Cela dit, en passant dans la foule, la comédienne nota quelques conversations chuchotées qui mentionnaient un plus gros coup que d’habitude. La rumeur voulait qu’il s’agisse d’un appel au secours d’un allié du Royaume et que ça pourrait rapporter plus que les habituelles missions. Elie n’était pas particulièrement attirée par les récompenses sonnantes et trébuchantes, mais cela suffit à piquer sa curiosité : il fallait en savoir plus sans trop se mouiller. Pour ça une solution : Adamo.

Une fois que Chloé se fut lassée du spectacle provoqué par les crieurs publics, elle trouva une autre idée à réaliser et supplia sa mère de la laisser foncer vers ce nouveau but. La jeune femme accepta en riant et, vérifiant que Bruno les suivaient toujours, elle partit en courant à la poursuite de la gamine. Elle aurait bien le temps plus tard d’envoyer ses hommes découvrir ce qu’était ce nouvel appel à volontaires du Royaume de Luvneel.

***

Loin de là, un homme marche, calme, il vagabonde l’air de rien dans les rues de Luvneelgraad. La meilleure façon de passer inaperçu ? Ne pas chercher à se cacher. Il en a l’habitude. Depuis quelques temps qu’il vit sur l’île, personne n’a jamais eu l’air de reconnaître sa bobine et de s’en effrayer. Ça va sans doute de pair avec la relative sympathie du Royaume pour la révolution, mais il ne peut s’agir uniquement de ça. Il est surtout trop propre sur lui, trop apprêté, trop bien mis pour être soupçonné ne serait-ce qu’une seconde de faire partie de la « vermine ». Cette vision caricaturale des membres de l’armée révolutionnaire le fait bien rire et l’arrange bien. Tiré à quatre épingles, fraîchement rasé, les cheveux coupés courts, Ulrand, tête pensante de la révolution sur les Blues ne ressemble pas vraiment à la photo utilisée par le gouvernement mondial sur son avis de recherche. Pratique.

Alors qu’il tournait au coin de la rue, répétant comme à son habitude son trajet quotidien d’homme qui se pense surveillé, il disparut. Toute personne l’ayant prit en filature et n’ayant pas son exquise adresse au jeu du cache-cache était désormais bien maligne à chercher sa proie quand celle-ci n’était alors plus du tout là où on pouvait l’imaginer sans que cela ne défie la logique.

Mais Ulrand était un vieux briscard de la révolution et tous les tours qui étaient à connaître dans ce domaine, il les connaissait. Ou presque.

Au milieu d’un petit bâtiment tout à fait anodin et qui était une planque de la révolution tout à fait sûre, il prit place à table et commença sans plus attendre cette petite réunion pour laquelle on l’attendait. Il avait l’habitude de venir très légèrement en retard afin de ne pas avoir lui même à attendre. Quand on se fait vieux dans une organisation, quelle qu’elle soit, on a ses petites exigences.

« Luvneel a finalement décidé d’envoyer du monde au secours de Vertbrume.
-Finalement les hauts dignitaires de ce pays ont un peu de courage.
-À moins que ce ne soit de la bêtise ?
-C’est surtout un gros pari. Savent-ils seulement ce qu’ils vont y trouver réellement ?
-Difficile à dire, même la Marine a peu d’informations concernant les lieux.
-Il paraît qu’ils hésitent à infiltrer le corps expéditionnaire.
-C’est pas ce qu’on hésite à faire nous non plus ?
-Plus ou moins je crois, mais ça dépend de ce qu’en dit le conseil.
-D’ailleurs Ul’, des nouvelles du conseil ?
-Je vois que vous cogitez tous et toutes avec beaucoup de talent et déjà la moitié des informations que j’ai à vous donner, reprit Ulrand pour éviter que leur réunion ne s’éparpille. Je suis content de voir que malgré les tentatives du gouvernement de nous réduire au silence en supprimant la case « procès » dans leurs meurtres de révolutionnaires, nous tâchons d’être efficaces. Je vais commencer par répondre à la question qui m’a été posée avant d’établir pour vous tout ce que je sais de la situation, ensuite nous débattrons sur les modalités. Cela convient à tout le monde ?
-Nickel.
-Parfait.
-Mhmh.
-Très bien. Le conseil des dragons a donc approuvé la participation de l’armée révolutionnaire à cette expédition vert le nouveau monde. Nous y enverrons donc des camarades anonymement. Il semblerait en effet que le Gouvernement Mondial souhaite également glisser quelques pions dans l’aventure. Nous avons cependant un avantage indéniable sur eux, notre implantation sur Luvneel. Ils ne pourront donc mettre des forces qu’en nombre restreint par rapport aux nôtres. Voilà pour ce que je sais des différentes factions souhaitant participer à l’opération de sauvetage. Concernant le Royaume en lui-même, mes sources sont bien plus précises, nous en remercions pour cela la Princesse Flemingo, qui a toujours autant plaisir à discuter potins. »

Rire entendu dans l’assistance. La princesse en question adressa un signe de tête entendu au vieil Ulrand et ajouta qu’elle était charmée de pouvoir être utile.

« Le Royaume va donc envoyer un corps expéditionnaire à la rescousse de ses lointains parents. Il sera dirigé par un noble influent de Luvneel qui aura cet immense honneur. Comme vous vous en doutez, il s’agit d’une fausse récompense tant l’issue de l’opération est incertaine. Bien qu’elle soit dirigée en apparence par des émissaires officiels de Luvneel, la plupart des membres de l’expédition ont été recrutés en dehors des troupes personnelles du roi et ce sont les gros mécènes présents un peu partout sur l’île qui ont été démarchés pour financer cette opération. Il s’agit d’aller d’abord voir si l’on a à y gagner quelque chose avant d’éventuellement envoyer de vrais soutiens. Je crois avoir résumé la situation du mieux que je pouvais. Il nous reste maintenant à savoir combien de membres nous infiltrons et qui nous envoyons comme guides de cette opération. »

Ulrand posa alors un regard entendu sur l’ensemble des membres du comité et chacun comme chacune se mit à griffonner quelques notes. Le conseil révolutionnaire des Blues entamait une longue séance de débats, et pour éviter qu’elle ne s’éternise, il fallait de l’organisation. Depuis son arrivée à la tête de celui-ci, le vieil as de la révolution avait exigé une organisation exemplaire, un respect de la parole de chacun et chacune, et une prise de décisions au vote du conseil, composé d’un ensemble équilibré d’hommes et de femmes. Montrer à tous que l’armée révolutionnaire n’était pas cet ensemble de monstres sans recul sur leurs convictions que dépeignait le gouvernement mondial était un des buts de l’homme qui avait pris la direction du corps révolutionnaire des mers bleues.

***

PULUPULUPULUPULUPULUP

« Adamo ?
-Capitaine Barbara, nous avons les informations que vous nous avez demandées.
-Et quelles sont elles ?
-Une expédition du Royaume de Luvneel dans le nouveau monde, ils recrutent un peu partout pour pas sacrifier leurs propres troupes. On dirait que l’issue du voyage est plus qu’incertaine. Mais je pense que quelque-chose pourrait vous intéresser.
-J’en doute, mais dis toujours.
-L’appel au secours, il a été fait suite à une pression de la part de l’impératrice Kiyori sur les habitants de l’archipel de Vertbrume.
-C’est censé m’intéresser ?
-Mais… Capitaine Barbara… C’est une occasion en or de traiter avec l’impératrice ! Vous imaginez le soutien qu’une alliance apporterait à la confrérie ?!!
-Mouais… Une alliance avec une impératrice pirate ? Qu’est-ce qu’elle aurait à y gagner ?
-Je ne sais pas moi… Un réseau ultra secret de pirates sur tout North Blue ?
-Tu es en train de te foutre de moi ??
-Non… Non… Bien sûr Capitaine Barbara, ce n’était pas ma volonté. Je m’étais juste dit qu’aucun pirate de votre stature et avec votre ambition n’aurait hésité une seconde à envoyer des gens pour établir un contact. »

Rah… Elie s’était bien piégée à se faire passer pour une pirate de renom méconnue. Maintenant il fallait agir comme telle. Lancer ses hommes dans une telle opération l’ennuyait profondément. Ils risquaient de mourir par sa faute. Et elle ne pouvait se résoudre à envoyer des hommes au casse-pipe sans elle même y participer. À l’époque des chevaliers de Nowel, elle aurait certainement couru au devant de cette nouvelle aventure mais là, c’était différent. Les chevaliers de Nowel l’avaient abandonnée sur Manshon, elle y avait moisi pendant deux ans et elle avait Chloé. Les risques qu’elle aimait alors prendre pour tenter d’apporter son aide, elle ne les prenait plus uniquement pour elle, sa fille entrait désormais dans la balance.

« Capitaine Barbara ? Vous êtes toujours là ? Résonna de nouveau la voix d’Adamo à travers l’escargophone.
-Oui oui, je réfléchissais. Tu as une liste des membres de l’expédition ? Je ne veux pas dépêcher trop de monde et si le risque est trop grand, ce n’est pas la peine.
-Je peux vous avoir ça. Je vous rappelle dès que j’ai la liste complète. D’ailleurs j’allais oublier, on a retrouvé votre Marine préféré et avec ça on a retrouvé le nain que vous cherchez.
-Kalem… Gén… Très bien, possible de le contacter directement sans passer par le Marine ?
-Ça doit pouvoir se faire.
-Bien, faites-lui dire que le capitaine Barbara l’attend à Luvneel. Sous combien de temps il pourrait arriver ici s’il part dès qu’il reçoit mon message ?
-Deux semaines je pense.
-Parfait. »

CLIC.

Elle allait revoir Kalem. Cette nouvelle la remplit de joie. Dans le même temps elle réfléchissait à cette expédition. Elle ne savait trop pourquoi, quelque chose la poussait à se lancer dans l’aventure. Parce que le train de vie qu’elle menait sur le Port de Norland commençait à l’ennuyer ? Parce qu’elle avait toujours souhaité découvrir le monde ? Parce que fuir North Blue pour un endroit où personne ne la connaissait semblait une idée merveilleuse au regard du nombre d’ennemis qu’elle s’était faits dans le coin ? Impossible à dire exactement. Quoi qu’il en soit, même si elle émettait encore des réserves, des doutes, qu’elle trouvait mille arguments pour ne pas partir, au fond d’elle, Elie se trouvait déjà sur un des Navires de l’expédition, encadrée de ses hommes et montrant le monde à sa fille.
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  • https://www.onepiece-requiem.net/t9508-elie-jorgensen
ACTUELLEMENT EN COURS DE RELECTURE (enfin, je suis une tortue paresseuse): s’il manque un paragraphe, si y’a deux mots qui s’enchaînent pas le moins du monde, si des phrases sont vides, si mes blagues sont pas entièrement optimisées dans la limite de mes capacités, c’est normal.

Si le scénar’ a absolument pas avancé c’est normal aussi et ç‘a pas vocation à changer par contre. Je vous laisse me haïr tranquillement.

Edit : boah la flemme fera l'affaire j'en suis sûr.

-Monsieur le délégué, j’ai le plaisir de constater que vous n’avez rien à envier à nos fiers généraux en matière de courage et d’audace. Sans avoir eu accès à un compte-rendu détaillé de votre allocution au conseil des ministres, je pense disposer de tous les éléments pour pouvoir attester que vous avez tenu à défendre au mieux les intérêts de toute notre communauté. Et je vous en remercie.
-Vous me faîtes trop d’honneur, Gustav. Je n’ai fait que mon devoir.
- C’est précisément pour cette raison que je vais rester cordial au cours de mon intervention et éviter de suggérer que l’on vous démette de vos fonctions pour sabotage agressif de notre effort collectif. Cela n’aurait aucun effet sur les conséquences potentiellement désastreuses de votre prise de parole sur l’opportunité qui se présente à nous. Sur notre image, à tout le moins. Si ça ne tenait qu'à moi, vous mériteriez de finir aux travaux d'intérêts généraux... A RECURER LES LATRINES DES LIEUX PUBLICS, VU QUE LA MERDE C'EST VOTRE SPECIALITE.

Ce n’était pas le lendemain, c’était le soir même. Les choses allaient très vite, et tout le monde s’était emparé de l’actualité pour y apposer son opinion quant à la marche à suivre. Et ce soir, donc, c’était le cercle officieux des principaux hommes d’affaires, marchands et bourgeois de Norland qui s’était rassemblé en urgence pour faire un point sur la situation, à l’aune de ce que leur délégué rapportait de ce qu’il s’était dit à la capitale. Ils s’étaient réunis comme à leur habitude dans une des halles historiques de la ville, réaménagée il y a quelques décennies pour servir d’annexe au tribunal de commerce du port. Compte tenu des soins et des fantaisies architecturales de cette agora, sa fonction oscillait davantage entre lieu d’enseignement pour les étudiants de la cité, et théâtre de débat pour les affaires importantes.

Ici comme à Luvneelgraad, rien ne rendait unanime, et les plus virulents ne laissaient guère de place au contradictoire. Gustav Vaxholm, un membre de la dernière fournée de négociants à succès de la cité portuaire, était de ce genre : il n’y allait pas de main morte, sans toutefois tordre celle des autres. Pas trop fort, en tout cas.

-Je vais plutôt jeter la pierre sur l’action de mes prédécesseurs, et de moi-même qui m’inscrit dans leur lignée et qui n’aurais jamais envisagé que ce cas de figure se présente. Nous avons toujours été trop concentrés à faire de notre mieux, à notre échelle, dans notre environnement de petite bulle privilégiée interagissant par à-coups avec le monde extérieur pour commercer dans des situations de cas par cas où trouver des compromis mutuellement avantageux était la meilleure façon de pérenniser notre prise de pouvoir. Je parle bien sûr au nom de ceux qui tiennent à faire prospérer la communauté, et pas seulement des égoïstes favorisant leur propre intérêt sans penser aux copains.

« Ils se reconnaîtront ». Personne n’osa se désigner en le huant, bien que quelques groupes bien connus protestèrent et que d’autres le couvèrent de regards noirs. Il ne s’en soucia pas, ça lui faisait plaisir. Dans un autre monde, il en serait venu aux poings avec eux. Et leur aurait volontiers arraché les intestins pour s'emparer de leurs biens. Mais ça n'était pas comme ça que les choses fonctionnaient, et c'était pour le mieux.

-Je jette la pierre, continua le prince marchand, sur la chance dont nous disposons. Le fait que la couronne et Luvneelgraad dans son ensemble, à défaut de soutenir nos initiatives, aient au moins la délicatesse de ne pas se soucier de nos activités pour nous mettre des bâtons dans les roues. Force m’est toutefois de constater que vous êtes un incompétent qui s’ignore, Monsieur le délégué, et quel votre bonne volonté a obscurci votre jugement. Vous auriez dû nous consulter avant d’aller nous représenter précipitamment auprès de Luvneelgraad. A moins, peut-être, que plusieurs de mes confrères particulièrement averses au risque vous aient précisément suggéré de vous y rendre au plus vite pour appuyer cette position.

Une accusation en l’air qu’il n’avait pas l’intention de développer en public, bien que sa curiosité l’inciterait certainement à recourir aux détectives dont il était friand pour apprendre le fin mot de l’histoire.

Il aurait mieux fait de ne rien dire, toutefois – le délégué se saisit de l’occasion pour l’interrompre :

-Vous m’accusez de connivence ? Avec qui ? Dans quel but ?
-Je n’accuse personne, je me contente de réfléchir à voix haute.
-C’est encore nous que vous accusez, fit une voix aigüe qui s’éleva des groupes qui l’avaient jusque-là maudit en messes basses. Gratuitement. Nous sommes heureux de voir que vous profitez du peu de temps dont nous disposons, et que nous vous accordons, pour nous cracher encore un peu plus à la figure. Je pense que Vaxholm en a fini, nous pouvons passer au suivant.
-NON ! Mes mots sont allés plus loin que ma pensée, je vous prie de m’excuser. Je vais aller droit au but. Tout ce qui a été exposé ce jour auprès des ministres est faux. Le pays n’a jamais été aussi riche qu’actuellement. Vous le savez tous aussi bien que moi, nous suivons tous minutieusement nos recettes et la part de nos revenus qui finissent comme impôts. Même avec la baisse des taxes ponctionnées pour le compte du gouvernement mondial, qui sont par essence neutres, les coffres du Trésor royal doivent être pleins à craquer au point que le palais ne sait pas quoi en faire. Ils ont construit une annexe au palais du trésor, ils ont triplé la garde en charge de sa protection, c’est un début. Ils ont triplé le budget alloué aux ordres de la chevalerie, et j’ai vu passer quelque chose comme quoi les ordonnateurs des légions Luvneeloises en sont à leur cinquième réunion consacrée à l’usage qui sera fait de ces ressources. Ils ont déjà lancé des appels d’offres pour le renouvellement et les réparations de tout ce qui peut l’être, j’ai moi-même envisagé d’y répondre… et il doit forcément leur rester du gras sous le ventre. Parce que les pirates, on budgète chaque année ce qu’il faut pour les décourager, c’est l’une des choses qu’on ne peut pas reprocher à nos ministres.

Personne pour le contredire, cette fois. Oui, c’était quelque chose que tout le monde constatait. Une tendance de fond qui remontait à plus de trente ans, mais qui s’était prodigieusement intensifiée au cours des dernières années. Tout particulièrement depuis que le dernier lot de grands noms des affaires avait émergé.

-Je parle seulement de l’armée mais j’imagine que la chose est valable pour l’ensemble des ministères et des institutions du pays. C’est pourquoi ce qui s’est dit tant de votre part, Monsieur le délégué, que de celle des ministres me surprend particulièrement. Nous avons tellement d’argent à notre disposition que nous pouvons non seulement prendre des risques, mais que plus encore, il nous faut investir tout ces berries qui ne servent actuellement à rien du tout.
-Il faut du temps pour construire des bâtiments, des navires, et entraîner des troupes. C’est probablement ce que vous avez raté, Gustav. L’argent ne fait pas tout. Ils l’ont engagé, il faut maintenant que les retours sur investissement se fassent.
-Sans aucun doute. Mais oubliez le trésor royal un moment… et pensez un peu à nous. A nous et au port. La couronne veut sous-traiter la gestion de l’expédition pour ne pas risquer ses forces. Je comprends qu’il y a là un appel d’offre. Auquel nous avons les moyens et le devoir de répondre.

Norland était une cité florissante, sans aucun doute. Mieux encore, l’argent seringué par la commune dans les infrastructures et les services publics était historiquement assez bien employé pour que personne ne trouve vraiment à broncher sur l’usage qui en était fait, même à l’occasion des festivités et des évènements culturels les plus excentriques. Et dieu sait qu’il y en avait, ici. En lieu et place de cela, pas de scandales au pouvoir, et des services qui fonctionnaient. On avançait comme explication le fait d’avoir comme principal environnement un cortège des négociants qui s’efforçaient de jouer la carte de la communauté en s’entraidant et s’obligeant les uns les autres.

Et à côté de ça, ici, on trouvait des lunatiques dans le genre d’un certain blondinet qui payait deux fois ses impôts juste parce qu’il le pouvait, que ça l’amusait, et qu’il peinait à trouver comment justifier son train de vie exorbitant – au point de rajouter une troisième fois le même montant en amendes diverses pour des troubles bénins à l’ordre public. Il devait être le seul à aller jusque-là, mais illustrait à sa façon l’esprit des riches du coin. Tout le monde contribuait de bon gré à la cagnotte commune, pourvu qu’il en soit fait bon usage.

C’était aussi l’une des rares communes du monde à avoir des réserves de berries aussi voire plus importantes que le gouvernement du pays auquel elle appartenait. A ce point, oui. C’était l’avantage d’être le principal point d’entrée des monnaies étrangères dans le royaume. Sauf qu’ici, on avait plein d’idées sur quoi faire de cet argent. Et des fois, on changeait d’idées.

-Personne n’attachera autant de soin que nous à bien faire les choses, tant dans les préparations que dans l’exécution. La couronne veut faire appel à des mercenaires ? Nous engagerons les meilleurs experts pour que l’expédition soit une réussite sur tous les points. J’ignore encore ce qui ressortira de cette affaire. L’établissement d’un comptoir commercial avancé dans le Nouveau Monde, en complément de celui dont nous disposons déjà à Reverse. La réintégration d’une colonie Luvneeloise sur la première voie – imaginez les possibilités. Ou tout simplement le prestige d’être venu en aide à un pays que la marine mondiale n’a pas su protéger.
-Vous croyez sérieusement que nous avons les moyens de faire de l’ombre à la marine mondiale ? Le pognon c’est une chose, le feu c’en est une autre. Moi je trouve que ça pue et que rien de bon ne ressortira de cette affaire. On va juste envoyer des ressources au casse-pipe et ça sera une perte sèche. D’argent, de temps, de vie, et d’image. Si on arrive réellement à quelque chose, on va suffisamment énerver les pirates pour qu’ils veuillent se venger et fassent de notre vie un enfer. On ne doit pas faire ça, c’est la pire des idées.
-La Marine a le monde entier à surveiller. Nous n’avons que Luvneel. Et bientôt Vertbrume. Ca n’est pas intuitif, mais en si vous vous contentez de considérer les ressources que nous pouvons mobiliser en… investissements militaires au mètre carré, nous pouvons leur tenir concurrence.
-Parce qu’on a leurs experts ? Economie d’échelle, cœur de métier, petit. La marine a l’habitude de faire ça et même comme ça elle en prend plein la gueule et peine à tenir ses positions. On parle de l’empire de Kiyori, pas des clowns du dimanche qui rôdent dans le coin. Ca ne marchera pas.
-Je pense que nous avons déjà pu illustrer à maintes reprises que nous tenons la route même face à des pirates… particulièrement dangereux.
-On a une sorcière pour tenir la boutique, pour le reste c’est la croix et la bannière pour tenir la distance. On n’y arrive qu’in extremis quand quelque chose de vraiment sérieux se ramène. Je maintiens que c’est une très mauvaise idée.
-Dîtes-moi, à tout hasard, intervint une autre présence. Ne serait-ce pas l’une des situations où il faudrait avoir recours à nos petits prodiges, justement ? On n’y connait rien, nous. Haylor et Dogaku étaient des officiers militaires avant d’être avec nous. Ils pourraient parfaitement chiffrer tout ce qu’on essaie de deviser dans le vent. Une expertise technique, quoi. On peut pas aller les chercher ?
-Nous ferions mieux d’aller quémander l’aide de quelqu’un de la milice. Evangeline est en dehors des murs de la ville. J’ai sonné chez Sigurd avant de venir. Il… a préféré rester réfléchir de son côté. Au calme.

Un euphémisme, en quelques sorte. Gustav gardait encore un souvenir très frais de leur échange. Ca s’était presque bien passé, par rapport à d’habitude.

-Mmmh. C’est dommage. Mais je le comprends. Agir en homme de pensée, et penser en homme d’action, hein ?
-Hahaha. Evidemment, c’est du Dogaku tout craché, ça, railla un autre. Dix millions de berries qu’à l’heure qu’il est il doit être en position fœtale en train de ronfler sous trois couches de duvets sans en avoir rien à faire de tout ce qu’on peut se dire ici.

Oui, c’était davantage ça.


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« Meh, ç’a l’air chiant, sans moi merci. Jamais eu la patience pour les longues réunions où tout le monde se rouspète dessus en parlant de grands principes qui s’opposent et le tintouin. Mais amusez-vous bien hein.
-Et Vertbrume ?, essaya Gustav.
-Je sais pas et j’arrête pas une opinion en aveugle pendant des réunions à la con de neuf heures du soir à deux heures du matin si c’pas plus et je pense pouvoir arrogamment parfaitement envisager tous les cas de figure que vous allez vous hurler dessus donc je vais garder mes pantoufles et mon pyjama pour faire une bonne veillée au coin du feu à faire des livres-jeux avec mon Denden et à me gaver de limonade et de petits bonbecs. Mais amusez-vous bien hein.
-Et Evangeline ?
-Pas ici, avec des amies à elle, probablement en robe de chambre à faire des défis de couture, des débrief’ de lectures de romans à l’eau de rose, à jouer avec des perruches et des chats tout en sirotant des doses invraisemblables de thés et de whiskys en provenance des quatre mers. Sûrement accompagnés de scones et de petits gâteaux un peu trop secs pour les mâchoires du commun des mortels. Elle m’en ramène toujours le lendemain pour me garder occupé histoire que je m’enfuie pas le temps qu’elle me répète tous les potins qui m’intéressent pas qu’elle a appris la veille. C’est con pour vous parce qu’elle elle serait sûrement venue et aurait peut-être même réussi à me faire suivre. Pad’bol, hein ? »

On lui avait refusé l’entrée en lui précisant que Dogaku avait deviné que quelqu’un allait venir en trombe pour essayer de l’amener à la probable assemblée des marchands de Norland. Le petit manoir qu’occupaient à ce jour Dogaku et sa partenaire n’avait qu’une poignée de domestiques, mais c’était déjà suffisant pour lui épargner d’avoir à recevoir lui-même ses quelques visiteurs indésirables – surtout anticipés. Selon l’intermédiaire qui avait ouvert la porte à Gustav, Sigurd préférait laisser les gens prendre des décisions débiles histoire de l’énerver pour qu’il puisse facilement identifier ce qui n’allait pas et comment rectifier le tir. Pour peu qu’il ait la moindre envie de s’impliquer dans cette affaire, évidemment. Ce qui n’était pas vraiment le cas. Son truc, c’était les petites choses du quotidien, pas les grandes affaires du pays.

Alors Gustav avait quelque peu forcé le domestique à le laisser pénétrer dans la demeure. Ca n’était pas comme si grand monde pouvait l’arrêter facilement, ici. Mais ça aussi, Sigurd semblait l’avoir prévu. Les deux hommes s’étaient rencontrés tandis qu’il n’était qu’à mi-chemin de l’escalier du hall principal. L’un tiré à quatre épingles, prêt à comparaître devant ses pairs au meilleur de sa forme. L’autre aussi négligé qu’un rat qui venait d’échapper à une tornade en s’échappant tête la première dans les canalisations. Il sortait de la douche, quoi.

« Sigurd, c’est quelque chose d’énorme, on a besoin de vous !
-Meuh non, personne n’a besoin de moi voyons. Alors que moi j’ai besoin de retourner dans mon bon gros fauteuil avant que le cuir ne perde la forme caractéristique de mes fesses. Et la chaleur, surtout. Vous savez comment c’est top méga optimal quand le fauteuil vous accueille parfaitement, hein ?
-Rhaaaa, va te faire foutre putain, t’es vraiment qu’un gamin de merde.
-Parfait, maintenant on peut causer sans avoir à faire semblant d’être copains parce que t’es trop poli, ricana le blondinet en lâchant son mwarharharh usuel.
-Ecoute, j’essaie de faire les choses bien, et tu peux vraiment nous aider. Alors arrête de te faire désirer comme une princesse et viens. Ils t’écouteront si tu as quelque chose à dire. Ils voudront même savoir ce que tu penses de tout ça.
-Nan, j’ai rien à dire de plus que déjà dit, j’ai été clair et concis et j’ai même anticipé proprement les explications à donner. Et tu forces quand même. Maintenant j’ai la flemme de tout ça. Alors bisous et bonne soirée. Tu ferais mieux d’y aller sinon tu vas y être en retard. Dans trente secondes je demande à ce qu’on appelle la milice parce que tu fais de la pénétration par effraction et que sur un malentendu ils croiront que c’est un viol. J’imagine que tu pourrais me traîner de force avec toi mais ça servirait qu’à me braquer et réduirait à zéro les chances que je m’en mêle. Oublie, vas-y, dégage, fous-moi la paix, s’il te plait.
-Sauf si on fait des propositions suffisamment débiles pour que tu t’énerves, c’est ça ? Si je t’embarque de force et que je fais des propositions de merde que tout le monde suit…
-Naaan, ils sont pas assez cons pour suivre des trucs évidemment bidons. Et même si c’était le cas, je suis assez tête de con pour me braquer au point de bouder jusqu’à continuer de faire la tronche même si vous prenez les pires décisions du monde.
-Comme sous-traiter à des pirates de passage l’escorte de l’expédition qui se montera jusqu’à Vertbrume ?
-Boah, ça c’est petits bras niveau trucs catastrophiques qui peuvent se passer voyons. Mais je vais arrêter de te donner des idées.
-Et si Haylor venait ?
-L’est dans une villa forestière en périphérie de Norland et ne reviendra que demain après-midi, ça te mettrait trop en retard d’aller la chercher et elle passe une super soirée. C’est con hein ?
-Connard.



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Luvneel, à plusieurs dizaines de kilomètres vers l’intérieur des terres, au nord-est du port de Norland. Le lendemain, cette fois. Un petit cortège constitué d’une demi-douzaine de gardes à cheval accompagnant un carrosse strictement fonctionnel, sans décorum ni le moindre signe d’identification, finissait son voyage depuis la capitale jusqu’à… on pouvait désigner ce lieu de plusieurs manières. Il s’agissait historiquement d’un ancien bourg qui détenait encore à ce jour son droit de marché, bien que les activités privilégiées par la majorité des habitants des environs soient depuis plusieurs siècles agencées autour de la production de tissus et d’étoffes ainsi que de tous les produits capables d’en découler – vêtements, draps, voiles, rideaux n’étaient que des exemples. Plusieurs grands noms avaient affuté ici leur expertise au point de s’élever collectivement au rang de Maîtres Tisserands dès les premières générations – quelques affaires familiales d’excellente réputation avaient ponctué les siècles, des lignées de grands noms du milieu s’étaient défiées, éteintes, mariées et ravivées dans des successions d’évènements constituant une saga que nous ne relaterons pas.

Tout était organisé, ici. Les artisans installés à leur compte se rassemblaient dans un quartier dédié pour tenir leur affaire, au même titre que les Maîtres qui disposaient chacun de leur domaine historique. La majorité de ces acteurs évitait de passer à une organisation industrielle employant des ouvriers plutôt que des artisans, même si leur structure y tendait de plus en plus dans les faits. L’éternel débat du rendement opposé au prestige artistique, qu’on avait fait le choix de ne pas trancher pour y apporter une réponse plus nuancée.

Et c’est aux portes nord de l’un de ces domaines, une succession d’ateliers disposant de ses propres murs, commerces et habitations au point de constituer une véritable ville dans la ville, que le cortège s’arrêta.

Un homme seul descendit du carrosse pour se présenter à l’un des rares passages ouverts dans les murs du complexe. N’en déplaise à la splendeur des tapis et draperies qui ornaient le comptoir pour éblouir les visiteurs à l’entrée du domaine, son regard fut avant tout attiré vers les membres de la sécurité, rudement bien équipés et en nombre conséquent. Mais ceux-ci le laissèrent paisiblement avancer jusqu’à l’accueil où une figure beaucoup plus avenante le réceptionna.

-Qui dois-je annoncer ?, demanda une hôtesse tout sourire en voyant le cortège à l’arrêt.
-Valmorine de Tintoret, précisa le majordome à l’apparence soignée. Et sa protection.
-Putain, et moi qui croyais que j’avais un prénom de merde…
-Puterelle mal baisée de putrachier des fosses, on ne se moque pas des autres et encore moins de leur prénom ! J’exige des excuses pour ma maîtresse, tout de suite !
-… waw.

L’homme était instantanément sorti de ses gonds… encore. L’autre était toutefois trop surprise pour mal le prendre, et se contentait de le regarder curieusement, essayant de déterminer si elle devait appeler la sécurité sur le champ ou simplement prêter une oreille attentive à cette séduisante âme en peine qu’elle se voyait tout à fait ramener dans le droit chemin. Elle était à peu près aussi attirée par les beaux gosses ténébreux et tourmentés que par les chiens errants, et pour cause : les deux montraient les crocs mais ne mordaient que rarement. Au contraire, ils ne demandaient qu’à être recueillis, manquaient cruellement d’affection et chacun de leurs sourires lui donnait la sensation jouissive d’avoir décroché une victoire sur le monde.

Mais loin de comprendre que la jeune femme s’était redressée pour mettre ses mamelles en valeur et plonger son regard bleu azur dans les siens, Aled, l’humble majordome, la sentit se raidir et regretta une énième fois de s’être montré un peu trop impulsif face à des gens normaux. Il avait encore un peu de mal à évoluer dans des environnements où la violence n’était pas un élément standard de langage.

-Je voulais dire, allez-vous faire foutre, chère Madame, rectifia le visiteur sur un ton distingué. Je vous prie de m’excuser mon débordement, les moqueries d’école primaire m’ont toujours… indigné au plus point.
-Beaucoup mieux, lui sourit la jeune femme sur un ton encourageant. Je suis toutefois dans l’obligation de vous expliquer que la vocifération d’insultes ou de juron ainsi que toute référence à des fluides sexuels hors contexte de coït visant à la fécondation humaine ou animale sont proscrites par notre règlement intérieur, Monsieur. Article 286 alinéa C. Ceci au sein de l’ensemble de nos établissements et des villes appartenant à notre communauté.
-Vous aviez marmonné « putain », non ? Juste avant que je parle.
-Et je m’en excuse sincèrement. Veuillez pardonner mon manque de professionnalisme, mon chien est mort hier soir et c’est un peu dur de garder le cap. Mon petit Bubulle…

L’hôtesse d’accueil grimaça petit à petit, une expression que faillit lui renvoyer son interlocuteur – il s’était ressaisit à temps. Professionnalisme, professionnalisme, cette femme avait employé le mot que lui-même récitait comme un mantra permanent dont il souhaitait imprimer sa psyché. Il était désormais le représentant d’une notable qui venait de se voir confier une charge importante, il se devait de correspondre à l’image… que ce job de merde attendait de lui. Non pas que ce soit réellement quelque chose de déplaisant. La paie était plus que correcte, il ne se fatiguait guère, il mangeait à l’œil, voyageait occasionnellement dans un pays riche en paysages où il faisait bon vivre pour la grande majorité du peuple... aucun de ceux qu’il côtoyait n’était susceptible de le poignarder sur un coup de tête ou de lui refourguer des saloperies incurables en respirant un peu trop près de lui. Ses interlocuteurs se lavaient régulièrement, savaient aligner des propos censés et correctement structurés…

Ne faisaient pas des plaisanteries douteuses en lui vomissant à la gueule quand enfin il trouvait le temps de dormir…

Non, ce n’était pas un job de merde, c’était un job très bien. Il devait être heureux.

Ce job, il l’honorerait de son mieux. Il voulait le garder.

-Madame, j’ai eu le temps de monologuer mentalement sur l’évolution de ma situation personnelle pendant que vous vous désoliez du sort de votre regretté Bubulle. Peut-être pourriez-vous… ?
-Buuub… buuub…

L’hôtesse fondit en larme, ses yeux déjà rouges de tristesse maintenant clos – elle venait de se prostrer sur le comptoir et l’imbibait généreusement de larmes et de morve. Mais sa détresse était telle qu’elle n’avait plus vraiment en tête de se mettre à son avantage pour séduire qui que ce soit.

Une autre figure, attirée par ces sanglots, vint rapidement à la rescousse.

-Babette, Babette… je t’avait dit que tu n’étais pas prête à reprendre. Maintenant écarte-toi et retourne faire ton deuil chez toi bien au chaud, tu nous ralentis tous.
-Mais… mais…
-Hop hop hop, pas de mais qui tienne, déclara la remplaçante en dégainant un pistolet qu’elle pointa contre le flan de sa collègue. On ne discute pas, sinon tu vas me forcer à être un peu plus ferme. Et je ne pense pas que tu veuilles passer l’après-midi allongée sur un lit à l’infirmerie… même si maintenant que j’y pense, c’est probablement ce qu’il te faut en fait. Vas-y, résiste.

L’éplorée, pas plus inquiète que ça de voir sa vie ainsi menacée, se contenta de se laisser lentement pousser par le canon en direction des coulisses. Quelques cris de larmes et autres exclamations plus tard, la nouvelle hôtesse, une rouquine sensiblement plus âgée et stable mentalement (à priori ?) que sa prédécesseuse, claqua la porte derrière elle et se présenta tout sourire à Aled.

-Bonjour Monsieur. Je vous prierai de penser à la mort et à la faim dans le monde, en particulier celle qui frappe les petits enfants dans les bidonvilles les plus sordides des sept mers, le temps de détourner votre attention et d’oublier ce que vous venez de voir qui n’est aucunement représentatif de l’accueil, des standards et de l’image de marque propres à la Maison Magdar. Comment puis-je vous aider ?

Professionnalisme, se répéta le messager. Pro. Fesse. Sion. Nalle. Lisme.

-Mon employeuse, Madame de Tintoret, a pris rendez-vous avec Valerian Loupiote. Monsieur Magdar s’est proposé comme mécène pour l’expédition à destination de Vertbrume. Ce qui a conduit ma maîtresse à faire route sur le champ pour le rencontrer.
-Aaaah, tout à fait, c’est vous oui nous vous attendions ! Quelques formalités de base et vous pourrez y aller.
-Pas de souci. Papiers d’identité, passe-droit ? J’ai également un sceau me conférant la signature pour tout engagement non financier pour Madame.
-Avant cela, il vous faudra simplement lire et signer notre règlement intérieur. Un questionnaire à choix multiples vous sera alors présenté et vous pourrez rentrer dans le domaine de Maître Magdar… si votre score est suffisant.
-Un QCM ? Un score ?
-Pour chaque personne souhaitant entrer dans le domaine, oui. Mille questions vous seront présentées, chacune dédiée à un point du règlement. Il sera attendu de vous un minimum de huit cent cinquante bonnes réponses avant de pouvoir rentrer dans le domaine. Les sessions d’examen durent quatre heures et ont lieu deux fois par jour, à huit et treize heures. Veuillez noter que notre examen est une accréditation certifiante valable cinq ans et mondialement reconnue en matière de savoir-vivre et de droit administratif. Les recruteurs de personnel des grandes maisons de Luvneelgraad en sont particulièrement friands.
-C’est une blague ? On a pas du tout le temps de…
-Il s’agit de la procédure standard à laquelle sont soumis tous les visiteurs ainsi que les habitants et employés de notre Maison. Monsieur Magdar est un homme particulièrement attaché au respect du vivre-ensemble, et estime que chaque visiteur de notre prestigieux domaine est en droit d’être dignement armé pour évoluer parmi-nous. Certains prétextent que nul n’est censé ignorer la loi pour justifier les coups bas prévus par leur règlement, nous préférons nous assurer que chacun connaisse le détail de nos règles afin de pouvoir faire usage de leur libre arbitre en pleine connaissance de cause.
-Madame, je peux comprendre l’intérêt administratif de la chose… peut-être légèrement excessive dans son application… mais c’est un peu Kafkaien, là. A quoi bon inviter les gens sur rendez-vous s’ils se retrouvent coincés à l’entrée ?
-Nous avons noté que Madame de Tintoret a déjà passé le test et qu’elle entrera accompagnée de… ohmondieuohmondieuohmondieu…
-…
-Monsieur Konan Yaombé :?
-C’est son conseiller, oui.
-MAIS CET HOMME EST UNE LEGENDE. Ou alors quelqu’un a… non, il n’y a pas d’erreur.
-Pardon ?
-IL A DEUX ETOILES A COTE DE SON NOM ! Ca veut dire qu’il a eu mille sur mille au test, et ça n’arrive jamais. Cet homme est donc soit un autiste, soit un tricheur, soit un génie.
-Un peu des trois, mais carrément.
-PLACE ! FAITES PLACE ! UN INVITE D’HONNEUR POUR MONSIEUR MAGDAR !


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-Sigurd, je me demandais… est-ce que vous ne seriez pas en train de vous ennuyer profondément depuis quelques temps ?
-Beuh ? Je sais pas. Qu’est-ce qui vous fait dire ça ?
-Une intuition. Comme un faisceau d’indices qui se présente à moi en m’exhortant à le remarquer et à faire quelque chose pour vous tirer de cette situation.

Son regard s’attarda tour à tour sur la pile de recueils de mots croisés qui siégeait par-dessus plusieurs parapheurs, sur l’adorable Denden qui flottait joyeusement au milieu de l’aquarium mural avec son chapeau de pirate, ses lunettes de plongée et sa petite bouée rose fuschia, ou encore sur l’énorme château de feuilles pliées qui se construisait progressivement dans un coin de la salle et qui atteignait maintenant près d’un mètre de hauteur au plus haut de ses tours crénelées. Sigurd l’avait agrémentée de petits soldats en origami (ou origamineries, en ses termes à lui) qui devenaient assez impressionnants pour trahir la quantité extrêmement préoccupante de temps qu’il avait dû passer à s’y exercer dans les locaux d’HSBC.

-Fausse alerte amiral !, s’exclama l’autre tout en donnant un coup de pinceau à l’épée de l’un des chevaliers miniatures qui habitaient la forteresse naissante. Le soldat Dogaku se situe à un niveau trollérable de respectabilité professionnelle pour ce jour. Ses réunions de la matinée ont été rondement menées et les contrats qu’il devait renouveler se portent très bien : plus qu’un coup de fil à attendre et la liaison vers Ali Fustad, mieux connue comme Hinu Town sera prolongée !
-Je vous fait parfaitement confiance pour faire ça mieux que personne. Ca n’est pas ça qui m’inquiète. C’est… le reste. Vous êtes beaucoup plus routinier que d’habitude. J’ai l’impression que quelque chose ne va pas. Est-ce que j’ai raison ?
-Vous me dîtes ça pour Vertbrume ?
-Je parle en général. Quelque chose qui aurait commencé il y a… plusieurs mois. Peut-être même beaucoup plus longtemps que ça.
-Je pense que vous vous faîtes du souci inutilement, que ce n’est pas la première fois et que vous le suspectez aussi.
-C’est… absolument possible, mais vous vous débarrassez de ça beaucoup trop facilement.

Elle avait ses raisons, plus ou moins. La moitié Sigurdienne du large bureau qu’ils partageaient ressemblait plus à l’atelier d’un adolescent brouillon aux moyens financiers beaucoup trop importants qu’à quoi que ce soit d’autre. A commencer par le hamac qu’il s’y était installé en place de son fauteuil de cuir, relégué dans un coin de salle depuis quelques semaines maintenant. La toile aux motifs estivaux fait de soleils, de coquillages et de petits lézards armés de pistolets à eau tranchait nettement avec le reste du mobilier. Ils avaient un lustre baroque orné de perles de cristal à la mouture vernie d’or, plusieurs meubles d’inspiration de style Dayo du treizième siècle en bois massif, des tableaux variant de paysages divers à des représentations d’abysses océaniques achetés au gré de leurs lubies sans grande valeur artistique…
A tout cela s’ajoutaient quelques tapisseries et grigris éclectiques pour la moitié Haylor, et pour l’autre, des trophées qui ne payaient pas de mine et divers souvenirs en tous genres que lui seul pouvait identifier : on citera pèle mêle un nez de clown qui avait appartenu à un mentor de son temps dans la milice, une sculpture de gingko taillée sous forme de coq offerte comme remerciement par l’empereur de Kanokuni, un fragment qui constituait la moitié de la jambe de bois du capitaine Crachin brisée lors de son éveil au haki de l’armement, ou encore la carte d’identification du premier agent du Cipher Pol qu’il avait eu le déplaisir de repérer en train de l’espionner en se cachant dans une armoire.

La pièce la plus remarquable restait probablement le grand aquarium mural d’une dizaine de mètres de large, coté Sigurd, qui foisonnait d’une multitude d’espèces endémiques de North Blue – pas d’animal exceptionnel en son sein, à part peut-être le canard en plastique et le requin-peluche qui faisaient office de jouets pour son escargophone (prénommé Scott, l’inséparable) lors de ses bains. Les vrais poissons de l’aquarium semblaient également apprécier la compagnie du faux-requin, ce qui amenait Sigurd à s’en servir pour essayer de leur apprendre des tours.

En bref, c’était le grand luxe, ils pouvaient faire ce qu’ils voulaient et avaient les moyens.

Mais lui en profitait pour faire n’importe quoi.

Plus que d’habitude, précisa mentalement Haylor en le voyant ouvrir la fenêtre pour laisser entrer un pélican qui tenait à l’intérieur de son bec ce qui semblait être la dernière édition du Merlin des Mathétacticiens, un recueil de casse-têtes en tous genres généralement plébiscité par les retraités de la marine mondiale et les stratèges amateurs de tous bords.

Et malgré ça, elle n’était pas encore suffisamment agacée par la chose pour l’empêcher de poursuivre, trop curieuse de voir son spécimen de blondinet domestique vaquer à ses excentricités. Beaucoup de femmes affectionnaient les chats, elle avait trouvé mieux. Un simple coup d’œil au crabe de papier – un autre origami en taille réelle cette fois - qu’il lui avait offert il y a une demi-heure suffit à ce qu’elle renchérisse sur cette pensée. Les pattes et les pinces de la chose étaient légèrement articulées, l’animal avait presque l’air de lui sourire en dépit de son allure de vrai crabe et…

-Attendez, s’étonna-t-elle en étudiant de plus près l’animal et ce qui le constituait. Est-ce qu’il s’agit d’enveloppes ?
-Courriers du jour. Je regardais par curiosité. Tout le monde pleurnichait que tout était trié avec les pieds et qu’on perdait la moitié de ce qu’on attendait depuis qu’Yvette s’est barrée, alors je zyeute ce que peut être le problème… même si le plus gros problème que je vois dans cette histoire c’est ces putains de révos qui recrutent n’importe comment comme des malades.
-Aaah, j’étais presque déçue de ne pas vous entendre maugréer à ce sujet, s’amusa-t-elle en retrouvant au moins un signe de bonne santé chez son comparse. « Et gnagnagna révos et gnagnagna pirates et gnagnagna CP ». Ravie de voir que vous avez autant d’énergie pour râler que pour jouer. Plus sérieusement. Vous êtes encore coincé dessus ?
-Sur Yvette ? Meuh non, je n’ai aucune raison de trouver ça naze voyons ! C’est pas du tout du sabotage industriel ou quoi que ce soit : « Désolée, Sigurd, Evangeline. », s’emporta le blondinet en mimant la voix de leur vieille secrétaire-en-chef depuis le confort de son hamac nouvellement regagné. « J’ai l’impression de galvauder le peu de temps qu’il me reste à vivre ici, dans ces bureaux, à attendre que la mort m’appelle, et ce sans rien faire de notable de mon existence. Je sais qu’il est beaucoup trop tard pour qu’une vieille fripe usée telle que moi n’espère quoi que ce soit qui puisse se prévaloir d’avoir inspiré la grandeur auprès de ses pairs, mais l’idée qui me hante se fait de plus en plus pressante au point de m’en étriper le cœur ! Au point que même en étant trop vieille et fatiguée, j’aimerais quand même avoir l’impression d’avoir servi à quelque chose de plus grand quand viendra le moment de mourir. Ne serait-ce qu’un tout petit peu. »

Excellente reconstitution, remarqua la jeune femme. Ce qui ne lui correspondait pas le moins du monde, il avait bien davantage tendance à utiliser son propre vocabulaire pour restituer les discours d’un autre. D’une manière ou d’une autre, ça l’avait donc marqué.

Mimer les voix, par contre, il le faisait toujours un mélange d’assez bien et d’assez mal pour que l’on s’en amuse.

-J’étais là quand elle nous l’a annoncé, vous n’avez pas besoin de refaire toute la…
-«Du coup je vais laisser les pleurnichards de service me lobotomiser le cerveau et rejoindre la révolution, mwarharharh ! Mon nouveau but dans la vie, ça va être de me faire connaître comme étant Yvette la révoctogénaire ! Elle avait que soixante mais passons. Ca en jette hein ? Je veux dire, les gens de mon âge se retrouvent généralement en état de faiblesse et de solitude au point de finir embrigadés dans des sectes ou des arnaques pyramidales menées par des puteries de salopards charismatiques, alors quitte à le faire, autant rejoindre la plus grosse arnaque du monde ! Ils ont pignon sur rue, ils ont bonne réputation et EN PLUS ILS ONT DES PUTAINS DE NINJAS. Tout le monde aime les ninjas, CQFD ! Et ne m’en voulez pas, c’était ça ou pirate, j’ai pris le moindre mal.
-Vous êtes horrible.
-Sûrement mais chuis pas le seul, et très loin d’être le pire.
-Non, vous êtes vraiment horrible. Son histoire est terriblement, terriblement triste. Bien sûr qu’elle est isolée. Bien sûr que c’est difficile. Ses enfants ont perdu la vie, elle a dû les élever seule pendant que son mari dépérissait lentement d’une maladie rare qui faisait pousser des cactus sur son corps…
-Vrai que c’est dur. Jamais compris cette histoire d’ailleurs.
-C’était un Carnocactaceae Morfalidus, une plante carnivore originaire de South Blue qui fonctionne à la manière d’un parasite en se logeant dans le corps d’un hôte, généralement un mammifère, pour diffuser ses graines. De nature charognarde, elle reste dans un genre de stase à attendre la mort naturelle de son porteur pour commencer à se développer à partir de sa carcasse. Toutefois, il peut arriver que les graines subissent une mutation qui les rend incapables de discerner si leur porteur est mort ou pas… ce qui les incite à éclore prématurément. Commence alors une lente bataille entre le système immunitaire de l’hôte et le cactus naissant qui se résume à une simple partie de pile ou face : si la graine parvient à survivre suffisamment longtemps, il n’y a pas moyen d’en réchapper. Il existe des traitements permettant de s’assurer que tout se passe bien… mais rares sont ceux à les connaître et à pouvoir les appliquer.

Elle hésita un instant, jetant un coup d’œil par-dessus son épaule pour déterminer si elle venait d’asséner un grand coup de somnifère à son auditoire ou si au contraire, et c’était bien le cas, Sigurd la regardait avec la fascination toute particulière qu’il lui dédiait comme à chaque fois qu’elle débitait des anecdotes rocambolesques de ce style. Et comme à chaque fois, elle se sentait bêtement fière, bêtement flattée, bêtement heureuse et bêtement bête.

-Vous êtes tellement belle quand vous me récitez les comptes rendus de vos nuits blanches passées à bouquiner des trucs savants inutiles, c’est incroyable.
-Je sais.
-Dommage que les gens normaux vous prennent pour une folle quand vous faîtes ça, hein ?
-Dommage que vous soyez incapable de maintenir un compliment plus de deux secondes, plutôt.
Où en étais-je, déjà ?
-Cactus carnivore parasitique, Yvette la révoctogénaire, moi qui vous donne l’impression de crever d’ennui en me réfugiant dans strictement toutes les distractions qui me passent par la tête, et encore avant le fait que vous ne tolérez le hamac dans le bureau que parce qu’à la base je voulais me faire installer un bon gros lit pour siester et que vous avez mégaditnon parce que vous sentiez venir gros comme ça que ça allait forcément déraper trop souvent.
-Chut. Vous savez aussi bien que moi que c’était une très mauvaise idée.
-Nan nan nan, moi je suis un flemmard très raisonnable et je sais utiliser le mot sieste sans rajouter des adjectifs très tendancieux derrière.
-Vous êtes insupportable…

Ils furent interrompus par un amas de bulles en éruption provenant de l’aquarium – des bulles qui éclatèrent au contact de la surface pour orchestrer une succession de blup-blup distinctifs, un appel pour Sigurd qui en profita pour repêcher son escargophone avant de s’éclipser avec.

Et de revenir tout de suite.

-Haylor, c’est Vaxholm, c’est pour vous.
-S’il appelle par Scott, c’est plutôt que c’est pour vous.
-C’est pour nous deux et ça m’intéresse pas mais il veut pas comprendre. Et y’a aussi Loupiotte. Et quelqu’un de la capitale.
-Qui ?
-Nan mais j’allais pas l’écouter assez longtemps pour me le faire expliquer, ça va pas la tête ? Le pied dans la porte, technique de manipulation marketing pour forcer les gens à vous accorder de l’attention et à se laisser empoisonner par votre discours. Je dis non.
-Evidemment… passez le moi.
-Transféré sur votre escargophone. Vais me balader dans le port, je crois. Si vous avez besoin de moi, utilisez le Sig-Signal et j’accourrai comme si ma vie en dépendait.
-Vous imaginez bien que si je l’utilise et que vous ne venez pas, votre vie en dépendra vraiment.
-Meuh non, vous vous êtes adoucie depuis la dernière fois…
-…
-… je reste dans le coin, évidemment.


Dernière édition par Sigurd Dogaku le Sam 4 Juin 2022 - 11:12, édité 1 fois
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-Sigurd, est-ce que vous pouvez vous rhabiller s’il vous plait ? Nous recevons ce soir.
-Rhooo mais non c’est pas du tout comme ça que ça se passe normalement Miss, lâcha l’autre avec un grand soupir exagéré tout en levant les bras au ciel. Là c’est le moment de la journée où vous venez tendrement me dire « Sigurd, est-ce que vous pouvez vous déshabiller s’il vous plait ? Tout de suite. ».

Haylor jeta un coup d’œil circonspect à son blondinet, en pyjama à motifs de cachalions enfantins et confortablement installé dans son fastueux salon en cette fin d’après-midi. Puis à la personne avec qui il jouait actuellement aux cartes, et qui n’était nulle autre que la mère dudit blondinet, en visite pour la semaine. Mère qui profita surtout de cette interruption pour remettre discrètement son jeu dans la pioche et tirer de nouvelles cartes –à trois reprises- tandis que son bien naïf rejeton lui tournait le dos en faveur de sa tortionnaire préférée (qui tombait décidément toujours à pic, elle était vraiment très bien cette fille).

Evangeline leva brièvement au ciel avant de se reprendre, animée par son habituel cocktail d’exaspération, d’amusement, de culpabilité et de sens du devoir. Ce qu’elle faisait était la bonne chose à faire, et c’était sa victime principale qui le lui affirmait spontanément dans ses bons jours. Elle avait juste besoin de se le répéter en boucle un peu trop souvent à son goût quand il s’agissait d’endosser le mauvais rôle.

-C’est du Vertbrume pour sauver le monde ?
-C’est du Vertbrume, concéda Haylor d’un ton las en constatant la résistance –attendue- à laquelle elle faisait face. Pour sauver le monde. De lui-même. Pour changer.
-Miss j’ai grave la flemme et je trouve que cette histoire sent super trop mauvais. Alors on pourrait dire que c’est raison de plus pour mettre le nez là-dedans mais je pense que pour cette fois le monde ne va pas brûler si jamais on fait rien vu que c’est super méga loin d’ici dans la zone sinistrée du globe où tous les gros méchants pas beaux se sont gentiment parqués ensemble pour pas faire chier les gens normaux qui se sentent pas irrésistiblement obligés de s’envoler vers l’équateur comme des pigeons migrateurs le feraient pour la saison des amours et…

Mais c’est qu’il était beaucoup plus en forme que ce qu’il laissait croire, à débiter ses arguments en rafale avec une cadence imparable. Elle lui aurait bien demandé si tout ça était spontané ou s’il avait préparé ses réponses à l’avance pour y avoir songé lui-même, mais il aurait fallu qu’il la laisse placer ne serait-ce qu’une phrase. Et elle faisait face à un moulin à parole qui ne prenait même pas le temps de respirer.

-… bref c’est hyper méga dangereux pour trois fois rien d’intérêt laissez-les s’entretuer à qui aura le plus gros tas de ruines dans leur trou d’eau fumeux ils rendent service au monde en s’maravant mutuellement et en plus ça distrait le GM pour qu’il nous fiche la paix. Donc vous pourrez me rétorquer que vous savez très bien vous défendre et être aussi dangereuse que ce qu’il faut quand on vous le demande mais franchement moins on se retrouve à devoir faire des conneries suicidaires et beaucoup mieux qu’on se porte, je sais bien que ça fait pas partie des qualités que je vous cite en général mais le fait que vous ne soyez pas un résidu de chair à raviolis rongé par les vers parce qu’un brutozord de pirate vous a roulé dessus, bref que vous soyez vivante, a une certaine incidence dans le fait que je vous trouve absolument merveilleuse. Et même si un pirate un brin intelligent essaierait plutôt de vous ou de me rançonner parce que c’est plus rentable, de une ça serait con de se mettre dans cette situation et de deux on sait jamais s’ils vont tenir leur promesse ou se dire que wouhou j’vais quand même vous buter et vous faire souffrir leeeeeeeeentement en enchaînant les pires sévices parce que faut pas déconner les-bourges-c’est-l’vrai-fléau-du-monde saignons-les-jusqu’aux-os-go-la-révolution-vaincra eeeet… eeeeeeeeet… Maman ? Je sens l’odeur de la TRICHE, est-ce que je me trompe ?

Flairant quelque chose, Sigurd se retourna aussitôt en direction de sa mère, l’air suspicieux. Parfaitement immobile, cette dernière ne donnait aucunement l’impression d’avoir réagencé l’ensemble des cartes et du plateau de leur jeu pendant l’intervalle qu’on lui avait laissé. Même celles qu’il avait en main n’étaient plus les mêmes, ce qui le laissa perplexe. Mais le plus innocemment du monde, la génitrice ignora le regard inquisiteur de son fils pour proposer muettement un pacte de coopération à sa fort probable future bru. Sans émettre le moindre son, Haylor négocia ses conditions par le biais de quelques mimiques nébuleuses que seules les femmes savaient employer. Enfin, Maman Dogaku donna un grand coup de pied à son bébé par-dessous la table (« Arrête de discuter et fais ce qu’elle te dit »), ce qui lui valut un énorme élan de gratitude de la part de sa nouvelle complice.

-Est-ce que je peux vous emprunter Sigurd pour la soirée, Madame ?

A ce jour, Dogaku ne comprenait toujours pas pourquoi Evangeline délivrait du Madame à sa mère, pourtant parfaitement accessible. D’un autre côté, sa mère ne comprenait pas pourquoi son fils et sa partenaire se vouvoyaient éternellement après plus de quatre ans à se côtoyer, ce qui était mine de rien un contrargument parfaitement recevable.

-Tu as le droit d’en faire ce que tu veux, promulgua Maman Dogaku dans toute sa bienveillance.
-Maman, fais même pas semblant je sais que t’as triché.
-La partie est finie, conclut cette dernière en dévoilant son jeu : les cinq cartes d’Exodia l’Empereur-Dieu des Pirates Antiques. Va sauver le monde mon fils.
-Eh l’autre eh la traîtriiiiiiise c’est infâme !, enchaîna Sigurd en forçant le trait. Et après ça vient me gnagnagna petits-enfants je veux être grand-mère blablabla au-boulot-grand-dadais-même-toi-tu-dois-comprendre-comment-ça-marche, alors qu’au bout du bout ça encourage ma geôlière à me faire travailler tard le soir parce que c’est les affaires et que genre mon karma je l’ai pas assez brossé jusque-là faut encore que j’aille changer les couches des crétins qui se mettent dans la m&@$% parce que sinon je risquerai de m’ennuyer ! Une conspiration, je vous dis ! J’le dirai à papa pour la peine. Papaaaaaaa, elles se liguent contre moi, à l’aiiide !

Et comme à son habitude, Papa Dogaku, lui aussi de visite et tranquillement installé dans une chambre à part pour profiter du confort et des excellents phonographes que son fils mettait à sa disposition, fit mine de n’absolument rien entendre et encore moins de se mouiller de quelque manière que ce soit.

-Merci, papa.
-Merci, Madame, s’inclina formellement l’autre en empoignant le col de son paresseux.


*
* *
*


Sigurd n’allait pas donner du sien, c’était sûr. Haylor avait dû le traîner derrière elle en lui pinçant le flanc pour qu’il accepte d’accueillir leurs visiteurs au-devant de leur manoir, sous le couvert de la brume et d’une bruine très timide toutes deux si caractéristiques du pays. Le carrosse qui se tenait dans la cour était orné des armoiries de Luvneel et de l’emblème du ministère des finances, à savoir deux écureuils portant à bouts de bras une bourse débordant de noisettes dorées. Les connaisseurs reconnaîtront ici l’influence et les emblèmes de Montblanc Norland sur le pays.

Pour autant, la mauvaise disposition du blondinet s’émietta quelque peu en voyant la porte du carrosse s’ouvrir, quand une femme présenta sa main gauche à un majordome pour qu’il l’aide galamment à descendre. C’était probablement elle, Valmorine de Tintoret. Une allure de noble, une coiffure en chignon cascadant agrémenté de quelques épingles ornées de pierreries formant un ensemble beaucoup trop élaboré pour qu’il puisse estimer la complexité du rituel matinal auquel elle devait se livrer chaque jour, une robe de très bon goût qui se voulait bon compromis entre apparat et praticité mais qui faisait -sur ces deux critères- pâle figure comparée à ce qu’Haylor ou même la majorité des bourgeoises du pays avaient l’habitude de porter.

Enfin, quasiment tout le monde faisait pâle figure à côté des robes d’Haylor – elle avait le budget, le goût, et maintenant les meilleures adresses en sus. Mais au-delà de ça, Sigurd constatait de plus en plus souvent que le beau monde disposait de sensiblement moins de moyens que ce qu’il pensait à l’origine.

Une pensée fugace, toutefois. Ce qu’il remarqua, c’était que Valmorine correspondait tout à fait aux canons de beauté sanctifiés par la culture usuelle : grande, blonde, des yeux bleus qu’on avait presque envie d’exposer en vitrine, un teint légèrement hâlé témoignant d’une exposition sélective au grand air, le tout mis en valeur par un port et une démarche impeccable. Le genre qu’on soupçonnait d’avoir quelques années de mannequinat sous le coude.

Des nichons conséquents aussi, même si probablement rehaussés par un de ces artifices architecturaux dont les femmes avaient le secret, et dignement mis en valeur par un de ces sempiternels décolletés je-me-veux-digne-mais-on-va-pas-trop-déconner-non-plus-contemplez-ma-puissance-pitoyables-mortels.

Elle était estropiée du bras droit, accessoirement. Sa manche longue suggérait un moignon à hauteur du biceps et c’était au final le seul élément qui influença Sigurd et sa ronchonnerie du moment. Il attendrait vraisemblablement d’avoir une raison avant d’être désagréable, mais nota mentalement de ne pas se laisser apitoyer non plus, fallait pas déconner.

Elle descendit paisiblement du carrosse, leur adressa un sourire et une brève révérence qui leur passa complètement au travers – et c’était triste, car ni lui ni sa partenaire ne savaient que cette marque de respect était traditionnellement adressée aux nobles – et se dégagea légèrement en avant, abritée des timides gouttelettes par un parapluie que lui tenait un domestique.

Ils prirent cela comme un simple cérémonial, parce que les Luvneelois conventionnels vaquaient généralement à leurs occupations sans chercher à se couvrir de si peu – l’humidité, c’était normal ici.

A sa suite, un second voyageur descendit – beaucoup plus extravagant, celui-ci. Un homme noir vêtu d’un imposant poncho aux motifs colorés, successions de lignes verticales aux couleurs criantes qui contrastaient avec des losanges du même acabit pour un résultat susceptible d’abattre raide mort un épileptique. Ses épaules étaient complétées de renforts en cuir usé qui tranchaient avec la laine colorée du dessous, sa capuche abaissée révélait un visage avec des sourcils grisonnants pour seule pilosité, et Sigurd avait toute les peines du monde à lui attribuer un âge – il était en bonne forme et bâti comme un ours, mais parcouru de rides au visage et aux mains.

Sa tenue était complétée par des bottes et de grandes chaussettes montantes dans le genre de celles traditionnellement portées en complément d’un kilt, et… ledit poncho laissait apercevoir un bas de vêtement flottant qui pouvait très précisément être un kilt, à fortiori vu son motif en tartan. Sigurd envisagea vaguement de se baisser pour vérifier, mais se ravisa par crainte de découvrir bien davantage que ce qu’il cherchait.

Konan Yaombé, cet homme. Sigurd avait compris des retranscriptions d’Haylor que c’était un accompagnateur de Tintoret. Un genre de conseiller, mentor, invité prestigieux ou il ne savait quoi. Elle lui avait précisé qu’il avait obtenu le score maximal à l’horrible questionnaire du règlement intérieur de Loupiotte, et c’était éloquent : Evangeline avait dû le repasser deux fois pour l’avoir, et lui avait tout bonnement obtenu une dérogation pour entrer dans le domaine après avoir laissé tomber à sa seconde tentative – les jeux de mémoires ne lui posaient pas de problème, mais les règlements arbitraires basés sur les lubies d’un dictateur intolérant aux pets de travers le rendaient très peu coopératif, surtout quand c’était ledit-tyran qui voulait le voir à la base.

Une tête, donc. Une tête vissée sur un corps solidement charpenté qui se soutenait pourtant d’une canne pour avancer, allez savoir pourquoi. Canne surmontée d’un disque creux qui servait également de perchoir à un perroquet aux couleurs aussi chatoyantes que son poncho – un magnifique spécimen fait de pigments pratiquement arc-en-ciel, aux pointes vert-émeraude et à la robe carmin.

Une fois l’homme descendu, un deuxième perroquet sortit du carrosse pour se poser sur son épaule. Au moins, ça expliquait les épaulières de cuir, se dit Sigurd.

Il se contenta de leur adresser un tranquille hochement de tête, auquel Evangeline répondit d’un grand sourire et lui-même d’un quart de hochement de tête interrompu. Après quelques minutes de banalités d’usage pendant lesquelles Sigurd fit sagement office d’épouvantail, il se retrouva enfin dans son confortable salon à jongler entre une limonade et un jus de tomate assaisonné pendant que les adultes responsables discutaient.

Il regardait, c’était tout.

Yaombé, qui l’avait partiellement imité en acceptant un jus de tomate, sans épices pour sa part. Maintenant qu’il était bien visible, Sigurd et sa partenaire pouvaient voir qu'il portait à son poignet un bracelet portant l’emblème de la dynastie des Flemingo, les régents de Luvneel. Il n’en avait jamais vu de ce genre. Un envoyé du roi ? Aucun moyen de savoir sans poser la question, se dit-il en voyant l’autre partager ses petits fours et amuses bouches avec ses volatiles.

Les volatiles, qui étaient visiblement capables de se mêler à une conversation et de… naaan, ils se contentaient de répéter des mots qu’ils connaissaient déjà, ça n’était pas possible. Parfois, ils répondaient pour leur maître, pourtant. De concert ou un oiseau complétant les phrases de l’autre. C’était étrange. A chaque friandise que leur donnait ce dernier, ils donnaient leur avis par des bruitages allant du loup de Tex Avery aux grouinements d’un porcelet maltraité pour ce qu’ils n’aimaient pas. Rigolo, et étrange. Sigurd était surpris que cela n’ait pas déjà éveillé de question de la part d’Haylor. Elle se retenait, obligé.

Haylor, qui l’avait surpris en ne proposant pas de thé mais directement des alcools forts en guise d’ouverture, et qui venait d’abattre son troisième verre de whisky sans montrer le moindre signe d’érosion. Elle était d’une autre race, élevée dans une région où cet alcool leur était servi dès le biberon. C’est du moins ce que Sigurd expliqua à leur invitée sur un ton pince-sans-rire en discernant la question qu’elle n’osait pas poser.

Et Tintoret, qui faisait volontiers l’essentiel de la conversation avec Evangeline et avait l’air absolument ravie du soin avec lequel elle était accueillie. Elle donnait l’air d’être une enfant qui, en dépit de sa retenue apparente, souffrait de toutes les peines du monde pour ne pas se jeter voracement sur les plateaux de toasts, feuilletés et canapés garnis en tous genres que la cuisine leur avait préparés. Un gin agrémenté de quelques tranches de concombre, pour sa part, qu’elle sirotait très prudemment. Elle avait également déposé une boîte à cigares petit format devant elle, mais le regard de coupe-jarret que Sigurd lui avait brièvement adressé avait retenu Valmorine de ne serait-ce que demander si ça les dérangeait qu’elle fume. De manière assez amusante, les perroquets s’étaient précipités à son aide pour ouvrir la boîte, avant qu’elle ne leur explique que ce ne serait pas nécessaire, leur arrachant un soupir de déception très humain.

-J’ai déjà pu échanger avec Miss Haylor, enchaîna Valmorine à l’adresse de Sigurd sur un ton enthousiaste, mais je pense que ce sera plus simple une fois que je me serai proprement présentée : Valmorine de Tintoret, épouse d’un des cinq barons de Luvneelström, secrétaire consulaire rattachée au ministère des territoires étrangers, et plus précisément au département des territoires d’Outre-Nord, second bureau des nations équatoriales.
-Moi c’est Sigurd, chevalier de Nowel.
-Je me sens obligée de préciser que nous sommes l’un des bureaux les plus oubliés et disposant du budget le moins conséquent de toute l’administration du royaume. Un des budgets, en tous cas. Pour l’idée, l’enveloppe des subventions touchées par l’Amicale des fabricants de guimauves épicées de Taraluvneel est dix fois supérieure à la nôtre.
-Alors franchement elles sont pas mal du tout en vrai, moi j’aime beaucoup.
-Bref, déjà que le roi se soucie peu des relations que nous pouvons avoir avec nos voisins immédiats, vous imaginez bien que pour Grand Line et le Nouveau Monde, nous ne faisons rien du tout.

Haylor manqua de se plaindre, se contentant de soupirer un peu plus fort que prévu. Le roi de Luvneel, c’était un clown. Ou en plus détaillé, un intriguant inutile à forte tendance monolithique qui prouvait bien que le droit du sang était une ineptie à abolir… il avait toutefois la grande qualité de laisser les petites gens faire ce qui leur chantait, et dieu sait qu’ils se le permettaient. Mais lui ne faisait rien. Avec tout le support qu’il pouvait apporter, c’était exaspérant.

Sa fille, par contre, c’était un autre problème. Plein de bonne volonté, exécution stupide. Elle était cent fois pire et mille fois plus dangereuse.

-Et c’est à nous qu’il incombe d’organiser l’envoi d’aide sur Vertbrume, rajouta la baronne. Et nous n’avons ni les ressources, ni les compétences, ni le budget pour organiser ça.
-C’est pourquoi Valmorine a besoin de notre aide, appuya inutilement Haylor auprès de son partenaire.
-Nous souhaitons que ce projet soit un succès, et nous ne serons jamais assez réactifs pour ça. Ni efficaces. Et par rapport à vous, ni nous ni aucun autre service de l’administration… ou de qui que ce soit de tout le pays… ou de tout North Blue… et peut-être tout court... ne pourrions faire mieux.
-C’est beaucoup de compliments, remarqua Evangeline.
-Oh. Non, du tout. Je vais vous demander de pardonner ma spontanéité, mais je suis une de vos admiratrices de la première heure et complètement conquise. J’ai suivi vos histoires depuis Panpeeter, j’ai creusé sur vos exploits dans la milice avant tout ça, et je suis absolument ravie de la réputation que vous avez obtenue depuis Kanokuni. Et je pèse vraiment mes mots. Si vous saviez la moitié de ce que j’ai entendu sur vous…
-Je ne suis pas révolutionnaire, lâcha Haylor d’un air sombre.

Sigurd explosa de rire, même s’il fut bien le seul. Les autres le dévisagèrent, surpris.

-Okay, désolé, je m’y attendais pas à celle-là, s’excusa Dogaku en s’esclaffant toujours. Merci c’était beau.
-Pas de problème, répondit Valmorine avec bienveillance, sans comprendre.
-Je parlais à ma dépressive de service, pardon.
-Ah.
-Vous avez pas trop à vous inquiéter pourtant, je dirais que les rumeurs « pyromane folle furieuse » et « grabataire infernale » toppent largement en ce qui vous concerne, c’est moi le révo d’habitude.
-Sigurd, taisez-vous par pitié.


Haylor avait beau le réprimander, elle-même était surprise par sa propre spontanéité. Soit ces rumeurs la taraudaient beaucoup plus que ce qu’elle s’imaginait, soit elle ferait mieux de se surveiller avec l’alcool, finalement. Et d’un coup, elle se retrouva à considérer son verre comme s’il s’agissait d’un traître qui la poignardait dans le dos après une vie entière de bons et loyaux services. Elle ne comprenait pas.

-Et vous, dans tout ça ?, demanda Sigurd à Yaombé pour le tirer de son silence.
-Je regarde. J’écoute. Je fais tourner mon cerveau. Comme vous.
-Comme j’aurais voulu faire avant qu’on m’oblige à parler, hein ? Meh, c’est pas juste. Suis curieux, vous êtes qui, vous venez d’où ?
-J’ai eu une vie compliquée. Il y a eu beaucoup de choses. Et pas toujours des bonnes. Un certain nombre de mauvaises. Et en retour, j’ai commis plusieurs crimes. Et je me suis fait prendre. Maintenant je suis un esclave propriété de la couronne de Luvneel. J’aidais en tant que conseiller le mari de Valmorine à administrer la baronnie dont il a la charge depuis la mort récente de son père, mais le baron a préféré que j’accompagne son épouse pour cette affaire. Et si vous voulez mon avis, elle aura bien besoin d’aide. De la mienne et de la vôtre.

Ah.

D’accord, il n’allait pas creuser, finalement. Ceci avant même qu’il ne croise la lorgnade appuyée de sa sorcière, qui l’exhortait à reprendre sur un terrain moins boueux :

-Alooors. Première chose que je veux comprendre, vous avez l’intention de faire quoi ? Si je comprends bien les mecs là-bas appellent au secours parce qu’ils vont se faire racketter par de gros méchants pirates qui sont suffisamment balèzes pour que même les dark beaux gosses top élite de la marine mondiale fassent les toutous devant eux. On pourrait faire quoi, nous ? Leur demander gentiment de pas nous taper ?
-Nous n’en avons absolument pas la moindre idée, répondit Valmorine en souriant.
-…
-Je plaisante. Même si apporter des forces armées donnera plus de poids à nos arguments, nous souhaitons intervenir comme médiateurs dans le conflit.
-…
-…
-… ah ouais donc en fait c'est exactement ce que je venais de dire vous voulez vraiment leur demander gentiment de pas taper en espérant que ça passera ?

Il avait l’air exaspéré, mais aussi pratiquement de bonne humeur, étrangement. L’ironie lui plaisait. En face, la baronne resta silencieuse, son visage ne trahissant aucune perte de régime bien qu’elle ait visiblement perdu le fil de son discours. Il lui fallut quelques instants de silence et un coup de bec d’un de ses oiseaux pour qu’elle reprenne :

-Non non non du tout. Au pire du pire du pire, nous pourrions leur proposer de payer le tribut qu’ils exigeront de Vertbrume puisque nous en avons les moyens. La paix achetée à grands coups de coffres remplis de berries. Luvneel qui se dresse en rempart pour protéger sa colonie. Si les canons de la marine ne servent à rien, nous pourrons voir ce que notre richesse nous permettra de faire.

Le regard de Sigurd se perdit quelque part dans les boisures de sa demeure, visiblement pensif face à un angle qu’il n’avait pas considéré. Quelque chose là-dedans lui semblait bancal, mais dans le même temps, il pouvait dérouler quelque chose à partir de l’idée. En d’autres termes : ça pouvait. Et aussitôt, son cerveau commença à modeler toutes les objections qu’il pouvait concevoir. Il allait résister, non mais. Son truc, c’était de trouver des solutions aux problèmes, et des problèmes aux solutions. Il pouvait mordre très longtemps s’il le faut, et c’était exactement ce qu’on venait lui demander. Alors il changea de position, s’enfonçant encore plus dans son fauteuil tout en s’appuyant sur un coude, plissant les yeux sans rien regarder de particulier tout en invitant son invitée à poursuivre d’un geste de la main.

Comme pour se rassurer, la baronne jeta un regard à son mentor, qui se tapota le torse du pouce en lui adressant un hochement de tête appuyé. Les perroquets vinrent se frotter contre ses jambes en ronronnant comme des chats. Et elle, les effleura du bout des doigts.

-Nous avons la chance de parler de Kiyori, reprit-elle, pas de Teach. Et encore, même Teach a besoin de nourrir ses hommes et d’acheter du matériel. Les conquérants peuvent piller, mais ils n’hésitent pas à commercer quand c’est plus avantageux pour eux. Et nous nous retrouvons dans une position extrêmement avantageuse. Nous sommes trop loin, ils ne pourront jamais faire quoi que ce soit à Luvneel. Vertbrume serait donc un point de chute pour effectuer les transactions.

Cette fois, l’attention de Sigurd se redirigea vers Valmorine. Puis de son décolleté, mais c’était vraiment parce qu’il était savamment étudié pour que le regard glisse. Comme pour prouver son point, il jeta un regard à Haylor, pour vérifier si son regard à elle aussi glissait vers le bas. Mais il ne glissait pas.

Mauvais exemple, forcément. Il secoua la tête et se redressa pour attraper un bouillon de légumes et quelques tranches de pain.

-C'est... vachement optimiste comme scénar', reprit-il en restant aussi agressivement sceptique qu’auparavant. C'est à quel chapitre que les pirates tout futés apprennent la vie aux marchands stupides et arrogants qui se font trahir dans la plus grande des surprises après avoir cru qu'ils pouvaient acheter le diable ?
-Ils pourraient, mais ça ne serait pas leur apporterait pas grand-chose. Nous pourrions prendre des dispositions pour échelonner les paiements de sorte à ce qu’ils n’aient pas d’opportunité intéressante, et que le long terme soit la solution la plus profitable. Évidemment, le prix dépendra de ce que vaut réellement Vertbrume. Avant même de parler de combien nous sommes prêts à débourser, nous ne savons pas ce qu'il y a là-bas. Si ça se trouve, quelques bourgades sans intérêt, auquel cas une transaction dérisoire fera l’affaire - ils n'auront pas grand-chose à tirer de paysans sans défense - et le Luvneel aura dignement porté secours à ses expatriés. Ou alors, si ça n'en vaut vraiment pas la peine, nous laissons tomber et rentrons simplement chez nous.
-J’aime beaucoup quand les gens puissants disent que ça vaut pas la peine de sauver des péons inutiles parce que c’est pas rentable.
-Je crois que vous me surestimez beaucoup trop. Je suis une exécutante dans une administration de dixième sous-catégorie, les gens puissants sont au-dessus de moi, la majorité d’entre eux ne se mettent jamais d’accord et je dois leur rendre des comptes quoi que je fasse. C’est à eux que penseront les soldats et les marins qui viendront avec moi sur Vertbrume. C'est eux qui décident, c'est eux qui paient, c'est eux qui récoltent. Et pour ma baronnie, il n’y a pas grand-chose à fantasmer. A part des fermes et des champs de légumes qui auraient vraiment besoin qu’on mette enfin le temps et les moyens qu’il faut pour les entretenir, il n’y a pas grand-chose. Un peu plus de pirates qu’ailleurs, mais à part faire les malins devant des paysans qui vont se laisser faire si la garde n’est pas dans les parages, même eux trouvent l’endroit ennuyeux. Je ne vaux rien.
-Ouais bah vous avez quand même l’air d’avoir un cerveau pour quelqu’un qui se présente comme une pionne insignifiante.
-Sigurd…
-Eh, c’était un compliment et elle l’a très bien pris d’abord.
-…


En effet, elle avait l’air satisfaite. Pour une raison très simple : avec toute la mauvaise volonté qu’il faisait mine d’y mettre, Sigurd lui répondait très bien. Maintenant, elle aurait apprécié qu’il arrête de jouer à faire des pyramides de cacahouètes pendant qu’elle lui parlait, mais c’était probablement une façon qu’il avait de s’aider à réfléchir.

Probablement.

-En plus vous avez l’air de jouer franc-jeu avec nous, ce qui est… très comme il faut.
-Je ne me vois pas trop venir vous demander conseil si c’est pour vous cacher des choses.
-Excellent point merci. Ca vous fait donc quatre très bonnes qualités pour quelqu’un qui ne vaut rien. Donc ça fait cinq. Et je suis en train de me faire grossièrement manipuler comme à chaque fois que quelqu’un se dénigre devant moi donc ça fait six, merveilleux. Et pourquoi on vous a mise vous à la tête de toute cette histoire, en fait ? J’ai cru entendre que ça devait être un noble influent de la capitale ou je ne sais quoi.
-Les nominations ont fait débat… et les nobles sont montés au créneau. Voyant que personne n’allait accepter de lâcher du terrain, la princesse est intervenue pour de trancher le débat en déterrant mon bureau de l’organigramme et m’a nommée à la tête de l’expédition. Secrétaire consulaire du second bureau des nations équatoriales. Jusque-là, c’était plus ou moins une charge dérisoire où je n’avais qu’à me contenter d’éplucher les nouvelles du monde pour rédiger des comptes rendus à des secrétaires ministériels qui n’en avaient strictement rien à faire. Et à leur rediriger des missives diplomatiques peut être une fois par trimestre. J’ai eu beaucoup de temps libre.
-Est-ce que vous êtes venue nous demander conseil à sa demande ?, s’intéressa Haylor.

Elle s’était déjà entretenue avec la baronne en amont mais n’avait pas posé cette question. Ni la précédente, qui changeait beaucoup de choses pour elle. La royauté s’impliquait dedans, finalement ? Si c’était ça…

-Non, c’est de mon initiative. Ca m’a semblé être la bonne chose à faire.
-Vous avez très bien fait, confirma la sorcière.

Valmorine la remercia chaleureusement. Haylor s’était jusque-là montrée particulièrement bienveillante envers elle, depuis leur premier échange jusqu’à l’arrangement en urgence de cette rencontre le jour même. Et maintenant, elle semblait plus intéressée que jamais. La baronne s’efforça de laisser transparaître aussi peu de satisfaction que possible sur son visage, mais elle se sentait en très bonne voie. Encore quelques efforts et ça serait dans la poche.

-Bref. Je disais donc, si jamais Vertbrume s'avère être suffisamment intéressante pour X ou Y raison, alors l’île pourrait devenir un pied à terre privilégié de Luvneel sur le nouveau monde. Vous avez déjà fait installer un comptoir commercial au pied de Reverse et vous êtes allé chercher un partenariat avec la Translinéene. Vous avez montré l’exemple et donné des idées à d’autres : pourquoi pas la même chose sur l’autre moitié de l’équateur ? C’est un projet qui a fait son chemin cette semaine.
-Ouais ‘fin on est un peu pas du tout au même niveau là quand même. Pis comptoir commercial sur le nouveau monde, c’est vite dit. Le fait que le royaume envisage de donner de l’argent à une empereur pirate, ça va pas allumer des clignotants rouges fluos dans le collimateur du GM ça ? Et je dis ça avant même qu’on parle de partenariat commercial ou d’carrément acheter leur protection sur l’océan hein. Système de mafieux tcheuh.
-Voyez ça comme une prise d’otage. Une demande de rançon. Ils nous forceront la main. Publiquement, ce ne sera pas une proposition de notre part, ce sera leur condition contre la vie des habitants de Vertbrume. Nous n’aurons pas le choix.
-« Nous n’aurons pas le choix », ça sonne méchamment comme le genre de trucs que des amiraux diraient ça avant d’initier des buster call sur la gueule de petites îles sans défenses.
-Est-ce que vous les voyez faire ça sur Luvneel ?
-Je les voyais pas spécialement essayer de rouler sur Nanokutruk non plus, mais tout du long j’avais en tête que ça aurait pu être chez nous parce que ça aurait VRAIMENT pu être le cas.
-Kanokuni.
-Nanokutruk, insista Dogaku.
-Et justement, vous avez accompli un miracle là-bas.
-Ouais bah c’est pas dit que je pourrais le refaire hein. Et pis Nanokutruk c’était différent, c’était la marine contre les révos. Ils sont cons et butés mais ils sont pas méchants, on peut les raisonner quand on articule lentement en utilisant des grognements d’homme préhistorique en guise de ponctuation, expliqua-t-il avant de commencer à tambouriner sur son torse tout en battant des bras à la manière d’un gorille. « Agreuh agreuh Amiral-Dragon grand et fort donner ordre dans le ciel. Si casser pirate et méchant avoir médaille-prime-et-honneur, si casser civil et gentil devenir pirate et avoir grand et fort Amiral-Dragon manger toi. Moi civil ! Toi pas taper moi ! ». Là on parle de pirates du nouveau monde, ils sont cons, butés et très méchants. Et violents. Et j’aime pas vraiment les environnements violents, encore moins quand les bonshommes sur place peuvent me transformer en coulis de tomate pasteurisé juste en me ronflant dessus.
-Panpeeter, objecta la baronne.
-Je vous vois venir, c’était pas le même pedigree ni la même envergure de pirate. Ils étaient désespérés mais ils avaient un objectif simple et un plan annoncé, on pouvait louvoyer.
-Je ne pense pas que la situation soit très différente de Panpeeter, raisonna Haylor. Si nous avions été à la place de la marine, nous aurions simplement donné le fruit du démon à Crachin et l’histoire se serait arrêtée là. Là, nous allons faire pareil avec Kiyori en lui donnant de l’argent. C’est dommage de céder au chantage, mais c’est le moindre mal. J’imagine.
-Nan, là c’est une empereur pirate dans un environnement qu’on connait pas du tout. Regardez, rien que quand c’est des mafieux chuis paumé, je parle pas le langage violence-intimidation-menace-influence et je sais même pas le décrypter. J’ai été le plus gros caca du monde à Manshon et ça me traumatise encore aujourd’hui. Je suis un mauvais cheval. J’ai été dans l’armée, mais j’étais un gros planqué d’officier, pas un vrai qui allait au charbon. Je peux pas composer avec des méchants sans avoir plus de moyens militaires qu’eux, et on a absolument pas plus de moyens militaires qu’eux. Je sais même pas quels moyens on a, d’ailleurs. Luvneel a zéro force de projection parce qu’on a pas mis le budget dedans depuis des kilolustres nan ? On peut se permettre de balancer des navires de guerre à l’autre bout du monde ou pas ?
-La flotte des garde-côtes est prête à nous mettre quelques navires à disposition. Enfin, elle n’a pas vraiment été sollicité sur le sujet mais on ne lui laissera pas le choix. Avec tout l’équipage nécessaire. L’armée royale va contribuer en soldats, les ordres de chevalerie également…
-Ca parlait de recourir à des mercenaires au lieu de l’armée royale à un moment?
-Pour compléter l’expédition. Tout équipage ayant l’expérience de grandline ou du nouveau-monde peut nous apporter un plus indéniable, et des navires en plus.
-On parle comme si on était des pauvres et qu’on avait pas les moyens d’avoir des bateaux. Je peux comprendre qu’ils soient pas déjà construits et que ça mette des plombes mais vous demandez aux ports du pays de vous vendre des navires il seraient ravis de rendre service et je suis sûr qu’on paie assez d’impôts pour que vous ayez largement les moyens. Je le sais, je les paie trois fois exprès parce que je trouve ça drôle. J’ai pleeiiin de gens à vous recommander rien que sur Norland si vous avez la flemme, après ça serait probablement vu comme du copinage si… nan y’a des connards que j’aime pas dans la liste qui me vient en tête, donc on va dire que ça sera du chauvinisme.
-Désolée, mais l’approche retenue sera la location sur une moyenne durée. Les ministères n’auront pas l’usage d’une flotte importante sur le long terme.
-C’est pas avec ça que vous allez conquérir le nouveau monde hein.
-Je remonterai cet argument mot pour mot dans mes comptes-rendus, c’est promis.
-Ah, ne pas taper sur le messager, pardon.
-Aucun problème.
Et de ce fait, vous comprenez poruquoi le recours à des mercenaires serait privilégié. Ils ont de l’expérience, et ils ont des navires.
-Ca me fait quand même mal au cul d’entendre ça alors que notre truc c’est d’avoir de vastes flottes de navires marchands qui crachent un max de marchandises.
-J'imagine qu'un appel à mercenaires ne ferait pas de mal, intervint Evangeline. On va pas accepter n'importe quels sauvages, mais pas nécessairement exclure des équipages pirates juste parce que ce sont des pirates. Il faudra faire le tri, mais ceux que l’appât du gain ou… ceux qui ne sont pas des fous furieux irrécupérables peuvent être envisagés.
-Donc on recruterait des pirates ?
-Je veux dire, si le GM a des corsaires à ses ordres, il n’y a pas de raison que Luvneel ne puisse pas non plus.
-Tah. Ben voyons. Remarque ça pourrait être marrant. Pour éplucher les candidatures, j'organiserais bien un genre d'examen-compétition-foire du trône pour voir comment ils réagissent tout en amusant la galerie. Imaginez, les gros bras qui débarquent en s'attendent à un tournoi de castagne et autre et au final paf, ils se retrouvent coincés dans des chasses au trésor, des concours d'éloquence et des escape game pour tester leur ingéniosité.
-Nous pourrions également demander de l'aide à la marine, continua Haylor. Après tout, si nous manquons d’expertise mais pas de moyens, c’est eux qui sont de très loin les mieux placés pour nous fournir un spécialiste sur tous les points où nous sommes faibles. Ils ont l’habitude de traiter avec des empereurs pirates, ils ont l’habitude des aléas du nouveau monde…
-Woah woh woh, vous me voyez me présenter gentiment devant une caserne marine pour leur demander de l’aide après comment je leur vomis dessus en temps normal ? Ils vont me balancer le nope le plus gluant du monde et ils auront complètement raison.
-Non. Nous leur dirons que nous pouvons nous rendre utiles dans l'effort collectif de ses institutions qui est de faire du nouveau monde un endroit civilisé. Et que, bien que nous ayons les moyens financiers pour le faire, une asssitance technique ne serait pas de refus. Matérielle également, si possible. Ils souhaitent que Luvneel arrête d'être refermée sur elle-même, voient le risque de sécession qui plane et pire encore, comprennent bien que les révolutionnaires ont une chance de larver le pays. Nous leur fournissons une opportunité de faire une action positive. C’est de la coopération. Bénéfice mutuel. Nous voyons la couleur de nos impôts, ils voient notre bonne volonté.
-Arrêtez d’utiliser tous les mots clés qui font tilt chez moi s’il vous plait.
-Oh, je ne fais pas exprès.

-Donc de l’armée royale, du garde cote, des mercenaires potentiellement chasseurs de primes ou corsaires, et des marines… on va monter un patchwork de trucs complètement au pif c'est incroyable. Donc je vais vraiment vivre l’expérience incroyable d’aller toquer à la porte d’un QG marine pour me faire houster comme un gros caca ?
-Je pense que la demande devrait émaner de la princesse.
-Rhoooo, encore une alternative raisonnable. Pourtant chuis chaud pour faire des trucs débiles moi.
-Elle aura beaucoup plus de poids que nous. Symboliquement, je veux dire. C'est elle, la représentante de Luvneel au conseil des nations. Elle fait partie des figures emblématiques du pays, profite d’une excellente réputation et présente beaucoup mieux que nous tous réunis. Je n'ai aucun espoir que le roi fasse quoi que ce soit et n'ai aucune envie que nous attirons son attention... et surtout, je suis absolument certaine qu'elle sera enchantée de nous aider pour obtenir l'aide de la marine. De sa réputation, je pense qu’elle aime se rendre utile.

Seule Valmorine réagit à cette dernière phrase, jetant un regard curieux à Haylor comme à la recherche de... quelque chose d'autre que l'air de satisfaction qu'elle affichait en ce moment.

A moins que ça ne soit justement ça, le truc.

*
* *
*

Ils avaient abordé énormément de sujets, et pourtant, il restait encore tant à faire et décider qu’ils ne finiraient jamais ce soir. Ni cette semaine, d’ailleurs. Sigurd et elle savaient à qui s’adresser pour obtenir de l’aide, et il s’agissait pour en bonne partie des mêmes personnes qui les avaient exhortés à s’investir sur le projet Vertbrume. Et même s’ils n’avaient pas du tout l’habitude de s’associer avec les ministères du royaume, il n’y avait pas de raison que les choses se passe mal. Si nécessaire, Tintoret les aiderait à naviguer entre les diverses administrations royales. Ils n’avaient pas de temps à perdre, mais ce ne serait pas difficile.

Pas sur cette partie, en tout cas. Si Haylor avait un mauvais pressentiment, c’était sur tout autre chose : un sujet qu’elle voulait traiter au plus vite auprès de ce qu’elle pensait être la meilleure source d’information dont elle disposait. Heureusement, cette personne allait dormir sous le même toit qu’elle, vu l’heure.

-Pardon. Valmorine ? J'aimerais échanger un peu plus avec vous. Seule à seule.
-Oh? Avec plaisir!

Et pour ça, elle avait besoin de pouvoir s’entretenir avec son invitée sans pression extérieure. Elle ne s’inquiétait pas pour son Sigurd, qui à défaut de pouvoir profiter de ses bras, était déjà pratiquement enveloppé dans ceux de Morphée. Le pauvre, quand elle lui avait dit vouloir poursuivre encore un peu avec la baronne, lui avait décoché une mine si déconfite qu’elle l’avait spontanément enlacé pour se faire pardonner : il avait rigolé, se contentant de lui décocher un énorme bâillement et de ronchonner brièvement avant de lui faire la bise. Au moins, il avait bonne haleine. De la tomate.

Pour Yaombé, une brève consigne adressée à un domestique la mettait à l’abri d’une mauvaise surprise. S’il quittait sa chambre, par une voie ou une autre, elle serait informée. Elle avait pu le constater pendant leur entretien : même si ses sens étaient émiettés, même s’il ne s’en était pas rendu compte, Sigurd se méfiait de lui. Elle devinait pourquoi.

- Est-ce qu'une promenade nocturne vous conviendrait? Je ne sais pas si vous avez déjà eu l’occasion de profiter de la ville, de ses quais et de ses parcs sous le couvert de la nuit, mais c’est très agréable.

Valmorine n'avait que des raisons de dire non : se plonger dans la fraîcheur et l'obscurité, errer dans des coupes gorges, prendre l'humidité ambiante et quitter le confort de cet accueillant manoir, très peu pour elle. D’autant plus qu’elle avait hâte de voir ce qu’un bâtiment historique loué par la commune à ses mascottes fétiches pouvait contenir comme chambres luxueuses pour ses invités. C'est donc le plus naturellement du monde qu'elle n'en laissa rien transparaître et accepta avec enthousiasme, se maudissant vertement, en son for intérieur, d’être aussi conciliante quelle que soit les circonstances.

Elle se ravisa assez vite : la cité de Norland avait beau manquer du faste de la capitale et du charme des autres bourgades pastorales, ses nombreux cours d’eau aménagés lui conféraient un cachet indéniable. Il ne faisait pas chaud, mais la brise légère était agréable quand on était vêtu adéquatement. Les deux femmes flânaient au hasard des virages qui leur semblaient le plus accueillant, discutant de tout et de rien, la baronne en profitant pour poser quelques questions qui relevaient bien plus de sa curiosité personnelle que des simples bonnes manières.

-Question stupide, entre Dogaku et vous, qui est le cerveau ?
-Nos cerveaux fonctionnent très différemment, ce n’est pas la question.
-J’étais surprise de le voir aussi…
-Stop. Je suis sincèrement désolée, mais je voulais vous prendre à part pour être désagréable, pas pour parler de mon blondinet.

D’accord, songea Tintoret. La prochaine fois, s’en tenir aux bonnes manières. La sorcière avait maintenant l’air aussi brusque que son chevalier de Nowel. Moins acerbe, mais sensiblement plus incisive.

-Des amis m’ont fait savoir que les cadres d’une certaine organisation mondialement renommée et inexplicablement présente dans notre très cher royaume s’intéressaient à notre expédition. Et qu’ils chercheraient vraisemblablement à apporter leur pierre à l’édifice que nous sommes en train de construire. D’une manière ou d’une autre, je n’ai pas eu plus de détails à ce sujet. Ce qui, en soi, devrait être une aide bienvenue dont je veux me réjouir. Contrairement à mon partenaire, je suis toujours ravie lorsque les gris font preuve de bonne volonté pour montrer que, loin d’être des parasites souhaitant simplement gangréner le pays pour soutenir leurs manigances, ils peuvent contribuer et rendre service.

Elle pouvait en dire en plus. Est-ce qu’elle voulait en dire plus ? Non. Pas à n’importe qui.

-Le problème, c’est quand je commence à les soupçonner d’avoir, par un jeu de manigances que je me représente avec une facilité exaspérante, réussi à investir le plus haut niveau hiérarchique de cette expédition, et ceci avant même que quoi que ce soit ait débuté. Sans même que je ne parvienne à discerner pourquoi ils auraient fait ça. Comme si c’était machinal, qu’ils faisaient ça par habitude plus que dans un but précis. A moins que quelque chose m’échappe. Dans tous les cas, je me retrouve particulièrement déçue. Et attristée. Et énervée. Mais je ne fais que supposer. Est-ce que vous pouvez m’aider ?

La baronne frissonna. Pas tant face à l’accusation directe, délivrée sur un ton factuel teinté d’irritation. Plutôt parce qu’elle sentait, et ça ne lui était jamais arrivé de sa vie, que l’autre lisait en elle comme dans un livre ouvert. A aucun moment rien de tout ça n’avait pu transpirer. Comment est-ce qu’elle pouvait savoir ? C’était une sorcière, elle pouvait lire dans les pensées ?

Non, probablement pas.

« Est-ce que vous pouvez m’aider ? ».

Tah. Elle allait faire mieux que ça.

-Bravo. Je suis ravie de constater que vous avez les antennes aussi longues qu'on le dit. Combien de temps vous a-t-il fallu pour obtenir des informations sur moi ? Moins d'une après-midi ? Comment avez fait ?, demanda Tintoret, sourire vissé aux lèvres, cette fois bien plus sincère et admiratif qu’à son habitude.
-Je n'ai rien fait du tout. J'ai simplement des amis d'horizons différents qui estiment beaucoup mon avis. Et réciproquement.

Distraitement, elle balaya les environs du regard. Elles approchaient d’un petit pont qui chevauchait un canal, lui-même surplombé de plusieurs saules dans lesquels elle imaginait quelques figures élusives.

Et comme en réponse à sa remarque, un grelot retentit dans l'obscurité. Un son bref, clair, métallique, immanquable et dans le même temps, facile à ignorer. Oui, ça ne faisait aucun doute : que ce soit lui ou un de ses confrères, son ninja préféré errait dans les parages. Ça leur ressemblait bien.

- Je pense que nous pouvons parler sereinement sans avoir peur d'être entendus par des indésirables. Il n'y a que des oiseaux gris, ici.
-Vous êtes sûre ? J'ai cru comprendre que vous aviez plusieurs admirateurs très très très très secrets qui se montrent indiscrets. Comme des paparazzis.
-Mes ninjas montent la garde. J'ai confiance.
-Vous avez des ninjas, vous ?
-Aussi improbable que cela puisse paraître… et c’est bien la première fois que je dis ça… je suis ici chez moi. J'ai beaucoup de choses, ici.

À en juger par le regard surpris de Valmorine, il n'y avait pas de rumeurs sur ça, pour l'instant. Et c'était surprenant, parce que les ninjas révolutionnaires n'avaient aucun mal à se montrer au grand jour quand ils rendaient service. Qu'ils aient sympathisé, c'était presque normal. Qu’ils se soient associés, pas improbable pour autant.

Pour autant, elle n’était pas arrivée au bout de ses surprises.

-J'ignore si elle vous a parlé de moi, mais je sais pour la princesse.
-Vous… savez savez ?
-Je sais sais.
-Vous savez quoi exactement ?
-La chose que j’imagine être la plus importante à savoir en ce qui la concerne. J’espère qu’il n’y a pas pire, en tout cas.
-Qu’elle joue au… ?
-Tarot.
-Que sa couleur préférée est le… ?
-Gris anthracite.
-Qu’elle est née sous la constellation du… ?
-Dragon.
-Et que même si c’est une femme…
-Elle préfère Adam.
-…
-…
-…
-Je peux aussi dire qu’elle dort sous les ponts, fait des graffitis dans les toilettes du Baratie, se promène en haillons et manque d’intelligence à force d’être sous-alimentée et de toujours entendre les mêmes discours anarchiques-extrémistes en boucle lors des veillées passées à fumer de l’herbe au coin du feu, mais ce serait pousser les métaphores à un niv...
-Ca ira, j’ai compris, pas besoin d’en dire plus.


Elles savaient toutes les deux, donc. Sans surprise, mais il convenait de vérifier.

-Incroyable. Comment?
-Je ne connais personne qui aurait été capable de me le dire, ne vous inquiétez pas. Par contre, j'ai déjà eu l'occasion de la voir se montrer dangereusement généreuse dans son soutien à quelques associations qui avaient mon intérêt, et qui rassemblaient beaucoup de sympathisants d'une cause très particulière. Au début, je suis complètement passée au travers. Et puis je l'ai rencontrée à une vente aux enchères où elle a été... très peu subtile. Alors j'ai compris. Et j'ai dû… me faire suffisamment convaincante pour lui forcer la main et la contraindre à arrêter de transférer nos impôts directement dans les coffres de la plus grande association caritative du monde. Je veux bien croire qu’elle faisait preuve de bonne volonté, mais… il y a des limites.

«Tendres souvenirs»:

Une discussion constructive, à n'en pas douter. Elastasia Flemingo était magnifiquement belle, pleine d'assurance, certainement plus intelligente qu’Haylor et s'exprimait avec un soin et une habileté devenues parfaitement naturelles grâce à son éducation. Mais ce jour-là, même avec tout son pedigree, elle s'était complètement écrasée devant la roturière. Rétrospectivement, la sorcière s’en délectait. Mais non, c’est juste qu’elle la détestait.

-Les antennes, c'est bien ce que je me disais, répéta Tintoret. Donc vous êtes au courant. Incroyable.
-Merci.
-Et Dogaku, il sait ?
-Non. Et vous n'avez pas envie qu'il sache. Et absolument personne où que ce soit n'a envie qu'il sache.

Valmorine laissa son imagination coudre un bref déroulé de ce qui pourrait se passer. Scandale public, escalade partisane, destitution de la royauté, guerre civile, purge systématique des révolutionnaires, invasion gouvernementale, changement de régime, assassinats potentiels au gré des opportunités… pas forcément tous en même temps mais c’était les grandes lignes. Et même si Dogaku acceptait de rester raisonnable et de garder le silence, il deviendrait infiniment plus hostile aux révolutionnaires que ce qu’il était déjà, en plus de se découvrir une aversion très prononcée pour la royauté. Ce qui finirait forcément par dérailler d’une manière ou d’une autre. A partir de là, il était trop facile d’envisager le pire.

-Non, en effet, marmonna la baronne.
-Parfait.

La dernière chose dont Haylor avait besoin, c’était que quelqu’un se mette en tête de faire pression sur elle en la menaçant d’aller tout révéler à son acolyte. Parce que ce serait absolument stupide.

-Et vous, dans tout ça ?
-Je ne suis pas révolutionnaire, répéta Valmorine.
-J’ai déjà entendu ça quelque part, je crois.
-Je me demande bien quand.

-Vous savez beaucoup trop de choses pour quelqu’un qui n’est pas révolutionnaire. Votre mari ?
-N’est absolument pas révolutionnaire. Mais il a reçu et reçoit encore beaucoup d’aide de leur part, et ne peut pas vraiment leur faire faux bond. Moi non plus, par extension. Même s’ils n’exercent pas de pression directe sur nous… on ne peut pas se permettre qu’ils nous coupent les vivres.
-…?
-Mon mari a hérité de son domaine il y a moins d’un an, et son prédécesseur le lui a laissé dans un état déplorable. Tout à l’heure, je parlais d’entretiens insuffisants, mais c’est encore pire que ça. Les mauvaises récoltes sont la normalité depuis plus de vingt ans, la baronnie a donc dû s’endetter… et pas forcément auprès des bonnes personnes. Auprès de très mauvaises personnes. Surtout lorsqu’il a fallu maintenir les créanciers à distance et… éviter la banqueroute. Je vais vous passer les détails. Nous dirons que mon mari a hérité de problèmes qu’il s’efforce de régler, et que, même s’ils ne se sont pas mis à nous aider de façon complètement intéressée, les gris nous tiennent. De même, je ne peux pas jouer contre la princesse. Par contre, vous, vous pourriez. Je n’ai aucune idée de pourquoi notre expédition les intéresse. Ca ne devrait pas être quelque chose de mauvais, mais… quitte à faire d’une pierre deux coups, je pourrais vous utiliser comme prétexte pour faire autre chose que ce qu’ils me demanderaient si nécessaire. Si « j’écoute vos conseils » et « suis vos recommandations », ou mieux encore, si je vous délègue des pans entiers d’exécution… ça ne dépendra plus seulement de moi, le pion de dixième catégorie. Vous pourriez faire office de garde-fou. Si vous voulez bien.

Maintenant, Evangeline se sentait complètement perdue. Dépassée. Trop de choses. Trop compliqué. La fraîcheur de la nuit, le reflet des étoiles dans la mer, le chant des vagues et le bruissement des arbres ne lui paraissaient plus du tout aussi agréables. Tout s’emboîtait, mais dans quel but ? L’autre avait l’air sincère. Mais c’était une excellente ambassadrice, elle l’avait complètement retournée. Alors, naturellement, elle devait se méfier. Sigurd avait l’air de l’apprécier et lui faire confiance, mais elle ne pouvait plus vraiment le consulter à ce sujet maintenant qu’elle en savait beaucoup plus. Et c’était bien dommage, parce qu’un deuxième cerveau ne serait pas de refus. Ca, ou rien qu’une paire d’oreilles auprès de qui réfléchir à voix haute.

Jian, le meneur de la bande de ninjas qui n’avaient probablement pas raté une miette de leur échange, peut-être. Ca ne serait pas la première fois, mais ce n’était pas pareil.

Sentant son hôtesse complètement confuse, la baronne se sentit obligée de la tirer de son cafouillage intérieur.

-Cette conversation a pris une tournure que j'aime énormément. Merci d’avoir été désagréable.
-J’ai terriblement mal au crâne, maintenant.
-Je peux comprendre, oui. Je pense que ce sera bien assez pour aujourd’hui.
-Pour aujourd’hui et pour demain. Demain, je ne ferai rien du tout.
-Ah oui mais là ça n’arrange pas mes aff…
-…
-… nous ne sommes pas à un jour près pour une expédition à l’autre bout du monde, évidemment.
Un dernier point qui pourrait vous intéresser. Konan est révolutionnaire. Je ne sais pas exactement à quel niveau, mais probablement… valet, cavalier.
-Cette histoire d’esclave ?
-Est vraie. Je n’ai pas les détails, mais il s’est retrouvé dans une mauvaise posture au cours d’un séjour sur Luvneel. Un crime suffisamment grave pour être condamné à mort… ou à l’esclavage. Il avait des circonstances atténuantes, les révolutionnaires ont fait jouer leurs contacts pour qu’il ne termine pas son parcours pas sur l’échafaud. A la base, ils voulaient l’évacuer… mais la Flemingo est passée par là. Elle pouvait l’utiliser à la fois comme trompe-l’œil, parce qu’on n’imagine pas vraiment d’une princesse pro-révolutionnaire qu’elle dispose d’esclaves même dans un pays où c’est parfaitement légal, et comme intermédiaire pour ses affaires moins présentables.
-Est-ce qu’il sera gênant ?
-Je n’en ai strictement aucune idée. Jusque-là, c’est comme je vous l’ai dit : il a été placé par la princesse pour faire office d’intermédiaire entre les gris et mon mari, et nous a montré qu’il était systématiquement de très bon conseil, même pour traiter avec des… individus peu recommandables dont je tairais la profession.
-Banquiers ? Assassins ? Avocats ? Receleurs ? Des gestionnaires de patrimoine ou des contrebandiers ?
-Je vais vous laisser décider ce que vous voudrez faire de lui. Le laisser sur Luvneel ou… le laisser embarquer pour Vertbrume. Je vous conseille quand même de le surveiller. Il a toujours été bon avec moi, mais… on ne peut jamais savoir. Je reçois des consignes que j’applique, c’est tout.
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Au QG de North Blue, Rachel n'en menait pas large. Elle avait à peine eu le temps de poser le pied sur la terre ferme qu'une estafette l'avait immédiatement alpaguée.
Une convocation.
Devant le Sous-Amiral Jared en personne.

Classé 5 échelons au-dessus d'elle dans la hiérarchie, l'Amiral Jared "l'Étau", le joker de la Marine sur North Blue, commandait à toutes les forces de l'organisation de cet océan. Réputé ancien membre du Cipher Pol, tueur implacable aux méthodes brutales et sanguinaires, fou furieux mélangeant génie et paranoïa maladive, Jared était une légende pour toutes les recrues de la Marine de North Blue, quand bien même elles auraient fait leurs classes dans le trou le plus paumé qui soit.
La jeune femme avait beau tourner et retourner le problème dans sa tête, elle ne comprenait vraiment pas ce qu'un homme aussi haut placé pouvait bien vouloir à une simple commandante fraîchement promue et tout juste débarquée comme elle. Ce n'est pas comme s'il n'y avait pas pléthore de subalternes et d'officiers intermédiaires pour gérer la piétaille. Non, il avait forcément quelque chose en tête la concernant de manière très spécifique. Et d'après les rumeurs, il ne faisait pas bon faire l'objet de l'attention de Jared.

Bon, il n'y avait qu'un seul moyen d'être rapidement fixé.
Rachel inspira doucement pour retrouver son calme et le sourire, avant de toquer à l'imposante porte du bureau du Sous-Amiral. Presqu'instantanément, une voix étouffée ordonna d'entrer. Morte d'angoisse mais tâchant de se convaincre qu'elle n'en paraissait rien, la commandante obtempéra.

Deux choses frappèrent Rachel lorsqu'elle entra dans la pièce. D'abord, la lampe, située juste devant l'entrée, mais un poil trop bas pour la grande taille de la commandante. Ensuite, la pénombre qui régnait tout autour. De lourdes tentures étaient tirées devant les fenêtres et l'œil avisé pouvait même apercevoir, derrière, les planches qui les condamnaient. L'unique source de lumière était la vive ampoule de la portée d'entrée, qui noyait le visiteur dans un torrent de clarté crue, faisant de lui une cible facile pour les occupants de la pièce. Inversement, le brutal contraste mettait à mal la vision des nouveaux venus, qui avait besoin de plusieurs précieuse secondes d'adaptations avant de commencer à voir ce qui se trouvait dans la pénombre.
Le bureau de Jared trônait au fond de la pièce, avec... oui, avec un mannequin assis sur le siège, vaguement affublé des vêtements et du casque du Sous-Amiral. Le véritable bureau de l'officier, beaucoup plus modeste, était sis dans un coin de la salle, permettant à son propriétaire d'embrasser toute la salle d'un simple coup d'œil. Le lustre central avait été remplacé parce ce qui ressemblait bien à un piège-à-ours à l'envers. Des feuillets, des journaux et des livres tapissaient le sol et s'amoncelaient en vrac en certains endroits, ne laissant que de minces passages, où le sol était visible, serpenter entre les différents points d'intérêt du Sous-Amiral dans cette pièce. Ou était-ce ce qu'il voulait faire penser ? Car Rachel parvint à distinguer les fins fils de nylon tendus en travers de ces passages et se demanda mal à l'aise à quel genre de pièges ils pouvaient bien être reliés. Enfin, les murs étaient exactement ce qu'on pouvait s'attendre de la part d'un maître de la paranoïa comme Jared : intégralement tapissés de liège, des cartes de North Blue et de certaines de ses îles y étaient fixées, ainsi que d'innombrables photos, articles de journaux, rapport de mission et même une publicité pour un cabinet de consulting de Luvneel. Bien entendu, tous ces items étaient reliés de façon aussi anarchique qu'incompréhensible par des kilomètres de laines, principalement rouge mais aussi d'un certain nombres d'autres couleurs, que l'Amiral Jared soit tombé à court ou que cela représente une quelconque signification pour lui.
Bref, un bureau sombre, torturé et oppressant, à l'image de son propriétaire.

Une bonne dizaine de secondes. C'est le temps qu'il fallut à Rachel pour prendre la pleine mesure de son environnement et se rendre compte qu'elle était restée totalement immobile, les yeux ronds comme des soucoupes, pendant tout ce temps, passant probablement pour une grosse gourde. Pas la meilleure image à donner pour une première impression. Tant pis, le mal était fait. Restait à recoller les morceaux si tant est que ce fût possible.
Claquement de bottes, salut impeccable.

« Mes respects, Amiral Jared, déclara Rachel en se tournant vers le bon bureau. Commandante Rachel Syracuse, au rapport.
_ Repos, Commandant, répondit la voix étouffée par le masque. Veuillez vous approcher. »

La jeune femme obtempéra, s'efforçant de suivre les chemins serpentant entre les piles de papiers et d'ouvrages et prenant grand soin à enjamber les fils de nylon sans les toucher. Elle n'était pas sûre de la marche à suivre. Peut-être était-ce un genre de test ? Dans tous les cas, elle n'avait aucune intention de prendre le risque de déclencher un piège. L'énorme piège-à-ours du plafond l'avait sérieusement refroidie.

Elle s'arrêta à trois mètres du petit bureau de Jared et attendit.

« Commandant, commença l'homme casqué, si je vous ai convoqué, c'est pour traiter un sujet confidentiel fort... épineux. »

Jared laissa planer le concept un court instant, peut-être pour ménager le suspens. Si tel était le cas, il en fût malheureusement pour ses frais : Rachel s'engouffra derechef dans la brèche.

« Excusez-moi, Amiral, mais si c'est confidentiel, cela concerne-t-il aussi votre invité ? » Demanda la jeune femme en indiquant de la tête la silhouette tassée près d'une commode.

Un instant de silence. Rachel se demanda si elle n'avait pas carrément mis les pieds dans le plat. Bruit de chuintement. Difficile à dire avec ce fichu masque, mais la jeune femme aurait juré que l'Amiral venait de pouffer.

« Bien vu, déclara une voix claire et féminine. À tout le moins, vous savez vous servir de vos yeux. Même si je n'essayais pas spécialement de me cacher, à vrai dire. »

La silhouette se releva et Rachel constata qu'elle n'était pas du tout tassée : elle avait la taille d'une gamine, fluette, tirée à quatre épingle, blonde. L'esprit de la jeune femme carbura, essayant d'analyser et de comprendre ce qui se passait dans cette fichue pièce. Ce n'était pas une gamine. Impossible : la voix, la gestuelle, l'assurance, la façon dont elle l'avait jugée. Ce ne pouvait qu'être une adulte. Mais pas n'importe laquelle. Cette aura de confiance quasi-palpable, sa posture détendue dans la tanière même de l'Amiral le plus paranoïaque de la Marine. Il s'agissait forcément de quelqu'un d'important. De puissant. Et pourtant, quelqu'un que Jared acceptait ou, à tout le moins, tolérait...

« Vous êtes du Cipher Pol. » Déclara Rachel.

Ce n'était pas une question.

« Effectivement, approuva la nouvelle venue. Prometteur... Permettez-moi de me présenter, je suis Lucie de Vimille.
_ Enchantée, tenta timidement la commandante, à qui ce nom n'évoquait visiblement rien.
_ Le CP1 ?
_ Heu... Non, désolée, jamais entendu parler, avoua franchement Rachel.
_ Lucie de Vimille est la directrice du Cypher Pol 1, intervint Jared de sa voix étouffée. La branche des services secrets du Gouvernement Mondial en charge de la propagande et l'adhésion des royaumes indépendants au gouvernement mondial. »

Quelqu'un de monstrueusement important, donc.

« Mes respects, madame, salua derechef la jeune femme.
_ Repos, soldat, je ne fais pas partie de la Marine alors inutile de me saluer ! Rétorqua sèchement la Directrice.
_ Désolé, madame. »

Rachel se tint coi. Peut-être pas la meilleure idée pour briller en si haute compagnie, mais la jeune femme n’avait toujours pas la moindre idée de la partie qui se jouait. Elle préférait donc que ses interlocuteurs abattent d’abord leurs cartes et laissent entrevoir la mise.

La petite directrice était maintenant à quelque pas et se hissa pour s’asseoir nonchalamment sur un coin du bureau de l’Amiral.

« Hé bien, Jared, claqua Lucie, ne nous faites pas perdre notre temps et expliquez-donc sa nouvelle affectation à notre commandante. »

L’Amiral hocha silencieusement du casque avant de se lever pour aller faire les cents pas dans la pièce. Quels que soient ses liens avec la Directrice, cela n’incluait pas de la laisser pénétrer sa bulle vitale sans réagir.

« Commandant Rachel, connaissez-vous Luvneel ?
_ Comme toute personne originaire de North Blue, je suppose, Amiral.
_ La situation à Luvneel est… compliquée, expliqua Jared. La position de la Marine y est inconfortable, nous n’y sommes pas les bienvenus. Mais dans le même temps, ces sales petits tordus ne rejettent pas ouvertement l’hégémonie du Gouvernement Mondial, m’interdisant d’y aller faire le ménage comme il se le devrait !
_ Ce qui n’est pas pour nous déplaire, glissa Lucie. Un génocide est la dernière publicité dont a besoin le Gouvernement Mondial en ce moment…
_ Des Révolutionnaires trameraient quelque chose à Luvneel ? Essaya de comprendre Rachel.
_ Pire ! Aboya l’Amiral. Le peuple de Luvneel se montre de plus en plus ouvertement séparatistes !
_ Heu… fit remarquer fort intelligemment une commandante larguée.
_ La Révolution prône la suppression du Gouvernement Mondial, intervint la Directrice. Les séparatistes sont différents de la Révolution, en ce sens qu’ils ne s’opposent pas au Gouvernement Mondial mais ne voit aucune raison non plus de rester dans son giron puisqu’ils n’ont rien à y gagner. On peut lutter contre la Révolution au nom de la sauvegarde de l’Ordre Mondial car ils se sont enfermés dans une logique "c’est eux ou nous". Ils clament aux quatre vents qu’ils n’auront de cesse de nous combattre jusqu’à leur dernier souffle, ce qui permet de justifier moralement nos actions par la légitime défense. Mais, inversement, on peut difficilement justifier de s’en prendre à une population dont l’unique revendication est qu’on la laisse vivre pépère-tranquille dans son coin : ils ne menacent rien, ils ne veulent pas notre mort et ils n’ont même pas de velléité impérialiste sur leurs voisins.
_ D’accord, je crois que je comprends, opina Rachel.
_ Dans ces conditions, nous avons décidé de vous assigner en tant qu’Officier de Liaison de la Marine auprès de Luvneel, reprit Jared.
_ Excusez-moi, Amiral, mais je n’ai pas fait l’école d’officier, lui rappela la jeune commandante. Qu’est-ce qu’un officier de liaison ? Jamais entendu parler de ce truc…
_ Un officier de liaison est chargé de tâche diplomatique auprès de l’entité à laquelle il est affecté, intervint Lucie. Votre rôle est de faciliter les échanges avec ladite entité, garder un œil sur eux et représenter la Marine sous son meilleur jour.
_ Pardonnez-moi, mais pourquoi ne pas choisir un officier plus connu, expérimenté ou respectable ? S’enquit Rachel. Si c’est pour de la représentation, ça en imposerait plus, non ?
_ C’est inenvisageable pour deux raisons, expliqua la Directrice du CP1. La première, c’est qu’un officier trop gradé ou connu serait perçu au mieux comme une insulte, au pire comme une menace par le gouvernement de Luvneel, ce qui serait contre-productif. Il est donc impératif d’y assigner un officier plus… quelconque, sans vouloir vous offenser.
_ Du tout.
_ Par ailleurs, le Gouvernement Mondial n’est pas en odeur de sainteté là-bas, poursuivit Lucie. Les officiels chercheront vraisemblablement à se faire mousser à notre détriment. L’officier en poste doit s’attendre à se voir régulièrement humilié, rabaissé ou moqué. Et devra l’encaisser avec le sourire et poursuivre sa tâche avec tact, retenue et diplomatie. La majorité des officiers de la Marine ayant le sang chaud, vous comprendrez que nous n’ayons guère le luxe du choix.
_ Non mais des fois, moi aussi, je perds patience, vous savez…
_ Enfin, conclut la Directrice, l’Officier de Liaison aura aussi pour charge de redorer le blason de la Marine sur place. D’après votre dossier, vous présentez bien auprès de la population, vous vous attirez facilement la sympathie des citoyens et vous finissez par forcer le respect des notables. C’est très exactement le profil que nous recherchons. »

Le regard de Rachel se promena entre la Directrice et l’Amiral, passant de l’un à l’autre, hésitant, avant de revenir se poser sur la cheffe du CP1. Non, la dynamique des pouvoirs dans cette pièce était des plus évidentes, il n’y avait pas vraiment de doutes sur le sujet. Néanmoins, mieux vaut dire ce qui va sans dire, ça évite généralement toute mauvaise surprise.

« Et donc, je vais dépendre de qui, en réalité ? Voulut savoir la jeune femme en fronçant des sourcils.
_ C’est une mission conjointe du CP et de la Marine, répondit Lucie. Votre supérieure hiérarchique est et restera notre bon Jared.
_ Et les ordres émaneront de… ?
_ Perspicace… Naturellement, les ordres vous seront acheminés par votre supérieur hiérarchique, éluda la cheffe du CP1.
_ Naturellement… Puis-je supposer qu’il va les recevoir de vous ?
_ Libre à vous de supposer.
_ D’accord, je vois les grandes lignes du tableau, signala Rachel. Mais du coup, je suis sensée faire quoi, une fois là-bas ? Y’a un mode d’emploi, pour la fonction ?
_ Jared ? Invita la Directrice.
_ Hum… Hé bien, comme vous débutez, nous vous avons prémâché le travail pour votre premier contact, affirma Jared.
_ Je suis tout ouïe, Amiral, fit Rachel.
_ Luvneel est justement en train de monter une expédition maritime en territoire pirate et se charge de recruter une puissance de feu apte à tenir le choc, poursuivit l’officier de l’Amirauté. La princesse de Luvneel, Elastasia Flemingo, a requis l’aide de la Marine dans cette affaire. C’est une occasion en or pour vous de vous introduire auprès du gratin de Luvneel. Le corps de la Marine intégrant l’expédition sera donc constitué de vos troupes.
_ Bien reçu, Amiral, opina la commandante. Gérer du pirate, c’est largement dans mes cordes. Où cette expédition se rend-t-elle ?
_ Vertbrume.
_ Jamais entendu parler, fit remarquer Rachel, perplexe. Où est-ce ?
_ Dans le Nouveau Monde. »

Il y eut un court instant de silence, tandis que la jeune femme réalisait la portée de cette nouvelle information.

« VOUS VOUS FOUTEZ DE MA GUEULE ?!
_ Commandante… la rabroua Lucie.
_ Hum… Excusez-moi, je voulais dire… Mais non, je ne vais pas m’excuser ! On parle du nouveau monde, là ! Le territoire des Empereurs pirates, des types tellement balaises que même la Marine n’a pas réussi à avoir l’ascendant sur eux en plus d’un siècle ! Alors que c’est pourtant pas faute d’y avoir massé le gratin de nos flottes ! Ça va pas bien dans vos têtes !? Comment vous voulez que mes hommes s’en sortent ? Ça va être une boucherie sans nom ! Vous auriez plus vite fait de leur ordonner de se tirer une balle dans la tête, ça serait pas pire !
_ Du calme, commandante ! Intima la Directrice. Je sais que le sort de vos hommes vous tient à cœur et je vous assure qu’il en va de même pour nous. Sachez que nous avons un plan.
_ Ah ben ch’uis curieuse de l’entendre, grommela Rachel.
_ Expliquez-lui, Jared.
_ Hé bien, comme je vous l’ai dit, vous ne ferez qu’accompagner l’expédition et…
_ Ah ben génial, quelle solution ! Non mais bravo ! On va se faire massacrer, mais uniquement en tant qu'accompagnateur ! Grosse différence, dites-donc ! Oh, et puis d’abord, puisqu’on en parle, qu’est-ce qu’ils vont foutre là-bas, ces glandus !?
_ Dites donc, je suis votre Amiral et votre supérieur, je vous rappelle… Le respect, tout ça…
_ Ça se mérite : tirez immédiatement mes hommes de cet abattoir.
_ On va peut-être reprendre les choses depuis le début, intervint en douceur Lucie. Deux questions vous intéressent : pourquoi aller là-bas et comment assurer la sécurité de vos hommes. Commençons par les raisons de cette expédition, car c'est elle qui permet de comprendre pourquoi vos soldats seront en relative sécurité. Tout d'abord, sachez que Vertbrume fit l’objet d’une expédition de la part de Luvneel il y a environ quatre cents ans. Le royaume a perdu tout contact avec l’expédition, mais ceux-ci ne sont pas morts : ils ont fondé des villages côtiers et ont perduré tant bien que mal jusqu’à aujourd’hui. Malheureusement, tout a basculé lorsque l’Impératrice Kiyori a commencé à s’intéresser à l’île et entrepris de la faire passer sous sa protection moyennant une contribution à son prosélytisme. Ne sachant que faire, Vertbrume a repris contact avec sa mère-patrie pour lui demander son aide. Raison pour laquelle Luvneel prépare une expédition.
_ M’enfin, ils espèrent quoi ? Demanda Rachel, incrédule. Ils ne pensent quand même pas réussir là où la Marine fait chou blanc depuis une éternité ?
_ Le mot-clef de la politique Luvneelienne est : compliqué. Je ne suis même pas certaine qu’eux-même sachent vraiment ce qu’ils vont faire. Mais pas une attaque frontale, ça c’est sûr. Je pense qu’ils vont rouler un peu des mécaniques pour montrer que s’il faut en arriver là, la flotte de l’Impératrice pourrait y laisser des plumes. Or, grâce à Jared ci-présent, plus quelques menus événements sur Grand Line, la seconde flotte de l’Impératrice, commandée par Shoti Shota, a été largement pulvérisée. L’Impératrice pourrait y réfléchir à deux fois avant d’engager les hostilités et de risquer une autre de ses précieuses flottes : Vertbrume est un objectif dérisoire et ne mérite pas qu’elle y mette en jeu son statut d’Impératrice. Une fois les deux parties d’accord pour ne pas s’entre-tuer, Luvneel pourrait proposer de payer une taxe de protection à l’Impératrice en échange de la jouissance de l’île. C’est du moins mon analyse, mais comme je l’ai dis, la politique Luvneeloise est passablement compliquée… Et je n’ai guère d’informations sur la politique interne de Vertbrume, par ailleurs…
_ Et pour mes hommes ? S’entêta Rachel.
_ Pas de combat, pas de risque pour vos hommes. Vous ne serez là qu’en tant qu’observatrice, pour montrer qu’il s’agit d’une opération conjointe de nos forces et empêcher les séparatistes d’en faire le porte-étendard de leurs revendications. Vous serez trop peu nombreux pour que les Empereurs prennent cela pour une opération de la Marine, quant à Luvneel, ils ne pourront pas vous vendre à l’ennemi pendant les négociations : ça, ce serait considéré comme une agression contre le Gouvernement Mondial et c’en serait fini de leur île. Restez près d’eux, ne faites pas de bêtises et vous et vos hommes rentrerez avant d’avoir eu le temps de dire ouf.
_ Mouaaais… Je le sens moyen, comme plan, quand même, sans vouloir vous manquer de respect, grommela la commandante.
_ Je suis consciente qu’il y aura forcément des imprévus, mais c’est bien pour gérer cela que vous êtes officier, non ? Rétorqua Lucie.
_ Admettons… Mais du coup, je n’ai pas bien compris : quel est mon ordre de mission ? Je me contente de regarder et de jouer les potiches ? Ça me paraît un peu simpliste. Pis passablement vexant, pour le coup, en fait.
_ Exact, intervint Jared. Votre ordre de mission officiel est d’accompagner l’expédition de Luvneel, garder un œil sur ce qu’ils font et revenir en vie. C’est tout.
_ Sérieux, c’est tout ?
_ Maintenant, concernant votre second ordre de mission…
_ Raah, je le savais !
_ Votre second ordre de mission est placé sous le sceau du secret, reprit l’Amiral. Raison pour laquelle nous vous avons concocté la première, afin de vous fournir une couverture. Mais comprenez-bien que la seconde mission est la plus cruciale et la plus importante !
_ J’entends bien, Amiral.
_ Très bien. Avez-vous déjà entendu parler d’un certain… Sigurd Dogaku ? »

Le nom flotta dans la pièce quelques instants, le temps que Rachel comprenne que, pour Jared, ce n'était pas du tout une question de rhétorique.

« Bien sûr, Amiral, opina la commandante. C'est l'enfant prodige du Royaume d'XXXX, tout le monde en est fier, là-bas. Ils ont même construit une statue en son honneur, dans sa ville natale. Mais il a pas pu assister à l'inauguration, il était en vadrouille. Au-delà de ça, je pense même que tout le monde sur North Blue et probablement ailleurs a déjà entendu parler de lui.
_ Alors vous comprenez à quel point il est dangereux ?
_ Dang... ? Heu... On parle bien du capitaine Dogaku, le héros de Panpeeter et tout ça, là ?
_ Bien sûr, qui d'autre !? S'exclama Jared. Oooh... Ne me dites pas ! Il a un frère jumeau ? Je le savais, je le savais ! Tout s'explique...
_ Enfin, je veux dire, vous, Amiral, vous avez botté le cul à Shoti Shota et toute sa flotte, sur Manshon, expliqua Rachel. Vous êtes probablement capable d’annihiler n'importe quelle île de North Blue à vous tout seul. D'où vous considérez le capitaine Dogaku comme "dangereux" ? Vous pourriez l'écraser à tout instant !
_ Non, il ne le peut pas, tonna subitement Lucie.
_ Heu... Il ne peut vraiment pas ou c'est juste une façon détournée de lui dire de ne pas le faire ?
_ Bien sûr, physiquement, Jared n'aurait aucun mal à disposer de Dogaku, détailla la Directrice. Mais avez-vous pensé aux conséquences de cet acte ? Qu'arriverait-il après ?
_ Le chaos ! Affirma l'Amiral. L'équilibre des trois pouvoirs en serait irrémédiablement brisé !
_ Les trois pouvoirs ? Releva Rachel. Késsecé ?
_ Ce monde est tenu en place par l'équilibre délicat entre les trois grands pouvoirs : la Marine, les quatre Empereurs et... Sigurd Dogaku !
_ Vous êtes sûr ? Insista la commandante. Non, parce que là, vous venez de placer un homme seul au même niveau que l'organisation la plus puissante au monde ou la non-alliance des quatre plus grands criminels mondiaux, tout de même.
_ L'analyse de Jared repose sur des bases correctes, la contra Lucie. En terme d'influence, Dogaku possède au moins autant de pouvoir sur les civils que les Amiraux n'en ont sur la Marine. Et si vous trouvez que la Marine est une organisation puissante, pensez à ce qu'il en est des civils : plus d'effectif, plus de matières premières, plus d'industries, plus de territoires, plus d'argent... Qui influence les civils peut littéralement influencer le monde. C'est bien pour cela que le Gouvernement Mondial a été créé et s'est assuré l'hégémonie d'une telle influence. Car nul ne sait ce qui pourrait advenir si quelqu'un de mal intentionné mettait la main sur un tel pouvoir.
_ Avez-vous entendu parler de l'île de Kana... koni. Non, c’st pas comme ça…... Kanokoko... ... Kanoalo... Se mit à hésiter Jared.
_ Kanokuni, glissa la Directrice.
_ Voilà, comme elle dit. Savez-vous ce que cet homme a fait là-bas ?
_ Désolé, Amiral, avoua Rachel, j'écoutais pas trop les infos du reste du monde avant mon incorporation à la Marine.
_ Il a raflé l'île au nez et à la barbe du Gouvernement Mondial ! S'exclama l'Amiral.
_ Raflé ? Mais comment... ? 'fin dans quel sens ?
_ Dogaku est parvenu à convaincre les forces locales de lâcher les Révolutionnaires et le Gouvernement Mondial, expliqua la cheffe du CP1. L'île est donc devenue indépendante et farouchement décidée à le rester. Nos estimations indiquent qu'on va mettre des années à les rallier par la simple voix diplomatique. »

Rachel prit un instant pour assimiler ces informations. C'est qu'on ne s'intéressait pas trop à la politique mondiale, au Royaume d'XXXX. Tout ce que les gens retenaient, c'est que le capitaine Dogaku faisait régulièrement la une des journaux, que tout le monde parlait de lui et que le quidam lambda de toutes les mers du globe l'aimait bien. Le fait qu'il joue les chiens fous dans les plates-bandes du Gouvernement Mondial et casse les pieds d'un certain nombre de grands de ce monde leur passait largement dessus.
Ok, dossier du capitaine Dogaku mis à jour, décida la jeune femme.

« Attendez, réalisa brusquement la commandante. J'ai bien compris qu'il avait de l'influence et l'utilisait pour visiblement pourrir la vie du Gouvernement Mondial, mais j'ai loupé un truc : vous disiez craindre le chaos s'il lui arrivait quelque chose. Mais le capitaine Dogaku ne dirige formellement aucune organisation et, pour ce que j'en sais, agit sur de simples coups de tête sans avoir jamais rien planifié sur le long terme. Vous m'avez convaincu qu'il est puissant par ce qu'il a le potentiel de faire, mais pourquoi craignez-vous autant les conséquences de sa disparition. Je veux dire, le Cypher Pol a une réputation d'assassin...
_ Pas tous, non !
_ ... donc je vous aurai plutôt cru du genre à l'éliminer pour vous assurer qu'il arrête de faire l'andouille. Sans vouloir vous manquer de respect, madame.
_ C'est, ma foi, fort simple, répondit Lucie. Dogaku est quelqu'un de totalement dénué d'ambition qui ne cherche qu'à vivre sa petite vie pépère et à profiter de temps à autre des opportunités qui s'offre à lui. En cela, il est typique de la majorité des habitants de cette planète. Par ailleurs, Dogaku n'est pas associé à un camp : littéralement, il s'en fiche. Il renvoie violemment dos-à-dos le Gouvernement Mondial et la Révolution, c'est un nihiliste politique apartisan. Sa doctrine pourrait se résumer à chacun s’occupe de son chez-soi et arrête d’essayer de pourrir son voisin. En cela aussi, il est typique de la majorité des habitants de cette planète.
_ Attendez, attendez, attendez... Temporisa Rachel. Vous êtes en train de me dire que la majorité du monde s'identifie au capitaine Dogaku ?
_ Exact, opina la Directrice. S'en prendre à lui, c'est s'en prendre ouvertement au monde. Et si le monde devait réagir... Rien ni personne ne peut se préparer à ça.
_ Mais… Il est au courant ?
_ Non, cet imbécile heureux ne se doute probablement même pas de son potentiel…
_ Wow... En fait, vous ne plaisantiez carrément pas en le présentant comme l'un des trois grands pouvoirs.
_ Et il y a pire ! Surenchérit l’Amiral. Ce petit monstre est détenteur de la Volonté du D !
_ "Dudé" ? Késsecé ?
_ Allons, Jared, soyez sérieux, soupira Lucie. Elle ne tient pas debout, votre théorie, et vous le savez...
_ La Volonté du D, expliqua l'Amiral, est un pouvoir possédé par les hommes qui ont le potentiel  d’amener l’ouverture de nouvelles ères par leur mort. Portgas D. Ace, Monkey D. Luffy...
_ Oh, vous savez, j'ai jamais suivi l'Histoire, moi, Amiral...
_ Gold Roger ! Vous connaissez Gold Roger ?!
_ Comme tout le monde, Amiral, acquiesça Rachel. C'est de sa faute qu'une ère de piraterie s'est ouverte sans jamais se refermer, quand même.
_ Mais savez-vous qu'il s'appelait en réalité Gol D. Roger !
_ Heu... Admettons, fit diplomatiquement la commandante. Mais le lien avec le capitaine Dogaku ?
_ Mais enfin, c'est évident ! Ce n'est pas son vrai nom !
_ Plaît-il ?
_ Cet homme s'appelle en réalité... Ciguë D. Haut-Gaku !
_ Heu... Vous êtes sûr Amiral, s'enquit Rachel. Non, parce que là, on dirait que vous avez juste escamoté deux D pour coller cette fichue particule. En plus, vous avez oublié un R. Et puis je n'ai jamais croisé quelqu'un du Royaume d'XXXX portant le nom de Ciguë, hein. Et j'ai tout de même vécu deux décennies là-bas, pour rappel. »

L'Amiral Jared lança un regard peiné à l'assistance. En pure perte, puisqu'avec son casque, personne ne le remarqua. Tout du moins, pas la grande commandante, puisque Lucie de Vimille était, elle, profondément plongée dans la contemplation de ses ongles, préférant ainsi éviter d'assister au triste spectacle d'un ancien du CP qui déraille totalement.
Le presqu'ex-assassin soupira : pourquoi est-ce que personne ne remarquait jamais les choses évidentes qu'ils avaient sous le nez ? Pourquoi était-il donc le seul à percevoir la Vérité avec autant d'acuité ? Ou bien tout le monde savait et feignait de l'ignorer pour le tromper ? Oui, c'était sûrement ça, il le savait, le monde était ligué contre lui. Le monde entier. Tous autant qu'ils sont. Tous. TOUS !
Bon, peut-être pas la grande commandante qui la regardait avec autant d'intelligence qu'un bovin neurasthénique. Elle, au moins, avait l'air sincère dans sa stupidité. Contrairement à cette petite peste de Lucie, qui n'attendait qu'un instant d'inattention pour lui planter un coup de poignard entre les côtes. Ha ! Comme s'il ne voyait pas clair dans son jeu !
L'Amiral grommela dans sa barbe et piocha dans son infinie patience pour prendre le temps d'expliquer au bovin la preuve de sa théorie.

« J'en suis sûr et certain, commandant, affirma Jared. Regardez-donc ! »

Le Sous-Amiral se fraya un chemin jusqu’au mur opposé, semblant éviter les différents fils de nylons piégés sans même s’apercevoir de leur présence. Puis il tendit le bras pour pointer une zone du panneau qui servait visiblement de hub central pour tous les fils de cotons qui couraient le long du mur.

« Là, vous voyez ?
_ Ben techniquement oui, mais en fait, je ne comprends pas ce que je vois, avoua Rachel.
_ Mais c’est évident, voyons ! Ce point central, là, c’est Sigurd Dogaku ! Regardez comme toutes les lignes de force convergent vers ce point !
_ C’est-à-dire que Luvneel a toujours été le Royaume le plus actif de North Blue…
_ Et ces flux financiers, vous avez vu ces flux financiers ? Ils sont tous happés par ce satané vaurien !
_ Luvneel est aussi la première puissance économique de ce coin du monde.
_ Et ces mouvements de troupes, considérez donc ces mouvements de troupes !
_ Ils montent une expédition militaire ?
_ Et la présence de tous ces agents du CP dans cette zone ! Ça, c’est un signe qui trompe pas ! »

Rachel appela à l’aide la directrice du CP1 d’un coup d’œil implorant. Lucie de Vimille se contenta de secouer tristement la tête et lui fit signe de passer à la suite. Cela rassura quelque peu la commandante : elle n’était pas la seule personne censée dans cette pièce.

« Hum. D’accord, Amiral, la Volonté du D, Ciguë, tout ça, bien pigé ! Approuva Rachel avec énergie. Heu… Pourrait-on en revenir à ma seconde mission ? Qu’est-ce que je dois faire du capitaine Dogaku ? Le protéger du danger et le ramener sain et sauf, lui aussi ?
_ Très exactement ! Assurez-vous qu’il ne lui arrive rien ! C’est primordial pour la stabilité du monde !
_ Et assurez-vous aussi qu’il ne fasse rien d’idiot, appuya la Directrice. La dernière chose dont nous avons besoin, c’est qu’il proclame l’indépendance de Luvneel.
_ Vous pensez vraiment qu’il en serait capable, madame ? S’étonna la commandante.
_ Le mot-clef concernant Sigurd est : chaos.
_ D’aaaaccord, on va prévoir un bâillon… Et donc, c’est quoi le plan ? Je… Hé ! Ne me dites pas que vous m’avez choisi parce que je viens aussi du Royaume d’XXXX !?
_ Ç’a joué, acquiesça Lucie. Même origine, vous établirez plus facilement le contact.
_ Ça ne marchera jamais, secoua la tête Rachel. Je suis une Marine et il les déteste, quant à lui, il a visiblement adopté Luvneel corps et âme. Je doute qu’il considère qu’on ait quoi que ce soit en commun.
_ C’est pourquoi j’ai seulement dit que ça vous permettrait d’établir plus facilement le contact, fit remarquer la Directrice. Pour le reste, à vous de vous débrouiller. J’ai toute confiance en vous.
_ Facile à dire, tiens… »

La jeune femme fit rapidement le point. Ok, le Nouveau Monde, danger mortel, tout ça. Mais si la Directrice et l’Amiral avaient raison, alors ils devraient pouvoir passer sous le radar de la plupart des dangers. C’était jouable. Et pour le capitaine Dogaku, ça ne devrait pas être si compliqué de…

« Hé, attendez, s’exclama soudainement Rachel. Ça ne colle pas, vous me cachez encore des trucs : le capitaine Dogaku a navigué à travers les Blues dans tous les sens depuis des années, c’est un bourlingueur de premières, un vrai. Au cœur du danger bien plus souvent qu’à son tour…
_ Et ce n’est pas une coïncidence : la Volonté du D. vous dis-je !
_ Jared, pitié…
_ … il s’en tire toujours sans blessure et avec panache. Bon sang, c’est plutôt nous qui aurions besoin de lui pour assurer notre sécurité face aux risques du voyage ! Qu’est-ce que c’est que cette histoire de veiller sur lui !?
_ Bien vu, approuva Lucie de Vimille. Perspicace…
_ Effectivement, admit Jared. La situation est… un peu plus compliquée que ça.
_ Quoi, encore plus !?
_ En premier lieu, poursuivit l’Amiral, nous craignons que certains Révolutionnaires tentent quelque chose contre Sigurd Dogaku. En effet, de leur point de vue, cet homme est aussi gênant pour nous que pour eux : des îles et des gens qui auraient du basculer dans leur escarcelle ont rejeté aussi la Révolution pour poursuivre l’indépendance à la place. Sa simple existence les affaiblit en proposant une autre voie, plus insidieuse et détournée.
_ Je vois, comprit Rachel. Ils n’oseront probablement pas s’attaquer ouvertement à lui pour ne pas avoir mauvaise presse, mais si quelque chose devait malencontreusement lui arriver, ce serait fort dommage mais ils ne s’en trouveraient que mieux.
_ En second lieu… Mais je laisse madame de Vimille vous détailler cette partie.
_ Avant tout chose, enchaîna la Directrice, comprenez bien que le Cipher Pol n’est pas une institution centralisée. Les différents pôles ont chacun leurs objectifs et travaillent de leur côté à les remplir. La majeure partie du temps, nous nous concertons un minimum pour ne pas nous mettre accidentellement des bâtons dans les roues. Mais, parfois, il arrive que deux pôles aient des objectifs si diamétralement opposés que le choc frontal est inévitable. Dans ces conditions, la règle est simple : le vainqueur sera celui qui avait raison.
_ Pourquoi ai-je la ferme impression que ça ne veut pas du tout dire que vous réglez ça tranquillement entre vous ? Demanda la commandante.
_ Exact. Nos agents sont précieux et nous ne les gaspillerons pas en luttes internes stériles. En fait, dans ces cas-là, chaque pôle tente de remplir son objectif le plus rapidement possible.
_ Et donc, l’un des pôles s’est mis en tête de liquider le capitaine Dogaku ? Devina Rachel.
_ Le CP5, pour être précise, valida la Directrice. Mais c’est là que le bât blesse : cela fait un bon siècle que le CP1 est un peu la cinquième roue du carrosse des services secrets… Je ne vous importunerai pas avec les détails administratifs, mais sachez que nous sommes le pôle le moins peuplé. Je ne peux pas déployer d’agents dédiés à la sécurité de Dogaku. De toute façon, le connaissant, il la refuserait tout net, pensant qu’on est juste là pour le surveiller et le tenir à l’œil.
_ Ben, probablement a raison, du coup…
_ Néanmoins, le CP1 n’est pas dénué de ressources : nous pouvons toujours émettre des missions conjointes avec la Marine. La vôtre, en l’occurrence.
_ D’accord. Et je suppose qu’on a aucune info sur les Révolutionnaires ou les Agents qui vont s’infiltrer dans l’expédition de Luvneel ?
_ Tout à fait ! Approuva Jared. C’est d’ailleurs aussi pour cela que nous vous avons assigné cette mission : vos troupes viennent des coins perdus de North Blue et, sans vous, elles y seraient encore. Il est peu probable qu’elles aient été infiltrées par des taupes dormantes de l’une ou l’autre faction. Ce seront vraisemblablement les seuls hommes en qui vous pourrez avoir confiance dans cette mission.
_ Mais… Heu… J’étais sensée compléter mes troupes ici, au QG, rappela la commandante. Rapport à mon nouveau rang, tout ça.
_ Non, désolé, nous ne prendrons aucun risque, réfuta l’Amiral. Vous continuerez uniquement avec vos trois cents hommes d’origine. Ce sont les seuls dont nous sommes absolument certains. Encore que, si vous voulez MON avis sur la question… !
_ D’accord, d’accord… Donc si je résume, fit Rachel, avec pour toute ressource une demie-section, je vais traverser la moitié la plus dangereuse du monde connu pour me placer pile entre une Impératrice pirate et la colonie perdue de Luvneel qu’elle convoite, tout en devant assurer la protection du capitaine Dogaku d’une horde d’assassins révolutionnaires et gouvernementaux qui n’auront de cesse d’essayer de nous éliminer par tous les moyens les plus détournés qu’ils vont pouvoir imaginer. Hé bien, dites-donc, heureusement que c’est une mission pré-mâchée pour officier débutant, j’imagine ce que ç’aurait été si vous m’aviez lâché sur une mission difficile d’entrée de jeu…
_ Croyez-moi, plus vite vous aurez intégré que le monde entier complote votre mort, moins vous serez déçue !
_ J’ai conscience que nous vous demandons beaucoup, commandante, intervint avec douceur la Directrice. Mais sachez que vous nous retirerez une sérieuse épine du pied. Et cela, nous saurons nous en souvenir… »

Rachel rumina un instant tout ce merdier. Elle aurait bien aimé tout envoyer péter, pour le coup. Ces conneries étaient beaucoup trop dangereuses pour elle et ses hommes. Merde, on parlait rien de moins que du Nouveau Monde, là. Et pour aller contrecarrer les plans d’une Impératrice, qui plus est !
Sauf qu’elle avait rejoint la Marine pour aider les gens. Et en l’occurrence, les gens de Vertbrume avaient besoin d’aide, d’une aide que la Marine étaient bien incapable de lui envoyer par ses propres moyens. L’expédition de Luvneel était leur seul chance. Et la seule chance pour la Marine d’atteindre Vertbrume à travers elle. Quant au capitaine Dogaku, maintenant qu’elle savait qu’il était en danger, elle ne pouvait se résoudre à détourner les yeux et faire semblant de rien. C’eût été indigne de sa charge et de son devoir moral. Et ce, indépendamment de la place du bonhomme dans le grand équilibre précaire de l’échafaudage mondial.
Bien entendu qu’elle allait y aller et avec le sourire, qui plus est ! Après tout, c’était très exactement pour ça qu’elle avait signé dans la Marine.

« Très bien, Amiral, déclara fermement la commandante. Moi, Rachel Syracuse, Commandante de la Marine, accepte la mission qui m’est confiée et jure de faire tout ce qui m’est possible pour la mener à bien !
_ Très bien, je n’en attendais pas moins de vous, approuva Jared. Si vous l’aviez refusé, vous n’auriez plus l’opportunité de me trahir, après tout.
_ Bien, alors puisque tout est réglé, ne perdons pas plus de temps, décida la Directrice. Je dois retourner à Marie-Joie sans tarder. Jared ? Je vous emprunte l’un de vos navires. Syracuse, je vous dépose à Luvneel ? »

Le ton de la petite femme ne souffrant d’aucune contestation possible, les deux militaires se contentèrent d’acquiescer et de suivre le mouvement. Néanmoins, une fois que les deux femmes eurent quitter le bureau de Jared et se furent écartées suffisamment loin pour que Rachel estime que l’Amiral ne puisse les entendre, la commandante revint à la charge.

« Excusez-moi, madame, j’aurais une remarque importante à vous faire part.
_ Allez-y, commandante.
_ Je ne souhaitais pas évoquer le sujet devant l’Amiral, pour qui cela semble être un sujet sensible mais… Quand bien même je mettrais la main sur des Révolutionnaires, je n’ai nullement l’intention de procéder à des exécutions sauvages en dépit des nouvelles Lois Gouvernementales, révéla Rachel.
_ Tiens donc, releva Lucie en haussant un sourcil. Et puis-je savoir pourquoi ?
_ Parce que toute personne a le droit a un procès équitable, évidemment, soutint la commandante. Si nous commençons à nous octroyer le droit de vie ou de mort sur la seule base de notre intime conviction, nous ne vaudrons pas mieux que les Pirates que nous entendons combattre. Dès lors, le Gouvernement Mondial n’aurait plus aucune légitimité à prétendre protéger les citoyens et deviendrait de facto ce que les Révolutionnaires lui reproche.
_ Un raisonnement intéressant, releva la Directrice. Mais n’ayez crainte, cela transparaît dans votre dossier et c’est aussi l’une des raisons pour laquelle j’ai jeté mon dévolu sur vous. Comme je vous l’ai dit, la raison d’être d’un officier de liaison est de montrer son organisation sous son plus beau jour. À titre personnel, je ne pense pas que des exécutions gratuites soient du plus bel effet auprès de nos alliés. Contentez-vous de suivre votre nature et votre bon sens et nous n’aurons rien à vous reprocher.
_ Bien madame, merci madame. Une dernière chose…
_ Oui ?
_ Ai-je tort de penser que vous appréciez le capitaine Dogaku ? Lui demanda directement Rachel. Depuis cent-vingt ans, le Gouvernement Mondial est embourbé dans une guerre interminable avec la Révolution. Ce choix binaire entre eux et nous, conjugué au pourrissement de la situation, n’a fait que se radicaliser les deux camps, comme le montre les nouvelles lois gouvernementales. Mais le capitaine Dogaku incarne quelque chose de nouveau, d’inédit : il propose une troisième voie en prônant l’indépendance.
_ Le CP1 est en charge des relations diplomatiques du Gouvernement Mondial avec les différents gouvernements, y compris indépendants, rappela Lucie. Je mentirais si je n’admettais pas que je suis heureuse que mon pôle ait enfin plus qu’un os à ronger après un siècle de vache maigre. En cela, je respecte Dogaku.
_ Pardonnez-moi, mais j’ai pourtant l’impression que cela va au-delà du respect. Vous donnez l’impression de placer des espoirs en lui. Je dirais que vous espérez qu’il va s’entêter dans cette voie, car cela forcera le Gouvernement Mondial à s’adapter. Jusqu’à maintenant, il n’y avait pas d’alternatives, le soutien des gouvernements étaient acquis et le Gouvernement Mondial se contentait d’imposer sa volonté sans s’encombrer du reste. Mais si la nouvelle voie proposée par le capitaine Dogaku se répand, le soutien au Gouvernement Mondial n’ira plus de soi. En conséquence, il lui faudra rebâtir des liens basés sur un respect, une confiance et une compréhension mutuelle, bien éloignés de la façon de faire actuelle. En un mot, le Gouvernement Mondial sera obligé de revenir à une forme plus idéale dont il s’est sensiblement écarté au nom de l’efficacité de la lutte contre les Pirates et les Révolutionnaires.
_ Vous jouez au billard à trois bandes ? Non, parce que vous pourriez être très douée et ça vous plairait, je pense…
_ Je pense que c’est en cela que vous souscrivez à l’analyse du Sous-Amiral Jared quand il dit que le capitaine Dogaku est l’une des trois puissances de ce monde. Vous espérez et souhaitez qu’il amorce ce changement et je pense que c’est pour ça que vous avez décidé de le soutenir activement.
_ Très perspicace… Libre à vous de supposer, lui répondit dans un sourire Lucie de Vimille, Directrice du Cypher Pol 1. Allez, ne faisons pas attendre Luvneel… »
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La taverne du vieux Tom était bien remplie à cette heure de la journée, de boui-boui sordide et crasseux n’accueillant que quelques badauds ivres morts, elle était passée au statut d’établissement accueillant et le couple de gérants avait même commencé à faire quelques travaux de rénovation. La présence de leur chanteuse star y était pour beaucoup. Madame Bertille s’occupait désormais régulièrement de chouchouter la petite Chloé et bien que la présence de Bruno, le gigantesque garde du corps de son artiste, l’ait un peu perturbée au début, elle s’en accommodait désormais fort bien. Il faisait office de videur quand il n’était pas en train de surveiller la gamine.

Ce jour-là, Elie était de sortie. Elle avait confié à Bruno la charge de sa petite fille et avait demandé à Adamo de veiller sur l’établissement depuis l’extérieur avec ses hommes. Bien sûr, les membres de son équipage de terribles pirates avaient pesté à l’idée de la laisser sortir seule, mais d’un regard plus noir que les abysses, elle leur avait expressément ordonné de faire ce qu’elle disait. Et elle était partie, sans manquer de câliner son adorable fillette une bonne fois, en lui promettant de ne pas rentrer trop tard.

L’avantage d’avoir un équipage pirate, c’est que ça constitue une belle réserve de nounous gratis. Et une réserve que personne n’aurait envie d’embêter.

Enfin personne…

Petit nain grincheux et pas du tout content de la façon dont il avait été convoqué par son ancienne partenaire de voyage après un voyage sur Grandline où il avait manqué de perdre la vie une bonne dizaine de fois, Kalem avait enfin débarqué sur Luvneel. Il s’était empressé de se rendre, avec son immense sac à dos plein de multiples objets dont lui seul connaissait l’usage, à l’adresse qui lui avait été indiquée. Seulement, en franchissant le pas de la porte de l’établissement, il avait vite reconnu Chloé, vite cherché Elie et s’était vite rendu à la conclusion qu’elle n’était pas présente, mais qu’un immense grizzli avait accaparé la petite. Comment était-elle capable de toujours se foutre dans des emmerdes pareilles ? Aussi sec, Kalem franchit la porte dans l’autre sens avec la ferme intention de trouver rapidement un plan d’action pour sortir la gamine de ce mauvais pas. Il réfléchirait ensuite à comment retrouver sa mère et l’insulter pour laisser à ce point sa fille sans surveillance.

Une fois éloigné un peu, le nabot examina la situation. Elie lui avait fait parvenir un message fort succinct pour qu’il vienne la rejoindre sur le Port de Norland dans un bar géré par un certain Tom et sa femme Bertille. Elle avait bien précisé que c’était urgent… Nulle autre précision ne lui avait été donnée. D’après son analyse de la situation, tout était clair. Elie avait des ennuis. Elle avait fourré son nez là où il ne fallait pas, comme à son habitude et on lui avait kidnappé sa gamine pour il ne savait quelle raison. Elle devait être désormais quelque part à exécuter les ordres de ces types et avait profité de quelques rares moments d’isolement pour le contacter lui et l’appeler à l’aide.

Fais chier. Elle n’aurait pas pu lui expliquer un peu plus précisément ce qui se passait ? Il se faisait toujours avoir. Un trop grand cœur pour la laisser dans la panade.

Ses deux années de pseudo-captivité sur Manshon avec sa comparse avaient appris au petit homme à être plus prudent que jamais et à ne pas se précipiter. D’abord, analyser la situation dans son ensemble. Pendant de longues minutes, il observa les allées et venues des gens aux alentours de l’établissement, cherchant à voir si des têtes revenaient. Et bientôt, il les vit ; trois types louches rôdaient autour, surveillant avec une discrétion mesurée les abords de l’endroit. Ça compliquait sa tâche, mais ne la rendait pas impossible. Bien sûr, il allait falloir la jouer fine. Il farfouilla dans son sac, choppa quelques fioles et seringues, bidouilla quelques affaires rapidement, élabora un plan d’attaque tout en maugréant dans sa barbe qu’il n’était pas fait pour ces conneries et que tout ce qu’il demandait, c’était qu’on lui foute la paix. Malheureusement pour lui, le cœur a ses raisons que la raison ignore était un adage qu’il avait tendance à bien trop respecter. Sous ses dehors de nain bougon et asocial, se cachait une corde sensible à tel point qu’il avait une fâcheuse tendance à se foutre dans la merde pour le bien d’autrui, quand il aurait pu se foutre dans un hamac au fin fond du trou du cul du monde, pour son propre bien. Et quand il s’agissait d’Elie et de Chloé…

Trottinant à un rythme bien trop élevé pour sa petite taille mais pas franchement rapide pour un humain normalement constitué, il fonça vers le premier des trois types qu’il avait en ligne de mire. Vérifiant régulièrement que les deux autres étaient toujours concentrés sur la taverne, il aborda son homme avec toute la délicatesse dont il était capable.

« Bonjour grand dadais, j’suis perdu et je cherche mon chemin, t’aurais pas la gentille amabilité de me dire où se trouve la mairie. Casse-couille d’être poli, je t’en foutrais de l’amabilité, et d’un grand coup de pied dans le…
-Dégage le nabot. J’suis occupé.
-Y a bien une section de ton quart de cerveau qui peut me donner le chemin, non ?
-Si tu vires pas, je te vires.
-C’est juste pour une pauvre âme perdue, tu m’donnes mon ch’min, j’arrête de te coller à la raie. Non mais vraiment, faut te lécher les bottes pour que tu t’abaisses à filer un coup de main ? »

Le type était agacé, mais comme l’avait prévu le petit homme, trop occupé pour perdre du temps avec la mi-portion agaçante qui lui faisait face, ni risquer d’alerter qui que ce soit autour. D’autant qu’au même moment, une division de la Marine était apparue au coin de la rue et commençait à remonter dans leur direction. Il souffla, énervé, et réfléchi quelques secondes à la demande qui lui avait été faite, regardant à droite et à gauche pour indiquer à son parasite le chemin à suivre pour qu’il arrête de les lui briser. Au moment où il s’apprêtait à donner une orientation, Kalem, qui s’était rapproché au plus proche du gusse, piqua prestement d’une de ses seringues l’arrière train de sa cible. Qui sursauta, mais sans vraiment comprendre ce qui venait de se passer.

« Alors ? T’es perdu aussi ou je peux avoir mon chemin ? Je suis vraiment tombé sur le dernier des abrutis…
-Je… C’est par là. Maintenant, tu vires.
-T’inquiètes pas, j’en peux déjà plus de ta tronche de morpion, je me taille. »

Suivant les indications approximatives du types sur quelques mètres, il finit par sortir de son champ de vision, puis reprit un raccourci pour s’approcher du deuxième homme. Il recommença l’opération, tentant une nouvelle approche, et quelques minutes plus tard, il en avait fini avec les trois gars. Plus qu’à s’occuper du colosse à l’intérieur, ce qui serait sans doute plus simple dans l’administration de sa substance calmante, et plus délicat compte-tenu du monde qui l’entourait.

Kalem s’introduisit de nouveau dans la taverne, faisant bien attention à ce que Chloé ne le voie pas. Il ne fallait surtout pas que celle-ci le fasse repérer. Il s’installa à une table d’où il pouvait voir le colosse et la gamine, commanda rapidement un jus d’il ne savait trop quoi avec son plus faux sourire et attrapa une micro-fléchette anesthésiante qu’il inséra dans sa sarbacane de poche qu’il prit soin de déplier sans se faire remarquer de quiconque. Il attendit encore quelques minutes, régla sa commande et but une longue lampée de ce qu’il considéra mentalement comme un immonde breuvage, tout juste bon à détruire l’intestin grêle.

Ftiout.

Son projectile était parti et se ficha dans l’épaule du géant, qui sentit à peine la piqûre. Kalem se leva, attrapa ses affaires, s’avança vers la table et se rapprocha du gaillard qu’il venait de viser. Par contraste, le nain faisait vraiment tout petit. Quand elle le vit, le visage de Chloé s’illumina.

« K !
-Chut, on va jouer à un jeu, tu me suis en silence, c’est Maman qui m’a dit de venir te chercher.
-D’accord… T’es toujours aussi rigolo tu sais. Pourquoi Bruno il dort ?
-Ca fait partie du jeu, tu sors la première ? Faut que personne ne te repère ! »

Chloé était aux anges. Elle adorait K, elle le considérait comme son tonton ronchon et ses jeux étaient toujours très marrants. Elle se glissa sous la table, rampa jusqu’à la sortie et disparut par la porte. Son visage hilare réapparut juste quelques secondes pour adresser à son partenaire de jeu un pouce vers le haut. Le nabot attrapa la petite fléchette encore plantée dans l’épaule du mastodonte endormi, puis suivit le chemin qu’avait pris la fillette.

Une fois tous les deux dans la rue, il se décida à prendre une direction et commença à avancer, la fillette sautillant gaiement à ses côtés. Les trois types qu’il avait immobilisés étaient encadrés par des membres de l’escadron Marine qu’il avait vu plus tôt, essayant vainement de les réveiller pour savoir ce qu’ils faisaient écroulés par terre au milieu de la rue. Mieux valait ne pas trop traîner.

« ALERTE, ALERTE, ON VIENT D’ENLEVER UNE ENFANT ! »

Le patron du bar était sorti, tout rouge, paniqué, de son établissement. Aussitôt, une femme en costume de la Marine accourut, pour voir de quoi il retournait et en quelques secondes, le vieux Tom avait repéré Chloé et désigné à la militaire le nain et la fillette. Pas le temps de se mettre à couvert, rapidement, une demi-douzaine de Marines les encadraient, armes au poing, lui demandant de ne pas opposer de résistance.

« Et merde… »

***

« Monsieur Dogaku ?
-Hm ?
-Excusez-moi de vous déranger mais…
-Je déteste les phrases qui commencent par, excusez moi de vous déranger mais… Vous pouvez reformuler?
-J’ai quelqu’un qui désire vous parler.
-Relation professionnelle ? Personnelle ?
-Absolument aucune idée.
-Rah… Mais pourquoi je paye du personnel ? Y a pas moyen de faire passer ladite personne par Haylor ? J’allais justement commencer une sieste et j’suis pas efficace pour les relations sociales quand j’ai besoin d’un somme.
-Miss Haylor est de sortie et la dame a expressément demandé à vous rencontrer en personne.
-J’ai le choix ?
-Je préférerais ne pas avoir à lui dire non. Elle me fait très peur.
-Peur ? Genre gros muscles avec des dents pointues?
-Plutôt genre maigrelette avec un regard à vous faire uriner sur place...
-Et je peux avoir un nom ?
-J’ai fait répéter deux fois et je n’ai pas réussi à le prononcer… Gurgensten je crois.
-Gurgenidze ?
-Ça doit être ça.
-Faites entrer. »

Sigurd se demandait ce que pouvait bien lui vouloir Natasha. Ça pouvait être autant professionnel que personnel. Il espérait simplement que c’était une visite de routine et que ça n’avait rien à voir avec ses affaires du moment, il en avait déjà par dessus la tête de toute cette affaire. La chose qui l’inquiétait véritablement, c’était le regard horrifique que lui avait dépeint son majordome, pas trop le genre de la demoiselle de faire frissonner le personnel. Non, le majordome avait dû se tromper, Natasha et lui n’avaient toujours eu que des rapports amicaux, et elle ne faisait absolument pas peur.

Quelques poignées de secondes plus tard, le majordome revint, introduisant devant Dogaku une jeune femme ayant à peine dépassé la vingtaine et qu’il connaissait bien.

« Ah, bah, c’est pas Natasha ça... Elie ? Balbutia-t-il en proie à une crise de panique.
-Je vois que ça te fais plaisir de me revoir. Merci de nous laisser, fit elle au majordome qui ne se fit pas prier.
-Je… Comment… Tu es ?
-Vivante ? J’essaie dans tous les cas. Faute d’avoir des amis qui restent dans les moments difficiles.
-Agwablabeuanmais...
-Comment vas-tu depuis Manshon ? »

La question était pleine de sous-entendus et il le savait très bien. Rien que le nom qu’elle évoquait lui donnait envie de fuir. Il était en l’espace de quelques secondes passé du rose au blanc et se dandinait mal à l’aise devant son ancienne comparse de voyages, ne sachant où fixer son regard tant celui de son vis-à-vis le transperçait.

« J'imagine que je te propose pas un truc à boire parce que tu vas demander mon sang avec des glaçons et un petit parapluie?
-Je ne suis pas venue pour régler mes comptes, bien que ce n’est pas l’envie qui me manque après avoir été abandonnée par toute une équipe de soi-disant bienfaiteurs au milieu d’une ville sous couvre-feu et remplie d’une mafia en guerre. Comme tu le vois, je me suis débrouillée toute seule.
-Wooo wooo wooo on se calme je suis parti comme un gros déchet la queue entre les jambes mais je plaide non coupable c'était la merde pour moi aussi tout est parti en vrille
-Je viens parce que j’ai besoin d’intégrer l’expédition que tu chapeautes.
-C’est à dire que je ne la chapeaute pas vraiment...
-Tu vas me dire que ce n’est pas en ton pouvoir de m’intégrer, moi et mes hommes, à ce voyage ?
-Tes hommes ?
-J’ai dû engager quelques personnes pour ma sécurité et celle de ma fille.
-TA FILLE ?!!
-Je te la présenterai plus tard. Je veux un « oui Elie, je ferai intégrer ta petite troupe à ce corps expéditionnaire dont tout le monde parle en ville ».
-C’est à dire que…
-Je crois que tu n’as pas très bien compris que tu n’as pas le choix. Tu m’en dois une, au moins. Et je te demande cette faveur.
-Mais c’est dangereux.
-Je sais.
-Et ce serait vraiment moche de ma part de t’embarquer dans une expédition où tu risque de…
-Oui, et ce serait vraiment moche de ta part d’abandonner tes amis pour qu’ils croupissent pendant deux ans dans une situation presque inextricable tout en devenant en parallèle un magnat de la finance ultra-aisé et adulé du peuple.
-Atta’ d’où ce que t’as envie d’aller faire la mariole dans le nouveau monde alors que tu me reproches d’avoir passé deux ans à Manshon, c’est genre huit fois pire d’abord.
-Qu’en sais tu ? Tu as passé deux ans à Manshon peut-être ? Ah, non, j’oubliais, toi tu es celui qui fuit la queue entre les jambes en laissant crever tes « amis ».
-Mais… T’es pas morte, donc...
-SIGURD !
-Je… C’est d’accord. Je vais voir ce que je peux faire.
-Bien, c’est tout ce que je voulais entendre. Je te laisse l’adresse de mon hôtel, et tu feras en sorte que tout soit prêt pour le départ. Au fait, mes hommes peuvent loger sur n’importe quel navire, ils se couleront dans le paysage, mais j’aurais besoin de quatre places confort.
-Quatre ?
-Ma fille, son garde du corps, Kalem et moi.
-Kalem est avec toi ?
-Nous avons été séparés quand j’ai enfin quitté Manshon, mais il devrait arriver prochainement. Tu salueras Haylor de ma part, je n’arrives pas à la détester. Solidarité féminine, quand tu nous tiens.
-Si je dis que chuis une femmelette j'ai droit à la solidarité moi aussi?
-Non, ton sexisme à deux balles ne te sauvera pas. »

***

« Commandante ?
-Oui ?
-Je ne suis pas sûr qu’on puisse faire quoi que ce soit…
-Comment ça ?
-Eh bien, Luvneel n’est pas sous la juridiction directe de la Marine, en théorie, les affaires d’ici sont gérées en interne.
-Mais il s’agit d’un enlèvement d’enfant, on ne peut pas rester sans rien faire.
-On peut toujours en référer aux autorités compétentes.
-Mais nous sommes compétents, nous sommes la Marine.
-Justement, c’est parce que nous sommes la Marine que nous ne sommes pas compétents.
-Très bien, envoyez quelqu’un chercher l’autorité locale. Bon, je retourne parler au commanditaire du kidnapping, c’est pas clair cette histoire. »

Le nabot était encadré de trois soldats de la Marine, menotté contre un mur et visiblement, l’intervention de la mouette passait mal auprès des habitants. Ça tendait à l’attroupement auprès de ce pauvre être, stigmatisé par sa petite taille. Comment pouvait il orchestrer l’enlèvement d’un enfant du haut de son mètre 20. La petite était plus grande que lui tout de même. Et elle n’avait pas l’air plus traumatisée que ça en plus. Elle avait été mise à l’écart, sous la protection de Madame Bertille qui la chérissait d’une part de tarte de sa fabrication. La commandante Syracuse vint se poster devant le petit homme.

« Monsieur Kalem.
-Je vous dit que je n’enlevais pas cet enfant, je la soustrayais à ses ravisseurs, vous êtes bouchée comme un pot de chambre ou on vous apprend juste à faire la sourde oreille dans vos écoles de cul-bouchés ?
-J’ai très bien entendu vos revendications, simplement, elles ne sont pas claires et tant que nous n’aurons pas mis la main sur la mère de l’enfant…
-Vous me saoulez, demandez à Chloé si elle me connaît, elle vous dira que oui et que je suis un vieux camarade de sa mère. Qui va m’entendre quand elle va revenir, je vais lui en coller des sauvetages d’enfant pour une maman éplorée qui est même pas foutue de surveiller sa gosse… Si je me retenais pas je l’insulterais cette bouffeuse de coriandre à la sauce aigre-douce...
-Vous baragouinez encore dans votre barbe, est-ce une façon de faire quand on vous arrête la main dans le sac ? En plus avec une quantité de produits chimiques dans votre barda qui frôle le laboratoire clandestin.
-Connasse. »

CHBING.

Un des hommes de la Marine assena un petit coup de crosse dans l’épaule du nain, pas franchement appuyé mais le contact avait suffi pour le calmer. Jetant un regard de reproches à son soldat, la commandante précisa au nabot qu’il serait mieux pour lui de garder le silence, au moins tant qu’on n’avait pas réussi à réveiller le baby-sitter de la jeune demoiselle qui demeurait toujours assoupi au milieu de la scène d’enlèvement. Mais le fait de droguer un tel balourd relevait du délit, et subtiliser une gamine de 6 ans aux personnes qui en étaient responsables était un crime, le savait-il ?

« Bien sûr que je le sais, c’est pour ça que j’allais la ramener à sa mère. Faut que je vous le dise en quelle langue ? »

De l’autre côté, on essayait de franchir le cordon de sécurité opéré par la Marine et ça commençait à faire du barouf. Un des sous-fifres de Rachel vint la prévenir qu’une jeune femme était arrivée, complètement paniquée, elle demandait à voir son enfant. Le mieux, songea la commandante, était qu’on la confronte directement au petit homme, comme ça tout serait réglé. Elle donna donc ses ordres pour qu’on la fasse venir directement ici.

« KALEM ?
-Vous le connaissez ?
-Évidemment qu’elle me connaît, elle m’a demandé de venir sortir sa fille de la merde dans laquelle elle l’a laissée…
-JE ? QUOI ? Tu as fait quoi ? Se reprit-elle rapidement en voyant le sourcil de la grande perche en uniforme se lever de circonspection.
-Je suis arrivé là où tu m’as demandé de venir, j’ai vu ta fille dans les sales pattes de ce gros lourdaud, j’ai agi en conséquences. Et merci c’est pas pour les chiens, la prochaine fois je te laisserai crever dans la merde.
-Désolée… Lieutenante ?
-Commandante.
-Commandante. Il est un peu dérangé. Il essaie de compenser sa petite taille par des actes de bravoure complètement irréfléchis et dangereux. Je vais m’en occuper maintenant.
-Compenser ma petite taille ? Tu veux un coup de boules dans le bide?
-Désolée Madame, mais je ne peux pas laisser une telle situation comme ça sans en comprendre les tenants et les aboutissants. Ces types avaient vraiment enlevé votre fille ?
-Non non, du tout, c’est seulement Kalem qui est un peu…
-UN PEU QUOI ?
-J’ai engagé un nouveau Babysitter et Kalem ici présent n’était pas au courant. Et il a tendance à la paranoïa…
-Mouais… Vous êtes certaine que nous pouvons vous laisser ? Ça me paraît pas clair tout ça.
-Certaine. Je m’occupe de tout, tout va rentrer dans l’ordre.
-Commandante ? Intervint un Marine qui écoutait la conversation. De toutes façons, on n’est pas censés intervenir, est-ce qu’on ferait pas notre boulot en se barrant et en fermant les yeux ?
-Je déteste les situations louches comme ça...
-Moi aussi commandante, mais la maman a l’air ok...
-C’est la maman qui m’inquiète maintenant.
-Bon, puisque vous avez l’air indécis, je vais m’occuper de ma fille et nettoyer tout ce bazar, je vous promets qu’il n’y aura plus de bazar comme celui-là par ici. Kalem ? Tu viens avec moi. »

Elie prit au dépourvu toute la troupe de Marines en empoignant par le col le petit être râleur qui causait tant de soucis à tous. Sans sourciller, elle fonça vers sa fille, toujours avec madame Bertille et ils s’engouffrèrent tous les quatre dans la taverne. Rachel et sa troupe se retrouvèrent comme deux ronds de flan, sans avoir vraiment compris ce qu’il venait de se passer. D’une phrase, la commandante de la Marine glissa qu’elle n’en avait pas fini avec cette affaire, elle ordonna à deux de ses hommes de rester sur place pour surveiller les faits et gestes de la jeune femme et de sa troupe d’hurluberlus. Elle ne pouvait pas se permettre de rester planter là, elle avait à faire avec un autre énergumène de l’île.

À l’intérieur du bar, se confrontaient les deux regards courroucés d’Elie et Kalem. Chacun reprochant à l’autre sa manière d’agir avec une férocité comparable dans le fond des yeux. On pouvait presque s’attendre à ce que l’un morde l’autre, et vice-versa.

« J’ai pas traversé la moitié du globe pour tes beaux yeux et que tu me dises que je fais n’importe quoi, sous prétexte que tu laisses ta fille sans surveillance !
-SANS SURVEILLANCE ? Tu as endormi les quatre personnes qui étaient en charge de sa sécurité !
-C’EST MA FAUTE SI CE SONT DES GROS NAZES QUI SE MÉFIENT DE RIEN ?
-C’EST TA FAUTE SI TU NE RÉFLÉCHIS PAS AVANT D’AGIR !
-PIMBÊCHE !
-MINUS !
-POUBELLE A EMMERDES !
-PARLE MIEUX DEVANT CHLOÉ !
-Maman ? Pourquoi vous criez ? T’es pas contente de revoir K ?
-Si, si, bien sur que si ma chérie, c’est juste qu’il a une façon étrange de revenir me dire bonjour.
-C’est ta mère qui a une façon étrange de convoquer les gens. Du coup, si c’était pas pour que je sauve ta fille, c’était quoi le but de me rapatrier ici ?
-Te faire participer à un voyage.
-C’est mort.
-Sinon je te balance dans les bras de la Marine pour enlèvement d’enfant.
-…
-…
-On irait où ?
-Dans le nouveau Monde.
-Je te déteste.
-Moi aussi je t’aime. Trouve moi un moyen de réveiller tous les gens que t’as endormis, et fissa.
-Toujours un plaisir de se faire manipuler. Possible de trouver un moyen de me libérer de ces menottes? »
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-Maman, regarde ce que j’ai trouvé ! Pourquoi ça brille autant ?
-Parce que c’est… je ne sais pas, hésita-t-elle en regardant le collier étincelant comme une flamme, exposé sur une commode dans un coin du salon.
-De l’amaraphite pure, expliqua Evangeline avec entrain. Une gemme précieuse que l’on trouve généralement sous Red Line, dans ses jonctions avec Calm Belt, et qui est d’autant plus rare qu’elle a la réputation d’être toxique pour les hommes poissons, ce qui rend sa récolte pratiquement impossible. Réaction allergique extrêmement virulente, ils en perdent presque l’usage de leurs branchies s’ils y restent exposés trop longtemps. Elles s’atrophient jusqu’à devenir incapable de capter assez d’oxygène pour qu’ils puissent respirer convenablement. Il parait que c’est suprêmement douloureux et que leurs lois en interdisent le port et la seule propriété sous risque de peine capitale, précisa-t-elle avec un enthousiasme inapproprié. Est-ce que tu veux l’essayer ?
-Je vois qu’on ne se refuse rien, décocha Elie à l’adresse de Sigurd tout en opinant vigoureusement un triple non catégorique pour sa petite.
-On finance des artisans et des exploitations méritantes que pas grand monde peut soutenir, d’abord.
-Oui, c’est aussi ce que disent les gens qui font des achats de gros à l’industrie de l’armement pour tuer beaucoup de gens. J’en ai connu plusieurs. A Manshon. Tu connais  ?
-Nan mais je… nan mais c’est quoi ce coup de surin sorti du néant d’où qu’est-ce que… pis pourquoi elle ME fait la remarque alors que je porte pas de bijou d’abord ? Haylor, c’est quoi cette blague, vous étiez même pas amies avant, pourquoi vous causez chiffons et arts-déco pendant des heures avec elle maintenant ?

Sigurd, coincé au milieu de la salle dans son cinquième fauteuil préféré de tous les temps (celui qui gardait le mieux sa chaleur), grommelait à chaque fois qu’on le sollicitait sans même tourner le visage en direction de ses interférences, la tête toujours plongée dans sa main droite à se masser machinalement les tempes. A bout de forces, aux portes du désespoir. Son refuge, son havre de paix, son fantastique salon idéalement aménagé était maintenant le point de chute d’un écosystème improbable sur lequel il avait visiblement perdu tout pouvoir. Non pas qu’il n’en ait jamais eu, mais c’était chez lui, quoi. Sa partenaire, ravie de recevoir du monde comme à chaque occasion, s’était chargée de faire visiter à la petite Chloé le bâtiment historique qu’ils occupaient. Petite Chloé que chaque serrure, chaque poignée de porte, chaque poutre ou carreau un tant soit peu ornementé fascinait au plus haut point – autant dire que c’était la quatrième visite que toutes les trois faisaient et qu’elles s’amusaient toujours autant à détailler la moindre curiosité du manoir. Même Kalem en avait suivi une, la deuxième, à la demande de l’enfant à qui il peinait visiblement à refuser des choses.

Même lui, quoi. Mais c’était mort, Sigurd ne tomberait pas dans le panneau. C’était quoi, sortait d’où, cette gamine, d’abord ?

A sa gauche, au plus près de la cheminée que le chevalier de Nowel affectionnait tant, Maman Dogaku engageait une compétition acharnée avec Kalem, Konan et Valmorine pour savoir qui serait le plus habile tricheur que cette table n’ait jamais connu. Même Valmorine, insista-t-il mentalement. Pas forcément surprenant vu sa fonction, mais il convenait de le noter. Leur jeu pouvait être décrit comme un dérivé du Monopoline, dans lequel chacun incarnait une branche de la translinéenne et s’efforçait d’obtenir les meilleurs résultats financiers en développant leurs affaires et en engageant pirates et corsaires pour aller ruiner celles des autres. La subtilité étant toutefois qu’au-delà de trois joueurs, quelqu’un recevait à l’insu des autres le rôle de révolutionnaire et devait pour sa part développer un réseau de points de chute spécifique pour soutenir la Cause, pouvant damner le pion aux trois autres s’il parvenait à accomplir son objectif peu importe leurs profits.

Bref, ils s’amusaient tellement, ils s’engueulaient tellement, ils faisaient tellement de bruit que ça lui était insupportable.

-Je m’attendais à ce que vous vous fassiez un plaisir de jouer avec eux, l’avait questionné une Evangeline désorientée et de plus en plus mal à l’aise à le voir bouillir de la sorte depuis quelques heures.
-Ouais alors ça va faire quinze ans que je fais que des jeux coopératifs avec ma mère parce qu’elle triche comme elle respire en permanence, mais que là au moins quand elle le fait je peux juste insister lourdement sur le fait que c’est complètement ridicule pour qu’on en rigole bien. Mais du compétitif c’est mort c’complètement insupportable et là ils trichent autant que des cyclistes au tour du maillot jaune. Donc je les laisse s’amuser sans moi ouais. Sur MA table. Dans MON confort.
-Ah… désolée.
-Grmblrafgtsnioktudjvfbchr…
-Je comprends.

"Tout ce cirque, c'était de sa faute".

"Sans elle, il serait tranquille".

"Proposer leur aide pour Vertbrume c'était déjà beaucoup, mais là de trop c'est trop".

Des reproches informulés qu'elle devinait très bien, à la lueur de son regard, de ses grimaces, de sa posture et de bien d'autres détails qu'elle seule savait lire sur lui. Elle voulait dire quelque chose, mais ne savait pas trop quoi. Gênée. D'autant plus qu'il y avait plus de nuances à cela et... elle n'avait pas vraiment l'habitude de ce genre de malaises. Pas avec lui, tout particulièrement. Et faire quoi que ce soit ici serait inapproprié - ni l'un ni l'autre n'aimait s'épancher en public.

Sigurd lui adressa un geste de la main, signifiant très explicitement que ce n'était pas le moment. Pour l'instant, mieux valait le laisser.

Alors, penaude, elle s’en était retournée à ses invités, comprenant bien que cette discussion se ferait en privé et bien plus tard de toute façon. Il n’était pas d’humeur à avoir une discussion intelligente.

Et du coin de l’œil, dans la périphérie de son champ de vision, au travers de la fenêtre, Sigurd eut l’impression d’apercevoir fugacement des formes dans les arbres et les toits en vis-à-vis qui donnaient sur leur pièce. Des bras, des têtes, des choses forcément humaines qui n’avaient rien à faire perchées dans les hauteurs. Son flair lui hurlait qu’il y avait des révolutionnaires dans les parages, mais il n’avait même pas le cœur d’adresser des gestes obscènes aux ninjas qu’il devinait à l’affût sur leurs promontoires.

A ce stade, il envisageait sérieusement d’aller se réfugier dans les locaux d’HSBC pour y trouver un semblant de sérénité. Aller au travail. Beurk. Cette seule idée le fit frémir d’inconfort. Mais il faisait trop froid dehors en ce jour de sale orage pour qu’une simple promenade soit envisageable, aussi l’idée restait horriblement tentante. Il n’y avait qu’un hamac pour vraiment s’endormir, mais entre les canapés et les fauteuils qu’il y avait disséminés, il devrait y trouver son confort.

Pourquoi est-ce qu’il avait signé, déjà ? Il n’avait rien signé, en fait. Rien dit, rien annoncé. Même Haylor n’avait rien griffonné de quoi que ce soit qui officialisait leur participation. Elle le lui aurait dit, elle aurait demandé – il y avait une limite aux libertés qu’elle pouvait prendre pour essayer de le décrasser quand elle le jetait dans les affaires du royaume. Alors cette jungle, ça n’était pas normal. Mais Valmorine avait l’air de trouver leur demeure beaucoup plus confortable que le placard auquel elle avait droit à la capitale, et sa baronnie était trop isolée pour qu’elle puisse y occuper sa nouvelle fonction convenablement. Et puis, on ne va pas se mentir, Haylor était complice de sa présence en leurs murs. Pour l’instant, elle logeait chez eux à temps plein. Et en voyant Haylor et Jorgensen bavarder gaiement, il redoutait qu’elle lui propose d’en faire de même. Parce que là, c’était mort de chez mort, il allait exploser. Mais non, la petite actrice, aussi loin soit-elle du succès qu’elle espérait trouver, avait tout de même sa fierté.

Pire que tout, même son Denden l’avait abandonné, préférant redécouvrir le confort des bras et de la poitrine d’Elie plutôt que de rester solidaire avec son vieux maître. Il verrait, celui-là, la prochaine fois qu’il demanderait des rabs de salade. Le traître. Son embonpoint, c’était de l’histoire ancienne.

Au point où il en était, Sigurd ne réagit même pas lorsqu’un perroquet se posa sur le dossier de son fauteuil, se demandant même si l’animal n’allait pas lui déféquer dessus juste pour matérialiser ce qu’il ressentait jusque-là.
Mais non. Les oiseaux étaient propres et avaient été dressés pour ne pas ruiner les meubles sur lesquels ils posaient leurs serres. C’était le minimum.

-Je peux abréger vos souffrances par une mort rapide et sans douleur, si vous le voulez.
-Erf, grinça-t-il. On va dire que c’est encore un peu tôt, mais je garde l’idée en tête des fois que ça puisse servir.
-C’était pour plaisanter, lui sourit gentiment Rachel tout en nourrissant une inquiétude croissante à son égard.
-Ah. Oh. Pardon.
-C’est tout ? Même pas de « Namého, c’est quoi cette odieuse commandante du GM qui essaie subtilement d’obtenir mon consentement pour un assassinat ? »
-Eeeerh.
Tête ailleurs, désolé.

Et devant lui, il y avait le cadeau de la princesse, les renforts du gouvernement mondial, la nouvellement nommée officier de liaison de Marijoa auprès de Luvneel : la commandante Syracuse. Même pas sous amirale. Même pas capable de briser le fer d’un sabre d’abordage d’un seul coup de dents comme toute grosse brute digne de ce nom. Il le savait, il le lui avait demandé dès les présentations. Ca l’avait amusée. Sans expérience du nouveau monde, des empereurs pirates et des horreurs cosmiques vers lesquelles ils allaient joyeusement se diriger. Ca aussi, il l’avait demandé mot pour mot. Mais pas à leur première rencontre. Sigurd l’avait découverte chez lui quelques heures seulement après qu’Elie l’aie confronté, passablement énervé par le fait qu’une masse indésirable de soldats de la marine stationnait devant chez lui. Et encore, Syracuse avait eu la bonne idée de laisser le plus gros de son escouade sur les quais du port : avec trois cent marines au garde à vous face à sa porte, Sigurd aurait paniqué avant de péter les plombs.

Il l’avait trouvée en tête à tête avec la baronne, tandis que lui-même s’était montré beaucoup trop déphasé pour pouvoir lui donner la réplique autrement que par quelques onomatopées rarement constructives. De toute manière, c’était à Valmorine de gérer ça. La princesse ou un de ses agents en ministères, il ne connaissait pas le coupable, avait indiqué à la marine de se présenter directement leurs émissaires chez lui pour gagner du temps sur l’organisation et épargner aux militaires la corvée d’avoir à rejoindre l’intérieur du royaume pour une simple formalité diplomatique avant de devoir s’en retourner à la ville portuaire. Ca se tenait, oui.

Et elle lui faisait maintenant face. Commandante Syracuse. Meh.

En temps normal, il aurait apprécié sa nomination : elle était on ne peut plus agréable, lui semblait agir de manière fondamentalement désintéressée et avait des réactions très amusantes à observer. Malheureusement et pour la première fois de sa vie, il avait besoin d’un bouledogue, d’un ours, d’un tyrannosaure, pas d’un…

Saint-Bernard, décréta-t-il en la regardant armé de sa maigre connaissance de la gente canine.

-Est-ce que vous êtes sûr que je ne peux rien faire pour vous aider ?
-Y’a bien un ou deux trucs où vous allez agir mais globalement les choses tournent toutes seules, là. On a lancé tout ce qu’il faut pour le matos et la logistique, y’a déjà masse de marchands et d’armateurs qui se sont proposés pour prêter des navires le temps de l’expédition, administrativement on devrait avoir le feu vert de la marine pour transiter la flotte peinards par le réseau Marijoan, les auditions pour les mercenaires et corsaires ça tombera demain même si super Jorgensen a déjà… partiellement contribué à résoudre le problème même si je suis en train de me dire que ça serait vraiment très dommage qu’il arrive un accident-mineur-genre-chute-maladroite-je-me-pète-le-coccyx-oh-je-ne-peux-plus-monter-sur-un-navire à notre chère capitaine… faut encore qu’on reçoive le gars qui sera à la tête des militaires de Luvneel, aussi, j’crois qu’il arrive aujourd’hui. Serait bien que vous participiez aux auditions et à la rencontre du gros bonhomme de l’armée et à l’assassinat de Jorgens… ah nan ça j’peux pas le dire devant un officier de la marine pardon. Après je me suis posé la question trente-six fois je crois qu’on a rien oublié, donc à partir de là…  à part quelques finitions, ça m’a l’air bon.
-Est-ce que vous avez pris des mesures pour votre sécurité ?
-Nan, ça c’est le sujet auquel il faut absolument pas que je pense sinon c’est moi qui vais faire du bobsleigh dans les escaliers pour essayer de me casser une jambe et être sûr de pas venir. Et je comprends même pas pourquoi je dis ça alors que je n’ai pas du tout l’intention de venir. Ca je déprime déjà. J’aurais qu’à mettre Elie et sa bande de pirates sortie du néant du trou du cul de Manshon pour être sûr que tout se passe au mieux et courir aucun risque, hein. Ca ou prier pour qu’on trouve des équipages à recruter qui fassent plus que tenir la route. Votre avis là-dessus, en essayant de dépasser le fait que faut pas se fier aux pirates parce qu’ils sont méchants et ont tué les parents de soixante-dix pourcents des gens qui ont rejoint la marine?
-Alors à titre personnel, j’ai tenu les statistiques et seuls trois pourcents des soldats que j’ai pu rencontrer présentent effectivement ce motif pour expliquer leur présence dans les rangs de…
-… ah nan mais c’était un énorme stéréotype fumeux hein vous avez tout à fait le droit de m’ignorer royalement quand je dis des conneries au lieu de m’apporter des faits surtout.

-Les bons pirates sont rares, mais ils existent. Je n’ai pas vocation à les croiser malheureusement. Le problème, c’est qu’ils restent farouchement indépendants et ne seront probablement pas attirés par la promesse d’un armistice négocié auprès de la Justice… et donc, fonctionneront à la récompense. Et qu’avec ce système, on a plus de chance d’attirer des vauriens que des dignes de confiance. Ca sera compliqué. Il faudra être vigilant.
-Mmmh. Ouais je confirme, ça serait top que vous participiez aux auditions.

Bonne trouvaille, tout à fait. Elle était capable de mettre des mots et de l’expérience sur ce que son flair lui désignait sans pouvoir le formuler. Et avoir un deuxième cerveau pour lui renvoyer ses idées et le conforter dans sa lancée était toujours un plus. Elle-même semblait apprécier l’exercice, et voir que Sigurd la consultait activement était… agréablement valorisant. Pour quelqu’un réputé difficile, il se laissait bien faire. Le truc, c’est que lui-même s’en rendait compte et qu’il n’aimait pas ça.

-Vous êtes pas là pour m’espionner, hein ?
-Non ?
-J’pense pas qu’on vous ait donné une liste de courses sur les trucs à apprendre à mon sujet parce qu’ils se sont pas gênés pour me fouiner dessus à ce jour et comprendre que y’avait rien du tout à déterrer à leur grand désespoir, mais… c’est bien la marine qui vous envoie et pas un truc chelou et obscur genre le CP2 qui vous demande si je prépare le lancement d’une entreprise cheloue qui les mettra dans le rouge ?
-Pas le moins du monde, répondit Rachel en pensait très fort à Jared et à son bureau de l’étrange comme responsable officiel.
-M’okay.

Alors, Sigurd tourna la tête en direction de la plus petite des tables occupées dans la pièce. Trois personnes s’y tenaient actuellement. Trois hommes. L’un d’entre eux était visiblement un pirate et le garde-chiourme utilisé par Elie pour surveiller sa petite, une description brève qui soulevait déjà énormément de questions – la présence d’un pirate à l’hygiène douteuse chez lui, notamment. Ses domestiques, sans même qu’il ne leur ai jamais rien demandé à ce sujet, l’avaient discrètement imprégné de fragrances pour exterminer son odeur et la remplacer par un délicat parfum de noisette. Mais les deux autres personnages s’avéraient plus curieux.

L’espère de rugbyman trapu orné d’un casque de viking surplombé d’une casquette de marine et d’une barbe qui traînait sur ses jambes, déjà. Il avait brièvement retiré ses couvre-chefs à l’entrée avant de les remettre, par confort ou pas habitude. Peut-être que son cerveau était coincé dedans, avait mollement suggéré Sigurd à sa compagne avant de se prendre un coup de coude trop faible pour être autre chose qu’une formalité hypocrite. Le sergent-chef avait l’air de savoir se tenir, mais quelque chose dans son attitude et surtout dans le timbre de sa voix indiquait qu’il avait plus l’habitude de faire en sorte que ça soit les autres, qui sachent se tenir. Il avait le physique de l’emploi pour être la machine de guerre que Sigurd espérait tant, mais c’était sans espoir : si c’était Syracuse la supérieure, alors c’était elle la plus forte dans quatre-vingt quinze pourcents des cas. La marine, même sans connaître ses codes et ses subtilités, c’était facile à lire.

Jurgen Krieger s’était vu proposer plusieurs des alcools de la réserve d’Haylor, et avait répondu avec tout le sérieux qui incombait à sa fonction : pas pendant le service. Quand bien même la lueur dans son regard avait clairement indiqué qu’en dehors, il aurait été tout à fait à même d’apprécier se brûler le gosier pour faire connaissance avec chacun d’entre eux. Peut-être plus tard dans la journée, même s’il imaginait que Rachel aurait la délicatesse de prendre congé d’eux… elle n’allait quand même pas crécher ici elle aussi, ça n’était pas une garderie, hein ? Pitié ?

Et le troisième gaillard… était plutôt à ranger dans la même catégorie que Dogaku lui-même, un gringalet en plus grand, plus fin et arborant un air on ne peut plus gentil et inoffensif rehaussé par le port d’une paire de lunettes aux branches fines et légères. Ce qui signifiait deux choses : soit c’était un assassin de haute volée capable de vous arracher les intestins de huit manières différentes en utilisant les seuls objets qu’il avait à portée de main, soit c’était un souriceau de bibliothèque dans le genre qu’on pouvait tout à fait apprécier comme copain apaisant. A ceci près qu’il était commissaire. Et commissaire, ça voulait dire comptable et administratif militaire, ce qui faisait de lui l’exact équivalent d’Haylor dans la milice. C’est-à-dire potentiellement beaucoup de choses à l’exception d’un guerrier redoutable. Il ne donnait pas l’impression d’être à l’aise en public, le pauvre.

Et c’est sur cette dernière impression que le cerveau de Dogaku acheva d’insérer la dernière pièce de l’improbable puzzle qu’il n’avait même pas cherché à concevoir. Ca le frappa comme une évidence.

Haylor dans la milice, une infâme harpie de la pire espèce qui était la pire mégère et la plus grande mégère que le cosmos ait connu en ce siècle. L’administration et sa volonté d’économie et d’efficience dans sa plus sombre majesté.

Rachel qui lui parlait de sécurité, et lui qui se voyait plutôt surfer dans les escaliers pour avoir une immobilisation de longue durée dans le plâtre.

Le Monopoline, par lequel les autres gamins forceurs ultra bruyants incarnaient la translinéenne et s’échinaient à esquiver les pirates qu’ils se jetaient dans les pattes.

Et Scott, qui bavait mollement sur la robe d’Elie et se laissa docilement choir dans la main de Sigurd lorsque celui-ci fonça vers l’actrice avec un air de forcené qui flanqua la frousse à cette dernière. Mais il fit volte-face, préférant adresser une demande au sergent avant d’en revenir à son point de départ. Tous ces éléments s’imbriquaient naturellement dans leur projet, parce que pour aller sur Vertbrume…

-Je vous demande votre aide Jurgen, dîtes à tout le monde de faire le silence s’il vous plait. C’est hyper important.

Ce dernier consulta brièvement Rachel du regard avant de s’exécuter :

-VOUS AVEZ ENTENDU LE MONSIEUR ? SILENCE DANS L’ASSEMBLEE ET QUE CA SAUTE, MÊME LES LARBINS DE TEACH SAVENT SE TENIR PLUS DROITS QUE VOUS ! ET POURTANT IL LEUR MANQUE TROIS CASES ET AUTANT D’ORTEILS.

Et comme à son habitude, Jurgen n’eut aucun mal à imposer de la discipline dans les rangs, militaires comme civils. Même la petite Chloé s’était mise au garde à vous, au grand dam d’Elie et de Kalem qui ne comprenaient pas où elle avait appris ça. Qu’est-ce qu’ils avaient raté ?

Sigurd, de son coté, avait déjà fini de composer le numéro qu’il voulait et n’eut qu’à tendre la main pour attraper le jus de tomate qu’un de ses domestiques lui apportait systématiquement quand il faisait ça. Il attrapa le verre en lui levant le pouce avant de faire les gros yeux à son escargophone, lui laissant transparaître un mécontentement incompréhensible pour l’animal et rehaussé par la musique d’attente qui lui irritait les esgourdes. Mentalement, Sigurd nota de vérifier si celle d’HSBC était aussi nulle que toutes celles qu’il avait eu le loisir d’écouter dans sa vie. C’était comme s’il y avait une règle implicite spécifiant que toutes les musiques des standards escargophoniques devaient être lamentables.

-Galley-La Company, bonjour. Les meilleurs ateliers de Water Seven à votre service ! Les seuls, également. Que puis-je faire pour vous ?
-Bonjour ! J’aimerais parler à un de vos… euh… un mix de commercial et d’ingénieur ça serait top je crois, c’est pour un devis un peu personnalisé.
-Mon Denden m’indique que vous n’êtes pas de Grandline, je vais devoir vous ouvrir un ticket. North Blue ? Votre nom s’il vous plait.
-Euh, Sigurd Dogaku.
-Le Sigurd Dogaku ?
-Euh… waow, du respect ça fait plaisir, merci c’est trop gentil !, se réjouit-il. Désolé, j’ai perdu l’habitude à force que les gens qui squattent chez moi me donnent l’impression d’être un genre de chimpanzé à qui on tape sur les barreaux pour voir comment il va… euh ‘fin bref hein, rigola-t-il en entendant Haylor émettre un bruissement à mi-chemin du soupir et du gloussement étouffé quelque part sur sa gauche.
-…. certainement. J’ai déjà un dossier constitué à votre nom, il va me falloir quelques informations pour pouvoir le compléter. Une adresse ?
-Allée des Homaréchaux, Port de Norland, Luvneel, North Blue.
-Quelqu’un avait griffonné « Place des Cachalions » auparavant.
-Ooh, ça c’était avant qu’on déménage HSBC. Maintenant l’adresse pro’ est dans la rue Haylor-Dogaku si c’est ce que vous voulez. Je précise que j’avais rien demandé mais c’est plus discret qu’une grosse statue dans le port hein. On laisse ça à Montblanc Norland pour le moment, c’était un grand bonhomme qui le mérite bien plus.
-Je vois… parfait, je vous passe Monsieur Hambourse.
-Qui ça ?
-Le Directeur. Vous devriez l’apprécier, il vous ressemble beaucoup.
-Olah, c’est pas parce que j’ai une petite réputation que faut me dérouler le tapis rouge hein. Ca fait toujours bizarre.
-Monsieur Daguenert de la translinéenne vous ont coopté par avance.
-Ah.
-A notre demande. Nous savions que vous étiez de passage chez eux pour un temps, nous avons demandé vos infos.
-Et si je vous dit qu’en fait je m’appelle Bigurd Grogaku, adepte du Burger Divin, et que ceci est un énorme canular ?
-Votre dossier indique que vous êtes tout à fait susceptible de me répondre ça.
-‘Videmment… bon eh bah bonne journée ?
-Merci monsieur, bonne journée à vous.

Et à nouveau, cette musique d’attente. Zut, il aurait dû le signaler au standardiste, qu’elle était invivable. Tant pis, se dit-il avant d’être accueilli volontiers par une voix chaude et avenante.

-Alors franchement je m’attendais pas à tomber sur le gros patron de la Galley-La en vrai.
-Je ne m’attendais pas à tomber sur le gros patron d’HSBC, pour ma part.
-Nan mais on est pas gros hein, un brin plus de quatre cent tous services confondus et on n’a pas cent ans d’ancienneté ni la paternité de plusieurs inventions improbables comme vous.
-Certes, mais nous en cent ans, nous n’avons pas réussi à remettre à plein régime l’économie d’un royaume millénaire.
-Boah euh… on aide juste les gens à faire leurs trucs hein.
-Et je me contente de fournir à de braves artisans et ingénieur un endroit où ils peuvent s’épanouir entre gentilshommes de bonne profession, proclama Ernest Kotty Hambourse sur un ton de confidence encanaillée. Tous ces gens qui vous couvrent de flatteries et de courbettes en permanence, cela s’avère terriblement surfait. J’imagine que c’est la même chose pour vous ?
-Euh…
-Allons, pas de fausse modestie s’il vous plait mon bon Sigurd.

Le blondinet balaya vaguement la salle du regard en comptant mentalement les gens qui avaient l’air de le prendre au sérieux : son attention s’arrêta tour à tour sur Rachel, toujours aussi encourageante, Elie et Kalem qui condensaient toute l’hostilité du monde dans leurs expression, Haylor qui brillait par son absence soudaine de la pièce, la petite Chloé qui se tenait toujours droite comme un piquet en le regardant avec des yeux ronds, ainsi que sur sa mère qui lui tournait carrément le dos pour retourner les cartes de tous ses rivaux avec l’aide des perroquets de l’autre esclave hermétique. Merci maman.

-Mais trêve de platitudes et de mondanités, dîtes-moi plutôt comment puis-je vous aider ?
-Alors en fait… j’ai une question stupide. Vos trains des mers, est-ce qu’ils seraient assez stables avec assez de traction pour pouvoir remorquer des navires façon jet-ski dans leur sillage ou pas ? Si oui, jusqu’à combien à la fois ? J’imagine que ça serait pas le truc le plus confortable du monde mais je prends quand même l’information. J’aimerais pouvoir faire un G-0 ou Seikan vers Seti ou Alalanouille très rapidement et ça m’est venu en tête. Si on fait ça, on gagne un temps fou en navigation et on esquive probablement beaucoup des problèmes qui pourraient essayer de venir nous arracher la tête dans la foulée.
-On n’a encore jamais fait ça.
-Ouais, je me demande bien pourquoi d’ailleurs. Votre réponse, à vue de nez ?
-Ca doit tout à fait être possible. Il faudrait effectuer des tests pour trouver un système de câblage adapté, mais je ne m’inquiète pas du tout pour la traction ou la résistance des rails, ils sont prévus pour que le train puisse continuer à progresser pendant des jours même en remorquant des monstres marins constricteurs qui voudraient le broyer.
-Me donnez pas plus de détails de ce genre sinon je vais annuler ma commande s’il vous plait.
-Oh, toutes mes excuses, je ne voulais pas vous faire peur… sachez que nous n’avons plus eu d’accident de ce genre à déplorer depuis maintenant six ans ! Nous avons mis en place un système de vibration sur nos rails qui éloigne la majorité des créatures à l’approche de nos trains.
-Aaaaah, ça je préfère.
-L’inconvénient étant que moins de monstres marins signifie plus de pirates en retour, nos rails devenant une ligne de vie que plusieurs pirates des empereurs préfèrent suivre dans leurs patrouilles malgré les dangers que représentent la circulation près de nos…
-Taaaaa taaaaa taaaaah je préfère pas savoir. Je peux vous laisser voir votre truc et nous faire un retour ? On doit faire le trajet de toute manière et on va passer par le réseau Marijoan mais si on peut gratter le reste…

Il nota mentalement qu’il venait machinalement de dire « on », et qu’il n’aimait absolument pas ça. Un frisson le parcouru lorsqu’il remarqua que Valmorine, Konan et Haylor, désormais de retour, avaient eux aussi perçu. Mais il se contenta de leur faire non de l’index sans discontinuer :

-Et bien sûr, hésitez pas à nous faire parvenir un devis chiffré sur lequel on pourra échanger, même si normalement, vous allez pas me demander combien je suis prêt à payer pour ça…
-… mais combien je peux gagner avec ça.
-Absolument. Et je suis convaincu que la marine sera ravie de pouvoir turboter son transport de bâtiments militaires d’un bout à l’autre du nouveau monde sans se casser le cul histoire de soutenir son effort de guerre contre les gros méchants empereurs pir… nan je dec’, ils sont trop occupés à faire la guerre aux révos qui veulent juste faire de la permaculture dans leurs lopins peinards, les bouffons. Mais ils seront preneurs quand même.
-Merci beaucoup.
-Cadeau. Sur ce, bonne journée !

*
*     *
*

Autre jour, autre charge… autre corvée, dans le langage de Sigurd. A titre exceptionnel, ils avaient obtenu de la ville l’usage de l’une des plus grandes salles de représentation dont disposait Norland, celle du théâtre des Cachalions. L’offre qu’ils avaient adressée à la ville était originale : eux avaient le droit d’occuper le bâtiment en contrepartie d’un loyer versé pour la journée, et celle-ci restait en libre accès à quiconque souhaiterait assister aux auditions des pirates et mercenaires qui candidataient pour participer à l’expédition pour Vertbrume. Et du monde, il y en avait : les locaux avaient été trop bien habitués par les curiosités proposées par Dogaku qui, même dans l’urgence sur des affaires qui le hérissaient de plus en plus, continuait de vouloir amuser la galerie quelle qu’en soit l’occasion.

Une arène aurait probablement été mieux indiquée, mais ils n’en avaient pas dans la ville. Alors bon, à défaut…

Dogaku était venu avec plusieurs sacs de confiseries et d’amuse-bouche en tous genres, et surtout avec la ferme intention de bien profiter du spectacle en en faisant le moins possible. Il s’était paisiblement niché dans une loge bien centrée au premier balcon du théâtre, qui avait la réputation d’être le meilleur point de vue possible pour profiter de la vue et de l’acoustique sans souffrir de torticolis au terme de l’évènement. Il ne venait jamais assister à ce genre de choses, aussi avait-il cru sur parole le directeur général de l’institution théâtral tiré à quatre épingle quand il les avait accueillis avec beaucoup de bonhommie et une pointe d’inquiétude.

« Meuh nan, promis la sorcière fera pas de boules de feu à l’intérieur. Pour le faut pas se battre, je sais pas si ça se fera par contre, faut bien qu’on voit ce qu’ils valent nos grands méchants mercenaires. Mais promis on mettra un système de notation négatif extrêmement punitif pour la destruction du décor ».

De là où il était, il surplombait parfaitement Rachel et Elie, au premier rang face à l’estrade, à qui il avait complètement donné la main pour animer l’évènement en plein vol. En fait, il leur avait arbitrairement assigné la tâche sans rien leur demander.

Rachel, parce qu’il se doutait bien qu’elle avait l’œil pour ce genre de choses, et que ce serait une excellente occasion de la voir à l’action pour conforter ou ajuster l’idée qu’il avait d’elle.

Elie, juste pour la faire chier. En surface uniquement, parce que la partie la moins désagréable de son cerveau se disait qu’il valait mieux qu’elle voit à l’avance avec qui elle devrait composer en tant que pseudo-pirate, et que se servir d’eux comme sujet d’étude lui serait probablement profitable.

Valmorine était également présente, et un dernier membre du jury était attendu pour compléter l’équipe. Sigurd n’avait pas compris s’il s’agirait d’un gradé de l’armée royale prenant part à l’expédition ou d’un certain conseiller militaire très apprécié de sa part qu’il avait récemment contacté pour l’occasion, mais il croisait les doigts.

Les gradins étaient déjà bien chargés par des Luvneelois venus seuls, en groupes d’amis ou en famille, et devant le bâtiment attendaient patiemment les équipages qui devraient être auditionnés ce jour. Ca promettait d’être intéressant.

-Chips ?, demanda-t-il à sa partenaire, elle aussi présente en spectatrice pour l’occasion. Petits fours ? Foie gras ?
-Non merci.
-J’ai demandé à ce qu’on vous apporte des scones, du thé et des sorbets un peu plus tard, sinon.

Evidemment, qu'il l'avait fait. Il connaissait parfaitement ses goûts et ne manquait jamais à qu'elle soit satisfaite. Mais étrangement, cette petite attention renforça le malaise qui la grignotait par rapport à la veille. Ils n'avaient pas encore crevé leur abcès, et si lui semblait être satisfait de bouder à moitié quand ils étaient ensemble, elle ne le supportait pas.

-Parfait. Mais euh, Sigurd…
-Ouais, ouais, j’vous râlerais dessus pour vous faire un séminaire sur le thème de « Qu’est-ce que j’ai le droit de faire et dans quelle mesure et sans le consulter quand j’ai envie de jeter des bombes à mon blondinet parce qu’il dépérit à s’ennuyer profondément dans sa routine et qu’il commence à m’inquiéter sérieusement quand il ne sauve pas le monde » plus tard, là j’ai la flemme et pas envie de m’énerver.
-Mmmh, concéda-t-elle.
-C’est vrai que c’est joli ici, vous avez vu les sculptures en forme de petits animaux ? Et les noisettes ? J’adore les lustres et comment ça sonne et ça résonne aussi. A votre avis, si je me mets à siffler il se passe quoi ? Je tape des mains pour voir. Mwarharharh. Ouais c’est marrant.

Elle aurait voulu sourire de bon coeur à ses bêtises et à sa bonne humeur. Et elle y arriva presque. Mais ce presque, il n'y réagit pas.


Dernière édition par Sigurd Dogaku le Jeu 30 Sep 2021 - 15:21, édité 3 fois
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« Un orchestre ? »

Elie regarda d’un air interloqué le groupe de musiciens posté près de l’entrée principale du théâtre. La matinée était bien avancée et la foule s’était rassemblée autour du bâtiment, nombreuse, impatiente : tout le monde avait entendu parler de l’audition des corsaires, le nouvel évènement mis sur pied par Sigurd Dogaku. Personne n’avait la moindre idée de ce dont il s’agissait réellement, mais tout le monde s’accordait à dire que si c’était Sigurd qui l’organisait, ça valait forcément le détour.

« Pas un orchestre : une fanfare. » Rectifia gentiment Rachel.

L’actrice et la commandante étaient en train de faire le tour du bâtiment, faute de mieux. Le capitaine Dogaku était dans le théâtre, à régler les derniers détails avec le directeur, la baronne Valmorine de Tintoret était partie faire des trucs d’officiels comme le lui imposait sa charge administrative et le dernier membre du jury n’était pas encore arrivé, laissant les deux jeunes femmes sans rien à faire.

« Ah ? Qu’est-ce qui vous fait dire ça ? » S’enquit Elie.

Devant eux, les musiciens faisaient de leur mieux pour égayer l’attente du public en attendant que l’établissement ouvre ses portes. L’initiative rencontrait un vif succès, chaque musique étant accueilli par des tonnerres d’applaudissements et des encouragements à continuer. Au centre, la foule avait ménagé spontanément un large espace où les plus joyeux s’étaient mis à danser un genre de farandole, calquée sur le rythme endiablé qu’imposait l’orchestre. Visiblement, personne n’avait la moindre idée de comment ça se dansait, mais il en fallait plus pour briser l’entrain des danseurs qui faisaient n’importe quoi et s’amusaient clairement comme des fous.

«  Hé bien, parce que c’est la mienne, en fait… » Avoua Rachel.

Clignements de yeux interloqués de la part de l’actrice.

« La votre ?
_ Oui. ’Fin, celle de mon régiment, pour être exact.
_ Votre régiment possède une fanfare ? Insista Elie.
_ Bien sûr : on est un régiment de la Marine, on se doit d’avoir une fanfare ! Se défendit Rachel. On aurait l’air de quoi, autrement ?
_ C’est bien la première fois que je vois une fanfare de la Marine, fit remarquer l’actrice.
_ L’usage est un peu tombé en désuétude, convint la commandante. N’empêche que c’est dans le règlement, alors j’ai le droit.
_ Donc, juste pour être certaine, pour aller faire un tour dans le Nouveau Monde, l’endroit le plus dangereux du monde, vous, vous mettez un point d’honneur à embarquer une fanfare ? Vérifia Elie.
_ Parce que vous renonceriez à emmener votre fille à l’endroit le plus dangereux du monde, vous ? »

Elie ne put s’empêcher de jeter un coup d’œil près de l’entrée, où se trouvait la petite Chloé, le non moins petit Kalem et le géant Bruno, même s’il était difficile de dire qui chaperonnait qui dans cet ensemble. Visiblement, Chloé avait une folle envie d’aller danser au son de la fanfare et tentait de convaincre son tonton ronchon récalcitrant de l’y accompagner.

« Non mais c’est différent, objecta Elie. D’abord, c’est ma famille, ensuite, nous ne sommes pas chargés de nous battre, nous.
_ Mon Régiment est une grande famille, signala Rachel avec le sourire. Nous n’abandonnerons personne derrière nous.
_ Fanfare, combat ? Tenta de souligner cette association absurde l’actrice.
_ C’est une fanfare de bataille, affirma la commandante avec un aplomb désarmant.
_ Ah. D’accord. Et, par simple curiosité, vous auriez des joueurs de flûtes dans cette fanfare ?
_ Oh ? Vous avez marre de chanter a cappella ? »

Les deux jeunes femmes continuèrent à faire le tour du bâtiment, délaissant la fanfare et le public tapageur. On pouvait distinguer des guetteurs de la Marine postés sur le théâtre, ainsi que des patrouilles qui circulaient ostensiblement sur le reste de la place. C’était l’une des raisons principales de la sortie du duo de juges : Rachel avait décidé de mettre à profit le temps mort pour s’assurer que le dispositif de sécurité qu’elle avait mis en place autour du théâtre fonctionnait de manière satisfaisante. Elie l’avait accompagnée autant par curiosité que par désœuvrement.

« Vous êtes au courant que la Marine ne possède aucune juridiction sur Luvneel ? Signala tout de même Elie.
_ Bien sûr, reconnut Rachel, mais avec autant de pirates dans les environs, je n’ai pas l’intention de prendre le moindre risque. Nous sommes prêt à intervenir au moindre débordement, affirma-t-elle avec le sourire.
_ Le Royaume est au courant ?
_ Alors là, je m’en moque éperdument, révéla la commandante. On est la Marine, on ne reste pas sans réagir quand des civils sont en danger ! Si une telle situation advenait, on aurait bien tout le temps de laisser les diplomates discuter des arguties juridiques après coup, hein…
_ Et tout à coup, je me demande très fort pourquoi on vous a nommé officier de liaison…
_ Ben moi aussi, j’aimerai bien le savoir, en vrai…
_ En parlant de ça, ça ne vous dérange pas d’avoir à frayer avec les pirates ? Voulut savoir l’actrice. Vous êtes la Marine, après tout, hein…
_ Hé bien, techniquement, s’ils passent l’audition, ce seront des corsaires et non plus des pirates, se sentit obligé de préciser Rachel.
_ Mais là, tout de suite, ce sont encore tous des pirates, insista Elie.
_ Si tout ce qui m’intéressait, c’était de casser du pirate, j’aurais fait chasseuse de prime au lieu de rejoindre la Marine, fit gentiment remarquer la commandante. Mon objectif, c’est avant tout d’assurer la protection des gens : tant que les pirates se tiennent à carreau, je n’ai aucune raison de leur rentrer dans le lard.
_ Et quant au fait que ces pirates vont rejoindre l’expédition dont vous faites partie ? Précisa l’actrice.
_ S’ils veulent devenir corsaire, c’est pour s’amender de leurs frasques de pirate, non ? Fit Rachel. Pour moi, tant qu’ils tiennent leurs engagements, je m’en satisferai.
_ Vous pensez sincèrement qu’ils peuvent changer de voie ?
_ Bien sûr, acquiesça la commandante. Je suis une fervente partisane du droit à une deuxième chance. Tout le monde peut changer.
_ Je vous trouve bien optimiste, pour le coup. Mais je crois que j’aime bien ça. »

Les deux jeunes femmes arrivaient enfin en vue de l’arrière du bâtiment. Une foule presque aussi dense que le public s’y pressait : les innombrables équipages pirates qui avaient décidé de passer l’audition du Royaume. Un tohu-bohu infernal où tout le monde riait, hurlait, se menaçait, dans la joie, la bonne humeur et un souci constant de saboter les chances d’autrui au profit des siennes. Personne n’en venait ouvertement aux mains : les autorités de Luvneel avaient été très claires sur le sujet, le sauf-conduit accordé aux équipages pirates expiraient dès le premier acte de violence constaté. Il en résultait qu’à défaut de pouvoir régler leurs différents de manière virile, les intéressés tentaient de l’emporter principalement par le volume sonore.

« Ça promet d’être long et fastidieux, tout ça, soupira l’actrice. Qui aurait cru qu’autant de Pirates seraient intéressés par un changement de statut ?
_ Oui, opina Rachel, songeuse. Je me demande comment on va pouvoir procéder…
_ Comment ça ? Demanda Elie. Les choses me paraissent plutôt claires : on auditionne des pirates et on recrute des corsaires digne de ce nom pour Luvneel.
_ Oui, mais justement : cela pose un certain nombre de questions sur lesquelles nous n’avons pas été briefé, signala la commandante. Des corsaires, d’accord, mais pour quoi ? Comment ? Dans quel but ? On a aucune feuille de route sur le sujet !
_ On les recrute pour avoir des types avec de l’expérience de la Route de Tous les Périls avec nous, rappela l’actrice. Ça ne peut pas nous faire de mal d’être accompagnés de capitaines qui ont du vécu sur le sujet.
_ Certes, mais si tel était le cas, on aurait besoin que de consultants, pas de monter toute une flottille corsaire, objecta Rachel.
_ Mais a-t-on vraiment besoin d’une feuille de route pour mener les auditions ? On a qu’à prendre les plus forts et pis basta, non ?
_ Ça dépend, secoua de la tête la commande. Par exemple, supposons qu’on veuille utiliser les corsaires comme avant-garde : il nous faut des types un peu indépendants – bon, ça, c’est le cas de tous les pirates, en fait – mais surtout relativement dégourdis pour pouvoir gérer correctement ce qui se présentera à eux sans faire n’importe quoi et mettre l’expédition en danger. Cela implique qu’il nous faut des gens capable de s’entendre et de s’organiser entre eux : on ne parle pas d’un bateau esseulé mais bien d’une flottille ! S’ils se la jouent chacun solo, ça ne fera qu’engendrer chaos et désordre, ils se mettront des bâtons dans les roues et ralentiront inutilement l’expédition…
_ Je n’y avais pas réfléchi, mais jusque là, je vous suis, opina Elie.
_ Sauf que ce n’est qu’un aspect du problème, reprit Rachel. Je suppose que si le Royaume a décidé d’investir dans des corsaires, c’est aussi et surtout dans l’espoir de les voir éponger les pertes à leur place – la population réagit toujours mieux quand ce ne sont pas les leurs qui trinquent – ce qui veut dire que les corsaires formeront aussi nos troupes de chocs, ceux qu’on enverra au casse-pipe sans sourciller ou qu’on utilisera pour les actions les plus risquées. Donc indépendant, certes, mais avec suffisamment de discipline pour suivre une stratégie globale, un minimum de puissance de feu pour ne pas se faire balayer en vain, et une bonne dose de courage ou de folie – voire d’incitation financière – pour endosser leur rôle sans sourciller.
_ Ce dernier point ne devrait pas être problème : Luvneel est riche, les pirates sont opportunistes, ça ira tout seul, souligna l’actrice.
_ Vous croyez ? S’interrogea sincèrement la commandante. Ça me paraît au contraire un point critique : n’oubliez pas que dans le pire des cas, nous risquons de nous retrouver face à l’une des flottes de l’Impératrice. Or, si nous engageons des opportunistes sans aucune considération, nous prenons le risque de nous les faire retourner au pire moment : les richesses distribuées par le Royaume de Luvneel peuvent-elles réellement peser face à l’opportunité de rejoindre la flotte de l’un des quatre Empereurs ?
_ Pas vraiment, convint Elie. La majorité des pirates ont soif de renommées et d’aventures, la perspective de rejoindre les forces de Kiyori devrait paraître à la plupart d’entre eux plus alléchante que de quémander l’aumône de Luvneel.
_ Auquel cas, il nous faudrait des corsaires dont la motivation serait imperméable à ce que pourrait leur offrir l’Impératrice. Et ça, c’est quand même pas gagné, hein… »

Elie éclata subitement de rire, s’attirant un regard interloquée de sa comparse.

« M’enfin ? Ben qu’est-ce que j’ai dit de drôle ?
_ Non, non, s’excusa malicieusement l’actrice, je repensais simplement à une certaine commandante qui vient tout juste de me certifier qu’on avait aucun cahier des charges pour mener les auditions.
_ Hein ? Remarqua très intelligemment Rachel.
_ Votre analyse me paraît tout à fait pertinente, je pense qu’on devrait partir dessus, assura l’actrice.
_ Holà, holà, n’allez pas trop vite en besogne ! Se défendit la commandante. Ce n’est que mon point de vue sur la question : comme je l’ai dit, j’ignore totalement ce que la baronne de Tintoret – et, au travers elle, le Royaume de Luvneel – a en tête !
_ Très honnêtement, je pense franchement que personne n’a rien en tête sur le sujet et que c’est très précisément pour ça que Sigurd vous a collé dans le jury, révéla Elie.
_ Mais c’est impossible, voyons, objecta la commandante. Le capitaine Dogaku ne me connaissait pas il y a plus vingt-quatre heures, comment aurait-il pu prévoir que…
_ Il n’a probablement rien prévu : simplement, il est doué pour improviser avec ce qu’il a sous la main, il faut bien le lui reconnaître, fit Elie.
_ Mais et la baronne de Tintoret ? Commença Rachel.
_ "Si les évènements vous dépasse, feignez d’en être l’instigateur", la coupa l’actrice. Ou l’instigatrice, en l’occurrence. Valmorine a mis en marche la machine, mais maintenant qu’elle est lancée, elle n’a plus la main sur grand-chose. Ne vous y trompez pas, c’est maintenant Sigurd et Haylor, le nexus de décision : ils vont s’occuper de tout. Le rôle de Valmorine se résume dorénavant à ne plus être que la tête de proue officielle de l’expédition et un prête-nom pour Sigurd.
_ Oh… fit la commandante, songeuse.
_ Tout ça pour dire que si vous espérez une feuille de route ou un cahier des charges de leur part, vous risquez d’attendre drôlement longtemps, à mon avis, conclut Elie. Alors si vous en avez des idées stock, ne vous faites pas prier, on va les appliquer.
_ J’en prends bonne note.
_ Par contre, le problème, ça va être de savoir concrètement ce qu’ils valent… enchaîna l’actrice. On ne va quand même pas organiser une battle royal, la ville n’y survivrait pas…
_ Hé bien, le lieutenant Marlow est en train de passer voir tous les capitaines pour consigner leur CV, signala Rachel. On devrait avoir toutes ces informations avant le début de la sélection. Par ailleurs, nous avons dégotté un agent du Cipher Pol qui a accepté de nous aider à déterminer la puissance des capitaines, voire aussi de leurs meilleurs éléments.
_ Sérieusement ? S’étonna l’actrice.
_ Oui, acquiesça la commandante avec un sourire ravi. Je n’ai pas bien compris comment ça marche, mais on lui tape dessus et il donne un chiffre résumant votre puissance. On dirait une de ces attractions dans les fêtes foraines…
_ Non, je voulais dire : sérieusement, le CP a accepté d’épauler le Royaume pour ses auditions ? Rectifia Elie.
_ Oh non, le CP ne pourrait pas approuver officiellement une telle entreprise, expliqua Rachel en repensant fugacement à Lucie de Vimille, sa supérieure officieuse. Celui-ci nous aide heu… à titre personnel.
_ Hé bien, vous avez plus d’influence que je l’imaginais, avoua l’actrice.
_ Oh non, en réalité, je n’ai aucune influence, démentit sincèrement Rachel. Mais on s’est inopinément croisé hier soir et je l’ai simplement convaincu de nous aider.
_ Convaincu ? Aussi simplement que ça ?
_ Hum… Ben je… Heu… »

*
*     *

La nuit s’étirait lentement. Rachel sortait du manoir du capitaine Dogaku, où venait d’avoir lieu la réunion au sommet concernant l’expédition. À ce sujet, il faudrait vraiment lui trouver un nom, ça serait tout à la fois plus évocateur et nettement plus classe, songea la jeune femme. La réunion l’avait un tantinet surprise, vu qu’elle avait plus tenue de la soirée entre amis qu’autre chose. Elle s’était mentalement préparée comme elle le pouvait pour son rôle d’officier de liaison, mais n’avait jamais envisagé de voir la Baronne de Tintoret jouer aux jeux de société en hurlant de manière surexcitée avec la mère du capitaine Dogaku. Bon, dans tous les cas, les résultats étaient là : elle-même avait pu approcher la cible, tandis que l’expédition était visiblement sur les rails – au sens propre comme au sens figuré, d’ailleurs.

Sachant que le capitaine Dogaku avait plutôt la Marine en grippe, la commandante avait pris soin de venir avec une escorte légère pour ne pas le brusquer. Ce qui ne voulait pas dire qu’elle avait laissé son Régiment se tourner les pouces pendant ce temps : sous les ordres du Lieutenant Davenport, les soldats s’étaient déployés dans les quartiers ceignant le Manoir – mais hors de vue de la propriété – pour assurer un cordon de sécurité pendant ce qui aurait du être une rencontre au sommet entre plusieurs grands pontes de Luvneel, au premier chef desquels figurait le capitaine Dogaku.

C’est donc avec surprise et satisfaction qu’elle vit le lieutenant Davenport se présenter à elle sitôt qu’elle eût tourné à l'angle de la rue. L’officier lui signala qu’ils avaient capturé quelqu’un de louche. Le lieutenant l’avait ensuite conduite dans une venelle proche où l’attendait un vaste monticule de Marines. Pas une montagne de blessés ou de combattants HS comme on pouvait en voir lors de certains affrontements meurtriers contre les pirates, non, non : cet empilement était de leur gré et tous attendaient leur chef avec le grand sourire satisfait du devoir dûment accompli.
Il faut dire qu’à la base du monticule dépassait une tête qui n’avait rien à voir avec son Régiment. Une tête écarlate qui fulminait et s’époumonait à lancer des menaces sur des histoires de traîtres au GM, de cours martiales et autres mises à pied sans solde. Bref, un agent du CP dans toute sa splendeur.

« Lieutenant Davenport ? Appela Rachel. Vous pouvez m’expliquer ?
_ Oui, mon commandant, obtempéra l’intéressé. On a repéré ce type qui faisait visiblement du repérage sur les terres du Manoir. Il a essayé de filer mais comme il avait l’air trop rapide et trop fort pour nous, on a tous sauté dessus en même temps pour l’écraser. Ça fait une heure qu’il tempête mais n’empêche qu’il ne peut plus bouger et ne représente donc plus une menace.
_ Excellent travail, Lieutenant, le félicita la jeune femme avant de s’adresser à ses troupes. Bien joué, les gars ! Maintenant, soyez gentils de libérer le monsieur, lui et moi devons discuter. »

Les Marines acquiescèrent joyeusement avant d’obéir avec célérité. En moins de temps qu’il n’en fallut pour le dire, l’agent du CP était tout seul étalé par terre. Il se releva en maugréant, lissant comme il le pouvait les plis de son costume tout froissé, avant de jeter un regard peu amène à la commandante, jaugeant ses forces. Elle était flanquée de ses deux acolytes, Jürgen et Edwin, le lieutenant Davenport était à l’affût non loin et les hommes du Régiment pullulaient toujours dans les parages. Refroidi par son précédent échec, l’agent du CP estima préférable de tenter l’approche diplomatique.

« Hum… Salutation, commandante, fit l’homme en costume. Sachez que vous êtes en train d’interférer avec une opération du Cipher Pol de la plus haute importance !
_ Et toujours pas de cartes professionnelles pour le prouver, je suppose…
_ Aussi, veuillez me laisser partir et ne parler à personne de… cette petite anicroche, cela vaudra mieux pour tout le monde, asséna l’agent avec morgue.
_ Vous savez, vous tombez drôlement bien, lui signala Rachel en souriant. J’aurais besoin de votre aide pour m’aider dans une tâche toute particulière.
_ Hein ? Fit l’agent interloqué, ne s’attendant pas du tout à ce genre de réponse.
_ Je suis la commandante Syracuse, officier de liaison de la Marine détachée auprès du Royaume de Luvneel, se présenta la jeune femme. À qui ai-je l’honneur ?
_ Heu… Ben… Non mais j’ai pas le droit de révéler mon nom, fit l’agent. C’est secret !
_ Ne soyez pas ridicule, le morigéna gentiment Rachel. Nous travaillons tous deux pour le Gouvernement Mondial, je vous rappelle. Même un nom de code m’ira, sinon…
_ Alors disons… Agent Ronde. Gemme Ronde.
_ Très bien, agent Ronde, lui sourit la commandante. Avez-vous entendu parler de l’expédition que Luvneel projette d’envoyer à Vertbrume ?
_ Bien sûr, c’est d’ailleurs pour ça que je surv… Hé, bien essayé, mais c’est secret !
_ Le capitaine Dogaku m’a chargé d’auditionner les pirates que le Royaume envisage de recruter à titre de Corsaire, expliqua la jeune femme. Je me suis laissé dire que le CP disposait de capacités pour estimer la force des gens. Un tel savoir nous serait fort utile pour nous aider à trier les candidatures. Accepteriez-vous de nous épauler dans cette tâche ?
_ Et je peux savoir pourquoi je devrais perdre mon temps précieux à vous aider ? S’enquit sombrement Ronde.
_ Parce que nous travaillons tous les deux pour le Gouvernement Mondial et que nous devrions montrer par l’exemple que la Marine et le CP sont toujours prêts à collaborer main dans la main pour œuvrer pour le bien général, répondit en souriant Rachel.
_ Des clous, on ne travaille pas ensemble : vous êtes nos larbins, c’est tout ! Aucune chance, ma mission est autrement plus vitale et importante que vos petites affaires sans intérêts ! Rétorqua l’agent.
_ Dites-moi, agent Gemme Ronde, voulut savoir la jeune femme. Comment l’Amiral Jared, à la méfiance proverbiale, prendra-t-il mon rapport lorsque je lui signalerai que ma mission effectuée sous son commandement direct fait l’objet d’une étroite surveillance de la part des agents du Cipher Pol ?
_ Hein ? Mais je ne vous surveille pas, c’est S… Aha, bien joué, mais je sais garder un secret, dommage pour vous.
_ Bien entendu, approuva aimablement Rachel. Ce n’est qu’une coïncidence si vous rodiez dans les parages à ma première prise de contact avec le gouvernement Luvneelois. Et je ne doute pas que l’amiral Jared verra les choses de cette manière, lui aussi. »

L’agent Gemme Ronde pâlit brusquement. Le Sous-Amiral Jared « l’étau », le joker de la Marine sur North Blue, était réputé pour deux choses : ses pulsions meurtrières qui téléguidaient des raisonnements très radicaux sur la façon de gérer les menaces et… et le fait qu’il était un ancien du CP, paranoïaque à l’extrême, qui voyait des couteaux sous chaque veste et des comploteurs derrière chaque ombre.
Non, Jared ne pencherait jamais pour une simple coïncidence. Et non, il ne verrait pas du tout d’un bon œil que le CP se penche sur les missions qu’il commandait personnellement. Et si Jared pensait que le CP l’avait dans le collimateur, dans le pire des cas… Dans le pire des cas, ce fou furieux était capable de déclencher une lutte fratricide et mettre North Blue à feu et à sang dans l’unique but d’en purger toute trace du CP.

« Non mais attendez, ça va pas la tête ! S’affola l’agent Ronde. On a rien à voir contre Jared, nous ! Tout ce qui nous intéresse, ce sont les activités de Sigurd ! Déconnez pas avec ça, putain, c’est dangereux ! Tant Jared que Sigurd, d’ailleurs !
_ Dooonc… vous acceptez de nous aider ? Voulut savoir Rachel.
_ Que… Mais… Mais c’est du chantage, ça ! Se révolta Gemme.
_ Pas du tout : c’est la preuve d’une coopération sans faille entre individus du même bord qui se font une confiance aveugle, expliqua aimablement la jeune femme. Vous nous utilisez pour vous retrouver au cœur des manigances du Capitaine Dogaku, en échange de quoi, nous en profitons pour tirer partie de votre aptitude à estimer la puissance des pirates.
_ C’est… C’est vil !
_ Meuhtropas, c’est un échange de bon procédé, voilà tout. »

*
*     *

« Hum… Disons simplement que j’ai demandé gentiment, éluda Rachel. On va pas s’embarrasser des détails, hein, ça serait barbant…
_ Et il est où, cet agent ? S’enquit Elie.
_ Par là-bas. » Fit la commandante en agitant le bras, mal à l’aise.

L’actrice suivit le mouvement du regard et aperçut une zone où l’ambiance semblait détendue, les pirates y riant de bons cœurs tout en rivalisant de rodomontades pour affirmer que c’est eux qui attendraient le plus haut score. Pour un peu, on aurait pu les confondre avec des gamins devant une attraction d’une fête foraine.

« D’une pierre, deux coups, approuva Elie. Ils se tiennent à carreau et on grappille de l’info.
_ Hum… J’ai un peu honte, je suis certaine qu’il s’attendait pas à ça quand j’ai dit qu’il serait au cœur des manigances du Capitaine…
_ Ok, donc on aura le CV et une estimation brute de leur puissance, résuma l’actrice. Restera à déterminer s’ils sont fiables ou non. Si on pouvait éviter d’embarquer des fous furieux, j’aimerai autant, hein…
_ Hmmm… On pourrait tenter la méthode des trois questions ? Proposa Rachel.
_ Vous pensez pouvoir cerner les gens seulement en leur posant trois questions ? S’étonna Elie.
_ Non, absolument pas, répondit la commandante. Je pensais plutôt les laisser poser trois questions.
_ Oh ? Intéressant, comment ça marche ? Demanda l’actrice avec enthousiasme. Ça m’intéresse carrément !
_ Ma foi, c’est fort simple : on ne peut pas poser de questions sans se dévoiler soi-même, détailla l’imposante albinos. Elles indiquent remarquablement quelles sont nos pensées, nos échelles de valeurs, la façon dont on hiérarchise nos priorités ainsi que ce que sont nos aspirations.
_ Et vous êtes suffisamment sûr de votre coup pour éviter qu’on embarque des psychopathes ? S’inquiéta Elie dans un froncement de sourcils.
_ Hé bien, le risque zéro n’existe pas, rappela Rachel dans un sourire. Mais je vous assure qu’il est difficile de cacher les traits de caractères les plus saillants avec ce genre de méthode.
_ Et vous ne vous êtes jamais dites que les gens pourraient mentir ou calculer pour donner la question que vous attendez ? Pointa l’actrice.
_ Ce serait possible s’ils se rendaient compte qu’on est en train de les sonder par la même occasion, approuva l’imposante albinos. Mais la plupart des gens n’y font pas attention : poser des questions constitue la base d’une conversation, d’un échange avec quelqu’un. Les gens se méfient bien davantage des questions qu’on leur pose et des réponses qu’ils estiment qu’autrui attend que des questions qu’ils pourraient poser.
_ Je ne sais pas, je suis assez dubitative, là, signala l’actrice.
_ Une jeune femme volontaire et décidée, ayant soif de nouveautés, voire même de changement, énonça la commandante. Elle a suffisamment conscience du danger pour ne pas agir inconsidérément mais ne se laisse pas arrêter par ce seul critère. Sa sécurité lui importe moins que celle de ceux qu’elle chérit. Par ailleurs, elle est habituée aux mensonges et aux faux-semblants et les emploie vraisemblablement elle-même régulièrement. Ça vous rappelle quelqu’un ?
_ Vous parlez de moi, là, cilla sombrement Elie.
_ Hé bien, vous m’avez posé trois questions… Lui rappela Rachel en souriant. Alors, à côté de la plaque ? En plein dans le mille ? Toujours dubitative ? Et ça fait trois questions, si vous voulez jouer, vous aussi !
_ Hé bien… Pas trop mal visé, reconnut l’actrice. Bon alors, c’est quoi le truc ?
_ L’intention précède la question, s’amusa la commandante. Quand je vous ai proposé d’employer cette méthode, vous avez voulu en savoir plus, mais pas par simple curiosité. Il n’y avait aucune hésitation de votre part, vous étiez déjà partante même sans savoir précisément ce que c’était. Vous ne tergiversez pas avant de prendre une décision et une fois que vous avez une idée en tête, vous foncez l’appliquer. Et pourtant, cette méthode vous était inconnue : non seulement ça ne vous a pas fait hésiter, mais à votre sourire, ça vous plaisait de la tenter. Parce que c’est nouveau, parce que ça sort de l’ordinaire ; ce qui vous plaît. Seconde question : détecter les psychopathes. Ce n’est pas forcément une question prioritaire pour la plupart des gens qui envisagent de filer pour le Nouveau Monde. Vous avez déjà eut affaire à des gens dangereux et vous vous en méfiez, mais pas au point de vous laisser entraver par cela. Par ailleurs, quand vous m’avez posé la question, vos yeux se sont posés dans cette direction. Ils n’ont pas dérivé, comme cela arrive lorsque les gens visualisent quelque chose d’abstrait, non, vous, vous étiez en train de chercher quelque chose du regard. Et je sais que vos compagnons attendent quelque part par là-bas. Votre fille, le colosse qui l’accompagne et le petit homme qui vous a rejoint la première fois que nous nous sommes rencontrés. Bon, là, j’avoue, pour l’avoir vu à la soirée chez le capitaine Dogaku, je sais pertinemment que c’est pour votre fille que vous vous faites du soucis. Vous la couvez quasiment au sens propre, c’est assez évident, en fait… Bref, c’était un réflexe pour vous rassurer, car c’est pour eux que vous avez envisager le danger plus que pour vous-même et c’est pour eux que vous vous êtes inquiétés à ce sujet. Et enfin, la troisième question… Vous vouliez savoir s’il était possible que les gens mentent pour fausser le résultat. Un choix et une formulation intéressante : vous auriez pu demander s’il ne m’arrive pas de me tromper ou quel est le taux d’erreur de la méthode. Si ça vous est venu en tête en premier lieu, c’est parce que c’est une problématique récurrentes pour vous. Dans le même temps, vous affichiez un petit air de défi, – oui, un peu comme le regard que vous êtes justement en train de me renvoyez, là – alors même que vous ne vous étiez pas rendu compte que j’étais en train de vous analyser. Vous étiez probablement en train d’estimer votre capacité à passer sous mon radar si vous deviez vous soumettre à ma petite méthode. Je pense que vous êtes habituée à duper les gens et, d’après votre confiance en vous, que vous êtes probablement très douée pour ça. Trois questions, les grandes lignes d’une personnalité, tout simplement.
_ Je vois, ce n’était pas juste les questions, en fin de compte, comprit Elie. En fait, il y a une bonne dose d’observation, d’analyse et de déduction derrière.
_ Exact, acquiesça Rachel. Mais bon, j’ai l’habitude de faire attention aux gens, aussi.
_ Malheureusement, je ne crois pas qu’on pourra utiliser cette méthode en routine, aujourd’hui, lui signala l’actrice.
_ Ah bon ?
_ On a près d’une centaine de pirates à auditionner, rappela Elie. Si on l’utilise de manière systématique, même le dernier des crétins va finir par s’en apercevoir et ils calqueront leurs questions les uns sur les autres.
_ C’est vrai, opina la commandante. J’avais oublié que le capitaine Dogaku a programmé des sessions publiques… Trop dommage, à huis clos, ç’aurait été imparable…
_ Bah, haussa les épaules l’actrice, ça nous fait toujours un joker bienvenu pour creuser un candidat de façon ponctuelle, ça reste pratique… Il est aussi au courant de vos aptitudes à décrypter les gens, Sigurd, ou c’est juste une coïncidence fortuite ?
_ Aucune idée, avoua Rachel. Si la moitié de ce qu’on raconte sur lui, je suppose qu’il a du se douter de quelque chose, c’est pour ça qu’il m’a mise dans le jury.
_ Nan, j’pense que c’est juste un coup de bol. Vous le surestimez beaucoup trop…
_ Et vous ? S’enquit Rachel. Pour quelle raison le capitaine Dogaku vous a placé dans le jury ?
_ Parce qu’on a un passé commun au sein des Chevaliers de Nowel, parce que je lui ai demandé de m’intégrer à cette expédition, parce qu’il adore mettre les gens dans des positons inconfortables, égraina l’actrice. Rayez les mentions inutiles.
_ Le capitaine Dogaku a la réputation d’être un peu fantasque mais pas de faire n’importe quoi n’importe comment. Bon, si, aussi, mais c’est pas comme ça que je voulais le dire… Je ne pense pas qu’il soit du genre à placer une chanteuse d’estaminet, aussi douée soit-elle, au sein d’un jury de sélection des pirates. Il y a clairement anguille sous roche.
_ Du tout. Sigurd fait vraiment souvent n’importe quoi sans raison, je vous assure.
_ Si vous ne voulez rien me dire, je n’insisterai pas, assura la commandante. Mais une simple chanteuse peu connue, dont l’enfant nécessite d’être constamment sous l’escorte d’un gorille et qui compte parmi ses amis un spécialiste en poison dont la première réaction a vos retrouvailles a été de croire que votre fille s’était faite kidnapper, ça fait beaucoup d’indices étranges. Ça ne colle pas du tout avec votre image de chanteuse de boui-boui, sans vouloir vous manquer de respect.
_ Je reconnais que Kalem empoisonne parfois la vie des gens mais, en vrai, il est médecin, hein… Effectivement, présenté comme ça, ça brouille un peu les signaux, opina l’actrice. Il faudra que j’y remédie, bien vu… Vous voulez vraiment savoir ? Vérifia Elie.
_ Pas si vous ne souhaitez pas en parler, affirma sincèrement la commandante.
_ Oui mais je crains que vous ne continuiez à creuser et à échafauder des hypothèses dans le cas contraire… Très bien, soupira théâtralement l’actrice. Que ça reste entre nous, mais ces deux dernières années, j’ai officié comme consigliere pour l’une des familles mafieuses de Manshon. C’était juste après la confrontation entre l’amiral Jared et la seconde flotte de l’impératrice et le chaos qui en a suivi. Ce n’était vraiment pas ce que j’aurai souhaité faire, mais c’est ce que je devais faire pour survivre. Finalement, j’ai pu saisir l’opportunité de m’enfuir et j’ai atterri ici. Pour la mafia, c’est clairement une forme de trahison et croyez-moi, ils ne sont pas tendre avec les traîtres. Depuis, je me suis donc cachée en espérant qu’ils ne retrouvent pas ma trace. Et je ne lésinerai pas sur les moyens de protéger ma fille, ça je vous l’assure.
_ Sérieux ? N’en revenait pas Rachel.
_ Totalement, affirma l’actrice en songeant qu’une demi-vérité constituait souvent le mensonge le plus crédible à servir aux personnes empathiques comme l’imposante albinos.
_ Mais vous n’avez pas peur que cette expédition et votre participation au jury de l’expédition ne vous fasse une publicité malvenue qui finirait par atteindre Manshon ? S’inquiéta la commandante.
_ On ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs, concéda Elie. Comme vous l’avez dit, j’aime l’aventure. Par ailleurs, j’ambitionne plus pour ma fille qu’une vie de fugitive à jouer les invisibles. Mais je suis plutôt confiante pour cette expédition.
_ Ah bon ? Pourquoi ?
_ Hé bien, sûrement parce que ma fille sera entourée d’un bataillon de trois cents Marines visiblement prêt à donner leur vie pour assurer la protection des civils, répliqua l’actrice avec un grand sourire.
_ Hmm… Touché. Très bien, répondit Rachel en lui rendant son sourire, vous avez ma parole que moi et mes hommes veilleront sur votre famille pendant toute cette expédition.
_ Tant mieux, je ne dis jamais non à un surplus de précaution. Une bonne chose de faite.
_ Cela dit, en deux ans, vous avez du vous forger une bonne compréhension du monde de la pègre. Je comprends mieux pourquoi le capitaine Dogaku vous a inclus dans le jury, maintenant. Vous ne serez pas de trop pour détecter les pirates qui tenteront de nous escroquer.
_ Puisque je vous dis que Sigurd n’a rien prévu du tout, il improvise au petit bonheur la chance ! »

C’est alors qu’une estafette se porta à leur hauteur pour leur signaler que la quatrième juge était arrivé et que la baronne de Tintoret les attendait à l’intérieur. Les deux jeunes femmes laissèrent derrière elle la foule de pirate pour rejoindre le reste du jury.
À l’intérieur du théâtre,, l’estafette les guida à travers un dédale de couloirs jusqu’aux loges des artistes, reconvertis en point de chute pour le jury. Rachel fut la première à entrer et s’immobilisa un court instant – sans même sentir Elie qui la percutait derrière – alors qu’elle reconnaissait le quatrième juge.

« Commodore CAPSLOCK !? »

La jeune femme se mit immédiatement au garde-à-vous pour le saluer. CAPSLOCK était un héros de la Marine, un vrai, une légende, un modèle d’inspiration pour tous les stratèges en herbe de l’institution. Rachel avait été affreusement déçue d’apprendre qu’il avait renoncé à sa charge avant même qu’elle n’intègre la Marine mais voilà qu’elle avait l’occasion de le rencontrer en chair et en os. Ses yeux brillaient comme ceux d’un gosse le jour de Noël.

« C’est un honneur, commodore ! Affirma une Rachel débordante de joie. J’ai beaucoup entendu parler de vous, c’est une joie de vous rencontrer. J’adore ce que vous faites !
_ REPOS, OFFICIER ! S’amusa CAPSLOCK de sa grosse voix si célèbre. RAVI DE FAIRE VOTRE CONNAISSANCE AUSSI. ET VOUS POUVEZ M’APPELER MONSIEUR, JE NE SUIS PLUS COMMODORE, MAINTENANT.
_ Vous allez donc nous accompagner dans cette expédition ? Pour de vrai ? Vrai de vrai ?
_ EFFECTIVEMENT, C’EST UN PROJET QUI M’INTÉRESSE VIVEMENT. ET PUIS, J’EN DOIS UNE À DOGAKU, JE LUI DOIS BIEN ÇA. MAIS SACHEZ QUE JE SUIS BEAUCOUP PLUS RASSURÉ DEPUIS QUE JE SAIS QU’UN CONTINGENT DE LA MARINE SE JOINT À NOUS.
_ J’espère que je serais à la hauteur de la confiance que vous placez en nous. Pas moyen que je vous fasse défaut. Oh, mais désolé, madame Jorgensen, je prends toute la place. Comm… Ah oui, non… Monsieur CAPSLOCK, permettez-moi de vous présenter Elie Jorgensen, qui fera partie du jury et nous accompagnera aussi dans cette expédition.
_ ENCHANT… »

La formule de politesse de CAPSLOCK resta coincé au fond de sa gorge alors qu’il reconnaissait la nouvelle venue. Comment l’oublier : la reine pagaille, le pouvoir dans l’ombre qui avait orchestré la chute du capitaine Crachin sur Panpeeter, l’araignée au coeur d’une toile de rumeurs qui couvraient l’intégralité de North blue. La terrible capitaine Barbara.

Mais avant que l’ancien Marine ne puisse réagir, Elie profita qu’elle était encore en retrait derrière Rachel, cachée à la vue de Valmorine, pour adresser un message sans équivoque à l’adresse de CAPSLOCK : un doigt sur les lèvres et un coup de gros yeux façon « ça va barder comme jamais si vous avez l’outrecuidance de révéler mon identité, misérable ! ».

L’ex-commodore déglutit en hochant imperceptiblement la tête. Message reçu cinq sur cinq. Il n’avait pas oublié les tours de force dont avait été capable la Reine, sur Panpeeter. Il n’avait pas non plus oublié son caractère irrascible et intraitable pendant les négociations qu’ils avaient du mener ensemble.

« ENCHANTÉ, MADAME, HEUR… »

CAPSLOCK se souvint alors que Barbara détestait cette façon de parler et changea immédiatement son fusil d’épaule. Pas question de la mettre en rogne inutilement, pas vrai ?

« Je veux dire… Heureux de vous rencontrer pour la première fois.
_ Moi aussi, c’est une joie de vous rencontrer enfin, lui répondit Elie avec un grand sourire appuyé.
_ Ben, comm… Ah oui, non… monsieur CAPSLOCK, qu’est-ce qui vous arrive ? S’inquiéta Rachel. Votre voix…
_ Ah non, mais c’est parce que je suis un civil maintenant, alors j’essaye de parler comme un civil, voilà tout. Pis ça sera quand même plus confortable pour la suite, vous verrez…
_ Elie, présenta la commandante, le comm… Ah oui, non… monsieur CAPSLOCK est un héros de la Marine et un fin stratège, son aide nous sera fort utile. Il a contribué à sauver Panpeeter presque sans effusion de sang, vous savez ?
_ Tiens donc, vous m’en direz tant, minauda l’actrice.
_ HAHA, TRÈS DR… heu, j’veux dire, haha, très drôle…
_ Comm… Ah oui, non… monsieur CAPSLOCK, poursuivit Rachel, Elie est une artiste-chanteuse. Elle n’est encore connue que localement mais ça ne durera pas. Surtout maintenant qu’on va rajouter des musiciens pour l’accompagner ! C’est une personne éclectique qui possède d’innombrables talents qui nous seront fort utiles.
_ VOUS M’… Roooh, mais non… Vous m’en direz tant, je suis impatient de les découvrir.
_ Oh, mais je n’en doute pas.
_ Bien, bien, bien, se signala Valmorine. Puisque les présentations sont faites, peut-être pourrions-nous nous rendre dans la salle pour commencer les auditions au plus tôt ? C’est que la foule commence vraiment à s’impatienter, en dépit de l’orchestre qui les occupe depuis tout à l’heure. Quelqu’un saurait d’où ils viennnent, d’ailleurs ? Ils se débrouillent particulièrement bien. »


Dernière édition par Rachel le Dim 26 Sep 2021 - 14:47, édité 1 fois
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La salle du théâtre était comble, des gens étaient même assis par terre, voire entassés debout dans les travées. L’audition des pirates organisée par Sigurd Dogaku constituait un spectacle rare et peu commun et tout le monde avait souhaité être là. La municipalité avait monté en catastrophe un écran géant à l’extérieur pour retransmettre la scène à ceux qui n’avaient pu entrer.

Rachel était dans ses petits souliers. Elle n’avait jamais été membre d’un quelconque jury et se sentait mal à l’aise. Elle n’aimait pas froisser les gens lorsqu’elle pouvait l’éviter. À tout le moins, il n’y avait pas un nombre de places pré-définis, donc il n’y aurait pas lieu de refuser des gens sans prétexte, c’était toujours ça de pris.
Elle siégeait à la deuxième place sur la table du jury. À sa gauche, à la première place, se trouvait Elie, visiblement aussi à l’aise dans le rôle de jury que si elle se produisait elle-même sur scène. À sa droite, en troisième position, le légendaire commodore CAPSLOCK – non, monsieur CAPSLOCK, comme il insistait lui-même maintenant qu’il ne faisait plus partie de la Marine. Et enfin, à la droite de CAPSLOCK, la baronne Valmorine de Tintoret, l’unique figure officielle du Royaume présente dans le jury.
Les quatre membres s’étaient concertés rapidement avant le début de l’évènement. Elie leur avait présenté les propositions de Rachel quant au cahier des charges attendu pour les candidats. CAPSLOCK avait abondé dans son sens, quant à Valmorine, elle avait tout validé, même si la commandante se demandait à quel point l’actrice avait raison à son sujet – à savoir qu’elle se contentait de suivre le mouvement en feignant de décider.

Le public commençait à s’agiter, personne ne savait trop comment les choses allaient se dérouler, pas même le jury, et on attendait toujours de savoir si la retransmission se faisait bien sur l’écran extérieur. Il y eut un moment de flottement, jusqu’à ce qu’Elie décide de prendre les choses en main. Elle avait plus l’habitude que ses comparses de ce genre d’évènement.

« Mesdames et messieurs, bienvenue à cette première édition des auditions Luvneeloise pour la sélection de ses corsaires !
_ Ah bon, on va faire d’autres éditions ?
_ … Je suis Elie Jorgensen et j’ai l’honneur de faire partie du jury de cette année, composé de la commandante de la Marine, Rachel Syracuse, de l’entrepreneur de la CAPSLOCK CORPORATION, le héros de Panpeeter CAPSLOCK…
_ Pas de prénom, vous êtes certain ?
_ Non, non, je tiens à ce qu’on m’appelle CAPSLOCK pleines majuscules.
_ … et la secrétaire consulaire au département des territoires d’Outre-Nord, rattachée au ministère des territoires étrangers, et responsable de l’expédition humanitaire pour Vertbrume, madame la baronne de Tintoret…
_ Vous n’étiez pas obligé de donner tout le détail, vous savez…
_ … Les règles sont forts simples : les différents candidats vont passer devant nous, répondre à nos questions, éventuellement nous montrer ce qu’ils savent faire et ensuite, nous voterons s’ils seront reçus ou non…
_ Avec un peu plus de temps pour organiser, on aurait pu faire voter le public, trop dommage…
_ … En cas d’égalité, ce sera bien évidemment la Baronne de Tintoret qui tranchera en faveur ou non du candidat…
_ Hein ? Mais on ne m’a pas prévenu, je n’y connais rien, moi…
_ … Et puisque je sais que vous vous impatientez tous, je vais faire court et sans plus attendre, faites entrer le premier candidats, monsieur le directeur ! »

La salle explosa dans un tonnerre d’applaudissements assourdissant tandis que la foule acclamait la présentatrice improvisée. Cela permit de camoufler le petit moment d’incertitude dans les coulisses, le temps que le directeur du théâtre percute qu’on venait de parler de lui et que ce serait donc à lui d’aller chercher les capitaines Pirates qui attendaient.

« Premier candidat : le capitaine Stuga Erzilov, dit… heu… hum… "Gros Thon", pirate primé à seize millions de Berries ! » Annonça le directeur en revenant accompagné d’un grand type blond, passablement musclé, vêtu simplement d’un débardeur bleu royal, un pantalon bouffant noir maintenu par un foulard rouge en guise de ceinture et chaussé d’une paire de tongs.
Rachel farfouilla rapidement dans les notes que lui avait transmis son lieutenant, Edwin, qui avait interviewé chaque capitaine pirate pour lister un genre de CV.

« Bonjour, capitaine Gros Thon, le salua aimablement Rachel. D’après nos informations, vous avez une expérience de trois ans sur la route de tous les périls.
_ C’est exact ! Abonda le pirate avec enthousiasme. J’ai pas mal roulé ma bosse entre la troisième et la cinquième voie ! J’ai même atteint une fois les archipels Shabondy. ’fin, presque.
_ Impressionnant, opina CAPSLOCK.
_ J’ai lu aussi que vous étiez un détenteur du Fruit du Démon, poursuivit Rachel.
_ Tout à fait ! Opina l’intéressé. Un pirate de mon calibre se doit d’avoir un petit plus s’il ne veut pas se laisser marcher sur les pieds par les petits nouveaux, affirma le pirate.
_ Du type Zoan, compléta la commandante.
_ Oui.
_ …
_ …
_ Heu… Vous ne voudriez pas nous en dire plus ? Insista Rachel.
_ C’est un fruit qui permet une transformation animale, voilà tout, résuma le pirate. Je vous ai parlé de la fois où j’ai atteint les Shabondy ? Ça, c’était quelque chose, vous savez !
_ Mais heu… Quel animal, du coup ?
_ C’est le Fruit du Poisson..
_ Pardon ?
_ J’ai dit, c’est le Fruit du Poisson..
_ Heu… Je n’ai pas entendu, s’excusa la commandante.
_ C’est le Fruit du Poisson, modèle thon albacore ! Là, voilà, on peut parler d’autre chose, maintenant ? Proposa Gros Thon.
_ Mais… Du poisson ? s’étonna CAPSLOCK.
_ Autrement, sur les archipels Shabondy… tenta de rebondir le pirate.
_ Non mais attendez, le coupa Elie. Les utilisateurs de fruits du démon ne peuvent pas utiliser leur pouvoir sous l’eau, non ?
_ Heu… Si, répondit de mauvaise grâce le capitaine.
_ Mais sous forme poisson, vous ne pouvez pas respirer hors de l’eau… Objecta Rachel.
_ Vous êtes sûr que les Shabondy ne vous intéressent pas plus ? Proposa l’intéressé.
_ Du coup, il vous sert à quoi, votre fruit ? Voulut savoir CAPSLOCK.
_ Hé, il me reste la forme hybride, mi-humain, mi-thon, se défendit le pirate. Avec ça, je peux respirer hors de l’eau !
_ Heu… D’accord, et ça vous donne quel avantage par rapport à la forme humaine ? N’était pas sûre de bien comprendre Rachel.
_ Bon, d’accord, par contre, si je trouve un bon professeur, je suis sûr de pouvoir apprendre le karaté des homme-poissons ! Affirma Gros Thon.
_ Le Karaté des homme-poissons ? releva Elie. On parle bien du truc qui s’utilise principalement dans l’eau ? Là où vous ne pouvez pas aller à cause de votre Fruit ?
_ Hum ! Heu… Oui. Non mais notez que moi, je voulais parler des Shabondy, à la base, hein… »

Il y eût un silence gêné, tandis que les membres du jury se jetaient de rapides coups d’œils incertains, ne sachant trop sur quel pied danser avec ce zigoto et son drôle de pouvoir. Silence qui fut rapidement troublé par un ricanement hilare venu de la loge de luxe, juste en face de la scène.

« Mwarharharh, le Fruit le plus inutile du monde ! On tient le gros perdant de la loterie ! Mwarharharh ! »

Rachel jeta un coup d’œil désolé vers le pirate, une formule d’excuse déjà sur les lèvres, mais trop tard : Gros Thon fulminait.

« Ah ouais !? Inutile ?! Très bien, j’exige de pouvoir faire la démonstration de mes capacités ! Beugla le pirate.
_ Heu… Ben, je… bafouilla la commandante, ignorante de la procédure à suivre. Pas de soucis. Si vous pouviez juste y aller mollo, hein…
_ Second, on y va ! »

Gros Thon fit signe à l’un de ses camarades de le rejoindre, un imposant marmule qui ne le cédait en rien à Rachel niveau gabarit, équipé d’une lourde batte de base-ball lesté de plomb. Il vint se planter à côté de son capitaine, face à lui, tandis que Gros Thon se tenait bien droit, les bras croisés, un regard furibond dardé sur le capitaine Sigurd toujours ricanant.

« Ohoh, je vois, souffla Rachel en détaillant le nouveau venu d’un œil expert. Un nettoyeur.
_ Un nettoyeur ? Répéta Elie. Vous voulez parler de ces assassins d’élite, capable de faire place nette sans bruit et en un minimum de temps même des forteresses les mieux gardés ? Explicita l’ancienne spécialiste de la pègre de la Manshon.
_ Non, plutôt un batteur chargé de claquer des home-runs pour ramener ses équipiers au marbre, répondit la commandante et, accessoirement, ancienne championne de base-ball.
_ Dommage, ça, ç’aurait été un plus. »

Elie reporta son attention sur le binôme. Elle s’attendait à la suite : le marmule allait frapper de toutes ses forces pour exploser la batte sur la barde d’écaille de Gros Thon sous sa forme homme-poisson. Un classique d’intimidation.
Elle en fut pour ses frais.

Sur un signal de son chef, le marmule ramena sa batte et frappa effectivement de toutes ses forces. Et Gros Thon se métamorphosa bel et bien. Mais pas sous sa forme d’homme-poisson, non : sous sa forme de poisson tout court. Le projectile pisciforme fila à une vitesse folle à travers le théâtre, en pleine direction d’un Sigurd médusé. Et qui le fut encore plus lorsque, la fraction de seconde avant l’impact, Gros Thon adopta sa forme hybride, celle d’un gros humain écailleux à tête et queue de poisson.
L’inertie, le poids et le volume du projectile vivant fauchèrent le pauvre blondinet et son siège, catapultant le tout au travers de la porte de la loge jusque dans le couloir.

Haylor qui avait juste eut le temps de sauver sa petite assiette de scones et son thé, se tourna vers le chantier pour s’enquérir de l’état de son blondinet. Elle eût pour toute réponse les bruyantes rodomontades d’un capitaine pirate fier de lui.

« Alors, qu’est-ce que vous en dites ! Personne ne résiste à ma technique du Rolling Diamond Sexy-Sexy Superstar Flying Fish ! Viens-y donc me dire que mon Fruit est inutile ! Cette expédition, c’est ma chance de montrer au monde qu’il est très bien, mon Fruit ! Tous les enfants en voudront un pareil quand ils seront plus grand !
_ Oui mais alors non, je retirerai ce que j’ai dit seulement si vous remettez mon siège dans la loge. C’est vachement lourd, ces trucs-là, hein ! »

En contrebas, le jury échangea rapidement une série d’avis.

« Excellente précision, affirma Rachel. Un home-run de toute beauté. Et pas de dégâts collatéraux, c’était très propre, hein…
_ J’aime beaucoup la technique du poisson-volant, valida CAPSLOCK. Ça me rappelle mes propres commandos aériens !
_ Il a de l’expérience et tout ce qui l’intéresse, c’est la renommée que lui apportera l’expédition, résuma Elie. Admis ?
_ Admis ! » Acquiescèrent le reste du jury en chœur.

*
*     *

« Douzième candidate, annonça le directeur du théâtre, la capitaine Olga "Bras d’acier" Razarine, pirate primée à onze millions de Berries ! »

Le jury et le public virent débarquer sur la scène une silhouette imposante engoncée dans un grand cirée jaune, béret de pêcheur vissé sur le crâne, une large épée accrochée dans le dos, la poignée saillant par-dessus son épaule gauche. Derrière elle, vêtu de façon similaire, vinrent s’aligner avec discipline et synchronisation les membres de son équipage.

Cette entrée attira immédiatement l’attention des quatre juges : d’abord, parce que la plupart des autres pirates avaient tenté des entrées en scène diverses et variées mais possédant souvent le même point commun : l’utilisation abusive du mot-clef "tapageur". Ensuite, parce que des pirates disciplinés, ça ne courait franchement pas les rues.

Rachel fouilla dans ses notes, pariant sur un ancien militaire ayant tourné casaque. Bernique, madame Razarine n’avait jamais suivit la moindre formation en la matière.

Elie fronça les sourcils. Il n’y avait que trois groupes qui appréciaient les uniformes : les Marines, le Cipher Pol et les Mafieux. Elle n’avait jamais entendu parler de pirates à cheval sur le code vestimentaire.

« Bonjour, capitaine Bras d’Acier, la salua aimablement Rachel. D’après nos informations, vous revenez tout juste d’un périple de six mois sur la route de tous les périls.
_ C’est exact, approuva Olga de sa voix étouffée par le col du cirée. J’ai du revenir pour une urgence familiale, mais je suis maintenant libre.
_ C’est vrai que la vie ne doit pas être facile, sur Carcinomia. » Approuva Elie avec sollicitude.

Rachel ouvrit la bouche pour signaler à l’actrice qu’elle se trompait puisqu’Olga Razarine était originaire de Hat Island, mais un coup de coude dans les côtes de la part d’Elie la força à se raviser.

« Cela ne risque-t-il pas de se reproduire pendant l’expédition ? Poursuivit l’actrice en massant discrètement son coude douloureux.
_ Absolument pas, affirma d’un ton péremptoire la pirate. Ma famille est aussi solide que moi, il n’y aura aucun problème pour l’expédition ! »

Échange de regards entre les juges. Visiblement, ils n’avaient pas la bonne Olga sur les bras.
Qu’est-ce qu’on faisait ?

D’un discret haussement d’épaule, CAPSLOCK signala qu’elle ou une autre, cela importait peu tant qu’elle avait les qualifications requises. Elie rétorqua d’un léger frémissement des narines qui indiquait qu’elle n’avait aucune confiance en quelqu’un qui pipeautait son identité pour participer à la sélection. Valmorine lorgna vers l’avis de recherche de "Bras d’acier", jugeant qu’il fallait avant toute chose dévoiler le visage de cette Olga. Ce n’était peut-être qu’un malencontreux malentendu, non ?

« Excusez-moi, reprit Rachel à l’intention de la pirate, mais nous ne vous entendons pas très bien. Vous ne voudriez pas enlevez ce gros cirée ? Il ne risque pas de pleuvoir, dans le théâtre, vous savez ?
_ Non, je ne veux pas, gronda Olga.
_ Pas de soucis, vous avez tout à fait le droit de refuser, comme nous avons tout à fait le droit de refuser de vous recruter… » Appuya lourdement Elie avec un sourire mauvais.

Olga et ses gaillards s’agitèrent, visiblement mal à l’aise. Pas bon signe. L’atmosphère était en train de se tendre à vitesse grand V. Rachel vérifia rapidement autour d’elle ce qui pourrait lui servir de projectiles en cas d’échauffourée. La table était ce qu’il y avait de plus lourd et de plus accessible.
Pourvu qu’aucun des autres membres du jury n’ait le réflexe de s’y accrocher…

Mais, heureusement, on en arriva pas là : lentement, Olga Razarine obtempéra, révélant un visage déterminé, les lèvres pincés, un nez aquilin et une paire d’yeux vair…

« Lady Vambroise !? S’exclama la baronne de Tintoret.
_ Vous vous connaissez ? Demanda Elie.
_ Bien sûr, Lady Vambroise est l’une des capitaines des escadrons de chevaliers du Royaume, expliqua Valmorine. Lady Vambroise, vous n’avez rien à faire ici, voyons !
_ Bien sûr que si ! Répondit la chevalier. C’est une honte que de faire appel à la lie des océans alors que le Royaume compte tant de bons et honnêtes chevaliers ! Vous n’avez pas besoin des pirates puisque nous sommes présents !
_ Non, non, non, répondit la Baronne. Le corps expéditionnaire des chevaliers a déjà été formé, les autres doivent rester ici défendre le Royaume. Cette décision n’était pas de mon ressort et il n’est pas question que j’interfère là-dedans.
_ Il n’est pas question qu’on nous laisse en arrière alors qu’il y va de notre honneur de rejoindre cette glorieuse expédition ! S’entêta Lady Vambroise. Nous voulons participer !
_ C’est une audition de pirates, pas de chevaliers, crut bon de préciser Rachel.
_ Ça tombe bien, nous sommes des pirates !
_ Tiens donc, et depuis quand ? S’enquit Valmorine.
_ Depuis… Ce matin. Nous avons pris notre décision. Tous ensemble.
_ Donc vous avez tous décidé de devenir la lie des océans, perdre tout honneur et jeter l’opprobe sur votre famille, c’est bien ça ? Vérifia Elie.
_ Hein ? Heu… Ah merde, j’avais pas du tout pensé à ça…
_ Veuillez rentrer chez vous, Lady Vambroise, soupira Valmorine. C’est déjà suffisamment le bazar comme ça sans qu’il n’y ait besoin que vous en rajoutiez, croyez-moi…
_ Et pour la véritable Olga, qu’est-ce qu’on fait ? Demanda CAPSLOCK.
_ Si elle s’est faite poutrer par les chevaliers du Royaume, elle n’a pas ce qu’on recherche, trancha Elie. Recalée.
_ Recalée. » Approuva le reste du jury.

*
*     *

« Vingt-huitième candidat, annonça le directeur du théâtre, le capitaine Alberich Meliodus dit "le Magicien", pirate primé à quatorze millions de Berries ! »

À peine le directeur eût-il fini son annonce que toutes les lumières du théâtre s’éteignirent immédiatement. Le jury poussa en chœur un soupir blasé : les candidats ne savaient plus quoi inventer pour faire une entrée en scène remarquée, à défaut de remarquable.

Deux spots lumineux se rallumèrent, pointant un couple de jeunes gens en tenue moulante à paillettes. Pendant que la femme prenait la pose, l’homme déplia un grand drap rouge qu’il portait et l’agita en tout sens pour bien montrer qu’il était tout à fait normal et qu’il n’y avait aucun trucage.
Le curieux manège dura quelques secondes, avant que l’homme ne tende une extrémité à sa compagne. Le couple posa le drap à terre, fit un grand clin d’œil au public qui ne perdait pas une miette du spectacle, puis ils lancèrent le draps en l’air. En retombant, il dévoila la présence d’un troisième individu derrière, là où il n’y avait pourtant eu personne quelques instants plus tôt !

Le public acclama à grands bruits l’arrivé du Magicien. Tout vêtu d’amples habits blancs rehaussés d’ourlets et de lanières bleu ciel, il avait le visage fin, glabre et chauve, et coiffé de l’iconique chapeau conique que tout magicien digne de ce nom se doit d’arborer.

Le Magicien enjamba le drap en tas par terre, levant les bras comme pour une ovation et laissa échapper deux pigeons blancs matérialisé comme par magie, alors que ses deux assistants sétaient mystérieusement volatilisés. Finalement, il s’avança jusqu’au bord de la scène, adopta une pose détendue, une main sur la hanche, l’autre s’élevant négligemment jusqu’à son épaule, puis il claqua des doigts.
Et la lumière fut.

Le public rugit de plaisirs devant les tours du Magicien, tandis que le jury échangeait des regards agités, ne sachant trop par quel bout prendre cet étrange énergumène.

« Bonjour, capitaine Mélodius… commença Rachel.
_ Non, décréta le Magicien en lui faisant signe d’une main de s’arrêter, sans même la regarder.
_ Heu… Oui, mais c’est-à-dire que…
_ Non.
_ Hé ! Je vous rappelle que c’est une audition, hein, signala Elie avec humeur. La votre, en l’occurrence, d’ailleurs.
_ Je n’ai que faire de cette audition, affirma le Magicien avec aplomb.
_ Non mais vous êtes dingue ? Grommela CAPSLOCK.
_ Effectivement, je crois bien avoir perdu la raison, hocha le capitaine Méliodus.
_ Merde, un taré.
_ Madame Jorgensen, votre ami empoisonneur est-il toujours les parages ?
_ Non mais il est médecin, je vous ai dit.
_ Heu… Vous allez bien, monsieur Mélodius ? Tenta Rachel, soucieuse.
_ Oui, tout va bien, je n’ai jamais été aussi bien depuis que je suis devenu un vaurien.
_ Heu… Houlà…
_ Oh non, pitié, pas ça… Grommela Elie, écœurée d’avance.
_ Ben pourquoi ?
_ Parce que ça ! »

Le Magicien s’agenouilla et se laissa tomber de l’estrade pour s’approcher de la Baronne Valmorine de Tintoret.

« Oh, madame, vous êtes le trésor que j’ai toujours cherché, l’unique flamme qui puisse rallumer mon cœur brisé. J’ai écumé la Route de Tous les Périls, amassant de tombereaux de richesses stériles. Mais je comprends maintenant que la seule chose qui puisse combler le vide de mon existence, c’est votre auguste et merveilleuse présence. Madame, je vous aime. Un seul mot de vous, et toutes mes possessions vous appartienne !
_ Hum… Fit Valmorine, visiblement aussi gênée que flattée. C’est fort aimable de votre, mais c’est-à-dire que nous sommes à une audition pour l’expédition de Vertbrume, je vous rappelle.
_ Qu’à cela ne tienne, votre destination sera mienne. Pour la simple joie de me tenir à vos côtés, jusqu’au bout du monde je pourrais naviguer. Si tel est votre désir, je vous suivrai jusqu’en enfer ! Ou bien Vertbrume, si cela peut vous plaire.
_ Oh, heu… Je me permets de vous signaler que je suis mariée, rétorqua la baronne en rougissant.
_ Je ne suis pas quelqu’un de possessifs, je ne demande pas votre amour exclusif. Qui que puisse être votre époux, soyez assuré que je n’en serai pas jaloux. Je suis certain que votre coeur est suffisamment grand, pour nous aimez tout deux simultanément.
_ Heu… Hum… C’est adorable, mais… comment dire…
_ Vous vous demandez ce que je sais faire ? Mais où sont donc mes manières ! Sachez que je puis assurer votre protection, et j’en ferai séance tenante la démonstration. J’ai les moyens de mes prétentions, admirez donc ma prestation ! »

Le Magicien pointa le mur à la gauche du jury, ses doigts mimant un pistolet et tira.
Une explosion assourdissante retentit tandis qu’une violente secousse éventrait le mur et propulsait des copeaux de bois et des morceaux de gravats en tout sens. Paradoxalement, ni la violence de l’intermède ni la pluie de débris qui s’en suivit ne fit paniquer le public : visiblement, tout cela faisait partie de la prestation du Magicien, les gens se sentaient totalement en confiance.

Pendant qu’un certain spectateur du balcon central réclamait à cors et à cris le recalage immédiat du vandale, le Magicien reporta son attention sur sa dulcinée.

« Ô ma douce baronne, ne croyez pas que je fanfaronne. Laissez-moi vous prêter serment, faites de moi votre chevalier servant. Je vous offre ma vie, ma puissance et mon navire, et jure d’accomplir jusqu’au moindre de vos désirs ! Je préfère mourir que de renoncer, quelle réponse allez vous m’apporter ?
_ Heu… hum… c’est-à-dire…
_ Dites, vous savez qu’elle n’est pas la seule membre du jury ? Intervint CAPSLOCK pour voler au secours de la baronne visiblement en détresse. Et séduire le jury n’est pas à prendre au pied de la lettre, accessoirement !
_ Désolé bonhomme, ma religion m’interdit de parler aux hommes, lui répondit le Magicien.
_ PARDON !?
_ Hé bien quoi, malappris ? Ne respectez-vous pas les religions d’autrui ? Fit le pirate.
_ Si mais… ‘fin, je… Non mais c’est… je… Bafouilla l’ancien marine en cherchant désespérément comment tourner sa réponse.
_ Capitaine Méliodus, intervint Rachel, nous vous remercions de votre prestation. Est-ce que vous voulez bien remonter sur scène et patientez quelques instants le temps que le jury délibère ?
_ Mais bien entendu, assura le Magicien, je ferai comme vous voulez. Ah très bien tôt, très chère, ajouta-t-il à l’adresse de Valmorine. Soyez assurée que même si je suis recalé, je suis prêt à traverser le monde entier dans le seul but de me retrouver à vos côtés… »

Les trois autres juges tentèrent de conserver le plus grand sérieux pendant que Mélodius tournait les talons, non sans souffler un dernier baiser de la main en direction de Valmorine.

« Bien, bien, bien… Un avis ? Demanda Elie à personne en particulier.
_ Hé bien, c’est un jeune homme charmant, esquiva prudemment la baronne.
_ Il est complètement taré, je suis d’avis de le recaler, maugréa CAPSLOCK.
_ Il est pas mal doué dans son genre, admit Rachel. Je pense qu’on devrait le prendre avec nous.
_ Vous n’êtes pas sérieuse !? Manqua de s’étrangler l’ancien Marine. Pourquoi est-ce qu’on s’embarrasserait de ce Casanova à la manque ?
_ Parce que c’est un roublard de première et un bon ? Proposa Elie.
_ Un roublard ? Comment ça ? Voulut savoir Valmorine.
_ D’abord, c’est un magicien, un vrai : il bonimente, il capte l’attention sur un point et il en profite pour agir de l’autre, expliqua Rachel. Son entrée en scène, par exemple : visiblement, il a pris soin de placer des complices pour prendre le contrôle des lumières. Ensuite, il est apparu comme par magie pendant que ses assistants assuraient le show. Vous avez remarqué le truc ?
_ Une trappe dans le sol ? Proposa CAPSLOCK.
_ Non, trop lent, répondit Elie. L’astuce, c’était l’envers de sa cape.
_ Sa cape ? S’étonna l’ancien Marine. Je ne comprends pas : elle était blanche recto-verso, sa cape.
_ Il a utilisé une cape triple face, expliqua Rachel.
_ Triple face ? Comment une cape peut avoir trois face ? Voulut savoir Valmorine.
_ Et bien, voyez ça comme… comme un aileron de requin dans le dos de la cape, proposa Elie. De la taille d’une demi-cape, avec un bouton pression pour la rabattre d’un côté ou de l’autre. D’un côté de l’aileron, c’est le blanc de la cape et de l’autre, une autre couleur, comme la couleur bois d’un parquet.
_ En utilisant la pénombre, compléta Rachel, il a pu ramper en position sans se faire remarquer du public, qui n’avait de yeux que pour les assistants et leur drap.
_ Oooooh… S’esbaudit la baronne.
_ Pareil pour la transformation de ces deux assistants, poursuivit Elie. Le mouvement qu’il a fait pour relâcher les piafs a attiré l’attention du public, pendant que ses assistants ont reculé d’un pas et revêtu des manteaux en tissus sombres.
_ Et pour l’explosion du mur, alors ? Demanda Valmorine.
_ Vous n’avez pas remarqué ? Fit Rachel. Il a tiré vers le mur, mais celui-ci a explosé vers l’intérieur : un complice a du le faire exploser depuis l’extérieur du bâtiment. Ça ou une bombe à retardement… C’était chronométré, il avait prévu de faire cette démonstration à cet instant précis avant même de mettre le pied sur la scène. Quoiqu’il se serait passé, c’est à cet instant là qu’il aurait placé sa démonstration. Si vous étiez intervenu plus tôt,  comm… Ah oui, non… monsieur CAPSLOCK, il aurait probablement tiré puis prétendu que c’était pour vous clouer le bec, ou un truc du genre…
_ D’accord, c’est bien gentil de nous expliquer ses tours, mais qu’est-ce que ç’a à voir avec notre affaire, ronchonna CAPSLOCK avec une mine boudeuse.
_ Ç’a à voir qu’il est très doué pour tromper son monde et bluffer les gens avec trois bouts de ficelles, répondit l’imposante albinos. Ce n’est pas à vous que je vais expliquer tout l’intérêt tactique d’avoir ce genre d’individus dans un groupe, n’est-ce pas ?
_ D’autant qu’il improvise particulièrement bien, approuva Elie. Il n’y a qu’à voir comment il vous a mouché quand vous avez essayé de vous interposer dans sa discussion avec la baronne. Il aurait pu utiliser beaucoup d’éléments, mais il savait que vous étiez un ancien Marine et donc que vous êtes formé à ne pas faire trop de vague sur le chapitre des religions des civils.
_ Hmmpf… grommela l’ancien Marine. Mais vous ne me ferez pas croire qu’il ait réellement eu le coup de foudre pour la baronne – sauf votre respect, hein – On ne sait pas ce qu’il veut réellement, ce serait dangereux de…
_ Non, je ne crois pas, le coupa l’actrice. Je veux dire, non, il n’a pas réellement eu le coup de foudre, mais ce qu’il vise, c’est visiblement un titre de noblesse. C’est pour ça qu’il nous a tous exclu d’emblée au profit de Valmorine. Je crois qu’il en a marre de la vie de pirate fugitif.
_ Son plan actuel doit être de séduire la baronne de Tintoret, explicita Rachel. De liquider le mari, de la convaincre de se remarier avec lui, de liquider la baronne et de recommencer avec une proie plus haut placée dans la royauté et ainsi de suite.
_ Je me disais aussi…
_ Si le Royaume a quelques titres mineurs sous le coude qu’on peut faire miroiter aux corsaires, il ne devrait pas poser de problèmes, fit Elie.
_ Est-ce vraiment une bonne idée de lâcher un tel psychopathe dans la noblesse du Royaume de Luvneel, madame Jorgensen ?
_ ’S’en fiche, c’est pas notre problème, ça.
_ Hmmm… réfléchit Valmorine. Hé bien, je suppose qu’on doit pouvoir trouver quelques titres de barons pour les corsaires les plus méritants, oui…
_ Alors il ne devrait plus vous ennuyer. Du coup, on le prend ? Conclut Elie.
_ Admis ! » Approuvèrent le reste du jury.

*
*     *

« Trente-septième candidat, annonça le directeur du théâtre, le capitaine Bertrand Fier-petons, pirate primé à treize millions de Berries ! »

Un petit bonhomme haut comme trois pommes, avec des pieds tout à fait normaux, entra négligemment sur scène. Ses cheveux châtains lui retombait jusque devant les yeux. Il est vêtu d’une veste de cuir qui avait visiblement connu des jours meilleurs – Rachel aurait juré que les trous correspondaient à des impacts de balles – une chemise blanche mal glissée dans son pantalon gris et des bottes si délavées que personne n’aurait su dire avec certitude leur couleur d’origine.

« ’lut la compagnie, fit le dénommé Bertrand en souriant.
_ Bonjour, capitaine Fier-petons… commença Rachel.
_ Holà non ! Fit le pirate en agitant la main. Ch’uis pas le capitaine Bébert, moi. Ch’uis Alphonse Ravioli, le second du Capitaine. Vous pouvez m’appeler Al.
_ C’est-à-dire que c’est le capitaine Fier-petons qu’on aurait voulu voir, monsieur Ravioli, pointa l’imposante albinos.
_ Nan, mais il est timide, c’st pour ça qu’j’viens à sa place, expliqua Al. Mais z’inquiétez pas, i’m’a briefé, j’vous dirai tout c’qu’vous voulez savoir.
_ Non, non, non, intervint Elie. On a besoin de voir la personne qu’on va recruter. Dites-lui venir !
_ I’peut pas, rétorqua le second.
_ On ne va pas le manger, assura Rachel en souriant. Nous n’évaluons que ses aptitudes de corsaire, ce n’est pas grave s’il est timide, je suis sûre que ça va bien se passer. Dites-lui de venir.
_ Nan, i’peut pas, persista Al.
_ Qu’il nous montre au moins son visage, proposa CAPSLOCK, qu’on soit certain que ce soit lui. Vous pourrez vous charger de la discussion après.
_ Mais piss’que j’vous dis qu’i peut pas, s’entêta le second.
_ Mais enfin… voulut dire Valmorine.
_ Tout va bien, Ravioli, je me charge du reste ! » Assura brusquement une grosse voix.

Le second et les quatre membres du jury tournèrent la tête vers la gauche. Dans le grand trou découpé tantôt dans le mur se détachait un… une… hé bien…

« C’est quoi ce truc !? » Murmura Elie, résumant l’impression générale.

C’était grand. Indubitablement. Plus grand que le trou, qui faisait pourtant bien trois mètres de haut. Ç’avait de grandes jambes, aussi, pour autant qu’on puisse en juger : des bottes visiblement fabriquées dans un tonneau, une toge fait de ce qui semblait être un drap, un bras gauche hypertrophié engoncé dans une moufle faite d’une taie d’oreiller, de grands yeux noirs, fixe et vide, un grand sourire figé, un…

« Heu… Je rêve ou c’est une main géante affublée d’accessoires avec un visage dessiné dessus au marqueur ? » S’inquiéta CAPSLOCK.

Mais non, l’ancien Marine ne rêvait pas. Rachel jeta un coup d’œil à l’avis de recherche, mais effectivement, sans point de comparaison, difficile de dire si la photo représentait une personne normale ou un géant.

« Je comprends mieux pourquoi son second disait qu’il pouvait pas venir sur scène… Excusez-moi, capitaine Fier-peton, appela Rachel. Vous n’avez pas besoin de cette marionnette pour nous parler, vous savez ? »

Dans la brèche du mur, la mimine disparut dans les airs, avant d’être remplacé par une joue, une œil et un bout de nez.

« Oh, pardonnez-moi, c’est que la plupart des gens s’enfuit dès qu’ils voient un géant, alors je ne voulais pas vous effrayer, s’excusa Bébert.
_ Tout va bien, on en a vu d’autres, soupira CAPSLOCK.
_ Heu… Concernant votre CV, reprit Rachel, il semble que vous n’ayez jamais mis les pieds sur la Route de Tous les Périls…
_ C’est vrai, acquiesça le géant. Mais bon, si des humains y survivent, je ne vois pas pourquoi ça me poserait des problèmes.
_ Ouais, c’est pas faux. Sinon, vous n’avez pas renseigné votre niveau de puissance, intervint Elie en regardant les notes de la commandante.
_ Mon quoi ? S’étonna Bébert.
_ Normalement, y’avait un genre d’attraction là-dehors, signala Rachel. Vous deviez taper un type et il donnait un chiffre résumant votre puissance.
_ Ah si, si ! Je l’ai fait ! Assura vivement le géant.
_ Ben pourquoi on pas le chiffre, alors ? Insista Elie.
_ C’est que… heu… Je l’ai comme qui dirait cassé… Bafouilla Bébert.
_ Mais c’est pas possible, c’était sans danger, pointa CAPSLOCK en fronçant des sourcils.
_ Il m’a dit d’y aller à fond, se défendit le géant. Alors je lui ai collé la plus grosse mandale dont j’étais capable et il s’est envolé très loin… Il est pas encore revenu, d’ailleurs…
_ Est-ce que ça veut dire que c’est au-delà de 9 000 ?
_ Bon, je suppose que la force physique compense l’expérience, fit CAPSLOCK.
_ Et sinon, pourquoi vouloir rejoindre l’expédition ? Voulut savoir Elie.
_ Pour devenir Corsaire, expliqua le géant. À la base, j’ai jamais voulu devenir pirate, moi, c’est juste que… hum… ‘fin, vous voyez, quoi…
_ Non, je ne vois pas, rétorqua l’actrice.
_ Ce qu’il veut dire, intervint Rachel, c’est que quand on est à la fois costaud et maladroit, les accidents, ça arrivent. Auquel cas, on a pas trente-six solutions : soit on admet qu’on l’a encore pas fait exprès et on passe pour l’empoté de service dont tout le monde se moque constamment, soit on fait genre qu’on l’a fait exprès et on passe pour la brute de service dont tout le monde a peur. Et généralement, on pense souvent qu’il vaut mieux être craint que moqué…
_ "On" ?
_ Non mais c’était y’a longtemps et j’étais jeune et stupide. Droit à la seconde chance, tout ça, tout ça, hein…
_ Oui, voilà, tout comme elle a dit, affirma le géant. Je ne pouvais pas savoir que la Marine mettrait une prime sur ma tête pour quelques bâtiments amochés, non plus ! Bref, je veux revenir dans le droit chemin, mais sans passer par la case prison.
_ Un grand garçon comme vous, ça ne devrait pas poser de problèmes… fit CAPSLOCK.
_ Attendez, il reste un dernier point à régler, s’alarma Rachel. Le transport.
_ Comment ça ? S’étonna Valmorine.
_ Ben, c’est un géant, c’est carrément la misère pour les transporter en bateau, vous pouvez me croire, signala la commandante. Et les bateaux gigantesque, ça court pas les rues, hein…
_ Bien vu, approuva Elie. Vous naviguez comment ?
_ Hé bien, c’est très simple, expliqua Bébert. On m’a confectionné une ceinture sur laquelle est accroché un habitacle pour l’équipage. Il monte à bord, et moi, je fais le dos crawlé jusqu’à la destination !
_ Mais… Et les monstres marins ? Releva CAPSLOCK.
_ Ça nous permet d’économiser sur le budget nourriture, répondit Bébert.
_ Et en cas de tempête ? S’inquiéta Rachel.
_ Les gars ferment toutes les écoutilles pour pas que l’eau rentre et ils restent à l’abri jusqu’à ce que ça se calme.
_ L’abri est hermétique ?
_ Bien sûr !
_ Et vous pouvez vous retenir votre respiration combien de temps sous l’eau ? Voulut vérifier la commandante. Hé, arrêtez de me regarder comme ça, vous autres, c’était une question tout à fait innocente !
_ C’est bien gentil tout ça, mais ça nous pose un gros problème opérationnel, objecta Elie.
_ Ben pourquoi ? Relevèrent bêtement les autres membres du jury.
_ Le train ! Y’aura pas de place pour les géants ! Objecta l’actrice.
_ Non, mais on fera comme si c’était un bateau et on le tractera ! Répondit Rachel avec un grand sourire.
_ C’est aussi ridicule que dangereux, trancha Elie.
_ Mais imaginez un peu : un géant qui fait du jet-ski ! S’enthousiasma la commandante. Allez quoi ! Siouplé, dites oui ! »

Les grands yeux de l’albinos brillaient d’excitation rien qu’à l’évocation du jet-ski, ce qui fit sourire Elie : elle lui rappelait la fois où Chloé avait voulu garder un chien errant. Elle dut faire de gros efforts pour se retenir de rétorquer à Rachel que ce serait à elle de s’en occuper s’ils le gardaient. Un rapide coup d’œil du côté de CAPSLOCK lui appris que l’ex-Marine était visiblement tout aussi emballé : il était déjà en train de griffonner des calculs sur une feuille, essayant de comparer la capacité respiratoire d’un géant et d’un cachalot.
L’actrice soupira. Et puis pourquoi pas, après tout. Même sans aucune expérience, un géant restait un géant : tout le monde préférait les avoir avec soi, non ?

« Très bien, plus d’objection, on le prend…
_ Wouuuaaaais ! » S’enthousiasma Rachel.

*
*     *

« Cinquante-cinquième candidat, annonça le directeur du théâtre, le capitaine Edgard Stormrider, pirate primé à dix-huit millions de Berries ! »

Regards blasés du jury en direction du nouvel arrivant. La journée s’étirait, aussi désespérément lentement qu’infinement longuement. Même avec la meilleure volonté du monde, les quatre juges commençaient à se sentir las. Qu’est-ce que le nouveau venu allait bien pouvoir inventer pour essayer de se faire remarquer, cette fois-ci ?

L’homme était aussi grand que maigre, un visage pâle, une coupe de cheveux afro du plus bel effet, un smoking impeccable, noir, avec une cravate jaune, et d’innombrables bagues sans fioritures à la main droite pour seule extravagance.

« Bonjour, capitaine Stormrider, le salua cordialement Rachel – la fatigue ne l’emportait pas sur la politesse, en ce qui la concernait. Alors, d’après mes notes, vous avez passé trois semaines sur la Route de Tous les Périls, c’est bien ça ?
_ C’est exact, acquiesça Edgard.
_ C’est… plutôt court, comme séjour, résuma l’avis général Elie.
_ Oh, nous avons souffert d’un léger contretemps : notre navire s’est brisé peu après la première île, révéla le pirate. C’était plus rapide de faire demi-tour revenir récupérer un navire neuf ici. C’est d’ailleurs chez le concessionnaire de navires que nous avons entendu parler du projet de Luvneel.
_ Ah. Et qu’est-ce qui s’est passé, avec votre précédent navire ? Voulut savoir CAPSLOCK.
_ Un défaut technique. La quille qui morfle, le navire qui se désintègre, tout ça…
_ Ah bah c’est sûr, il a du marché beaucoup moins bien, forcément…
_ C’est quand même pas banal, ce genre d’incident… pointa Rachel.
_ Non, mais c’était un navire de mauvaise qualité, voilà tout, haussa les épaules le capitaine. La faute à pas de chance. Je ferais plus attention pour mon prochain achat.
_ Admettons… Fit Elie. Alors, vous faites partie des gens dont la puissance n’a pas pu être testée suite à… heu… l’indisposition du type qui vous évaluait, alors est-ce que vous pourriez nous résumer vos capacités, vos haut-faits, un truc pour qu’on ait une idée de vos capacités ?
_ Je vais même faire mieux que ça, assura Edgard. Je vais vous faire une démonstration, vous m’en direz des nouvelles !
_ C’est cinquante points de moins si vous touchez au capitaine Dogaku.
_ Pas grave, moi je lui en rajouterai cinquante s’il le fait.
_ Dites, mesdames, c’est pas plutôt l’intégrité du théâtre dont on est sensé se préoccuper ? »

Stormrider claqua ostentiblement des doigts et deux de ses subalternes accoururent à ses côtés, l’un portant une chaise et l’autre… une guitare.

« Naaaan… Souffla Elie, dépitée.
_ Siiii ! » S’enthousiasma Rachel en se retenant de battre des mains d’excitation.

Le musicien, guitare en main, posa une jambe sur la chaise, avant de prononcer quelques mots comme quoi sa chanson s’appelait « Ode à la liberté par un petit matin d’hiver ». Puis il leva sa main droite, celle pleine de bagues, lentement, bien haut, avant de l’abattre brusquement sur son instrument.

Dès les premiers accords, tout le monde comprit qu’ils avaient à faire à un musicien hors pair. Il n’y avait pas de paroles, seulement des notes, mais avec un rythme, une intensité, une fluidité telle qu’il n’y avait pas besoin de mots pour se laisser emporter. Les sons évoquaient la glace qui craque, le gel sur les armatures, les dents qui claquent, la bise froide et persistante.

Sitôt l’introduction terminée, Edgard enchaîna sur le thème principal. Sa main s’agitait à toute vitesse sur les cordes, produisant des sons que Rachel n’avait encore jamais entendue. C’était d’une beauté à couper le souffle, au point qu’elle en avait du mal à respirer. Les accords étaient d’une discordance harmonieuse, pleins de claquements métalliques, à un rythme et un volume qui ramenait l’introduction à ce qu’elle était : le simple calme avant la tempête. Cette fois-ci, c’était les icebergs qui se détachent de la banquise, c’était le vent qui fouettait les gencives et faisait voler les cheveux, c’était le froid qui vous donnait la chair de poule et engourdissait le bout des doigts.

Et voici ! Dans un crescendo tonitruant, le pirate mélomane déploya toutes ses capacités pour atteindre le pinacle de son art. Ses mains n’étaient plus qu’une brume qui s’agitait frénétiquement sur son instrument, lui arrachant des sons qu’on aurait jamais pu croire émis par un humain. Ce demi-dieu de la musique poursuivit son solo endiablé, menant simultanément de front plusieurs thèmes en même temps, tel un orchestre de musiciens à lui tout seul. Ça y était, sa mélodie était au cœur de la nature. C’était le bois de la coque qui craque, prise dans l’étau de la glace qui se referme, c’était le froid prégnant qui vous gèle sur place et vous empêche de bouger, c’était le typhon irrépressible qui envoyait voler vos notes pour qu’elles tourbillonnent sans fin on ne sait où, c’était CAPSLOCK plaquant le musicien au sol dans un effort surhumain pour intterompre sa prestation !

« M’enfin ! S’indigna Rachel. Laissez-le, il a pas fini ! Dites-lui donc, madame Jorg… Ben ? Oukélé ? »

C’est qu’à côté d’elle, il n’y avait plus d’Elie. Où plutôt, Elie était en train de se relever vaille que vaille en s’accrochant à la table ravagée. Elle était toute décoiffée, la respiration courte, les membres tremblants et ses vêtements étaient particulièrement mal désordonnés.
Nouveau coup d’oeil, Valmorine n’avait pas l’air en meilleur état.
Coup d’oeil circulaire, le théâtre non plus n’avait pas l’air mieux : des poutres s’étaient littéralement fendues, des sièges s’étaient renversés et avaient envoyé valdinguer leurs occupants au loin, quant aux balcons saccagés, seule l’intervention de la commissaire Haylor et de son Rope Action avaient permis d’empêcher qu’ils s’écrasent sur le public en contrebas.

« Oh. » Fit piteusement la commandante qui n’avait rien remarqué de tout ça, captivée qu’elle avait été par la musique.

« Recalé, annonça sèchement Elie.
_ Mais il est génial ! Le défendit la commandante.
_ C’est un danger public, oui ! Tu m’étonnes que son navire se soit désintégré !
_ Allez, la musique adoucit les mœurs, ça serait un plus pour le moral de l’expédition… argua Rachel.
_ C’est de la destruction aveugle ! Martela l’actrice. Il va bousiller nos alliés chaque fois qu’on le déploiera ! C’est hors de question !
_ Mais…
_ Pas de mais ! Tonna Elie. J’ai déjà dit oui pour le géant, alors n’insistez pas, c’est non pour le musicien. Récalé, point final.
_ N’empêche qu’il joue vachement bien…
_ Et je vous interdis de l’enrôler dans votre fanfare !
_ Maiheuuu… »

*
*     *

« soixante-douzième candidat, annonça le directeur du théâtre, le capitaine Angel Garcia, pirate primé à dix millions de Berries ! »

Le jury fronça les sourcils. Si le nouvel arrivant avait voulu capter son attention, c’était pour le moins réussi. C’était un homme replet et courtaud, avec un nez que n’aurait pas renié Cyrano, d’imposantes bacchantes enroulées sur elles-mêmes, une haute toque de cuisinier presqu’aussi grande que lui et un tablier où s’étalait la mention « des bécots pour le cuistot ».

« Bon, qui lui dit que c’est pas nous, le concours "Luvneel a un incroyable cuisinier" ?
_ Non mais d’après sa fiche, c’est un vrai pirate, en fait.
_ C’est le problème des auditions libres, aussi : y’a n’importe qui qui se pointe…
_ Dites, c'est pas oun pou fini vos messes basses ? S’impatienta Garcia.
_ Oh mon dieu, il a un accent horrible, ça va pas être possible. On le recale, zou !
_ Ah non, on ne va pas recaler les gens pour leur accent, voyons, c’est de la discrimination ! Hum…  Bonjour, capitaine Garcia ! Le salua gentiment Rachel. Excusez-nous, on réglait… heu… des trucs de jurys. Mais maintenant, nous sommes tout à vous. Alors, d’après votre CV, vous avez passé un an sur la Route de Tous les Périls.
_ Si.
_ Et vous avez fait principlament l’allez-retour entre Drum et Alabasta…
_ Si.
_ Heu… Vous pourriez nous dire pourquoi ?
_ Parrrce qué cé là qu'on trrrouve lé méillourrrs prrrodouits sour la prrremière voie. On né pout pas férrr dé bonne couisine sans ingrrrédients dé prrremièrres qualités.
_ Non, non, moi je ne comprends rien à ce qu’il dit… Je vous préviens, je n’interviendrais pas.
_ D’accord, mais c’est un choix plutôt bizarre, pour un pirate, non ? Signala Rachel. Vous ne voudriez pas nous expliquer un peu ?
_ Hé bien, cé trrrès simple, répondit affablement le pirate. Mon obyéctif été d'êtrrre enrrrôlé à borrrd dou Barratie. Et parrr ça, il faut dé l'expérrrience sourrrr la Rrroute dé Tous lé Pérrrils.
_ Kékidit ?
_ Il dit que son but est d’être engagé sur le Baratie. Soit… Mais c’était il y a six mois, objecta la commandante. Et du coup… ?
_ Malhourrrousement, ma candidatourrre a été rrréyété. Yé n'aurrré pas assez d'expérrrience, d'aprrrès oux. Hourrrousement, y'é entendou parrrlerrr dé votrrre prrroyé d'expédition. Avé oun passayé sourrr el Nouveau Mondé, mon CéVé serrra ounpeccable à mon rrrétourrr !
_ Kékidit ?
_ Qu’un passage sur le Nouveau Monde fera bien sur son CV. D’accord, je vois. Néanmoins, votre note de puissance est assez faible, vous n’avez aucun fait d’armes à mentionner et la Marine n’a retenu qu’un peu de vandalisme et de tapage nocturne ici et là à votre encontre.
_ Céta-dirrre qué yé souis oun couisinierrr à la base, moi, pas oun pirrraté. Mé y'é imprrrovisé comme y'é pou.
_ Kékidit ?
_ Il est plus cuisine que piraterie. Certes, mais comprenez bien qu’on s’interroge forcément sur vos capacités concrètes, rétorqua Rachel.
_ Oh, yé vois, vous voulez qué yé fasse mé prrrouves ? Trrrès bien, citez-moi el plat qué vous voulez qué yé vous prrreparrre y vous allez voirrr cé qué vous allez voirrr !
_ Kékid…
_ Il nous met au défi. Non, non, non, signala vivement la commandante. Je ne parle pas de cuisine, je parle d’aptitudes au combat. Vous savez, pour les trucs dangereux qu’on rencontrera pendant l’expédition…
_ Trrrès bien, si cé né qué ça. Vous voyez cé trrrou ? Hé bien, ouvrrrez grrrandés vos mirrrettes parrr ne pas en perrrdrrre oun miette !
_ Kék…
_ Il va faire sa fête au trou.
_ Hein ??
_ Non mais j’ai peut-être pas bien compris, hein… »

Le petit cuistot s’approcha d’une démarche dandinante jusqu’au grand trou dans le mur, se frotta le menton en murmurant des « hummmm » et autres « Moué, moué, moué ». Et soudainement, il se lança. Poussant un cri strident, il déploya une farandole d’oeufs d’une main tout en extirpant un gros saladier d’un pli de son tablier. En un tournemain, tous les œufs y passèrent, les blancs adroitement récupérés dans le récipient. D’un même mouvement, il dégaina son fouet et se mit à battre les blancs en neige :

« Téchniqué basique dé couisine : lé merrringous en foliée ! Aaaah~tatatatatatatata !!!
_ Il dit qu…
_ Non mais ça va, ça, j’ai compris. »

Sous les assauts frénétiques du fouet, les blancs se mirent à monter, monter, monter, et à gonfler, gonfler, gonfler… Et sous les yeux ébahis de la foule, en quelques secondes à peine, un nuage cotonneux déborda du saladier et commença à s’accumuler dans la brèche du mur. Pour un cuisinier de la trempe de Garcia, un four était totalement optionnelle pour faire de belles meringues : son ardeur passionnée et sa prestation flamboyante se suffisaient à elles-même pour cuire les blancs juste comme il faut.
Et c’est ainsi qu’en moins de dix secondes, une énorme meringue obstruait la brèche, ne laissant pas le plus petit interstice libre pour ne serait-ce qu’une mouche.

« Et voilà ! Alorrrs, elle é pas belle, ma merrringou ? Admirrrez cété blanchourrr immacouléé, sentez cé doux parrrfoum délicioux, touchez cété textourrré onctououse, téstez cété rrrésistance à touté éprrrouve. Vous pouvez mé crrroirrre, celoui qui voudrrra casserrr cété barrrrrrièrrre s'y casserrra lé dents, bwéhéhéhé !
_ …
_ C’est… surprenant, constata Rachel.
_ Attend, stop, il a dit quoi !?
_ Il dit que sa barrière est incassable.
_ Commandante Syracuse, intervint CAPSLOCK, vous pourriez peut-être aller tester la résistance de cette… heu… barrière. Meringue. Truc ?
_ Ben pourquoi moi ? S’étonna l’imposante albinos.
_ Parce que vous êtes la plus costaude du jury ? Proposa l’ancien Marine. Ç’aurait beaucoup moins de sens si Valmorine, Elie ou moi la testions.
_ Oh. Ce n’est pas faux, acquiesça Rachel. Très bien… Un instant, capitaine Garcia : puis-je tester personnellement la solidité de… heu… votre œuvre ?
_ Si. »

La commandante se leva et fit le tour de la table pour rejoindre le mur éventré du théâtre. Elle commença à faire craquer ses phalanges, se préparant à donner le meilleur d’elle-même pour ce test. Après tout, si le légendaire commodore CAPSLOCK – non, monsieur CAPSLOCK, comme il insistait lui-même maintenant qu’il ne faisait plus partie de la Marine – pensait qu’elle était la plus apte pour cette tâche, il n’était pas question de le décevoir.
Encore moins devant une salle comble comme la salle d…

« Kyaaaah !! »

Dans un cri déchirant de surprise, Rachel glissa brusquement et se retrouva les quatre fers en l’air à contempler le plafond.

« Ah si, dou coup qu'il mé rrrésté dé yaunes d’oufs, y'é décidé dé férrr ouna pétité crrrème qué y'é badiyéonné au sol parrr oun férrré oun pièyé. C’é ploutôt rrréoussi, vous né trrrouvez pas ?
_ Vous auriez pu prévenir, maugréa la commandante en essayant de se relever. Mais… Mais… Mais ça glisse de fou ! J’arrive pas à me relever ! Bon sang… Mais… Mais sortez-moi de votre fichu piège, je suis coincée !
_ Ah no mé né vous ayitez pas commé ça, vous vous en méttez parrrtout, aussi. »

Un concert de jurons – que Rachel avait probablement repiqué du sergent Krieger – signala tout le bien que la commandante pensait de ce conseil maintenant qu’il était trop tard. Cela poussa néanmoins le capitaine Garcia à trouver au plus vite une solution, tant il vrai que s’attirer le couroux d’un juge n’augurait jamais rien de bon lors d’une audition. Le cuistot saupoudra donc Rachel de farine pour lui permettre de retrouver un minimum d’adhérence. Finalement, après encore quelques efforts, la commandante parvint à s’extraire de cette perfide sauce anglaise et à se relever avec autant de dignité qu’il était possible lorsqu’on est couvert de sauce et de farine de la tête au pied.

La moutarde commençait à lui monter au nez, mais fort heureusement, elle avait justement une occasion en or d’y laisser libre cours. On voulait qu’elle teste la résistance de la muringue ? Ça tombait bien, elle avait besoin d’un exutoire ! La muringue allait morfler pour tout le monde. En plus, c’était de sa faute si elle était tombée dans le piège du cuistot !
Bandant ses muscles au maximum, Rachel arma et frappa un coup titanesque, rageur, usant de toute sa masse et tout ses muscles pour se forer un chemin par la force brute dans la muringue.

Il y eût un grand bruit tandis que tous les spectateurs proches du mur purent sentirent l’impact faire vibrer la cloison. Et presqu’aussitôt après un un grand cri de douleurs tandis que Rachel serrait sa main douloureuse sous son aisselle tout en agonissant d’insultes cette foutue muringue. Cette dernière continuant de pavoiser tranquillement comme si de rien n’était, sans la moindre marque de poing sur sa surface, à la plus grande fierté du capitaine Garcia.

C’est donc une Rachel passablement dépitée, toute poisseuse de crème et de farine, tenant sa mimine traumatisée contre elle, qui s’en retourna s’asseoir sur son siège, sous les regards circonspects du jury, incertains sur la façon d’aborder ce dernier épisode avec la jeune femme.

« Heu… ça va ? Se lança Elie.
_ Sans commentaire, se renfrogna la commandante.
_ Finalement, ça vous arrive aussi de craquer, hein ? Compatit l’actice. Je commençais à me demander si vous étiez vraiment humaine…
_ Sans commentaire.
_ Il… hum… Il est solide, ce mur, du coup, tenta prudemment Elie. Alors, votre verdict sur le capitaine Garcia ?
_ Sans commentaire.
_ Oui, alors on ne va pas aller très loin si vous limitez la conversation comme ça, vous savez ? Je n’aime pas son accent, je suis pour le recaler, la provoqua Elie.
_ Sans commentaire.
_ CAPSLOCK pense que ça vaut le coup de l’emmener, poursuivit imperturbablement l’actrice. D’après lui, une bande de cuistots, ça assurera au moins que tout le monde arrive en bonne santé à destination.
_ Sans commentaire.
_ Quant à Valmorine, elle préférerait évidemment avoir l’avis de tout le monde avant de trancher, révéla Elie. Donc on a besoin du votre. Ne serait-ce qu’un petit commentaire.
_ Sans commentaire.
_ Vous voulez un gros poutou magique sur votre bobo ?
_ Pardon ?
_ Ben si vous voulez vous comportez comme une enfant, ça ne me pose pas de problème de vous gérer comme tel, j’ai l’habitude, vous savez.
_ …
_ Alors, fini de bouder ?
_ Je suis de l’avis de CAPSLOCK, soupira Rachel. On le prend.
_ Hé, je comptais sur votre rancune pour le recaler, moi ! Mais sa puissance de combat… comment dire… J’ai quand même des doutes sur le concept de cuisine de combat.  Rien que le nom, déjà. Pis on doit pas jouer avec la nourriture, normalement.
_ Bof, haussa les épaules la commandante. Vous avez déjà vu un cuisinier qui ne sache pas se servir d’un couteau ? Un équipage de surineurs, ça nous sera toujours utile.
_ Ah. Je n’avais pas pensé à ça, opina Elie. Valmorine ?
_ Admis ! »
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Plusieurs semaines encore avaient passé. Le port de Luvneel, déjà d’ordinaire fourmillant de monde, grouillait d’une activité encore plus visible qu’à l’accoutumée. L’expédition était dans toutes les bouches, sur tous les visages, et les bruits qui couraient à son sujet étaient nombreux. Chacun y allait de sa petite rumeur ; un commerçant mineur parlait d’un coup de communication du Royaume pour venir concurrencer le gouvernement mondial niveau influence et pouvoir politique, mais à cela, sa voisine, gérante d’une petite poissonnerie de quartier rétorquait qu’une troupe de Marines accompagnant le voyage, Luvneel n’y récolterait que trop peu et se verrait une fois de plus épaulé par ceux-là même qu’il cherchait à doubler. Un oracle autoproclamé, contre deux pièces seulement, prédisait à chacun ce qu’il allait gagner ou perdre à cause de cette aventure. Et quand on allait voir Mémé Nestrelle, une conteuse de talent d’un âge plus qu’avancé, elle nous berçait de sa chaude et rocailleuse voix pour narrer, entre autres histoires extraordinaires, la geste de Norland ; ne manquant pas au passage de souligner l’écho que lui faisait cette nouvelle expédition Luvneeloise. On avait d’ailleurs l’occasion régulière de voir quelques ouvriers venir remettre un coup de neuf aux diverses statues de cette légende ; elles n’avaient jamais autant brillé.

Cette activité tout éclatante de la population était bien sûr liée à celle déployée pour mettre à l’eau les navires, rapatrier troupes et provisions et tout organiser afin que le départ, qui s’annonçait très proche, se fit dans les meilleures conditions. On avait fait dégager plusieurs fois quelques rues, bloqué des passages, mis à l’effort du personnel pour ne surtout pas interférer avec les déplacements monstrueux de nourriture, d’armes et d’encore plein d’autres choses éminemment nécessaires à la préparation d’un tel événement. Le quartier du port était quadrillé de gardes, composés à la fois par des miliciens Luvneelois et de soldats de la Marine que la commandante Syracuse avait mis à disposition. Mieux valait prévenir que guérir et le voyage serait certainement suffisamment dangereux en lui-même pour qu’on se donne le droit d’esquiver tout problème au démarrage.

Elie, dans ce micmac organisationnel qui lui filait des boutons à tout va, fonçait à toute allure à travers la ville toute la journée durant. Ne pouvant perdre une seconde de ce qui se disait aux réunions importantes, elle se faisait un devoir d’être présente à chacune, personne ne faisant désormais plus de remarque sur le fait qu’elle n’y avait jamais été conviée. Elle s’était chargée de coordonner la délégation de corsaires et l’avait annoncé avec un tel aplomb que personne n’avait souhaité s’interposer. Comme elle prodiguait de nombreux rapports sur son avancement, on ne l’avait pas trop cherchée à ce sujet. Elle avait en plus le soutien amical de Rachel et Haylor, celui mi-anxieux mi-flippé de l’ancien militaire CAPSLOCK et l’inimitié bougonne mais généreuse de Sigurd pour se sentir en totale confiance dans ce rôle. Et à tout cela s’ajoutaient les concerts quotidiens qu’elle donnait toujours chez le vieux Tom ainsi que l’éducation un tantinet prenante mais ô combien réjouissante de sa petite Chloé. Elle était épuisée. Elle dut se rendre à l’évidence, elle ne pouvait continuer à porter toutes ces charges sur ses épaules, aussi, ce jour-là, elle décida d’interrompre une bonne partie de ses activités multiples pour en pratiquer une dernière ; l’entretien d’embauche.

« Pourquoi il faut nécessairement que ce soit pour ma tronche ? J’ai juste envie de proposer de mes derniers instants de vie avant cette expédition-suicide à l’autre bout du monde et qu’est-ce que tu fais ? TU ME LES BRISES !
-Parce que tu es le seul qui ait un tant soit peu d’honnêteté dans ton jugement.
-C’est bien la première fois qu’on me dit ça. D’habitude, on me dit que je déteste tout et que je ne suis absolument pas objectif.
-Disons que je sais analyser ta façon de cracher ton fiel.
-Madame analyse maintenant…
-Quand tu n’aimes pas du tout, tu te contentes de baver un peu, mais quand quelque-chose te touche, tu mets un point d’honneur à te rendre le plus détestable possible à l’égard de cette chose.
-Conneries… Ta cervelle de piaf a le don de fabriquer de la merde encore plus impressionnante, nauséabonde, verte, molle et démoniaque que celle que nous inflige chaque jour ton délicat derrière de princesse de mon cul.
-Tu vois, suffit de te dire la vérité pour que tu deviennes infect. Accélère un peu s’il-te-plaît, j’ai deux trois candidates à te montrer. »

La cadence que mettait la jeune comédienne dans sa marche était bien trop importante pour les courtes pattes du nabot ronchon. Il était tout rouge, dégoulinant de sueur et avait proclamé à plusieurs reprises, tout en cherchant à la talonner, qu’il ne la suivrait pas plus longtemps, que le forcer d’écouter à de multiples reprises des cris de truie qu’on égorge ne lui plaisait guère et qu’il ne lui devait rien, que c’était plutôt à elle d’être aux petits soins. Bien entendu, elle savait très bien jusqu’où elle pouvait le mener et la limite n’était pas encore atteinte. Un sourire se dessina sur son visage quand elle s’arrêta à l’angle d’une rue. Pour Elie, il s’agissait d’elle, mais l’avis de Kalem serait décisif.

« Je veux même pas l’entendre ouvrir sa gueule.
-Trop tard pour reculer, maintenant que tu es venu jusqu’ici.
-Pourquoi cette michetonneuse balance sa merde dans la rue ? Elle ferait mieux de se trouver un coin au calme pour ne pas effrayer les passants.
-Tu n’as pas idée de la difficulté de se faire un nom dans le métier.
-Surtout avec une absence totale de talent et un goût prononcé pour les miaulements. C’est insupportable.
-Elle n’a pas commencé à chanter, ce sont des vocalises.
-Je n’ai pas commencé à l’insulter, moi aussi ce sont des vocalises.
-Ta mauvaise foi m’étonnera toujours... »

Elie observa Kalem au fur et à mesure que la jeune femme qu’elle avait sélectionnée se mettait à chanter. Le nain prenait un malin plaisir à grimacer le plus possible, à faire semblant de vomir, à sortir des injures plus grosses que lui et malheureusement pour la jeune femme qui tentait vainement de récolter quelques sous par ses chansons, le peu de personnes qui s’arrêtaient autour d’eux le faisaient surtout pour contempler les variations de couleur du détestable petit être. La jeune femme, jetant à intervalles réguliers des coups d’œil en direction de son importun spectateur finit par s’arrêter, se tournant vers lui en attendant qu’il cesse de gesticuler.

« Vous êtes venu pour m’empêcher de gagner ma croûte ? Si vous n’aimez pas ce que je fais, partez, la ville est assez grande pour que nous cohabitions.
-Mh, excusez-moi, intervint Elie, c’est moi qui l’ai emmené ici, j’avais besoin d’un avis sur vous.
-Un avis ? Vous vous prenez pour qui ? Je crois que son avis est clair. Vous pouvez partir maintenant. Si l’objectif est de remettre en question mon talent de chanteuse, ne vous inquiétez pas, je n’ai aucune prétention, je chante parce que j’ai faim et qu’il faut bien gagner sa vie.
-Pardon, mes méthodes ne sont pas les plus ordinaires. Mais je crois que j’ai trouvé en vous la personne idéale.
-Je n’ai rien à vous dire.
-Un emploi de chanteuse rémunéré vous tenterait ? J’ai désespérément besoin de quelqu’un et j’ai fait toute la ville en long, en large et en travers et je crois que seule vous m’avez convaincue.
-Comment ça ?
-Vous chantez avec vos tripes, et vous chantez bien.
-J’ai du mal à croire à un vrai compliment après la scène de théâtre que vient de jouer votre petit compagnon.
-Il est détestable n’est-ce pas ?
-Absolument infect. Qu’est-ce que vous faites avec lui ?
-Ce n’est qu’une carapace. Au fond il est adorable.
-Je te déteste, connasse...
-Au fait, je ne me suis pas présentée, Elie Jorgensen, je travaille comme chanteuse dans un bar du Port de Norland et je dois quitter l’île sous peu. Je cherche une remplaçante, je n’aime pas l’idée de quitter mes patrons comme ça, je leur dois beaucoup.
-C’est la première fois que j’ai affaire à une chasseuse de têtes. Si ce que vous me dites est vrai, ça me touche beaucoup. Le nain, c’est votre impresario ? Je suis intéressée par votre offre, évidemment. Possible de rencontrer les patrons ?
-Oui bien sûr, je vous accompagne jusqu’à la patronne. Juste une chose. Vous avez des amis comédiens dans le coin ?
-Euh… Oui… Pourquoi ?
-Il se pourrait que j’aie besoin de leur aide. »

***

« Sigurd ? Je ne vois pas vos bagages, ils devraient être prêts.
-Gné ?
-Vos bagages. Nous embarquons demain.
-Hors de question, j’ai beaucoup trop d’affaires importantes en cours.
-J’ai confié toutes nos activités de gestion à nos employés et vous n’avez jamais été très impliqué dans l’administratif. Cela fait plusieurs semaines que nous préparons ce voyage et vous avez une cabine avec votre nom sur la porte, et nous en avons discuté ensemble plusieurs fois et vous m’avez plus ou moins confirmé faire la fine bouche mais être résolu à partir...
-Je ne parle pas des activités qui rapportent des sous, je sais qu’elle sont très bien gérées, non. Mais il y a un concours de patinage musical la semaine prochaine que je ne peux pas manquer et j’ai été convié à un tournoi annuel de Sheepball, vous savez bien que ce sont des obligations qui me tiennent à cœur et…
-…
-Vos regards assassins n’y feront rien.
-…
-Non, vraiment, ne faites pas ça, c’est tout à fait désagréable.
-…
-Rooooh, mais je vous dis que je n’ai absolument aucune envie d’y aller. Puis c’est bon là, les concours de regard à faire flipper, faites les avec Elie, elle est très douée et elle a décidé de partir, elle.
-Elle a d’ailleurs envoyé un mot à votre attention.
-Kézaco ?
-Je vous le lis ?
-Faites, mais évitez ce regard noir, j’ai l’impression de la voir, ça me fait des frissons. Puis depuis la dernière séances de papouilles-révélations, je sais très bien que ce n’est qu’une façade.
-’’Mon très cher Sigurd’’.
-Ça commence mal.
-’’Connaissant votre inégalable lâcheté, je sais très bien que vous allez tenter d’esquiver cette expédition. Sachez que c’est votre choix le plus pur que d’abandonner une fois de plus vos partenaires et amis...’’
-’’Amis ?’’
-Taisez-vous, je n’ai pas fini. ‘’Toutefois, réfléchissez bien, quel est l’option la plus alléchante ? Participer à une dangereuse, certes, mais glorieuse expédition pour vous racheter de toute votre petitesse, ou rester confortablement dans votre manoir en attendant que les choses se tassent, avec deux jambes brisées ? Affectueusement, Elie.’’
-Je rêve ou elle parvient à incorporer chantage, menaces et culpabilisation dans un si petit message?
-Donc vous vous chargez de vos bagages ?
-Elles sont prêtes...
-Pourquoi faut-il toujours que vous fassiez l’idiot ?
-Beh, ça donne un paquet d’avantages d’avoir l’air plus bête qu’on ne l’est.
-Finalement Miss Jorgensen n’aurait pas eu besoin de menaces. »

Un sourire se dessina sur le visage d’Haylor. Décidément, Elie avait bien changé depuis leur séparation sur Manshon. Le spectaculaire et l’emphase qu’elle usait alors pour des situations bien particulières et réfléchies ponctuait désormais tous ses faits et gestes. Elle était devenue aussi imprévisible que ne l’était son double de fiction. À se demander si les deux ne se confondaient pas parfois.

***

La commandante Syracuse leva un regard plein de confiance sur ce nouveau jour. Déjà on commençait à charger les passagers des différents navires. De nombreuses chaloupes étaient affrétées pour mener chacun à bord du bon bâtiment. La commandante était montée sur la vigie de son propre navire afin d’avoir une vue d’ensemble des troupes qui s’apprêtaient à partir. Outre le sien, l’expédition était composée d’une dizaine de navires et ce n’était pas une mince affaire que de les mettre tous en mouvement vers un même but. C’était à l’ex-commodore CAPSLOCK qu’avait été confiée cette pénible tâche de coordonner tout ce beau monde et il s’en sortait, pour ainsi dire, à merveille. Seule la petite flotte corsaire se tenait à l’écart du convoi, mais leurs embarcations étaient beaucoup plus légères et maniables, aussi, les faire intégrer la formation demanderait moins de logistique.

Il avait été décidé, après de nombreuses discussions tactiques, que le navire de la Marine ouvrirait la marche sur la première partie du voyage tout du moins, derrière viendrait le gros des troupes, encadrées par les trois navires des corsaires et par le géant. Ceux-ci seraient coordonnés par Elie Jorgensen, en qui Rachel avait une confiance relative. Elle ne voyait cependant pas quel serait l’intérêt de celle-ci de faire capoter une expédition à laquelle elle avait tellement tenu à participer. Rachel décida de redescendre sur le pont pour prendre des nouvelles de CAPSLOCK et s’informer de quand elle pourrait lever l’ancre.

« LE CHARGEMENT EST SUR LE POINT DE TERMINER, hurla la voix de l’ex-commodore à travers le combiné de l’escargophone.
-[size=9]Vous n’êtes pas obligé de hurler vous savez, je vous entends très bien...

-PARDON… Euh, pardon. Quand je prends la mer, les mauvaises habitudes reprennent. Je disais donc que le chargement était quasiment terminé, seuls une cinquantaine de marins manquent encore à l’appel, mais plusieurs chaloupes sont reparties au port.
-Vous avez une idée approximative de l’heure vers laquelle nous pourrions partir ?
-Ça dépend… Si ça ne tenait qu’à l’équipage manquant, je dirais une heure et des brouettes. Mais miss Jorgensen n’est pas encore arrivée et on est sans nouvelles de monsieur Dogaku.
-Vous voulez que je fasse un tour en ville pour les chercher ?
-Autant chercher une aiguille dans une botte de foin.
-J’ai ma petite idée sur l’endroit où pourrait être mademoiselle Jorgensen. Quant à Sigurd, il est bien trop connu pour pouvoir rester caché bien longtemps.
-Comme vous voulez, de toute façon, on ne part pas tout de suite. »

Elle raccrocha, interpella deux de ses hommes pour pouvoir revenir dans le port. À force de côtoyer la comédienne ces derniers temps, la commandante était quasi certaine que si cette dernière n’était pas à bord en train de s’occuper de tout ce qui ne la concernait pas, c’est qu’elle se trouvait au bar du vieux Tom. La veille encore, elle leur avait présenté une remplaçante, s’était assurée que tout allait bien aller pour le couple de taverniers et était arrivée en retard à l’une des dernières réunions du comité expéditionnaire. La comédienne s’était confiée sur le petit serrement au cœur qu’elle avait eu au moment de dire adieu à Tom et Bertille. Touchant. Le pari de Rachel, c’est qu’elle n’avait pas pu s’empêcher d’y retourner une ultime fois avant de prendre la mer.

Elle commencerait donc par chercher Sigurd. Lui ne s’était pas du tout présenté à la réunion de la veille et les commentaires rassurants d’Evangeline Haylor sur la présence de son partenaire dans cette expédition n’avaient eu que peu d’effet sur l’ensemble des personnes qui connaissaient un minimum le bougre. Rachel avait d’abord réfuté les commentaires sarcastiques d’Elie concernant la « fuite de responsabilités » du bonhomme, mais sa disparition ne laissait présager rien de bon.

***

Contrairement à ce que pouvait croire la commandante Syracuse, Elie n’était pas au bar du vieux Tom. Elle avait donné rendez-vous à l’ensemble des capitaines pirates ayant rejoint les rangs des corsaires en bordure de la ville. Elle aurait bien pris ce temps en intérieur, mais malheureusement, la présence du géant empêchait quelque peu de se confiner à l’étroit. Chacun avait ramené une part non négligeable de son équipage. On ne se déplaçait pas seul en tant que capitaine corsaire par ici.

« Messieurs dames ! Entama la comédienne, montée sur un large et haut tonneau afin d’être visible de tous. Si nous sommes réunis aujourd’hui, à quelques heures seulement de notre probable départ, c’est pour porter un toast ! »

Tous les regards étaient tournés vers elle. Son port et son allure juraient avec la plupart des gars ici présents, engoncés dans des frocs sales et troués, ou dans des habits qui de toute façon étaient plus taillés confort que mode. Ce n’était pas son cas. Elle portait une longue cape de soie brodée qui recouvrait l’ensemble de son corps et ses cheveux cascadaient sur ses épaules. Tout ce qui transparaissait d’elle était sophistiqué et détonait avec tous ceux qui l’entouraient.

« Ce toast, mes amis, je vous l’offre en l’honneur de la création de la première armée Corsaire de Luvneel. Buvons mes amis, à la gloire, à l’argent et à l’aventure !
-Vive la miss ! Tonna Gros Thon.
-Bravo ! Explosa la voix du capitaine Fier-Petons.
-Hourra ! Hurlèrent d’autres convives.
-Je bois le premier verre à votre santé mes amis, et que la chance puisse être de notre côté ! »

Elle sauta au bas de son tonneau dans un mouvement d’une agilité qu’on aurait pas attendue de sa part étant donné sa tenue. Puis elle attrapa une chopine posée au sol, se servit un grand verre au tonneau et sans faire de manières, vida son contenu cul-sec. Avec un grand sourire plein de confiance et d’optimisme, elle déclara le débit de boissons ouvert. Ce fut la ruée, chacun désirant trinquer un coup avec la demoiselle. Bientôt, le tonneau fut vide et les hommes joyeux. Avec le peu de vin pour chacun, aucun risque que quiconque fut saoul pour le départ, mais cela leur avait donné du baume au cœur et ils pourraient partir avec entrain.

« Mes amis, camarades, fiers pirates ! Maintenant que vous êtes sous mon commandement, j’entends que vous me juriez fidélité jusque dans la mort. »

La voix de la comédienne s’était quelque peu affermie. Elle avait gardé un semblant de joie mais s’était collée une volonté de paraître tout à fait sérieuse et un brin menaçante dans ses dernières paroles.

« Nous nous sommes engagés auprès du Royaume de Luvneel.
-C’est bien cela, mais je vous parle de l’engagement que vous venez de prendre auprès de moi.
-Que nous venons de prendre ?
-En buvant ce verre, vous avez accepté de vous soumettre au moindre de mes ordres.
-Comment ça ? Et notre liberté ? Protesta une jeune femme.
-Vous avez la liberté de partir.
-Qui êtes vous pour décréter cela ? Finalement, nous ne vous connaissons qu’assez peu. C’est vrai que vous étiez avec toute l’organisation de ce bazar mais…
-Qui je suis ? Vous désirez vraiment le savoir ? L’alternative à l’obéissance ne serait alors plus la liberté, mais la mort.
-Quelle audace ! Pour une petite bourgeoise de votre acabit !
-Très bien… Puisque vous le désirez. »

D’un geste qui se voulait mélodramatique, Elie attrapa un pan de sa cape, et d’un mouvement sec de la main, elle l’ôta, laissant apparaître un complet habit de cuir, beaucoup plus apte à une traversée en mer. Bien que ce vêtement jurat moins avec le décor, elle était toujours unique dans cet environnement de malfrats. La prestance dont elle faisait montre ainsi que la qualité de ses vêtements la plaçait sans mal dans une catégorie sociale supérieure. Derrière elle, s’avançant presque imperceptiblement, Bruno et Adamo, ses deux lieutenants, vinrent se poser en gardes du corps.

« Je me présente officiellement à vous. Je suis le capitaine Barbara. Inutile d’énoncer l’ensemble de mes titres vous les saurez bien assez tôt. Sachez simplement que je suis la numéro deux de la confrérie secrète des pirates de North Blue, qu’on me surnomme la reine Pagaille et que vous faites tous désormais partie de mon équipage.
-ET SI ON REFUSE ?
-Vous mourrez.
-Comment ça ? Reprit avec nervosité la jeune femme qui avait pris la parole pour contester quelques temps plus tôt. Vous n’allez pas pouvoir tous nous tuer, nous vous aurons avant. Moi je refuse de me laisser diriger comme ça, j’ai accepté de me joindre à une expédition de Luvneel, pas de suivre une capitaine pirate égocentrée ! »

Un sourire s’étira sur le visage d’Elie. Alors que la jeune rebelle continuait son discours, haranguant les troupes pour qu’elles se rangent de son avis, la comédienne leva simplement la main au-dessus de sa tête. Ses doigts se crispèrent, se refermèrent et la contestataire fut stoppée net dans ses paroles par une force mystérieuse. Tout était calme. L’ensemble des pirates était prêt à prendre les armes, mais on observait d’abord la scène. La tension était palpable. Le visage de la femme vira au rouge, elle semblait ne plus pouvoir respirer. Trente secondes passèrent, puis une minute. Enfin, elle s’écroula au sol, inanimée. Elie relâcha sa main.

« Quelqu’un d’autre pour contester mes ordres ? »

Trois téméraires attrapèrent leur sabre et prirent leur élan, s’élançant en direction de cette nouvelle cheffe autoproclamée. D’un nouveau geste de la main, ils furent mis hors d’état de nuire, s’arrêtant immédiatement, lâchant leurs armes et se tenant la gorge. Ils tombèrent à genoux, un regard suppliant sur le visage. Eux aussi finirent par s’affaisser par terre, dans la poussière.

« Bon, je crois que nous en avons terminé. Ne vous inquiétez pas chers camarades, exécutez mes ordres et tout devrait bien se passer. »

Le reste des pirates était complètement estomaqué par la scène. Ils n’avaient pas réagi, tout s’était passé trop vite. Mais sans doute avaient-ils bien fait ? Était-ce dans le vin qu’elle avait glissé une substance qui lui permettait de les étouffer à distance ? Ou bien cela faisait partie de ses pouvoirs ? Pas étonnant que la numéro deux de la confrérie secrète de… De quoi déjà ? On ne savait plus bien mais c’était sans importance. Risquer de mourir alors qu’elle n’avait pour le moment rien demandé de bien compromettant n’était pas très malin. La chose était entendue, on l’écouterait. Du moins pour le moment.

De son côté, Elie n’avait pas tardé à partir, reprenant sa cape. Elle avait fait dégager les corps par ses hommes de main qui étaient chargés de les amener à l’endroit convenu et elle se dépêcha de se rendre en ville. À l’heure qu’il était, on devait la chercher, et il ne serait pas de bon ton d’avoir complètement disparu.

Lorsqu’elle arriva chez le vieux Tom, Kalem était déjà là. Il la regarda, l’air inquiet. D’un rapide sourire, elle voulut le rassurer, mais ni lui, ni elle ne semblaient convaincus. Ils s’installèrent à une petite table, faisant un signe aux patrons, puis commencèrent à discuter à mi-voix.

« Heureusement que personne d’autre n’a essayé de t’égorger… Je persiste à trouver ça dangereux.
-Si quelqu’un d’autre avait essayé, tu l’aurais immobilisé, non ?
-Je vise bien, mais un imprévu aurait suffi à empêcher la fléchette d’arriver à son destinataire.
-De toute façon, ça n’est pas arrivé. Je crois les avoir convaincu. Comment tu as trouvé mes comédiens ?
-Nuls à chier. Les pires sous-merde que la terre ait connu. J’ai déjà rencontré des cacas putréfiés avec meilleure odeur et meilleur goût.
-Je les ai trouvés parfaits.
-Évidemment, avec ton agueusie perpétuelle, tu trouves tout à ton goût. J’espère que personne n’aura eu l’idée de vérifier les cadavres.
-Je les ai fait retirer. Il faut que tu ailles leur filer leur rémunération d’ailleurs.
-Fais chier, je peux pas blairer les acteurs, que des vaniteux et des chieurs.
-Allez, et après on se rejoint à bord. »

Kalem s’esquiva en grommelant. Le vieux Tom arriva avec une tasse de café qu’il posa devant la comédienne et quand elle le regarda, elle vit une larme qui coulait de son œil droit. Il ne dit rien. Elle lui adressa un sourire chaleureux puis lui glissa dans l’oreille quelques mots. Il s’empourpra avant de faire volte-face et d’aller chercher sa femme, Bertille.

« Je tenais à vous remercier de tout ce que vous avez fait pour moi encore une fois, glissa Elie lorsque le couple fut revenu.
-C’est tout naturel ma petite. Bon courage pour la suite. La gamine que tu nous as ramené pour chanter est très douée, mais ça ne sera pas pareil.
-Je reviendrai vous voir à l’occasion.
-Tiens, mais ne serait-ce pas la commandante de la Marine de l’autre fois ? Elle te cherche toujours des noises ?
-Ah oui, tiens, c’est elle. Non, tout est réglé. Mais je pense que je vais devoir vous laisser. Je vous embrasse fort. »

Aussitôt dit, aussitôt fait. Elie se dirigea vers la porte d’entrée, salua d’un dernier geste de la main le couple de taverniers et se tourna vers Rachel qui semblait soucieuse.

« Qu’est-ce qui se passe ?
-On est sans nouvelles de Sigurd, il a disparu. Et les pirates ont disparu aux dernières nouvelles.
-Pour les pirates, ils devraient rejoindre leur bord sous peu. Pour Sigurd, ça va barder. »


Dernière édition par Elie Jorgensen le Mer 22 Juin 2022 - 11:42, édité 1 fois
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Le départ fut bien évidemment reporté. Ca n’était pas en une poignée d’heures qu’ils allaient pouvoir retrouver un homme dans toute une cité, aussi reconnaissable soit-il. Et ils avaient maintenant deux heures de retard sur le départ prévu. La situation commençait à peser au sein des équipages et voyageurs ayant déjà gagné les navires, certains s’agitant déjà d’inconfort face à l’incertitude : on n’avait pas encore annulé quoi que ce soit stricto sensu, mais l’intégralité du haut de leur organigramme avait regagné le port de Norland pour contribuer aux recherches, chacun à sa manière.

De sa propre initiative, la baronne avait demandé de l’aide au maire de la cité et se vit instantanément offrir le soutien de tous les corps institutionnels, de la milice à l’armée jusqu’aux secouristes. Les pompiers avaient même déployé les quelques tapis volants dont ils disposaient pour scruter la ville en quadrillant les cieux. Une vision improbable que les locaux contemplaient encore avec émerveillement : ça faisait partie des choses auxquelles on ne s’habituait pas, même quand on les voyait tous les jours.

Leur participation permit à Rachel de lâcher du lest en déléguant sa fonction de coordinatrice au sergent-chef Krieger pour se focaliser entièrement sur l’enquête de terrain. Mais après un quart d’heure à errer au gré de ses intuitions, elle acheva de se convaincre que ce qu’elle faisait était inutile. Recourir à ses jambes et ses yeux était rassurant, mais mettre les choses à plat à l’aide de sa tête pour retracer le parcours de Dogaku serait plus efficace, même si moins confortable.

Ca n’est pas comme si elle avait fait les choses complètement au hasard : quand elle avait commencé les recherches en se séparant d’Elie qui devait retrouver ses équipages, elle s’était rendue à l’endroit le plus naturel pour lui, dans sa propre demeure. Mais sur place, on lui avait seulement indiqué que Sigurd s’était éclipsé de bonne heure pour s’offrir une ultime promenade matinale. Son chez-soi, il en avait profité la veille, disait-il.

Le fait qu’il ne soit pas revenu n’avait pas alarmé ses domestiques, puisqu’ils avaient préparé et acheminé ses bagages sur ses consignes et qu’il avait pris une collation suffisamment copieuse au réveil pour qu’ils n’aient pas à le revoir à l’heure du déjeuner. Ils précisèrent même que Dogaku les avait salués « au cas où », ne sachant pas lui-même s’il repasserait ou non. Et qu’il avait lui aussi, au fil des dernières semaines, adressé des consignes au personnel à suivre en leur absence. Même si celles-ci se résumaient globalement à tout gérer comme à leur habitude et à glisser des plaintes officielles à la milice dans le cas où d’infâmes fouineurs révos ou des services secrets tenteraient de glisser leurs nez dans ses affaires.

Un déroulé qui avait été corroboré par la compagne du concerné quand Rachel l’eut brièvement au téléphone : sans rentrer dans les détails de ce qu’ils avaient pu se dire en privé, elle avait certifié avec assurance qu’il ne traînait plus des pieds que pour appuyer son message, et en partie pour s’amuser à leurs dépens, mais qu’il viendrait malgré tout sur Vertbrume.

En d’autres termes, que son absence était anormale.

C’est à ce moment-là que la figure de Lucie de Vimille se matérialisa brutalement dans les pensées de Syracuse. S’il lui était arrivé quelque chose… la directrice du CP1 l’avait prévenue avec une transparence totale sur les risques qui pesaient sur Dogaku, comment il représentait à la fois une menace et une opportunité pour chacun des camps qui lorgnaient sur Luvneel, et comment sa neutralité le rendait paradoxalement intouchable pour qui ne voulait pas fournir un martyr à la cause adverse.

Martyr que chacun pouvait s’approprier en veillant bien à faire porter le chapeau à l’autre camp pour avancer ses propres objectifs. Mais les conséquences d’un échec étaient telles que le CP5, tout intéressé qu’il se montrait à ramener Luvneel parmi les loyalistes tout en se débarrassant d’un gêneur dans la foulée, n’avait jamais mis la moindre équipe sur le sujet. Si la vérité perçait, ça n’était pas juste ce pays qui risquait de basculer dans le camp des révolutionnaires, mais toutes les îles présentes dans sa sphère d’influence et autant d’autres nations qui se sentiraient menacées par les manigances de Marijoa.

Un scénario catastrophe que les révolutionnaires se voyaient bien provoquer si l’occasion se présentait. Tant qu’à faire.

Et avec tout ça, c’était elle qui avait été chargée de veiller à sa protection.

En ce moment précis, Rachel enrageait contre elle-même, se maudissant intérieurement de n’avoir pris absolument aucune mesure pour satisfaire à son objectif officieux, la protection de Dogaku. Elle s’était endormie en prenant part aux préparatifs sans songer à ce qui pouvait lui arriver avant même le départ. Et la voilà qui se retrouvait maintenant en proie au doute sans savoir si l’inquiétude était fondée ou non. Bien sûr, si ça se trouve il était déjà à bord d’un des navires en train de faire une sieste dans la mauvaise cabine, ou en ville à faire des emplettes de dernière minute avant le voyage, ou même simplement caché quelque part pour ne pas venir quoi qu’il lui en coûte, et ça n’était rien de grave – rien de terrible, en tout cas. Mais elle aurait dû le savoir, être au courant de là où il se trouvait, faire que ses hommes disposent toujours d’au moins six yeux sur lui. Le mettre sous protection rapprochée, aussi.

Non pas qu’il aurait accepté, évidemment. La simple présence de soldats de la marine en face de son domicile le faisait geindre et trépigner d’inconfort, alors une escorte….

Mais. Elle aurait tout de même pu ruser pour parvenir à ses fins. Probablement ? Probablement pas. Il n’avait même pas recours à des gardes du corps de lui-même, c’était évident qu’il était trop insouciant pour son propre bien.

Elle aurait dû le faire surveiller.

Tel était le raisonnement circulaire dans lequel elle se serait embourbée si une longue série d’apprentissages par l’échec ne l’avait pas préparée à rester réactive en toutes circonstances. Car plutôt que de tourner en rond, il lui fallait obtenir plus d’informations. Et au jugé, la personne qui était la plus susceptible de savoir où était Dogaku était…

-Commandante ?

Edwin Marlowe, son lieutenant-commissaire. Non, ça n’était pas à lui qu’elle pensait, mais c’était sa voix qui venait d’émerger de l’escargophone-radio qu’elle avait à sa disposition. L’animal adopta ses traits fins et placides, quoi que grimaçant d’inconfort comme à chaque fois que la situation les pressait :

-J’écoute ?
-Je ne sais pas si l’information est pertinente ou pas par rapport à la situation de monsieur Dogaku, mais… je dois vous signaler la présence d’un navire de la marine amarré au large de Luvneel. Un brick taillé pour faire office d’éclaireur, faiblement armé. La vigie a distingué le nom de Lady Suzaku sur sa coque… je crois que c’est un modèle qui a bénéficié d’améliorations sur mesure, parce que ses voiles disposent toutes d’un éventail de bonnettes rétractables qui lui donnent une sacrée prise au vent. Et sa coque est étrange, comme recouverte d’un verni... Jürgen ne sait pas ce que c’est, il n’a jamais vu ça.
-Et qui sont-ils ? Qu’est-ce qu’ils nous disent ?
-C’est… pour ça que j’ai préféré vous tenir informée. Nous avons essayé d’entrer en contact et ils ne répondent pas. Equipage non identifié. L’ex-commodore Capslock doit envoyer des D.R.O.N.E. aériens dessus… je comprends que ce sont des pélicans qui transportent des escargocaméras dans leurs becs… je ne sais pas trop de quoi il en retourne.
-Euh… d’accord…

Rachel ne savait pas que faire de cette information. Qu’est-ce que d’autres marines faisaient ici ? Luvneel avait bien délégué la défense de ses mers au gouvernement mondial, mais il fallait être un sacré olibrius pour décider de jeter l’ancre sur la trajectoire d’une dizaine de navires qui s’apprêtaient à prendre le large. Des membres de l’élite… ou de la sous-marine, peut-être ? Ce qui justifierait le navire non conventionnel ? La région était prisée par la division Nessy pour la diversité des monstres marins qu’ils pouvaient y capturer, mais un brick était inutilement rapide et pas toujours assez robuste pour leurs missions à eux.

Son raisonnement la mena à la même conclusion que son lieutenant-commissaire : quoi qu’il en soit, ça ne devait pas avoir de rapport avec Sigurd. Les cipher pol, les révolutionnaires, c’était déjà bien assez suffisant pour qu’elle n’ait pas à se soucier en plus des autres divisions de sa propre institution. Parce que ça ne pouvait pas être ça. Le sous-amiral Jared l’aurait forcément préven…

Un instant.

Jared, l’ancien des services secrets dont le bureau actuel témoignait d’un niveau de paranoïa cliniquement attestée, pas du tout du genre à créer un engrenage tarabiscoté sans en informer les différents acteurs qu’il impliquait dedans. Evidemment. Mais c’était chercher loin.

-Commandante ?, s’enquit Edwin.
-Je n’en sais rien… et je réfléchis… et… quelqu’un d’autre m’appelle, remarqua Rachel en voyant son Denden balbutier à nouveau de manière agressive. Je peux vous reprendre plus tard ?
-Bien sûr. Si vous en avez besoin. N’hésitez pas.
-Merci.

Deuxième appel. Cette fois, les traits de l’escargophone se durcirent, adoptant un maintien rigide et une mine désapprobatrice toutes deux aisément reconnaissables.

-Commandante Syracuse, trancha la voix d’Haylor. Je comprends que vous participez aux recherches ?
-J’essaie. Mais je crois que la personne la plus à même de savoir où se trouve Dogaku, c’est vous. J’aimerais vous poser plusieurs questions pour dresser des pistes. Où êtes-vous ?
-Je suis rentrée chez moi. Je ne sais pas si Sigurd se rendra directement à l’embarquement ou ici quand il aura fini… ce qu’il est en train de faire, mais je veux qu’il devine où il peut me trouver. Je reste donc ici. Est-ce que vous pouvez me rejoindre ?

Rachel calcula mentalement le temps qu’il lui faudrait pour faire le trajet compte tenu de sa position dans la ville. Probablement entre un quart d’heure et vingt minutes à pied en progressant à vive allure… ce qui correspondrait à moins de cinq minutes si elle fusait comme une dératée sans se soucier de l’image qu’elle donnerait de la marine en ce faisant.

-J’arrive tout de suite.

Elle portait le manteau de la justice, après tout. Qui lui avait été remis en main propre par deux officiers qu’elle respectait et admirait grandement, le colonel Hendricks et le commandant Song, à qui elle devait énormément et qui continuaient encore à ce jour à lui servir de modèle dans son fonction de soldat et d’officier de la marine. Avec un tel apparat, elle aurait toujours l’air digne quoi qu’elle fasse, et aucun miroir ne l’avait jamais démentie.


*
*     *
*

A peine entrée dans la demeure que Rachel se retrouva conduite à un salon secondaire dans les étages, où Haylor alternait les quatre cent pas avec de longs instants plantée immobile face aux fenêtres, à ratisser la ville du regard tout en sachant parfaitement qu’elle n’arriverait à rien. Ca n’était pas de l’espoir, c’était de la nervosité. Elle exécutait seule son petit manège, mais un de ses domestiques, un jeune homme fluet clairement vêtu à sa convenance, prenait visiblement le temps de s’attarder en sa compagnie pour l’apaiser à sa manière, entre deux recharges de thé brûlant qu’elle engloutissait par pur automatisme. Le majordome s’effaça instantanément lorsque la commandante entra dans la pièce, sans rien lui proposer.

Au lieu de ça, la commandante se vit pratiquement assaillir par la maîtresse des lieux, qui fonça au-devant d’elle avec la bienveillance d’un rhinocéros dont on aurait envahi le territoire.

-Merci d’être venue aussi vite. Je vous ai vue arriver, précisa-t-elle en désignant du pouce une fenêtre plein ouest. Vous êtes quelque chose.
-L’entraînement de la marine, souligna Rachel pour esquiver le compliment. Et le manteau aide beaucoup.
-Le manteau ?
-Le Manteau de la Justice, appuya-t-elle distinctement en bombant le torse avec une fierté rayonnante. Ceux qui le portent se voient galvanisés par l’énergie du fort au service de ses pairs !
-Mmmh. Je sais que le prestige de l’uniforme donne des ailes à certains, mais… je vois, décréta Evangeline en redécouvrant son invitée sous un nouveau jour. D’accord. Vous êtes comme ça.

La militaire laissa tranquillement le temps à son interlocutrice de s’emmurer dans ses pensées pour y agencer elle ne savait quel raisonnement la concernant. Elle avait l’impression d’être jugée injustement longtemps pour un si petit élan d’enthousiasme quant à la vocation qu’elle s’était choisie, mais…

Oh et puis si.

-Vous voulez me dire quelque chose, interjeta Rachel avec douceur pour inviter à la discussion.
-Désolée. Je sais que le moment n’est pas vraiment indiqué pour ça mais… oui, j’ai des questions pour vous.
-Allez-y, n’hésitez pas, l’encouragea la jeune femme.
- Vous allez sûrement me trouver stupide et excessive, mais j’ai actuellement beaucoup de mal à garder mon calme et à me retenir d’envisager des scénarios… particulièrement alambiqués… qui justifieraient que mon Sigurd ait manifestement disparu au pire moment possible. Et j’ai réalisé il y a moins d’une heure que je ne vous ai jamais exposé ma position vous concernant : en dépit de la conduite parfaitement appréciable dont vous avez fait preuve jusque-là, je ne sais pas le moins du monde si je peux vous faire confiance. Com-man-dante Syracuse.

Ah. Ce genre-là, donc.

Des soupçons informulés de longue date. Elle les avait explicités d’un ton ferme mais encore mesuré dans son accusation. Rachel accusa calmement la chose. La jeune militaire avait envisagé que cela se produise : le bref épisode paranoïaque qu’elle avait traversé un peu plus tôt, son interlocutrice avait dû elle aussi le vivre - en infiniment pire. Heureusement, l’autre avait un niveau de subtilité proche de celui d’une laie qui venait de percuter une victime et n’avait plus qu’à lui rouler dessus pour faire passer son propos. Un trait désagréable qui facilitait les discussions, à défaut de les rendre agréables.

-Je comprends tout à fait que vous ayez des soupçons à mon égard et… je n’ai aucune preuve à vous apporter pour attester de ma bonne foi, admit Syracuse après un temps de réflexion.

La commandante n’était pas entièrement sûre de la posture à adopter. Elle tendait naturellement vers l’empathie et l’apaisement mais ne voulait pas donner l’impression d’essayer d’amadouer qui que ce soit. Aussi continua-t-elle sur un mélange de termes réfléchis guidés par son intuition :

-Pour ma défense, ce serait sacrément culotté et maladroit de ma part de profiter d’un statut d’officier de liaison pour immédiatement planifier l’enlèvement d’une des personnes les plus notables du pays où j’assume ma fonction diplomatique. Non ?
-Je sais, rumina Haylor sur un ton de blizzard.
-D’autant plus que c’est précisément le genre d’opérations qui impliquerait le Cipher Pol et pas la Marine mondiale.
-Théoriquement, appuya la luvneeloise en balayant l’argument d’un geste nerveux. Je me méfie du théorique.

Dans le même temps, un bruit aigu attira l’attention de Rachel lorsque l’autre s’agita, comme le tintement d’un trousseau de clés particulièrement chargé qu’on aurait agité vigoureusement. Haylor ne commenta pas mais s’écarta ostensiblement de plusieurs mètres, l’air encore plus contrariée que jusque-là. La jeune officière ne comprit pas exactement ce qu’il en était, mais décida de passer outre pour profiter de son retrait :

-Et… je suis moi aussi inquiète. En particulier si vous ne trouvez pas ça normal. Mais il faut que vous compreniez…
-Laissez tomber, je sais, s’énerva l’autre en croisant les bras, les yeux levés au ciel. Ca n’est absolument pas le moment que je vous fasse perdre du temps si vous le recherchez. Je ronge des os pour rien. Sigurd vous fait confiance et il est beaucoup plus perspicace que moi pour ça. Et je n’ai rien relevé de particulier vous concernant. Je vais donc être brève : vous n’êtes pas impliquée dans sa disparition, n’est-ce pas ?
-Non. Mais c’est peut-être prématuré de parler de dispari...
-Est-ce que la marine est impliquée de près ou de loin ?
-Elle n’a aucune raison de l’être et ne l’est pas à ma connaissance. Nous ne savons pas à quel équipage appartient le bâtiment qui se trouve actuellement au large de la ville…

Rachel laissa un blanc pour se laisser le temps de lire sur le visage d’Evangeline, et laisser cette dernière l’interrompre si elle le souhaitait. Néant. Elle était donc au courant, visiblement. La commandante se félicita intérieurement d’avoir abordé le sujet en toute transparence.

-… mais nous aurions forcément été informés s’il devait intervenir sur Luvneel. Pour moi, c’est une coïncidence. Ils ont pas choisi le bon jour.
-Et le Cipher Pol ? Je sais que Sigurd vous a déjà posé la question. Mais je n’ai pas entièrement apprécié votre réponse.
-Pas à ma connaissance et j’espère bien que non. Mais peut-être que si. Vous savez mieux que moi dans quelle mesure ils s’intéressent à vous deux. Je peux simplement vous informer que ma hiérarchie m’a informée que ma mission prévoyait votre protection même dans l’éventualité où les services secrets de Marijoa chercheraient à s’en prendre à vous…. et que les choses dégénèreraient.

Pas de réponse. Haylor disséquait intensément Rachel du regard, se maudissant une énième fois de ne s’être jamais essayée à l’hypnose avec suffisamment d’ardeur pour être capable de forcer les gens à dire la vérité. Car en face d’elle, la commandante Syracuse se montrait désarmante d’honnêteté et de bienveillance, comme elle l’avait toujours fait depuis qu’elle la connaissait – un mois à tout casser sans qu’elles n’aient eu le moindre tête à tête, même pas purement formel. Bien sûr, que ses arguments tenaient la route. Bien sûr, que plus Evangeline y réfléchissait, et plus c’était absolument idiot qu’elle y soit pour quelque chose. Mais en l’état, la sorcière avait une sirène d’alarme qui hurlait en continu dans son cerveau, et toutes ses suspicions usuelles beuglaient en chœur qu’elle était entourée d’ennemis potentiels qui profitaient de son impuissance.

Le problème, c’est que fonctionner comme ça ne l’amènerait pas loin. Aussi ravala-t-elle son amas de méfiance en même temps que toute la rancœur qui s’accumulait dans sa gorge.

-D’accord. Je n’ai pas à insister. Ne le prenez pas mal. Enfin, si, vous pouvez mal le prendre, j’imagine.
-Je comprends tout à fait, la rassura Syracuse.
-Si ça peut vous rassurer, j’ai déjà posé la même question à Elie, qui a ressurgi du néant par le plus grand des hasards exactement au moment même où l’expédition a été annoncée, en insistant à la surprise générale pour y participer quand rien de probable ne l’y amènerait. J’ai également confronté Valmorine pour d’autres motifs la concernant… ne serait-ce que le fait qu’elle prend ses ordres d’une intrigante romanesque que je ne porte pas dans mon cœur. Et son mari qui a hérité de dettes et de contacts auprès des cercles que je pense reconnaître en mal... je crois que je deviens un peu folle à me dire que j’aurais dû tous vous faire surveiller d’entrée de jeu.

Plusieurs clignotants s’allumèrent instantanément dans le crâne de Rachel suite à cette dernière phrase. Haylor se méfiait de la baronne. Pour une raison qu’elle ne voulait pas partager, mais suffisamment pour avoir creusé. « Intrigante romanesque », ça n’était pas assez clair pour qu’elle recolle les morceaux, par contre.

D’un autre côté, Rachel flaira là l’opportunité de dégager des pistes de leur échange. La luvneeloise venait de faire le travail qu’elle-même n’avait pas jugé opportun quand elle s’était élancée sur le terrain à la recherche de l’abonné absent.

-Et quelle est votre avis maintenant que vous avez interrogé tout le monde ?, demanda l’officière.
-J’en ai déduit que je suis absolument incapable de percer dans l’esprit de qui que ce soit et que je me retrouve prisonnière à me mordre les doigts de devoir faire confiance à tout le monde tout en me méfiant de chacun. Sans avoir pris la moindre mesure préventive vis-à-vis de qui que ce soit. Et tout ça pour peut-être rien du tout.
-Ils n’ont rien dit qui vous semble bizarre ?
-Je crois que je n’ai pas été claire : ils ont tous dit des choses qui me semblent bizarres. Si vous recherchez un avis éclairé et une fine analyse des non-dits de chacun, je ne vous servirai à rien. Désolée, je suis une femme méfiante et paranoïaque, pas quelqu’un de perspicace. Et mon deuxième cerveau manque à l’appel.
-D’accord. Et l’éventualité que… comme Elie le pense, Sigurd n’ait vraiment pas envie de venir et qu’il se cache en conséquence ? Ou qu’il puisse avoir peur à la dernière minute ?

La militaire n’y croyait pas, mais il convenait de s’en assurer. La veille encore, Valmorine avait proposé qu’on envisage de respecter son choix et de le laisser sur Norland, aussi dommageable que cela puisse-t-être pour leurs chances de succès. Mais les enjeux étaient beaucoup plus importants que ce qu’elle avait en tête : Haylor n’avait pas la moindre intention de partir sans lui, et la commandante Syracuse avait pour consigne officieuse de veiller à la sécurité de Sigurd Dogaku, sur le nouveau monde ou ailleurs. Elle aussi s’était donc prononcée en faveur de sa présence, tout en notant mentalement qu’elle n’avait même pas reçu de directive sur la marche à suivre dans le cas où l’expédition aurait lieu sans lui.

-Il m’en aurait informée. Elie a beau croire ce qu’elle veut, il est parfaitement fiable : il a annoncé tout de suite qu’il ne voulait pas venir et ça n’a empêché personne, moi la première, à l’incommoder pour qu’il participe encore et toujours davantage.
-Elle est sacrément virulente contre lui, d’ailleurs. Et vous vous faîtes plutôt… complice de ça. Ca m’a surprise.
-Vu que je n’ose pas imaginer ce qu’elle a vécu pendant deux ans, je peux comprendre qu’elle ait énormément de rancœur et besoin d’un exutoire. J’aimerais l’aider et je ne sais pas du tout ce que je peux faire pour elle mais… elle aura encore beaucoup de marge avant que je sois agacée de l’entendre cracher son venin en permanence. Sigurd comprend le raisonnement, même s’il n’a pas la même patience. Ce qui est parfaitement normal. J’en ai déjà parlé avec elle, en y mettant les formes. Peut-être un peu trop pour que le message passe.
-Mais elle a raison sur un point, il ne veut pas venir, non ?
-C’est un non-sujet depuis deux semaines. Ce désaccord, j’en avais assez depuis un moment et ça lui est aussi venu. Je lui ai dit qu’il avait raison et que j’étais d’accord avec lui, malgré tout le bien qu’il peut faire en s’en donnant la peine, personne n’a à le forcer à faire de l’assistanat à qui que ce soit, et encore moins à l’autre bout du monde. En particulier pour se mettre en danger. Mais que c’était probablement la bonne chose à faire selon moi et selon tous ceux qui prenaient part à l’expédition pour autre chose que de l’argent. C’est-à-dire pas grand monde, ce dont je suis moi aussi assez souvent coupable si vous regardez autour de moi, précisa-t-elle en désignant toute la pièce d’un grand geste des bras. Bref, que nous pouvions laisser tout le monde se débrouiller sans nous parce que notre existence n’est pas et ne devrait pas être un prérequis à quoi que ce soit sur la planète. Et il a pris une semaine pour me répondre que d’accord, il allait faire confiance à son deuxième cerveau. Tout ça pour tout laisser tomber le jour même sans m’en parler ? C’est impossible.
-Euh… en effet. Dans ce cas, je voulais vous demander… est-ce que vous avez la moindre idée d’où il peut se trouver ? L’itinéraire qu’il aurait pu emprunter ?
-Eh bien… ça serait comme chercher une aiguille dans une botte de foin, mais… je connais bien tous les endroits qu’il apprécie tout particulièrement, oui.


*
*     *
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Même avec l’expédition partante, même avec l’atmosphère délicate qui venait de s’abattre sur la ville tandis que les forces de l’ordre la passaient au peigne fin, la vie suivait son cours. La nouvelle de l’incident s’était répandue dans le port comme un rideau de bruine l’aurait fait, et nombreux étaient ceux à y aller de leurs petits commentaires sur la disparition remarquablement fortuite de Dogaku. Une énième opération de m’as-tu-vu pour les uns, une machination mystérieuse pour d’autres. Il avait le chic pour ça, même si c’était la première fois qu’il faisait ce coup. Mais personne n’était vraiment inquiet pour lui. A l’inverse, plusieurs cercles n’hésitèrent pas à signaler leur indignation devant l’envergure des moyens qui avaient été immédiatement déployés pour le retrouver, objectant que cela n’aurait jamais été le cas pour un lambda de la populace.

D’autres s’étaient agressivement emparés de la nouvelle comme un mauvais augure pour commencer à prédire les pires infortunes pour l’expédition. Mémé Nestrelle, la conteuse de talent d’un âge plus qu’avancé, employait sa chaude et rocailleuse voix à conter comment les traditions ancestrales avaient été perdues au fil de la regrettable prise de pouvoir des riches marchands dans la ville, et qu’ils payaient maintenant le prix de leur omission. Dans sa jeunesse, on n’aurait jamais envisagé passer outre aux libations adressées à la mer et aux célébrations qui précédaient les grands départs, telles qu’exigées par le folklore pour se prémunir contre le mauvais sort.

Elle débitait ses imprécations à grand renforts de gestuelle théâtrale depuis la place des Cachalions, un vaste point central de la cité dont les artères charriaient quotidiennement quelques dizaines de milliers de personnes sur le demi-million qui transitaient quotidiennement dans la cité. Et parmi ceux-ci, depuis son emplacement privilégié où elle officiait plusieurs fois chaque jour, elle parvenait sans mal à se constituer un public de curieux pour l’écouter éructer avec véhémence. Il était difficile de dire s’ils étaient là par réel intérêt pour ce qu’elle avait à dire, pour l’étonnant débordement d’énergie qu’elle donnait en spectacle, ou pour profiter de la fraîcheur offerte par l’ombre de l’imposante statue de Montblanc Norland qui se dressait au centre de la place, et des bassins alimentés par des fontaines qui l’encadraient de tous les côtés.

Mais elle s’arrêta subitement lorsqu’une figure disproportionnée s’avança au-devant du cercle de ses auditeurs pour se ficher devant elle jusqu’à lui faire de l’ombre. Un homme, et pas d’ici pour sûr. Il devait bien faire deux mètres de haut. Par sa carrure et son accoutrement, un long kimono à motifs d’écailles grises porté par-dessus un pantalon large de teinte noire, le personnage attirait naturellement l’attention.

Il était affublé d’un douli, ce qui semblait être un large chapeau conique mais qui s’avérait, à mieux y regarder, être une bernique géante. Un véritable coquillage en guise de couvre-chef façon chapeau chinois, qui masquait l’essentiel de son visage à qui se tenait éloigné de lui. On distinguait à peine ses yeux, noirs et bridés, et rien de son crâne rasé. Malgré cela, l’homme dégageait une impression de sérénité, sûrement due à la manière dont il se mouvait avec douceur et souplesse. Sa seule attitude, son accoutrement, tout de lui dégageait quelque chose de respectable et de mystique. Une impression renforcée par les nombreux rouleaux gravés de sutras qui pendaient à sa ceinture, sur ses épaules, mais aussi par la facture appliquée de son bâton de voyageur, orné de talismans et surmonté du motif le plus récurrent de tous ceux qui ornaient sa tenue : un orbe peint d’une encre rouge cardinal, sobre mais distinctif.

-Je vous prie de m’excuser, Madame. Puis-je vous interrompre ?

Sa voix était grave, mais sereine, et délivrée avec une délicatesse témoignant d’une certaine attention au rythme de son interlocutrice. Peut-être du fait de son âge, quand bien même elle était bien vivace.

-Plait-il ? D’où venez-vous, beau garçon ? On n’en fait pas des comme vous, par ici. Et on devrait s’y mettre, diable. Si j’avais cinq ans de moins…
-Je viens… d’une contrée lointaine. Mais là n’est pas la question. Je constate que vous avez choisi le meilleur emplacement possible pour prêcher vos paroles auprès de la foule. L’expérience des années ? Et vous tenez votre public à la perfection. Je suis admiratif.
-Bien sûr. Ca va faire depuis quatre-vingt-trois ans que j’occupe la place ! J’ai pratiquement tout fait, ici. De la guitare, de la prestidigitation, du racolage, des numéros comiques … mais ce n’est plus de mon âge, tout ça. Maintenant, je défends les traditions auprès des jeunes générations, pour le peu que je puisse faire. Mais vous m’avez l’air vous-même sacrément porté sur la chose. Prêcheur itinérant, je présume ? Ou moine en mission pour sa communauté ?

Bien qu’elle désignait les innombrables symboles exotiques qu’il arborait, Mémé Nestrelle ne put s’empêcher de jeter un regard appréciateur à la musculature du voyageur. Le kimono ne révélait rien de sa peau, mais il suffisait de voir comment la robe était gonflée à tous les endroits stratégiques pour lui deviner une sacrée stature. Sauf à l’entrejambe, malheureusement indiscernable du fait de la robe de l’ascète.

-Votre perspicacité fait honneur. C’est exactement ça. Et j’aimerais vous emprunter l’emplacement le temps de quelques minutes, si vous le permettez.
-Mais bien sûr, faîtes donc mon bon.
-Mille merci, Madame. Que le ciel vous bénisse.
-Oooooh, c’est déjà chose faîte, ne vous en faîtes pas pour moi. Mais je ne dis jamais non à de petits extras.

L’homme s’inclina humblement devant Mémé Nestrelle, tendant le bras vers elle pour lui demander sa main, plus y accola son front en murmurant une brève bénédiction.

La vénérable nonagénaire rayonna de bonheur, ravie de se voir prouver une nouvelle fois que le monde était encore en mesure de lui offrir d’agréables surprises, avant de s’écarter, lentement, de plusieurs pas vers ceux qui constituaient jusque-là son auditoire et qu’elle allait maintenant rejoindre. Le voyageur prit le temps de déposer plusieurs piécettes dans le bol de céramique que la vieille femme disposait devant elle.

Qui qu’il soit, elle avait hâte d’entendre ce que ce charmant personnage avait à discourir. Mais l’homme leur tourna le dos, pour faire face à la respectueuse figure de Montblanc Norland.

Et il sauta.

En un seul bond, il s’éleva de plusieurs mètres en direction de la figure légendaire ayant donné son nom à la ville, et recommença à mi-hauteur pour arriver au sommet de la statue, surplombant ainsi la place depuis les épaules de Montblanc Norland. Un exploit étonnant qui força l’admiration de tout le monde, l’homme attirant de plus en plus l’attention tandis qu’il se tenait sur ses appuis en équilibre parfait sans même être gêné par le vent battant de l’océan.

Quelques-uns se montrèrent scandalisés que le héros éponyme de leur ville voit son chef foulé du pied devant un si grand public, mais leur clameur ne perça pas le voile des autres acclamations.

Le moine, indifférent aux cris de stupeur, tendit les bras en direction du soleil, son ombre en contrebas formant une figure curieuse où l’astre se tenait dans la prolongation de son bâton de pèlerin. Ceux qui maintinrent le regard vers le ciel furent d’autant plus surpris qu’ils s’en trouvèrent rapidement éblouis : pour un peu, on aurait dit que le soleil brillant un petit peu plus fort qu’à l’ordinaire. A moins que ce ne soit l’homme qui ait commencé à irradier d’une certaine aura.

Et d’un seul coup, il frappa ses mains l’une contre l’autre avec une force prodigieuse, une puissance absolument disproportionnée qui éclata et retentit comme un fracas de tonnerre dans pratiquement toute la ville, faisant distinctement vibrer l’air et la statue tandis que son aura rougeoyante s’étendait jusqu’au socle de son promontoire.

C’était comme si le monde entier cessa toute activité. Tous s’en retrouvèrent paralysés. Ca n’est même pas qu’ils sursautèrent : à ce stade-là, abasourdi ne commençait même pas à décrire l’état de stupéfaction total dans lequel il venait d’engoncer son public.

Et par deux fois, il recommença.

Pour leur faire peur et pour les éveiller.

Il attendit quelques instants, le temps que la plupart puissent reprendre contenance.

Une vingtaine de seconde. Juste ce qu’il fallait, apprécia-t-il avec satisfaction.

Maintenant, il avait toute leur attention pour délivrer le message qu’il avait la charge de leur transmettre.





















« Enfants de Luvneel ! »


Sa voix, portée par une énergie surnaturelle, éclata dans la majorité de la ville avec le même grondement que précédemment, affligeant de frissons les plus sensibles et les plus affutés. Il débordait d’une puissance immensurable pour l’échelle dérisoire à laquelle eux, les cloportes, avaient l’habitude d’évoluer.


« Vous qui menez une existence paisible, isolés des dangers des mers équatoriales, vous complaisant dans les eaux de l’accommodante North Blue. »


« Vous qui vous targuez de gloire et prétendez à la prospérité, quand vos exploits se résument à avoir domestiqué l’indulgence du gouvernement mondial, la mollesse des révolutionnaires et l’indifférence de vos voisins. »


« Vous qui avez la prétention de faire route sur les mythiques voies du Nouveau Monde et de voguer jusqu’à Vertbrume, pour nous dicter vos termes et altérer les décisions de Sa théocratie. »


« Comme si vous étiez nos égaux, dignes d’infléchir Son autorité. »


« Je suis votre Jugement. »


« Nous ne tolèrerons pas l’insulte que vous nous avez adressée. »


« Sachez que la nouvelle de votre expédition a été portée sur toutes les mers du globe. Jusqu’aux confins du Nouveau Monde. Jusqu’aux portes de Rough Tell. Et jusqu’aux forteresses de Kyoshima, notre bastion, le sanctuaire béni d’Amaterasu Réincarnée. »


« Que vous devez être fiers, héritiers de Norland, pour croire que les armées de l’Impératrice s’abaisseraient à transiger avec vous en échange de quelques coffres d’or et de pierreries. »


« Eh bien non. Telle est notre réponse. Mais nous irons au-delà : il ne sera pas admis que vous puissiez constituer un précédent aux yeux du monde. Personne ne peut faire obstacle aux plans de l’Impératrice, et encore moins intriguer à l’encontre de Ses intérêts. Et encore moins depuis le confort avilissant d’une mer bleue. »


« Et de la même manière que le peuple de Vertbrume sera châtié pour avoir tenté de se soustraire à ses obligations, il est l’heure pour vous de connaître les conséquences de vos ambitions insensées. De payer le prix de votre vanité. »


« La Déesse-Enfant n’honorera pas votre orgueil. Vous n’êtes pas dignes de Son attention, ni même de celle des glorieux lieutenants guidant Ses flottes armées. Mais nous, Son conclave, Son clergé, avons délibéré et prononcé votre sentence. »


« Vous êtes coupables de blasphème et avez répondu favorablement à une rébellion fomentée contre l’autorité de Kiyori Tashahari. Votre arrogance doit être lourdement sanctionnée. Nous devons vous apprendre quelle est votre place, ainsi que le sens des mots soumission et servilité. »


« Le Nouveau Monde fonctionne selon une règle simple et naturelle : les Forts régissent les Faibles. Alors, vous deviendrez nos vassaux et multiplierez louanges et flagorneries à notre égard. Vous vous répandrez en courbettes et obséquiosités devant nous. Votre roi rampera à nos pieds, vos héros deviendront nos valets. A commencer par les protecteurs de cette ville. »


« Je suis Otonawa Taro, missionnaire du temple de la déesse enfant, ordonnateur de la flotte impériale au service de Dame Lionada, l’ombre de l’Impératrice. Je réclame une audience auprès de la porte-parole de votre expédition, la baronne de Tintoret. Je requiers également la présence de votre prétendue sorcière, Evangeline Haylor. »


« Je sais que vous m’entendez. Mes frères de chapitre et moi-même avons fait tout ce chemin depuis le Nouveau Monde pour vous rappeler l’ordre naturel des choses, et comment chacun de vous n’est qu’une proie qui doit absolument tout à ceux qui daignent les épargner. »


« A compter de ce jour, vous serez soumis aux châtiments divins de la Déesse-Enfant. Le peuple luvneelois devra triompher des épreuves imposées par Son clergé afin d’expier ses fautes et mériter notre pardon. Refuser, échouer à nous satisfaire, vous condamnera à un millénaire de calamités se succédant sur vos terres, et à notre inimité éternelle. »


« Mais je doute que des infidèles tels que vous soient en mesure d’apprécier la gravité des périls qui les menacent. Aussi me vois-je contrains de vous forcer la main d’une toute autre manière. »


« Nous avons Sigurd Dogaku. Et nous souhaitons tout autant que vous être les témoins d’un futur où il se révèlera bien portant et au service du plus grand nombre. Notre service, mais aussi le vôtre. A défaut, nous porterons notre attention sur la princesse Elastasia Flemingo, quitte à devoir prouver notre suprématie à vos armées si vous nous provoquez. »


« Aussi, si vous voulez sauvez votre héros et bienfaiteur… »


« Venez à moi. Je vous attends. »


« Vous me trouverez au sein de la plus grande place de votre ville, au pied de la statue de l’explorateur légendaire que vous révérez tous. Un témoin digne de ce nom pour assister à notre rencontre. »


*
*     *
*


-Vous ne devez surtout pas y aller en fonçant tête baissée, c’est un piège et ils n’attendent que ça !

Elle ne répondit même pas. Elle était déjà en route vers le vestibule. Attraper un manteau et foncer vers la place, rien d’autre ne pouvait émerger dans son crâne.

-Laissez-moi cinq minutes. Non, laissez-moi dix minutes, devisa précipitamment la commandante Syracuse en s’efforçant de ne pas céder à la panique. Je dois réfléchir à ce que nous pouvons faire, je dois… Haylor s’il vous plaît arrêtez-vous tout de suite s’il vous plait !

De réputation, Rachel devinait que s’approcher d’Evangeline pour essayer de la retenir n’était pas une bonne idée. Le cliquetis métallique qu’elle avait fugacement discerné tout à l’heure, elle l’entendait maintenant distinctement et en continu, à chaque pas que l’autre faisait tandis qu’elle descendait en trombe les escaliers, dans une démarche raide, à la fois brusque et désordonnée.

Le majordome qui tenait jusque-là compagnie à la sorcière n’eut pas cette perspicacité quand il la rattrapa dans l’antichambre, et le jeune homme sentit une protubérance en forme de couleuvre émerger à la surface de l’épaule qu’il avait tenté d’apaiser – tout un nid qui prit vit sous sa robe dans un concert de cliquetis grinçants. Il retira sa main en bondissant, Haylor s’écartant tout aussi brutalement en faisant volte-face pour le dévisager avec hostilité, heurtant un meuble qui lui mordit profondément le flanc sans qu’elle ne réagisse. Il n’y avait plus rien de cohérent dans sa conduite et ses pensées, seulement colère et confusion. Mais sans dire quoi que ce soit, elle recula encore jusqu’à s’appuyer contre le mur, ses traits tordus en une grimace indéfinissable qui donnait un avant-goût de tout le venin qui lui engloutissait le cerveau. Elle s’écrasa encore sur la paroi, à la fois complètement hagarde mais devenant petit à petit consciente qu’elle frisait le délire.

Personne ne pipa mot. Et brusquement, elle s’inclina vivement, à la fois pour se confondre en excuses mal articulées et pour congédier le jeune domestique. Même pas un ordre ou une consigne, juste une demande mal formulée.

Il n’afficha pas la moindre intention de s’y plier, même s’il n’osa répondre, ne sachant comment s’y prendre. Evangeline avait les joues roses, les oreilles cramoisies, la gorge sèche et les yeux brillants d’humidité. Et commença à se marteler à la gorge en toussant avec insistance pour se forcer à atterrir, le regard perdu entre les planches du parquet massif et les motifs d’un tapis de soie serti de fils d’or.

Rachel eut l’impression de tenter le diable mais prit sur elle de s’approcher prudemment, doucement. Confiante. Sans crainte et complètement sereine. Pour lui prendre une main et l’envelopper dans les siennes. Elle n’avait rien à dire qui pourrait faire quoi que ce soit pour que ça aille mieux, mais elle sentait quoi faire. Et l’autre se laissa docilement approcher, même si ses doigts se crispèrent au contact inattendu. Elle resta sans réagir pendant un bon moment, toujours fébrile à sentir son sang pulser agressivement dans son visage… mais finalement, Haylor tendit d’elle-même l’autre main pour les joindre à la première, harnachant l’une à l’autre. Sans relever le regard, même si celui-ci était maintenant bloqué par les larges rabats du fameux uniforme de l’imposante Syracuse. Elle fronça progressivement les sourcils et entrouvrit les lèvres dans un bref éclair de raison pour demander à Rachel de reculer, mais avec si peu d’énergie qu’aucun son ne s’échappa, et qu’il était complètement imperceptible qu’elle ait essayé de la repousser.

Tout ça du fait d’un résidu de fierté que la jeune officière identifia comme un premier pas vers le retour à de meilleures dispositions. Elle ne s’en offusqua pas le moins du monde.

L’autre atterrissait lentement, ce n’était qu’une question de temps. Au toucher, la marine pouvait sentir qu’Haylor était bouillante, de rage et de détresse. Aussi la militaire lui pressa doucement les paumes, se voulant rassurante, réconfortante. Elle-même complètement dépassée par la situation : son propre cœur et ses poumons manquaient encore régulièrement des pulsations, mais ça n’empêchait pas.

Rachel en profita pour remettre les choses en ordres dans ses propres pensées : c’était les pirates du nouveau monde qui étaient venus jusqu’à Luvneel pour… faire quoi exactement ? Empêcher leur départ ? Les menacer ? Leur extorquer de l’argent ? Et puis comment avaient-ils fait ? Qu’ils aient eu vent de leur expédition n’était pas impossible, les journaux du pays relataient le sujet en grande pompe et avaient certainement été repris à l’international.

Mais qu’ils arrivent aussi vite, avant même qu’eux aient pu partir ? C’avait l’air impossible.

Evangeline releva la tête et opina doucement. Elle glissa de quelques pas sur le côté pour se libérer de Rachel, se dégageant les bronches en toussant à nouveau avant de se regarder longuement dans un miroir. Elle avait besoin de respirer un peu. Dans toute sa vie, l’ex-commissaire avait rarement eu la tête que lui renvoyait actuellement son reflet. Elle avait l’air salement malade.

-Est-ce que ça va aller ?, s’enquit doucement la commandante.
-Non. J’ai l’impression d’être de retour quatre, cinq ans en arrière. Dans la milice. Quand il y avait des batailles et des abordages et que j’étais réduite à me barricader dans un bureau en espérant que mes collègues, à quelques mètres de moi, n’allaient pas subitement se faire trouer le crâne par une balle ou aplatir par un boulet de canon, et que l’équipage auquel j’appartenais n’allait pas... que nous n’allions pas tous mourir, d’une manière ou d’une autre. Et j’en ai vu beaucoup. Et je ne pouvais rien faire. Sauf que maintenant c’est pire.

Elle se laissa lentement choir. Pas dans un siège ou un fauteuil. A même le sol, les pieds butant contre un tapis, qu’elle soulevait et rabaissait nerveusement en jouant de la pointe de ses talonnettes. Rachel la laissa faire sans savoir quoi lui dire. Elle avait l’air de temporiser, maintenant. Et l’officière n’était toujours pas capable de décréter si satisfaire à la demande du missionnaire de Kiyori était une bonne ou une mauvaise idée. Elle n’avait jamais vu ce cas de figure, même pas en théorique. Pas dans cette envergure.

Mais la sorcière savait ce qu’elle devait faire, elle. Haylor replaça le tapis d’un bref coup de talon avant de ramener ses jambes contre elle. Et de se redresser.

-Imaginez. A trois jours près j’avais mes règles.

L’ex sergente du Piton Blanc esquissa un vague sourire malgré l’incongruité du commentaire. Problème de femmes que seules les femmes pouvaient comprendre.

-Bon. Je vais aux toilettes. Et je vais me changer. Et je serai prête. Ca vous fera au moins dix minutes.
-J’appelle tout de suite Jürgen et le chef de la milice.
-Faîtes tout ce que vous voulez. Owen ?, adressa-t-elle au domestique.
-Eva ?
-Je vous présente à nouveau mes excuses pour ce qui vient de se passer, reprit-elle en s’inclinant bien bas. Sincèrement. Je dois faire attention. Dîtes à mademoiselle Nilsson de me préparer une ensemble de chez Magdar, s’il vous plait. Robe, gants, manteau, chapeau et sac. Tous ignifugées. Bottines sans talons, également. Ainsi qu’un masque à gaz.
-Bien sûr. Et... euh, comme vous venez de le dire. Faîtes attention.
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La place des Cachalions était déserte, à une exception près. Le missionnaire avait laissé son public initial se disperser, se contentant d’apprécier, toujours depuis son promontoire, le spectacle donné par la masse aux mouvements à la fois chaotiques et convergents qui se dispersait prudemment jusqu’aux confins de l’esplanade. Les miliciens avaient gagné la place par grappes de tailles diverses, certains s’enfonçant dedans pour évacuer de force les téméraires, les curieux ou tout simplement les commerçants incapables d’abandonner leurs fonds de commerces et qui étaient restés dans les parages. Taro les laissa tous vaquer à leur guise, désormais posé en simple observateur à hauteur des pieds de la statue, surélevé de quatre mètres par le socle de granit.

Personne n’avait encore osé s’en prendre à lui, étonnamment. Un cordon grandissant de forces de l’ordre s’agençait aux trop nombreux boulevards et avenues conduisant à la place, occasionnellement accompagné d’escouades de la marine qui se disposèrent à leur périphérie sans prendre d’initiatives.  Ils devaient eux-mêmes être parfaitement conscients qu’ils ne pourraient rien contre lui, même si, en l’absence de mise à l’épreuve, il subsistait toujours un doute. C’était très précisément pour lever ce doute qu’il était parmi eux.

Ainsi le moine était ravi de leur présence, car tous constituaient autant de spectateurs qui pourraient attester de ce qu’il accomplirait ici, malgré les centaines de mètres qui les séparaient. Et derrière eux, plusieurs milliers de civils qu’il accueillait tout aussi volontiers dans l’enclos des égarés qu’il devait ramener à bon port par force démonstrations.

Curieusement, deux femmes finirent par se dégager du périmètre de quarantaine pour s’approcher de lui. Ce qui prendrait plusieurs minutes. Taro les observa progresser lentement jusqu’à lui. Déçu, car elles ne correspondaient ni au profil de la baronne, ni à celui de la sorcière. La première était une femme expérimentée, peut-être la cinquantaine, aux cheveux bouclés faits de roux mêlés de grisaille. Elle portait un uniforme similaire aux miliciens, mais pas leur armement standard. Et ne disposait que d’un simple pistolet à silex qui pendait à sa ceinture.

L’autre était… beaucoup plus jeune à sa surprise, même si nombreux étaient les exemples attestant que la valeur n’attendait pas toujours de s’être gorgée d’expérience à force de saisons passées. L’incarnation actuelle de sa déité, la jeune Kiyori Tashahari, en était le tout premier exemple. Cette seconde milicienne portait la même tenue que son ainée, avec pour seul trait distinctif ses cheveux d’un brun clair noués en un sobre chignon à hauteur de la nuque.

Deux négociatrices, à n’en pas douter. Taro n’avait rien à négocier. Mais il était tout à fait disposé à expliciter les motivations de ses pairs, ainsi que ce qu’il attendait d’eux. Il croyait en la communication, même si le monde laissait toujours priorité à la violence, le forçant lui-même à adopter ce langage.

Et c’était pour cette raison que la Déesse-Enfant avait gagné son cœur et celui de près d’un quart du Nouveau Monde au cours de sa prodigieuse ascension. Ce qui la distinguait des autres empereurs, c’était que sous son égide, la violence n’était qu’une introduction malheureuse et nécessaire au discours. Elle accueillait tous les méritants.

Aussi se prépara-t-il à les accueillir avec bienveillance, pour qu’elles puissent à leur tour véhiculer ses bonnes paroles.

Et à vrai dire, c’était précisément pour prendre connaissance de tout ce baratin qu’Amanda Voenhauer, la jeune négociatrice dont le rôle et l’identité avaient été tricotés à la va-vite dans l’esprit élastique d’Elie Jorgensen, venait à sa rencontre. Au pire des cas, même si elle s’avérait incapable de contribuer à convaincre Otonawa Taro de quoi que ce soit, elle sonderait qui il est pour pouvoir s’en servir.

Une prise de risque apparente qu’elle avait deviné pouvoir se permettre après avoir pisté, retrouvé et échangé avec les rares personnes qui avaient approché le moine. Mémé Nestrelle s’avérant être la plus instructive.

Restait la question du pourquoi elle se retrouvait à faire ça. Parce que ça lui semblait être la bonne chose à faire, tout simplement.


*
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-Avance. Valmorine. Allez. Tu peux le faire. Et tu dois le faire. Avance !
-Cessoy de la brvtaliser, conchiure d’esclave ! Ne mire tv point ceste noble dame rovstée de copievx desaroyz devant cavchemardesque péril !?
-…
-Tsss. Je vous somme ne plus lui parler comme ça, reprit moins vigoureusement le chevalier qui venait de s’emporter dans son jargon aristocratique. Vous voyez bien qu’elle peine à respirer. Sans compter qu’elle est noble et que vous êtes un esclave. N’oubliez pas votre place.

Dire que la baronne était profondément chamboulée et qu’elle tremblait de peur aurait été un euphémisme. Ses genoux étaient de véritables marteaux piqueurs, chaque geste une épreuve qui lui prélevait une énergie folle qu’elle n’était plus du tout disposée à fournir – si Evangeline se sentait bouillante, elle était carrément fiévreuse, prise de sueurs, vertiges et courbatures. Valmorine s’appuyait sur son compagnon à l’accoutrement toujours aussi détonnant, Yaombé, qui la tenait par son seul bras valide. Dans un geste à la fois contraignant et protecteur.

Aussi atroce que cela puisse être, elle devait accomplir sa charge, elle aussi. Et il l’y amènerait.

Autour d’eux, une escorte exclusivement composée de chevaliers de la couronne luvneeloise, dont le meneur affichait une moue contrariée. Il avait voulu la mettre en sureté, loin du fou furieux qui venait de réclamer sa tête. Et l’esclave royal, l’ex criminel à qui il devait une obéissance totale à la demande des Flemingo, exigeait exactement le contraire : qu’on satisfasse à la demande du monstre de l’impératrice pirate. Pire qu’un terroriste. Et la chevalerie de Luvneel ne négociait pas avec les pirates : si on commençait à leur montrer qu’ils avaient quelque chose à gagner à faire du chantage et des prises d’otages, elles se multiplieraient.

Et sur une note moins rationnelle, l’état de la dame de Tintoret lui fendait le cœur. Il avait l’impression de l’amener à l’abattoir.

-Il va me tuer, articula la baronne d’une voix rauque et gorgée de glaire.
-Je ne pense pas, lui répondit Konan avec douceur.
Il est notre jugement », intervint le militaire. Et toute sa mise en scène, l’endroit qu’il a choisi, la scène est digne de celle offerte à Gold Roger quand le gouvernement mondial a fait chuter sa tête ! Bien sûr, qu’elle est en danger, putechierie d’esclave !
-Lord Hellman. Un mot de plus et je m’assure que vous ne pourrez plus jamais travailler pour la moindre institution du pays. Deux mots de plus et je vous fais arrêter sur le champ, peu importe votre titre.
-Gnevgnevgnev, engeance maravde ! Maudit malendrin, gorepissou, bestiasse fovrbe, qu’estoy destiné à rovstes et movlt molestations ! Sus ! Sus !
-Parfait. Valmorine, écoute. Il n’a aucune raison de te faire du mal. Tu n’es qu’une intermédiaire, des yeux et des oreilles. Tu seras un témoin placé aux premières loges. Pas un exemple à faire. S’il veut réellement asseoir sa supériorité sur nous, ça n’est pas toi qui sera… la personne concernée. Et s’il s’en prend à toi, je te protégerai de mon mieux.

Elle ne répondit pas, mais le froid qui s’installa dans toute la petite bande s’en chargea avec bien assez d’éloquence. Il ne faisait de doute pour personne que si un pirate du nouveau monde décidait quoi que ce soit, Konan serait bien incapable de le ralentir cinq secondes.


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-Vous m’accompagnez, donc.
-Je préfère être là où je pourrai faire le plus de bien, se justifia Rachel.

Elles n’avaient même pas eu à signaler leur arrivée d’une quelconque manière : la masse des curieux, le cordon de miliciens s’étaient spontanément fendus devant elles pour leur libérer le passage vers la statue de Monblanc Norland. Il n’y avait pas une âme incapable de reconnaître Evangeline Haylor dans cette ville, quand bien même deux ans plus tôt, elle n’était qu’une parfaite inconnue habituée à être transparente toute sa vie.

Mais aujourd’hui, son regard ne balaya pas la foule pour trouver anormal qu’elle n’en fasse pas partie, pas plus qu’elle ne chercha à deviner combien d’entre eux ne démontreraient jamais la moindre forme de gratitude pour ce qu’elle allait faire par ce qu’elle espérait habituellement être de l’altruisme. Elle ne passa pas une seconde à leur trouver des excuses pour leur ingratitude, ni à se convaincre que tout cela n’avait pas d’importance.

Au lieu de cela, elle découvrait tout juste la figure herculéenne d’Otonawa Taro qui lui faisait face depuis le centre de la place, et se montra incapable d’en détourner le regard. Lui-même l’étudia attentivement, sa lente et laborieuse progression, sa démarche lourde et crispée, sa tenue de nantie évidemment luxueuse sans se montrer tape-à-l’oeil, qui rejoignait somme toute son physique tout à fait banal. Pour tout le bruit qu’on faisait au sujet de cette femme, c’en était décevant. Pas de présence ou d’aura particulière. Pas de haki perceptible, même à l’état de potentiel.

Simplement une expression austère vissée au visage. On y lisait de la peur, mais pas une once d’hésitation.

Rien qu’en la découvrant, il avait l’impression de mieux comprendre le gouffre disproportionné qui séparait les mers bleues du nouveau monde. Cette sorcière avait indubitablement du mérite, mais rien qui ne puisse la porter au-dehors des frontières de North Blue. Elle aussi devait en avoir conscience, à ceci près qu’elle se situait trop bas dans l’échelle, à un point où elle ne pouvait esquisser qu’une piètre perspective de ce qui figurait au-delà de son niveau.

Alors qu’une soixantaine de mètres les séparait encore, il s’exprima enfin, rehaussant sa voix afin que leur public puisse aisément percevoir ses mots, mais pas au point que toute la ville ait à les subir.

-L’officière de la marine ne fera pas un pas de plus. Je n’ai aucun problème à ce qu’un serf du gouvernement mondial assiste à mon sermon et puisse en rapporter les détails auprès de ses maîtres. Mais rien de tout ça ne vous concerne. Restez en spectatrice.
-Je pense au contraire que la présence d’une partie tierce agissant en tant que médiatrice serait tout à fait opportune, objecta Rachel avec une voix étonnamment ferme et raisonnable. Et je me propose de faire office d’arbitre dans vos échanges pour faciliter la négociation d’une transaction entre Luvneel et… vous.

La commandante Syracuse était dans un état qu’elle n’avait jamais connu jusque-là. A la fois suspendue au bord du gouffre par son instinct de survie qui passait ses entrailles au rouleau compresseur en lui hurlant de se rouler en boule pour attendre que tout se passe, et pourtant parfaitement, miraculeusement lucide et fonctionnelle. Elle se sentait plus ancrée dans sa tête et son ossature qu’elle ne l’avait jamais été, à part peut-être quand, dans de toutes autres circonstances, la simple présence d’un être aimé avait su la rendre plus heureuse qu’elle ne l’avait jamais été. Mais là, ce n’était pas du tout les mêmes raisons qui affolaient son cœur.

-Je ne souhaite pas discuter avec une mouette, se plaignit sèchement Taro. Ne me contraignez pas à la violence.
-Je ne pense pas que la violence soit une solution à quoi que ce soit ici, rebondit la commandante. J’ai écouté votre message et bien réfléchi à ce que vous avez dit tout à l’heure. Et je comprends ce que vous reprochez à Luvneel. Et les conséquences que cette expédition pourrait avoir sur le moral de vos troupes dans le Nouveau Monde, les dommages causés à votre prestige et leur effet tant face à de nouvelles recrues qui seraient moins intéressées que face aux autres empereurs qui seraient susceptibles de multipli…

Pour tout avertissement, le missionnaire posa un genou à terre pour fracasser le sol d’un coup de poing, éventrant largement le sol pavé. Lorsqu’il se redressa, il avait empoigné un bloc de roche rectangulaire arraché aux débris qu’il présenta à hauteur de son épaule.

-… et il serait tout à fait judicieux que Luvneel vous dédommage et vous présente des excuses officielles, poursuivit la marine en se préparant au pire sans flancher pour autant. Mais ça ne servira à rien d’en faire trop. Même si je ne suis là que depuis un mois, j’ai vu beaucoup de choses, et je peux vous assurer que ce royaume est un pays fondamentalement indépendant et qu’une résolution proportionnée à cette affaire ne l’inciterait pas à rejoindre les rangs du gouvernement mondial, alors qu’au contraire…

Fini. Taro lança son projectile de fortune, dans un mouvement si vif qu’on ne put distinguer que les formes brouillées de sa silhouette prenant son élan avant de balancer son bras en avant…

… et entendre la roche irradiée d’un halo vermillon claquer violemment dans l’air pendant son bref trajet…

… avant de cueillir Rachel en pleine poitrine, et la déporter une trentaine de mètres plus loin en l’écrasant aussi sûrement que l’aurait fait un boulet de canon.

Evangeline, située à deux mètres d’elle, perdit son chapeau et s’en retrouva décoiffée sans rien avoir vu venir.

La militaire avait pour sa part anticipé le geste, et réussi à amoindrir le choc en se protégeant des deux bras. Ce qui ne l’empêcha pas d’entendre quelque chose ployer et se crevasser en elle au moment de l’impact. Et le second coup subi lorsqu’elle chuta dos au sol acheva de l’incapaciter, ses poumons trop traumatisés pour qu’elle puisse s’exprimer de sitôt. Elle ne se redressa pas.

Taro s’approcha alors de celle qu’il souhaitait rencontrer comme si de rien n’était. Lentement. Paisiblement.

-Et quant à vous… parfait. Je vous remercie d’être venue. Je dois avouer que si la baronne m’a agréablement surpris pour le courage dont elle a fait preuve, je suis ravi de constater que vous faîtes honneur à ce que votre réputation dit de vous. Une loyauté sans bornes à votre pays et à votre partenaire.

Elle ne lui donna aucune réponse, mais la mention de son compagnon lui arracha une réaction. Son visage s’empourpra, sa poitrine se souleva imperceptiblement, suivi d’une très longue expiration. Condamnée à attendre. Elle crayonna vaguement des lèvres des ébauches d’insultes et d’imprécations complètement incohérentes, qui ne trouvèrent jamais la vie tant elle avait le souffle court.

Elle se permit tout de même un regard à destination de Valmorine et de son protecteur révolutionnaire, qui étaient les seules personnes encore présentes. Mais la baronne avait l’air tellement éteinte, absente et presque cadavérique tant elle était livide, qu’il n’y avait rien à tirer d’elle. Ses yeux gonflés de larmes s’étaient asséchés, ne laissant plus que son maquillage épaté sur ses joues. Elle tenait toujours droit, cela dit.

L’autre avait l’air dépassé, inutile.

-Comme je le disais à votre commanditaire, je vous ai fait venir pour entériner plusieurs vérités au peuple luvneelois. A commencer par votre impuissance devant les dangers du Nouveau Monde. Ainsi que le respect que vous devez à ses héros, et tout particulièrement à celle destinée à unifier ces territoires pour y façonner un royaume prospère et harmonieux : notre impératrice mille fois bénie des dieux, Kiyori Tashahari. Et pour ce faire, les actions valent davantage que n’importe quel discours. Vous vous en doutez tous, reprit-il en haussant davantage la voix à l’attention de l’assemblée, je suis venu pour terrasser votre sorcière et vous faire ravaler votre arrogance. Toutefois, la loi du Nouveau Monde s’applique également en votre faveur : si votre championne triomphe de moi, nous nous retirerons de Luvneel, nous restituerons votre Dogaku, et nous vous considérerons comme des égaux lorsque vous vous assiérez à notre table pour discuter du sort de Vertbrume. Voyez ceci comme votre première épreuve : les forts dominent les faibles, et il ne tient qu’à vous de démontrer à quelle catégorie vous appartenez.

Evidemment. Tout le monde s’en doutait, qu’il l’avait faîte venir pour ça. Mais pas qu’il agiterait sous leur nez, sous son nez à elle, cette horrible carotte censée lui donner espoir et rendre l’échec encore plus douloureux. La compétition était complètement truquée. Et les épreuves dont il venait de parler une nouvelle fois… c’était ce qui inquiétait le plus son auditoire. Mais pas son interlocutrice.

-Où est-il ?, articula-t-elle enfin, trop faiblement pour être audible, avant de se répéter.
-En pleine mer. Il n’est plus sur Luvneel, mais au large.
-Le navire de la marine ?

Il marqua une pause avant de répondre. Ils avaient fait le lien, donc.

-Effectivement.
-Je ne sais même pas si ce que vous dîtes est vrai ou pas. Il a disparu. Qu’est-ce qui me prouve que c’est de votre fait ? Il était là ce matin. Et personne n’a rien vu.
-Je vous retourne la question : est-ce que je vous donne l’impression d’être une coïncidence ?
-Non.
-Non, en effet. Mais je me doutais qu’une preuve tangible pourrait vous rassurer. Aussi ai-je amené ceci.

Taro plongea un bras à l’intérieur d’un pan de son kimono, remuant la main à hauteur de sa ceinture pour en tirer…

Un revolver qu’elle aurait été capable de reconnaître entre mille. Un modèle quasiment unique, du sur mesure dont les deux seuls exemplaires jamais conçus étaient la propriété de Sigurd Dogaku, qui les gardait généralement à portée de main sous ses vestons depuis que le monde lui avait fait comprendre qu’il devait être prêt à se défendre. Ca n’avait pas suffi aujourd’hui.

Bien sûr, qu’ils le détenaient.

Cette fois, elle vacilla vraiment. Des bouffées de malaise lui essorèrent tout l’œsophage pour se coincer à hauteur de poitrine, dégageant à leur tour des vapeurs d’angoisse qui achevèrent de l’asphyxier. Au terme d’une longue série d’inspirations qui s’étranglaient de plus en plus, elle flancha, se ratatinant sur elle-même, menton rentré à hauteur des épaules, les bras plaqués contre sa taille. Pommettes scindées par deux fins canaux de sel alimentés à gouttes fines mais régulières. Son visage était une grimace, ses mâchoires un étau qui se refusa à libérer la moindre plainte. Un barrage qui menaçait de céder.

Taro détourna le regard. Par pudeur, considéra-t-il. Mais il réalisa vite qu’il était lui aussi gagné par l’inconfort, et se força à observer cette femme pour assumer pleinement les conséquences de ce qu’il venait faire. Les épreuves n’étaient pas faciles, il le savait très bien. Mais ils en ressortiraient grandis. Lui et les siens, mais aussi ceux à qui il les soumettait. Une fois n’est pas coutume, il se répéta les paroles rassurantes qu’il adressait habituellement à ses compagnons dans leurs instants de faiblesse. Ce qu’il faisait était important pour le long terme. Ca n’était pas la première fois, encore moins la dernière. Et aucunement la plus cuisante.

Mais la chose fut assez brève, peut-être une quarantaine de secondes au maximum. Haylor ravala le sanglot qui avait menacé de percer, et épongea ses yeux du bout des doigts, sans toucher à celles qui avaient tracé deux lignes scintillantes le long de ses joues.

-D’accord. Et maintenant. Avec tout ça. Je dois faire quoi ? Vous faire mal ? Vous tuer ? Sinon c’est moi qui meurt, c’est ça ?
-Vous pouvez essayer de me tuer. En ce qui vous concerne, je tiens à vous garder vivante. Et opérationnelle.
-Comme Sigurd ?

Il garda le silence, immuable, imperceptible. Songeur et hésitant, décidé à ne pas en dire trop, ou peut être simplement théâtral. Impossible à savoir.

-J’ai dit que nous souhaitons le garder vivant et au service du plus grand nombre. C’est aussi le cas pour vous.

Dans d’autres circonstances, Haylor aurait peut-être été capable de comprendre ce qu’il voulait dire, et se découvrir de nouvelles cartes pour le contraindre à faire les choses différemment. Elle ne releva rien.

-Mais alors pourquoi faîtes-vous tout ça ?
-Je ne suis qu’un messager. Je fais passer un message. Je n’ai pas à outrepasser ma tâche.
-Un message !? Vous êtes complètement fou ! Vous faîtes tout ça pour ça ! Juste une question d’égo mal lacé. C’est insensé.
-Je ne pense pas avoir été le premier à monter des projets insensés, ici.
-Psssh. Evidemment. D’accord. Vous permettez?, demanda-t-elle en tirant de son sac un masque à gaz.
-Faîtes.

L’air trop perdue et énervée pour avoir l’air consciente de ce qu’elle faisait, elle jaugea la distance qui les séparaient. Sept, huit mètres. Proche, mais pas trop proche. Haylor recula de trois pas avant de lever les yeux au ciel, pensées perdues dans les nuages en quête d’un peu de calme dont elle aurait grandement besoin, soudain consciente d’une fraîcheur qui n’avait pourtant rien à voir avec les frissons qui l’avaient gangrenée jusque-là. Le simple fait de pouvoir enfin agir lui faisait un bien fou.

Il faisait beau, aujourd’hui. C’aurait dû être une bonne journée pour un départ en mer. C’était presque agréable. Un pas grand-chose qui acheva de la calmer, au moins suffisamment pour qu’elle se retrouve capable de se concentrer sur ce qu’elle avait à faire. Elle serra son masque dans ses doigts avant d’y reporter son attention, et l’amener très, très lentement vers son visage. Le moine patientait toujours et n’avait pas adopté la moindre posture. Tout commencerait à la seconde où elle nouerait les dernières boucles.

En théorie.

Avant même qu’elle ne le porte à hauteur de ses épaules, il émergea de sa robe une quarantaine de chaînes formant en une véritable gueule de rets d’aciers qui déferla devant elle.

Taro fut fauché net, complètement englouti par la masse d’anneaux cliquetants sans avoir eu le temps de réagir, porté à une dizaine de mètres au-dessus du sol tandis qu’elle achevait de fixer son masque.

Et elle se déchaîna sur lui, s’efforçant simultanément de le broyer, de lui arracher les membres, de le fracasser en martelant sa carcasse contre le sol, de lui crever les yeux et d’exploser sa dentition en y introduisant de force autant de mailles que possible. Un premier pas avant de pousser plus agressivement jusqu’à son estomac et ses entrailles pour le tuer de l’intérieur.

Il avait un Haki pour se protéger de tout ça, bien sûr : il en avait déjà fait la démonstration à plusieurs reprises et ne se priva pas d’y recourir une nouvelle fois. Elle sentait bien que toute la pression qu’elle exerçait rencontrait une opposition insurmontable. Pire encore, il ne mit pas longtemps avant de se saisir de plusieurs chaînes pour les briser à la seule force de ses mains, presque aussi facilement qu’elle ne l’aurait fait avec les branches d’un arbrisseau. Un nombre croissant de fragments métalliques chutaient çà et là tandis qu’elle le balançait furieusement de part et d’autre tout autour d’elle, marquant le sol pavé à chacun de ses impacts. Et l’homme rencontrait de moins en moins de résistance à force de déchirer son cocon de métal, agrippant de larges poignées de câbles pour les faire sauter entre ses doigts.

Le plus effrayant pour Haylor étant qu’il ne cherchait pas à soulager sa gorge et son visage, mais ses bras et ses cuisses : il cherchait simplement à retrouver sa mobilité et ne se sentait aucunement contraint à protéger ce qui aurait dû être ses points vitaux.

Ce qui suffit à lui faire comprendre qu’elle n’arriverait à rien.

Il irradiait tellement de son énergie surnaturelle que son haki incandescent était visible au travers de sa prison d’acier, et perceptible même pour quiconque n’y était pas sensible. Evangeline avait l’impression que l’aura combative était presque palpable, et frissonna des pieds à la tête en se découvrant le genre de monstre capable de dégager ça.

Elle voulut l’écraser et le maintenir dos au sol afin de temporiser, mais commit là une erreur malheureuse : le colosse reprit intégralement le contrôle en forçant l’atterrissage sur ses genoux. Et résista à toutes ses tentatives pour le soulever à nouveau, retenant la vaste gangue de chaînes par sa seule force herculéenne ainsi qu’une excellente gestion de ses appuis.

C’est alors qu’il commença à la traîner vers lui, faisant vaciller Haylor de deux mètres en avant par une simple traction. Les genoux à terre, elle eut à peine le temps de se redresser que l’autre avançait déjà, malgré toutes les chaines qui s’efforçaient de le clouer sur place, tirant et s’agitant furieusement contre lui.

Alors elle arrosa. Un long jet de flammes porté dans sa direction, suivi d’un autre, qui n’eurent pas le moindre effet sur le missionnaire. Il continua sa progression comme si de rien n’était, en prenant soin de toujours bien caler un filet de chaînes sous son coude afin de maintenir au maximum la tension des rets qui le liaient à la sorcière. Elle n’avait pas réussi à le ligoter, mais lui en avait profité pour se relier à elle, et l’empêcher de fuir.

Haylor essaya de se dégager en reculant de son mieux, mais ne gagna pas un mètre. Ce ne fut qu’en relâchant elle-même plusieurs de ses câbles qu’elle put retrouver sa liberté, comme une pieuvre qui se trancherait un tentacule accroché par une proie vénéneuse. Mais chaque chaîne abandonnée de la sorte était une arme de moins à sa disposition, et elle en avait déjà trop perdues.

Ca n’était pourtant pas ce qui l’inquiétait le plus.

Et Taro n’eut aucun mal à lire la hantise qui venait de perler dans ses yeux.

-Vos flammes ne pourront rien sur moi, prit-il le temps de déclarer. J’ai été béni et baptisé par Kiyori Tasharari elle-même lors de ma renaissance au sein de Son ordre. La Déesse-Enfant. Amaterasu réincarnée. Sa flamme, qui brûle dans mon cœur, me protège de vos artifices. Chacun des membres de Son conclave a reçu Sa protection. Nous sommes ses élus, les élus du soleil. Arrosez-moi autant que vous le souhaitez avec vos jouets. Vous ne pourrez rien contre nous. Et je tiens à ce que vous constatiez… que je n’ai même pas besoin de mon haki pour ça.

Et comme pour joindre l’acte à la parole, il cessa de recourir à son aura, ce qui le laissa certes dans une situation moins confortable face aux tentacules qui s’acharnaient toujours sur lui, mais n’eut pas la moindre incidence sur le fait qu’il restait insensible aux langues de feu.

-J’ai encore pire en stock, se défendit-elle maladroitement.
-Je sais. C’est ça que je veux voir.

Et ce fut l’explosion.

Dire que l’homme se retrouva littéralement noyé sous les flammes n’était qu’un début. La sorcière brandit les deux bras, paumes tendues, avant de les abattre devant elle. Libérant un véritable mur de mort ardente, une tempête disproportionnée et ininterrompue de feu qui déferla sur celui qu’elle voulait faire disparaître. Vaporiser. Le réduire à l’état de cendres et le voir partir en fumées, instantanément. La fournaise lui déferla dessus comme un wagon lancé à toute vitesse, un mélange affamé d’éclats indigos et rosacés. Des flammes qui n’avaient rien de naturelles. A leur couleur alchimique et à leur température extrême, impossible à reproduire naturellement. Le sol de pierres pavées se liquéfia instantanément sous leur pression, forant un sillon en cône de plus de quatre mètres.

Quatre mètres de profondeur.

Sur peut-être trente de long, en arc de cercle.

Elle avait arrosé sans aucune modération, de façon complètement disproportionnée pour ce qu’elle avait à faire, tuer un seul homme.

C’était la première fois qu’elle se permettait un tel débordement. Elle avait tout simplement donné naissance à un incendie capable de faire fondre et ravager des quartiers entiers s’il se développait jusqu’à un bâtiment. Quand bien même elles n’avaient rien à agripper pour s’étendre, les flammes roses continuaient de ravager le sol en profondeur, dégageant par là même de vastes enveloppes de fumées noires. De loin, on pouvait distinctement voir l’incendie s’enfoncer en travers de la place, lentement, et croire qu’il s’amenuisait. Pas du tout. Il creusait une tombe et ne s’arrêterait pas de lui-même, tout simplement.

Tout ça à deux mètres d’elle. Haylor recula précipitamment pour s’abriter de la température foudroyante, se laissant choir sensiblement plus loin, trop nerveuse pour que ses jambes aient encore la force de la soutenir. Même à cette distance, avec ses protections, elle avait l’impression de cuire.

Si ça ne marchait pas, elle ne pourrait rien faire. Et elle avait parfaitement compris qu’il le savait aussi. A moins d’être suicidaire, il pouvait l’encaisser. Il entendait bien le faire : il prévoyait que ce soit ça, son tour de force, le miracle qui lui permettrait de faire trembler tout Luvneel.

A condition qu’il y survive.

Elle avait été obligée de tenter sa chance, aussi ténue soit-elle. A regarder l’enfer de poche qu’elle avait matérialisé devant elle, c’était tout à fait naturel.

Mais elle restait anxieuse, à plisser les yeux en scrutant au travers du rideau de l’incendie, cherchant désespérément à distinguer ce qu’elle attendait comme une évidence.

D’abord un bras, à peine discernable sous les volutes de fumées méphitiques qui se dégageaient du brasier. Puis un coude. Une épaule. Taro roula sans la moindre élégance pour s’extirper de la fosse, immolé vif, ses traits toujours indiscernables, ses contours enveloppés d’un feu qui lardait agressivement son corps. Il s’agita comme s’il tentait de se dépoussiérer, comme un animal trempé le ferait pour se sécher... pour se départir des flammes.

Il y parvint au terme de quelques efforts, se révélant alors à la vue de tous.

Mortellement brûlé, dévoré jusqu’aux os ?

Nu comme un ver, avec pour seule parure un physique à mi-chemin entre la statue grecque et le démon hindou. Ses chairs parfaitement indemnes, épargnées par la morsure de la fournaise.

Au loin, dans un autre monde, on put entendre le sifflement appréciateur de Mémé Nestrelle, qui ne ratait pas une miette de tout ce qui se déroulait.

Le monstre se redressa paisiblement, conscient de l’effet qu’il pouvait faire à son public maintenant qu’il venait d’accomplir son miracle. Aussi se présenta-t-il à eux, triomphant. Le visage non pas enivré par un sourire victorieux et satisfait, mais empreint d’une expression solennelle, celle de l’homme qui ne faisait qu’accomplir son devoir. Le même que Rachel quand elle niait ses mérites en prétextant ne faire que suivre les idéaux de la marine.

Haylor ne pouvait pas détacher ses yeux de lui. Même ses yeux et ses muqueuses en ressortaient indemnes, il n’avait aucun mal à respirer et n’apparaissait pas gêné le moins du monde par ce qu’il venait de vivre. Il tolérait aussi bien les flammes que les fumées toxiques qui s’en dégageaient. C’était un monstre. Un monstre qui prenait maintenant le temps de la fixer droit dans les yeux pour la défier d’entreprendre quoi que ce soit de plus à son encontre. Elle n’en fit rien.

Une fois certain qu’elle avait bien appréhendé le gouffre qui les séparait, Taro tourna alors le dos à la sorcière, matée et toujours appuyée au sol, pour embrasser la foule du regard. Les Luvneelois eurent bien les réactions sidérées et admiratives qu’il escomptait. Effrayés, et certains même assez terrorisés pour avoir quitté précipitamment les lieux en constatant qu’on ne pouvait rien contre lui. Beaucoup, même.

Encore un peu et il pourrait conclure. La dernière chose qu’il avait à leur annoncer. Leur première véritable épreuve.

Mais on l’interrompit avant qu’il ne puisse annoncer quoi que ce soit.

Sur un coup de tête, Haylor avait distraitement claqué des doigts en désignant le missionnaire, dégageant un mince rideau d’éclairs qui zébra dans son dos. Le forçant à se recouvrir d’une couche de haki pour supporter la morsure de la foudre. Sans plus de désagrément que ça.

Oui, elle avait abandonné l’idée de parvenir à quoi que ce soit contre lui. Mais quelque part dans sa tête, il y avait encore un résidu de rationalité convaincu qu’il y avait forcément une raison pour qu’il résiste à ce point aux flammes. Un fruit. Un logia. Quelque chose. Quelque chose qui lui conférait possiblement une faiblesse quelconque en contrepartie de son avantage. Sa foi ou la bénédiction de Kiyori pouvaient certainement être une explication au même titre que la magie qui alimentait ses propres coquillages. Mais même eux avaient leurs lots de limitations. Alors, pourquoi pas lui ? Même les logias qui faisaient baver d’envie tous les gros bras du globe n’étaient pas invincibles, contrairement à ce que tout le monde se répétait avec une ferveur pitoyable.

Elle n’eut toutefois pas le temps d’expérimenter davantage – maintenant qu’il avait appuyé son ultime argument, Taro n’avait plus la moindre raison d’être patient à son égard.

Il arriva à elle en un seul bond qui fit craquer la pierre à son atterrissage, et la releva plus facilement qu’elle-même ne l’aurait fait avec une poupée de chiffon. D’une main. La gauche.

-Notre combat est terminé, tonna le moine de sa voix tempétueuse. Vous ne pouvez rien contre moi et je n’ai fait que retenir mes coups tout du long de notre échange. Alors, s’il vous plait. Faîtes nous gagner du temps, admettez votre défaite et allez vous prostrer dans un coin en attendant que tout finisse. Ce qui nous épargnera de vous humilier davantage.

Elle ne répondit pas, parfaitement consciente que tout était fini, mais pas encore au point de pouvoir l’admettre de vive voix. Si elle concédait quoi que ce soit, elle aurait l’impression d’achever de condamner Sigurd.

-Vous ne voulez pas ?

Pourtant, ils avaient tous les deux conscience que sans ses chaînes, sans ses flammes et sans ses coquillages, elle n’était plus qu’une frêle poupée de porcelaine qu’il devait manipuler avec soin pour ne pas la briser par accident.

Alors, s’il devait la priver de tout ça pour la réduire à rien…

Il pouvait le faire, conclut-il en l’agrippant à hauteur de taille pour arracher un pan entier de ses vêtements, mettant à nu son flanc gauche et exposant ainsi la masse de chaînes grouillantes de vie qui rampait sous sa robe. Il réitéra au niveau de sa clavicule droite pour lui dénuder l’épaule et s’offrir une prise suffisante sur tous les rets d’acier restants, qu’il arracha par poignées entières tandis qu’elle se débattait en vain, elle et ses tentacules martelant frénétiquement la montagne de muscles invulnérable, comme une araignée prise au piège qu’on démembrait petit à petit – elle avait l’impression de s’exploser les poings à chaque fois qu’elle lui frappait le visage, mais paniquait bien trop pour que la douleur puisse l’arrêter, maintenant incapable de la moindre cohérence ou efficacité. Jusqu’à ce qu’il attrape un de ses bras pour lui en déchirer la manche, faisant chuter à terre tous les dials qu’elle y gardait soigneusement dissimulés. Un bras, puis l’autre. Enfin, il dépeça un pan de sa jupe tout en longueur et balança sa victime cinq mètres plus loin.

Elle s’écrasa lourdement sur le côté en hurlant à l’impact, choquant le sol à la hanche et l’épaule avant que sa tête ne s’y cogne également. La douleur seule suffit à la paralyser, cette fois.

L’autre acheva de se nouer un pagne de fortune avec le dernier morceau de robe qu’il avait déchiré. Rien de bien convaincant, mais qui avait au moins le mérite de couvrir ses attributs et d’atténuer le malaise qu’il y avait à être un homme nu bastonnant une femme incapable de se défendre.

Enfin couvert, il s’approcha et la releva à nouveau, pour asséner un coup de genou qui la fit éructer un mélange de bile et de glaires en plusieurs salves croissantes d’intensité. Elle n’avait pas retiré son masque à gaz, il le lui arracha d’un coup.

Il l’avait maintenue debout, cette fois. Et lui releva la tête en l’attrapant par la mâchoire de son autre main, la forçant à le regarder droit dans les yeux. Sans ça, elle serait juste effondrée comme une loque dans ses propres sucs gastriques.

Taro fronça les yeux, une contrariété se lisant dans ses traits. Il n’estimait pas que ce dernier coup était de trop, mais il y était allé trop fort. Ca n’était pas ce qu’il voulait. Mais au moins, il n’aurait plus besoin d’exprimer la moindre menace pour la soumettre. Elle était finie.

C’est à cet instant que deux paires de bras émergèrent de derrière lui pour lui enchâsser la gorge et le bras pour la première, la taille et les testicules pour l’autre.

Syracuse et Yaombé, qui avaient plus ou moins réagit en même temps et avalé la distance d’un sprint lorsqu’ils réalisèrent qu’Haylor pouvait vraiment y passer.

Le missionnaire se recroquevilla immédiatement sous l’effet de la douleur, posant genou à terre et enferrant la poigne qui le tétanisait pour lui faire lâcher prise, l’écrasant avec une force telle que la chair et les os du poignet de Yaombé ployèrent comme du beurre fondu.

Le moine n’était pas exactement sûr de ce qu’il fit ensuite, mais la commandante de la marine se retrouva expédiée dangereusement prêt de l’incendie toujours très bien portant, des étoiles plein les yeux après la baffe qui l’avait propulsée. Son deuxième adversaire, par contre, se tenait accoudé au sol à quelques mètres de lui, la main tordue dans des angles improbables, serrée contre son torse.

Et cet homme là demandait à être dignement châtié, songea Taro en enflammant littéralement ses deux avants bras, puisant à nouveau dans sa foi pour trouver l’énergie d’accomplir un tel miracle.

-TRES BIEN, gronda l’ascète en brandissant ses mains à la vue de tous. LUVNEEL. PUISQUE VOS CHIENS DE GARDE NE SAVENT PAS SE COUCHER. JE VAIS VOUS EXPOSER UNE SECONDE REVELATION. VOTRE SORCIERE ET SES FLAMMES QUI VOUS IMPRESSIONNENT TANT. EST-ELLE CAPABLE DE…

Il n’acheva jamais sa phrase.

Parce qu’une espèce d’énorme gros poisson visqueux traversa toute la place en fusant comme un missile pour se ficher pile entre ses deux yeux.

-ROLLING DIAMOND SEXY-SEXY SUPERSTAR FLYING FISH, VANILLA EDITION !!!!, s’écria le thon jaune en gueulant de toutes ses forces. AU DIABLE LES SHABONDY, A MOI LA GLOIRE ET LA POSTERITE ! TOUT DE SUITE !

Une anomalie logique sur laquelle Taro buta quinze bonnes secondes, complètement immobile à dévisager l’énorme thon doué de parole qui gigotait au sol. Trempette ?

Mais son regard dévia lentement vers l’autre bout de la place… et remonta encore un peu plus loin. Plus haut, surtout.

Il y avait… deux choses.

La première, c’était la figure titanesque qui évoluait actuellement le long d’une des plus larges artères menant jusqu’à la place, un boulevard que le géant – et Taro peina à enregistrer qu’il s’agissait bel et bien d’un géant d’Erbaff ici – traversait en faisant preuve de toutes les précautions du monde, terrorisé à l’idée de pulvériser un arbre, un bâtiment ou tout mobilier urbain par mégarde.

La seconde, c’était une figure féminine drapée de noir qui flottait au-dessus de lui, des flammes dans le regard, une expression pétrifiante vissée dans ses traits, sa stature implacable dressée debout sur un tapis volant.

Elle lui hurla dessus comme la faucheuse elle-même l’aurait fait à quiconque aurait tenté de tromper la mort.

-Eh bien voilà, ça faisait longtemps que je n’avais pas eu à me déplacer pour bastonner un chien qui ose marcher sur nos plates-bandes. OTONAWA TARO ! JE SUIS LA REINE PAGAILLE, BARBARA, COMMANDEURE DES LEGIONS D’ESPIONNAGE DENDEN ET NUMERO DEUX DE LA CONFRERIE SECRETE DU NORD. ET TOI. JE ME CONTREFICHE DE SAVOIR SI C’EST TEACH OU LE FANTOME DE BARBE NOIRE OU UNE PETITE PETASSE CAPRICIEUSE ENCORE PUCELLE QUI A DÛ ALLER SE TERRER JUSQU’AU TROU DU CUL DU MONDE POUR TROUVER LES CONSANGUINS DEGENERES QUI SERAIENT ASSEZ ATTEINTS POUR CROIRE EN SES CONNERIES. TU ES ICI SUR NORTH BLUE, PETITE MERDE, SUR NOTRE TERRITOIRE. ET LA CONFRERIE SECRETE DU NORD NE TOLERERA PAS LA MOINDRE INCURSION AU SEIN DE SON FIEF HISTORIQUE.

Sans rien dire, le missionnaire projeta rageusement un pavé dans sa direction pour la contraindre au silence, idéalement la tuer sur le coup. Qualifier Kiyori comme elle venait de le faire lui avait arraché une réaction épidermique et un regard de forcené. Mais le milicien qui naviguait le tapis était à l’affut, et se décala prestement en anticipant la trajectoire du projectile.

Barbara continua :

-S’EN PRENDRE A NORTH BLUE, C’EST S’EN PRENDRE A NOUS ! ET PLUTOT QUE DE T’EN PRENDRE A PLUS FAIBLE QUE TOI, J’AIMERAIS BEAUCOUP TE VOIR AUX PRISES AVEC NOTRE NETTOYEUR, GEANT D’ERBAFF INFEODE A NOTRE CAUSE PAR UN PACTE DE SANG.

Pendant un dix-millième de seconde, elle avait hésité à mentionner le nom du capitaine Bertrand Fier-petons. Clairement pas assez flamboyant. Elle devrait leur trouver des noms d'agents et éventuellement les initier aux rites de la confrérie secrète dans la foulée si elle voulait maximiser leur potentiel.

-JE TE PRESENTE TA DERNIERE CHANCE. AGENOULLE TOI MAINTENANT, EMBRASSE LE SOL ET LECHE LE BIEN, ET EXCUSE TOI SI TU NE VEUX PAS QU’ON TE LIQUIDE SUR LE CHAMP.

Trop téméraire.

Pour toute réponse, Taro bondit vigoureusement, haut dans les airs.

Pas assez haut.

Mais arrivé au terme de son ascension, l’homme bondit une nouvelle fois en s’appuyant sur le rien du tout à sa disposition, s’élevant à nouveau.

Et une nouvelle fois, puis à répétition.

Le pas de lune. Geppou.

Une surprise qui les horrifia tous : le tapis s’éloigna précipitamment du monstre approchant, permettant à son pilote de constater que si le missionnaire pouvait accéder aux cieux, il y était bien moins rapide et dangereux qu’au sol. Moins rapide que la toile qu’eux chevauchaient, en tout cas. Mais quand même diablement dangereux.

Barbara s’était attirée l’ire du messager du nouveau monde, et ne pouvait que lui faire perdre du temps à jouer au chat et à la souris pendant que l’autre s’évertuait vainement à la rattraper sans aucune chance d’y parvenir. Ce qui serait peut-être suffisant d’ici à ce que le géant parvienne à les rejoindre.

Parce que bon, ce monstre ne pouvait pas se révéler plus fort qu’un géant dépassant les dix mètres de haut, n’est-ce pas ?
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Rachel secoua la tête et essaya de s’éclaircir les idées. Le gros tas de muscles. Elle se souvenait vaguement de l’avoir attaqué alors qu’il était en train de broyer miss Haylor. Et après… Mystère. Elle avait du s’en prendre une, et une belle a priori.

Une odeur désagréable agressa ses narines. Tournant la tête, la jeune femme constata que l’étrange foyer de flammes colorées qu’avait déclenché miss Haylor continuait de se consumer faiblement, libérant toujours une épaisse fumée noire et âcre. Les pavés de la place avaient carrément fondu sous l’intensité de la chaleur.

« Ah ouais, quand même… »

La commandante songea stupidement qu’elle ignorait quel était le point de fusion de la roche. Edwin le savait probablement, lui. De toute façon, la réponse devait être une variante de "beaucoup trop chaud pour la santé". Ouais. Alors pourquoi que ce Taro n’avait juste rien senti, hein ?

Rachel se redressa sur son séant et grimaça de douleur alors que ses côtes se rappelaient à son bon souvenir. C’est vrai. Déjà avant la patate qui l’avait éjectée ici, elle avait été victime d’une collision avec une météorite. Une météorite propulsée de la main d’un homme. Encore et toujours ce type monstrueux. Un instant, la robuste albinos voulut croire que Taro détenait un fruit du démon, du genre indépendance aux lois de la physique ou transformation des rêves en réalité. Mais non, la vérité était cruellement plus simple : tout le Nouveau Monde devait être peuplé de type dans son genre…

« Sérieusement. »

La jeune femme prit appui sur le sol de ses mains avec circonspection pour se relever, lorsque ses doigts tâtèrent quelque chose d’improbable en ce lieu. Avec précaution, la commandante tourna doucement la tête derrière elle pour voir ce qu’il en était. Qu’est-ce que ça fichait là, ça ? Bon sang, elle avait encore du louper un épisode après l’impact météoritique ou la giga-baffe sur le coin de la gueule. En tout cas, ça pourrait peut-être ser…

Un énorme rugissement retentit, vrillant l’air, ramenant immédiatement Rachel à la réalité. Sur la grande place, Taro tas-de-muscle était en train de batailler contre un géant. Le fameux capitaine fier-petons. La jeune femme assista muette à deux passes d’armes avant de se demander si elle ne rêvait pas.
C’était impossible.
Ce type faisait jeu égal avec un putain de géant ?!

L’espace d’un instant, son cerveau refusa purement et simplement l’information. Non, non, non, la réalité ne pouvait être distordue à ce point, quand même. Un géant. Un vrai. Un de dix mètres et tout. Un géant adulte, colossale et invulnérable. Ce type ne pouvait pas faire jeu égal avec.

« C’est pas vrai… »

L’espace d’un instant, Rachel regretta d’avoir mis en doute la réalité. Parce que c’était sûrement pour ça qu’elle se vengeait d’une façon aussi atroce. Effectivement, Taro ne faisait pas jeu égal avec le géant : il le dominait !

Où ce cauchemar ambulant s’arrêterait-il donc ?

Un cri d’effroi jaillit de la foule des spectateurs et se propagea dans les environs. La grande et fière statue de Montblanc Norland et ses cinq mètres de haut venait de faire les frais de la bataille titanesque que Taro et le géant se livraient.

Toujours dans le coton, Rachel contempla avec fascination l’effigie géante du héros nationale de Luvneel basculer, puis grossir dans son champ de vision, jusqu’à occulter la bataille qui se tenait derrière. Elle songea vaguement qu’elle devrait peut-être bouger.
Lui revint alors en tête qu’il y avait un détail dont elle devait aussi impérativement s’occuper.

Rude journée…

*
*     *

Quelques heures plus tôt, dans le quartier général de North Blue, Méphis Toffel, le commandant vétéran des forces d’élite locale, sifflotait gaiement en entrant dans son bureau. C’était une belle journée, tout était calme, il n’avait rien de rébarbatif prévu pour aujourd’hui, seule paix et quiétude étaient au programme.
Il fut donc affreusement désappointé lorsqu’il découvrit que quelqu’un était déjà présent, assis sur son siège, inspectant minutieusement une demi-douzaine de bocaux oranges alignés devant lui.

« Mes respects, Amiral Jared, le salua Méphis d’un soupir.
_ Salut, Toffel, grommela l’intéressé sous son masque.
_ Nous sommes dans mon bureau, tu sais ? Souligna le commandant.
_ Je sais.
_ C’est d’autant plus curieux qu’il me semblait que tu en avais un plus gros rien qu’à toi, dans ce QG, non ? Insista Méphis.
_ Il n’est plus sûr, il fallait que je me trouve une autre cachette en urgence, balaya Jared d’un geste la remarque. Ce matin, on… on a tenté de m’empoisonner ! Je dois trouver des indices au plus vite, sinon… !
_ Oh non, ne me dis que tu as encore confondu la marmelade d’orange avec la confiture d’abricot au petit-déjeuner.
_ Absurde ! Ce goût atrocement acidulé ne pouvait qu’être indicateur d’un poison !
_ Écoute, Jared, je ne prétends pas sav… »

Méphis n’eût même pas le temps de commencer réellement son laïus pour ramener son atypique collègue à la réalité : une estafette entra en coup de vent dans le bureau, portant un gros escargophone qui bramait à qui mieux-mieux pour signaler un appel.
Jared était bien trop paranoïaque pour tolérer un animal vivant et parlant dans son propre bureau, n’y voyant qu’un espion sournois en puissance. Une estafette était donc en charge de l’escargophone de l’Amiral et le suivait partout pour le lui présenter chaque fois qu’il recevait un coup de fil. La suite dépendait grandement de l’humeur de Jared. En l’occurrence, ce coup-ci, l’intéressé se contenta de dévisager ladite estafette sans prêter guère d’attention au bruyant animal.

« Enfin, nous nous croisons, déclara Jared d’une mine satisfaite. Sachez que vous n’êtes pas très doué pour un espion : j’ai percé votre filature à jour dès le début !
_ Mais… C’est vous qui m’avez demandé de vous suivre constamment, Amiral.
_ N’essayez pas de semer la confusion, petit malin ! Vos petits jeux de l’esprit n’ont aucun effet sur moi.
_ Vous ne voudriez pas décrocher, Amiral ? Insista l’estafette.
_ Pour déclencher le détonateur de votre bombe ? Jamais de la vie ! Déclara sèchement Jared.
_ Mais… Heu… Sur cette ligne, ce sont souvent des appels importants… tenta d’argumenter piteusement le préposé à l’escargophone.
_ Je prends. » Signala Méphis avec un geste apaisant en direction de l’estafette.

Le vieux commandant d’élite commençait à bien connaître l’amiral, depuis le temps. Au sommet de ses piques de paranoïa, Jared pouvait devenir proprement invivable. Bon, en fait, il l’était tout le temps, parce que son niveau de paranoïa moyen était naturellement très extrême, mais certains jours s’avéraient plus compliqués que d’autres, comme aujourd’hui. Mais si ce coup d’escargophone pouvait pousser l’Amiral à libérer son bureau, Méphis était prêt à donner tout les coups de pouce qu’on pouvait attendre de lui.

Le vétéran décrocha donc le combiné, s’assurant que l’animal était au volume maximum pour que tout le monde entende et que l’amiral ne s’imagine pas qu’on essayait de lui cacher des choses.

« Bureau de l’Amiral Jared, ici le commandant d’élite Méphis Toffel, que puis-je pour vous ?
_ Bonjour commandant, ici la commandante Syracuse, agent de liaison de la Marine détachée auprès des forces royales de Luvneel. Je souhaiterais m’entretenir de toute urgence avec l’amiral Jared, s’il-vous-plaît. »

Jared fit de grands signes silencieux pour signaler qu’il ne répondrait pas.

« Désolé, commandante, l’Amiral n’est pas disponible, il est… en tournée d’inspection, improvisa Méphis en lorgnant sur un Jared toujours concentré sur ses pots de confitures. Souhaitez-vous que je lui transmette un message ?
_ Oh. Une tournée d’inspection, hein… Hé bien oui, s’il-vous-plaît. Pourriez-vous lui dire que j’ai percé son secret à jour ?
_ Que j… »

Avant d’avoir compris pourquoi ou comment, Méphis se retrouva bousculé contre le mur tandis que Jared avait bondit sur pieds et lui avait prestement arraché des mains le combiné de l’escargophone.

« Écoutez-moi bien, commandante ! Rugit l’Amiral. Je ne sais pas qui vous êtes et j’ignore ce que vous voulez ! Je ne sais pas de quel secret vous parlez, je n’ai aucun secret, personne ne peut rien utiliser contre moi, mais je vous jure ! Je vous jure que si vous révélez quoi que ce soit me concernant, quoi que ce soit, je vous retrouve et je vous liquide ! Je vous liquide, vous, votre famille, vos amis, tout ceux que vous aimez et tout ceux que vous avez côtoyé ! Est-ce que c’est bien clair ?!
_ Ah, bonjour, Amiral, le salua joyeusement Rachel comme si de rien n’était. C’est noté, mais puisque je vous ai justement au bout du fil, j’aurais une question pour vous.
_ Hein ? Mais non je… Héééé, mais vous venez de me piéger ! … Vous apprenez vite, c’est bien. Soit, j’écoute, que se passe-t-il ?
_ La situation est assez confuse ici, à Luvneel, et…
_ Très bien, j’arrive ! Déclara immédiatement l’Amiral.
_ Nonononon ! S’empressa aussitôt d’ajouter Rachel.
_ Plaît-il ?
_ Luvneel se souvient encore très bien de votre dernière visite, je ne crois pas que… Enfin, je veux dire, la situation n’est pas critique à ce point là, je vous assure, temporisa la commandante.
_ Alors tant mieux, j’ai une urgence sur les bras à régler, affirma Jared en jetant un regard mauvais à ses pots de confitures. Que se passe-t-il ?
_ Le capitaine Dogaku a disparu et…
_ Vous l’avez éliminé ? Traîtresse, je le savais !
_ Non, et j’ai la ferme intention de retourner le moindre caillou de cette île pour le retrouver !
_ Habile. Vous cachez bien votre jeu.
_ Mais… Vous voyez, il y a ce brick de la Marine amarré dans le port. Ses hommes ne se sont pas manifestés auprès de moi et… Bon, je suis peut-être un peu parano mais ça me turlupine depuis le début de cette affaire, alors je me disais…
_ La paranoïa est la marque d’un esprit sain, dans notre monde. Croyez-moi. Quel est son nom ? La coupa sèchement Jared.
_ C’est le « Lady Suzaku », Amiral.
_ Coulez-le, décréta le gradé.
_ Je… Pardon ?
_ Je garde en tête le nom de tous les navires de la Marine croisant sur ma Blue, signala le gradé. Celui-ci n’existe pas. Veuillez donc faire coller la réalité à la théorie, commandante.
_ Mais le capitaine Dogaku pourrait s’y tr…
_ Cou-lez-le, martela Jared.
_ … Ok, ben j’ai ma réponse, du coup. Très bien, Amiral, je vous promets que… je vais y réfléchir. Sérieusement. Heu… J’ai beaucoup à faire, je ne vais pas vous déranger plus longtemps. Je vous envoie un rapport dès que la crise est passée, promis. Au revoir, Amiral. »

Clic. Escargophone qui beubeute pour signaler qu’il n’y a plus personne au bout du fil.

Jared reposa doucement le combiné sur la coque de l’animal, l’air songeur. Mmmmh… Oui… Oui. Oui ! Oh, ça y était, c’était évident. Il y voyait clair maintenant. Ils étaient derrière tout ça. Tous ces évènements soi-disant sans lien, c’était forcément eux. Ils étaient passés à l’action ! Mais ils n’allaient jamais comprendre ce qui allait leur tomber dessus, foi de Jared !

« Estafette ! Rugit l’Amiral. Préparez mon navire personnel, assemblez la flotte, je dois me rendre de toute urgence à Luv…
_ Hé, tu ne trouves pas qu’il a une couleur bizarre, ce pot de confiture ? Fit ingénument remarqué Méphis en portant un pot devant la lumière pour regarder au travers.
_ Ah, je le savais ! On tient une piste ! Bien joué, Toffel, ces perfides empoisonneurs n’en ont plus pour longtemps ! »

Luvneel ne saurait jamais quelle fière chandelle elle devait au commandant d’élite Méphis Toffel pour avoir volontairement détourné Jared des solutions aussi radicales qu’expéditives qu’il venait d’envisager pour régler une énième crise imaginaire.

*
*     *

Un peu avant l’algarade sur la grand-place, quelqu’un s’affairait avec concentration dans le port. Kalem, le petit ami d’Elie – pour ce qui était de la taille, à tout le moins – appliqua le bout de son stéthoscope et ferma à demi les yeux pour se concentrer sur ce qu’il entendait. Il l’aimait bien, son stéthoscope. Les abrutis au cerveau déconfit remettaient souvent en cause sa qualité de médecin, sous prétexte que c’était un nain – le fait qu’ils se plaignent surtout de son mauvais caractère ne lui traverserait probablement jamais l’esprit – mais quand il portait le stéthoscope, tout le monde fermait sa grande gueule et l’écoutait, comme par magie. C’était ça, la toute-puissance des symboles !
Le nabot songea qu’il faudrait un jour qu’il se résolve à endosser une de ces belle blouse blanche. Le stéthoscope était certes très utile pour dompter les gueux, mais s’avérait souvent impuissant face aux connards prétentieux de la haute société. Avec une vraie blouse blanche de praticien, sa simple prestance suffirait à rabattre le caquet de ces abrutis pendant qu’il les soulage de leur trop-plein de richesses.
Le problème, c’est qu’il devait en passer par un tailleur pour s’en faire une à sa taille et qu'il n’arrivait pas à en dégotter un qui le supporte plus de cinq minutes avant de l’éjecter de sa boutique. C’était comme un genre de malédiction : il tombait toujours sur des empaffés incapables d’accepter la moindre critique constructive.

Rien. Kalem fit signe à ses deux compères qu’ils faisaient choux blancs. Ils étaient trois dans la fine barque : lui, le sergent-chef Krieger et le lieutenant-commissaire Marlow. Le sergent était responsable de la mobilité de la petite barque : c’est lui qui l’avait amené à bon port dans le silence le plus absolu, ses rames fendant l’eau et propulsant en douceur l’embarcation sans le moindre flic-floquement que Kalem associait habituellement au trajet en barque. Mais là, ils étaient suffisamment proches de leur cible pour que Jürgen Krieger n’ait même pas besoin des rames.
Le Nordique se releva, pris appui sur le flanc du brick inconnu et hautement suspicieux stationné dans le port et décala la barque de quelques mètres. Positionnés juste sous le plat-bord du navire, le trio et leur barque étaient totalement invisible de l’équipage à bord.
Tant que personne n’aurait la mauvaise idée de regarder par-dessus bord, s’entend.

Kalem réitéra le coup du stéthoscope, se concentrant de nouveaux. Son visage s’éclaira : c’était là !

« C’est bon, on y est ! Chuchota le petit nabot. C’est juste derrière.
_ Vous êtes certain ? S’inquiéta le commissaire sur le même ton. On aura probablement pas le droit à une seconde chance et…
_ Et tu me rappelles lequel de nous deux à fait médecine ici, binoclard ? Gronda Kalem.
_ C’est vous. Mais je disais juste que…
_ Exact, c’est moi. Option Médecine pour moi, option Marine pour toi. Alors si je te dis que j’ai détecté des signes de vie derrière cette cloison, tu me crois et tu la boucles. Je te sonnerai quand on aura besoin d’aborder un navire ou de faire respecter des règlements à la con !
_ Silence, tous les deux, vous allez nous faire repérer, intima Jürgen à voix basse. Si c’est là, on se tait et on attend la diversion. »

L’opération avait été planifiée et montée dans l’urgence et à la va-vite, plusieurs éléments avaient donc été estimés au doigt mouillé. En l’occurrence, aucune coordination n’avait été possible entre ladite diversion et le commando de choc. Un délai de dix minutes leur avait donc été gracieusement offert pour que Kalem puisse faire ses repérages avant que les choses ne commencent.
Après deux autres rappels à l’ordre de la part du Sergent, Kalem se renfrogna donc et bouda dans son coin, espérant qu’on en finisse au plus vite avec toutes ces conneries.
C’est vrai, quoi, taquiner des pirates du Nouveau Monde, c’était juste n’importe quoi, à la base…

*
*     *

Sur le pont de la « Lady Suzaku », Toshiro Demegawa gardait un œil sévère et attentif sur les badauds du quai, comme il pensait qu’était censé le faire un adjudant de la Marine tel qu’il était déguisé. Le brave homme ne remettait pas en cause le bien-fondé du déguisement : si l’ordonnateur Otonawa Taro jugeait opportun de se déguiser en mouettes pour infiltrer Luvneel à la barbe et au nez des autorités, qui était-il pour s’y opposer ? Mais tout de même, cela le mettait fichtrement mal à l’aise. Il était un pirate du Nouveau Monde, nom de nom, se déguiser comme le bétail des blues était une indignité à son amour-propre.
Une partie de l’esprit Toshiro souhaitait ardemment qu’on évente leur couverture et qu’on cesse ce petit jeu ridicule. Mais le brave homme n’écoutait pas cette partie de son esprit. Son maître lui avait donné une mission et plutôt être damné pour l’éternité que de le décevoir.

C’est alors que son regard fut attiré par une bien étrange cohorte qui déboulait sur les quais. Des mouettes ! Et en nombre ! Fichtre, ils avaient percé leur couverture, il fallait ordonner le branle-bas de combat, préparer l’assaut, repousser l’envahisseur armé de… tambours ? Binious ? Mais ? Mais qu’est-ce que…

Et effectivement, le Lieutenant Davenport se dirigerait droit sur le brick, une petite escouade de dix Marins en armes avec lui et, sur leurs talons, la fanfare au grand complet de Rachel. Arrivé à proximité du navire, il salua le gradé présent près de la passerelle.

« Salut l’ami, fit le Lieutenant après un bref salut militaire. Désolé, vous êtes du genre discret, on a pas pu vous recevoir avec tout le tralala de rigueur.
_ Salutation l’ami, hasarda Toshiro, peu au fait des protocoles de la Marine. Oui, nous sommes venus pour porter un message urgent mais nous serons repartis d’ici quelques heures, ne vous en faites pas pour nous.
_ Pas de soucis, acquiesça Davenport. La vie trépidante d’estafette long-courrier. Je sais ce que c’est. En tout cas, comme vous le savez, le commandant Syracuse est en poste auprès de Luvneel et, à ce titre, est chargée de la supervision des forces de la Marine sur cette île.
_ Je vois. Et ?
_ Et afin de resserrer les liens fraternels qui font la force de la Marine, on vous organise une petite fête de bienvenue ! Annonça joyeusement le Lieutenant.
_ Désolé, nous ne pouvons pas descendre de ce navire, signala Toshiro. Nous avons ordre de nous tenir près à repartir dès le retour du messager – ce qui était on ne peut plus véridique, pour le coup.
_ Ouais, je m’en doutais. Pas grave, la fanfare va joueur quand même quelques morceaux. À tout le moins, ça égayera un peu votre attente.
_ Heu… J’apprécie, l’ami, mais est-ce vraiment bien nécessaire ?
_ Sûr, c’est le règlement, voyons, affirma le Davenport avec aplomb. À moins que vous ne vouliez appeler le QG pour obtenir une dispense spéciale ? Mais le temps que l’administration bouge, on en aura sûrement déjà fini, nous, hein…
_ Non, non, ça ne sera pas nécessaire, fit immédiatement machine arrière Toshiro, peu désireux de griller lui-même sa couverture. Si c’est le règlement, après tout, allez-y…
_ Bien ! Allez, les gars, en piste ! »

La Fanfare s’organisa devant le brick et se lança dans une représentation endiablée de haut niveau, aussi bruyante qu’entraînante. Force fut à Toshiro de reconnaître son erreur : il avait toujours considéré jusqu’à ce jour que les bouseux des Blues leur étaient inférieurs à tout les niveaux, mais il devait admettre que sur certain aspect, ils dominaient encore largement le Nouveau Monde. À voir la réaction du reste de l’équipage, qui se pressait contre le bastingage côté quai, il n’était pas le seul à le penser.

C’est en réalisant cela que Toshiro tressaillit brutalement. Un piège, c’était forcément un piège ! On essayait de détourner leur attention ! Ces yeux volèrent tout autour de lui et il repéra instantanément ce fichu Lieutenant qui détaillait le brick de long en large, l’air de rien. Leur regard se croisèrent et Davenport fit mine que sa curiosité était toute naturelle, qu’il ne pensait pas à mal et recula de quelques pas. Toshiro fit discrètement signe à quelques uns de ses hommes de garder un œil sur cet indésirable et sa dizaine de Marines, se félicitant de ne pas s’être laissé berné.
On ne prendrait pas sa vigilance en défaut si aisément.

*
*     *

De l’autre côté du brick, dans la petite barque, le trio de choc était au première loge pour bénéficier de la diversion. Maintenant que le bruit n’était plus une préoccupation, le lieutenant-colonel Edwin Marlow déploya sa boîte à outils. Si Krieger était le navigateur et Kalem le médecin, lui était le bricoleur : c’était donc son tour de jouer.

Attrapant son marteau ainsi qu’un burin pour faire levier, le jeune homme crocha les épaisses pointes qui fixait les planches de la coque et les retira avec un geste et une facilité qui dénotait un savoir-faire hors du commun.
La tâche n’était pourtant pas des plus aisées, vu que lesdites planches étaient recouverte d’un genre de matrice cristalline inconnue du bricoleur. Très probablement de ce fameux granit marin dont il avait déjà entendu parler. Le pauvre Edwin était dégoûté : s’il n’y avait pas eu une telle urgence, il aurait pu essayer d’en récupérer un peu. Il avait pourtant des tas d’idées d’applications potentielles en tête…

« J’savais pas qu’il y avait des cursus cambrioleurs, à la Marine, railla le nabot en observant le bricoleur s’occuper de sa tâche à une vitesse ahurissante.
_ Je ne suis pas un cambrioleur, je suis un bricoleur, se défendit le commissaire.
_ Ouais, à d’autres.
_ Est-ce qu’un cambrioleur aurai ce genre de chose ? »

Edwin dégagea alors fièrement un gros outils de sa boîte. Un espèce d’étrange machin en longueur, comme une pointe, ou plutôt une pince à épiler fermée, avec, sur le côté, un système complexe d’engrenages et de roues reliées à une poignée visiblement récupérée d’un ouvre-boîte.

Edwin la cala entre les deux planches dont il venait de désolidariser une extrémité puis mit un gros morceau de chiffon par-dessus l’épaisse extrémité qui lui faisait face. Alors, il se synchronisa avec les énormes tambours de la fanfare et frappa à grands coups de marteaux sur l’objet pour bien l’enfoncer entre les deux planches. Une fois fait, il commença à tourner la molette d’ouvre-boîte et Kalem comprit instantanément : c’était comme un écarteur médical, mais pour navire.

« Ouais, ben tu vois, ça, c’est exactement le genre de matos qu’aurait un cambrioleur ! » Signala le nabot, tirant un soupir blasé du bricoleur.

À chaque coup de molette, la pince de l’instrument d’Edwin s’ouvrait chaque fois davantage, forçant un espace de plus en plus conséquent entre les deux planches. Finalement, il s’arrêta : il était arrivé en limite de la tension que pouvait supporter son outils. L’ouverture n’était pas bien grosse : Jürgen aurait bien été en peine de s’y glisser, par exemple. Mais pour des personnes plus fluettes…

« À vous de jouer, Kalem, fit Edwin en lui cédant la place.
_ Quoi ? Et pourquoi ? Parce que je suis un nain ? C’est de la discrimination, ça, tête de thon ! Je vais…
_ C’est surtout parce que c’est vous le médecin, rappela Jürgen d’une voix bourrue.
_ … Ouais, genre. Essaye pas de jouer au plus malin avec moi, viking de mes deux. »

Maugréant, râlant et vitupérant, l’irascible petit nabot se hissa à bord de la « Lady Suzaku ». Comme de juste, son stéthoscope ne l’avait pas trahi. Il se trouvait dans une petite cabine, un peu exiguë mais confortable. Et sur le lit trônait Sigurd, en train de ronfler comme un sonneur. Pas gêné, le gars, ronchonna Kalem. La ville était sans dessus-dessous par sa faute et lui, il se tapait un petit roupillon tranquille !

Le nabot trottina jusqu’au lit, notant au passage que la porte n’avait pas de poignée de ce côté de la pièce. Une prison dorée mais une prison quand même donc. La déco était plutôt minimaliste, exceptée un portrait représentant vraisemblablement l’Impératrice, posé sur la table de chevet. Kalem n’était pas tout à fait sûr que c’était elle mais ne résista pas à l’envie de lui rajouter tout de même des moustaches au marqueur. Ça leur apprendrait, à ces glandus, à lui filer du boulot en rab’ comme ça !

Puis il s’occupa de réveiller Sigurd, l’attrapant par l’épaule et le bousculant à toute force.

« Allez, allez, on se lève, gros flemmard ! J’ai pas que ça à foutre, moi !
_ Gnhein ? Oooh, ma tête… Mais… Qu’est-ce que… Kalem !? Mais ch’uis où ? Je me promenais, on m’a plaqué un truc au visage et… Tenta de remettre en ordre ses idées Sigurd.
_ Chloroforme. Classique. J’aime bien l’utiliser, moi aussi. Une valeur sûre.
_ Et c’est quoi cette musique… Je suis encore en train de rêver ? S’inquiéta brusquement le blondinet.
_ Je sais pas… Est-ce que tu vois ce gros croque-mitaine près de la porte ? »

Sigurd tourna la tête pour vérifier et Kalem en profita pour lui plaquer une main sur la bouche en même temps qu’il lui plantait une seringue dans la cuisse. Entre la main et la fanfare, personne n’entendit le hurlement de douleur du héros local.

« Mais ça va pas la tête !? S’insurgea Sigurd. Ça fait super mal !
_ Oui, mais maintenant, tu sais que tu rêves pas, triple buse, se défendit Kalem.
_ Et je… j’ai le cœur qui bat à cent à l’heure !
_ Mais t’as plus mal au crâne, pas vrai ?
_ Qu’est-ce que tu m’as fait ? S’inquiéta Sigurd.
_ Injection d’épinéphrine. Effet vaso-dilatateur, excellent contre le mal de crâne entre autre. Allez, maintenant que tu pètes le feu, on se tire ! On est en plein territoire ennemi, je te signale ! »

Kalem fila vers le trou, un Sigurd encore un peu paumé par la situation sur ses talons. Les deux compères se glissèrent prestement à bord de la barque, Edwin referma et récupéra son écarteur, puis Jürgen fit glissa la barque loin du brick dans un silence bien inutile vu le boucan perpétré par la fanfare, qui captait toujours toute l’attention de l’équipage.

Jürgen les fit rapidement passer entre plusieurs embarcations pour bloquer les lignes de vue et, une fois qu’ils furent suffisamment éloignés de la fanfare pour s’entendre sans hurler, Sigurd tenta de faire le point.

« Vous êtes Krieger, le sergent de Rachel. Et vous, c’est son commissaire… Moro… Morlon…
_ Marlow, monsieur Dogaku.
_ Et Kalem, compléta le blondinet. Ok, qu’est-ce que vous faites là et où sont les autres ?
_ C’est ça, dit que t’as honte de traîner avec les seconds couteaux, tant que tu y es ! Vitupéra le nabot. On est pas suffisamment bon pour le standing de môssieur, c’est ça !? Peuh, la prochaine fois, je te laisse pourrir chez les pirates, pauv’naze.
_ Mais c’est pas du tout ce que j’ai dit !
_ Mesdames Haylor, Jorgensen et Valmorine sont sur la grand-place avec la commandante, rapporta Jürgen. Elles traitent avec l’émissaire du Nouveau Monde, Otonawa Taro.
_ Holà, holà, holà, qu’est-ce que c’est que cette histoire d’émissaire ? S’inquiéta Sigurd.
_ C’est le trouduc’ qui t’a kidnappé, signala Kalem.
_ … Oui mais encore ?
_ Heu… Permettez-moi de vous résumer la situation, monsieur Dogaku, intervint Edwin. Vous avez disparu sans laisser de traces à quelques heures de l’embarquement. Personne ne savait où vous étiez. C’est alors que cet Otonawa Taro est apparu sur la grande-place : il s’est placé sur la tête de la statue de Norland et a déclaré qu’il était l’émissaire de l’Impératrice et qu’il entendait châtié Luvneel et Vertbrume pour leur impudence. Il a déclaré qu’il vous détenait en otage, a réclamé une audience auprès de madame Valmorine et requis la présence de, je cite, la prétendue sorcière Evangeline Haylor. Il a aussi dit qu’il allait nous faire subir des épreuves pour expier nos péchés, tout ça, et que c’était dans l’ordre des choses parce que le fort dirige le faible et tout le tremblement.
_ Ça pue le piège, c’est évident. Pitié, dites-moi qu’elles ont pris leurs précautions…
_ Ce n’est pas comme si nous avions réellement le choix de ce côté, avoua le commissaire. Mais ce qu’ignore l’émissaire, c’est qu’on a percé à jour leur subterfuge. On avait repéré le brick, mais on était sûr de rien. L’ex-capitaine CAPSLOCK l’a fait survolé et nous a assuré qu’il n’avait rien d’étrange, ce qui constituait une étrangeté en soi et que c’était louche. J’ai pas forcément compris la logique mais il vous l’expliquera sûrement mieux que moi. La commandante a escargophoné à l’Amiral Jared…
_ Elle a accès à la ligne direct de l’amiral ? S’étonna Sigurd.
_ Bien sûr, puisqu’il s’agit de son supérieur direct, expliqua Edwin. Vous ne le saviez pas ?
_ Première nouvelle.
_ Bref, il a visiblement confirmé que le brick n’appartenait pas à la Marine. Pendant ce temps, madame Jorgensen s’est faite passée pour une négociatrice et a établi le contact avec l’émissaire. Officiellement, l’échange n’a pas été fructueux mais elle a obtenu l’information qu’il vous détenait sur place. La commandante a donc monté en urgence une opération de sauvetage pour supprimer ce moyen de pression de la part de l’émissaire et nous voilà.
_ Mais Rachel n’est pas censée être avec Evangeline ? Demanda Sigurd.
_ Elle a tout planifié par escargophone. J’ignore qui on doit remercier pour ça, mais ç’a démultiplié ses possibilités.
_ Et Evangeline est au courant ?
_ Non, la commandante ne voulait pas lui donner d’espoirs déplacés, vu le risque d’échec. On parlait quand même de cambrioler un navire pirate avec l’équipage encore à bord, hein…
_ Bon, elle doit se faire un sang d’encre alors. Dépêchons-nous de la rejoindre, décida Sigurd.
_ C’est que… Elle est sur la grande-place, objecta timidement Edwin.
_ Rachel et Elie aussi, ça ne doit pas être si dangereux que ça, non ? Fit le blondinet.
_ Tu veux rire, crétin ? J’te rappelle qu’Elie est attirée par le danger comme une mouche par la merde… Lui rappela Kalem.
_ Et la commandante nous a fermement ordonné de stationner sur le port, signala sombrement Krieger.
_ Probablement pour couper la retraite à l’émissaire en cas de besoin ? Hasarda Sigurd.
_ Non, le contra Edwin. Si elle a agi comme ça, c’est plus probablement parce qu’elle pense qu’il n’y a aucun espoir. La commandante a la mauvaise habitude de tenir la troupe à l’écart lorsqu’elle juge qu’on court au massacre. Elle s’assure ainsi qu’on ne prendra pas stupidement de risque pour lui venir en aide alors que tout est déjà joué. Pour limiter les pertes inutiles.
_ Vous savez que vous ne me rassurez pas du tout, là ? Signala le blondinet.
_ Et ça va pas s’arranger, fit Kalem. Regardez ! »

Ses trois collègues fixèrent la direction pointée par le nabot. Et ils virent. En direction de la grande-place, un énorme panache d’une épaisse fumée noire et très probablement toxique s’élevait en abondantes volutes délétères.

« Wahou, qu’est-ce que c’est ? S’étonna Jürgen.
_ Un incendie, supposa Edwin. Mais qu’est-ce qui peut produire ça ?
_ Une sorcière en détresse qui décidé de faire fondre tout la ville pour me retrouver, suggéra malicieusement Sigurd. Sérieux, j’ai été kidnappé genre… quoi ? Cinq minutes ?
_ Plutôt cinq heures, à vrai dire, monsieur Dogaku.
_ Ah… Oups. Ok, elle doit être en train de mourir intérieurement, dépêchons-nous d’aller la rassurer !
_ On vient avec vous ! Annonça Krieger.
_ Vous n’êtes pas stationné au port ? S’étonna le blondinet.
_ La mission de sauvetage implique de vous conduire en lieu sûr et de veiller sur vous jusque là. La grande-place n’est pas sûr, donc on se doit de veiller sur vous, affirma le fidèle sergent.
_ Vous savez que vous n’avez pas réellement besoin d’excuses pour rejoindre votre commandante si vous vous inquiétez, hein ?
_ Les ordres, c’est les ordres ! »

Le petite barque accosta donc prestement à quai et les quatre compères en débarquèrent rapidement.

« Lieutenant-commissaire, vous voulez venir ? Demanda Jürgen.
_ Ce n’est pas du tout ce que je veux, mais oui, je vais venir, répondit Edwin avec résignation.
_ Ne perdons pas de temps, alors, allons-y ! Les poussa Sigurd.
_ On devrait peut-être appeler notre équipe de secouristes ? S’interrogea Krieger.
_ Inutile, on a Kalem et il est médecin, balaya Sigurd. Allez, on y va !
_ Hé, j’ai jamais dit que je venais, bande de débiles ! Signala l’intéressé.
_ Mais si, tu t’inquiètes aussi pour Elie, c’est évident, rétorqua le blondinet. Dépêchez-vous ou je pars tout seul !
_ Absolument pas, t’as vraiment de la merde dans les yeux ! En plus, c’est trop loin et j’peux pas courir comme vous, alors allez-vous faire tuer sans moi.
_ Pas de soucis, je vais vous porter ! Annonça Krieger en joignant le geste à la parole. Hop ! En avant toute !!
_ Hé, mais lâche-moi butor putride ! C’est du kidnapping, t’es Marine, t’as pas le droit ! Hé, tu m’écoutes, l’abruti !? Hé ! Roooh, mais porte-moi au moins dans l’autre sens, alors, j’vois pas ce qui se passe devant, là ! »

Le trio sprinta comme des fous en direction de la grande-place, douloureusement conscient qu’ils mettaient trop, beaucoup trop, de temps, pour la rejoindre. La bataille faisait rage en ce moment même et chaque seconde comptait. Qui sait comment les choses auraient évoluées d’ici leur arrivé. Si elles n’étaient pas même déjà fini lorsqu’ils y seraient.

Après ce qui leur parut une éternité, Jürgen et Sigurd parvinrent enfin au dernier détour et déboulèrent sur la grande-place, tandis qu’un point de côté fatal avait finalement terrassé Edwin pendant la course – Malgré tous les efforts de Rachel, rien ni personne n’en ferait jamais un sportif. Sigurd, qui disposait d’ailleurs d’un physique similaire, loua silencieusement l’injection d’adrénaline de Kalem qui lui avait permis d’éviter le même sort.

Instantanément, leur regard fut happé par le spectacle médusant d’une type en train de mettre une raclée magistrale à un géant de dix mètres de haut. Sigurd fut le premier à se détacher de ce spectacle hypnotisant, recherchant désespérément des yeux sa compagne. Il la trouva bien vite et écarquilla les yeux devant ce qu’il vit.

« Non, non, non, non… »

Bordel, qu’est-ce qui s’était passé pendant son absence ?

Craignant le pire, le jeune homme se mit à courir éperdument vers elle à toute vitesse. Un grincement atroce parvint tout de même à se frayer jusqu’à sa conscience pourtant uniquement obnubilé par le fait de rejoindre sa sorcière bien-aimée. Rapide regard autour de lui. L’immense statue de Montblanc Norland ! Elle s’effondrait ! Elle allait écraser Evangeline. Il n’aurait jamais le temps de l’atteindre !

« EEVVVVAAAAAAA !!!! »

Sigurd hurla à plein poumon. Si elle pouvait se réveiller, elle pourrait peut-être se protéger ou bien…
Dans un fracas assourdissant, l’énorme statue se fracassa au sol, projetant une myriade de débris aux alentours. Sigurd retint son souffle, tentant de voir quoi que ce soit au travers de l’énorme vague de poussière. Son cœur fit un bond énorme dans sa poitrine lorsqu’il vit qu’un énorme rocher se tenait dans les airs au-dessus de là où aurait du se trouver Evangeline. Et sous ce rocher, un manteau et deux caractères.
正義 – La justice.



Dernière édition par Rachel le Lun 7 Fév 2022 - 20:37, édité 1 fois
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Rachel grogna. Elle avait utilisé son bras gauche pour attraper Haylor et la serrer contre elle, son bras droit et sa tête leur servant de parapluie anti-débris – bien qu’a posteriori, la robuste albinos reconnaissait que se servir de sa tête pour bloquer des caillasses ne tenait pas de l’idée du siècle, mais, à sa décharge, elle n’avait pas eu les idées très claires et pas de temps pour réfléchir avant d’agir. La commandante envoya bouler l’énorme rocher qu’elle avait intercepté, un peu hagarde. C’est que ça commençait à faire beaucoup de chocs sur le coin du crâne pour une si petite journée.

Tandis qu’elle déposait délicatement Haylor au sol, le capitaine Dogaku se matérialisa comme par magie à ses côtés. L’imposante albinos envisagea un instant qu’il puisse s’agir d’une hallucination, mais lorsque Jürgen et le nain-empoisonneur les rejoignirent, elle eut la certitude qu’il s’agissait de la réalité.
Laissant le capitaine Dogaku et Kalem s’occuper de la blessée, la commandante s’adressa à son subalterne.

« Félicitation pour l’opération de sauvetage du capitaine Dogaku, sergent.
_ Ça s’est passé comme sur des roulettes, annonça l’intéressé. Vous allez bien, mon commandant ?
_ Ouais, c’est bon, mentit la jeune femme.
_ Vous saignez, signala Jürgen en montrant le front.
_ Et j’ai dit "ouais, c’est bon".
_ Ça vous coule sur le visage. » insista le sergent.

La commandante passa la main au sol, attrapant une poignée de poussières, qu’elle plaqua sur son crâne. La poussière s’amalgama avec le sang, formant un genre de gangue qui stoppa le saignement. On était sur un champ de bataille, c’était pas le moment de se laisser distraire par des blessures de rien du tout, décida Rachel.

« Voilà, c’est bon, décida la commandante.
_ Sinon, vous pouviez juste me dire "j’m’en fiche", j’aurai compris, mon commandant. »

Rachel inspira doucement et secoua la tête pour essayer de s’éclaircir les idées. Son regard embrassa la scène qui s’étendait tout autour d’elle. Taro Tas-de-muscles en faisait voir de belle au géant. Plus ça irait et pire ce serait pour le colosse. Et personne n’avait rien de plus gros qu’un géant à opposer à l’Émissaire de Kiyori. Il leur fallait rien de moins qu’une miracle.

Par chance, de l’avis de l’imposante albinos, les miracles couraient littéralement les rues, au port de Norland de Luvneel. Quoique courir les rues n’était peut-être la bonne expression. Se prélassaient tranquillement dans un bon fauteuil en exerçant leur talent de cruciverbiste sonnait plus juste. Trop long, certes, mais probablement plus juste.
Bref, dans tous les cas, Sigurd Dogaku était un Héros dont la renommé s’étendait à travers tout North Blue justement pour sa capacité à accomplir des miracles à la hauteur des situations catastrophiques où le destin le plongeait régulièrement. Si quelqu’un pouvait trouver quelque chose à faire contre Taro Tas-de-muscles, c’était bien lui !

Seul petit problème, le générateur de miracles ambulant sus-mentionné était actuellement agenouillé à terre, près de sa bien-aimée, prenant le choux à Kalem tandis que ce dernier l’envoyait chier sans aménité – mais aussi sans succès – en même temps qu’il portait les premiers soins à Haylor – avec nettement plus de succès que dans sa gestion du Sigurd angoissé.

Rachel sentit son cœur se serrer. Ils incarnaient littéralement le couple idéal. Quelques minutes plus tôt, Haylor avait démontré qu’elle était prête à affronter l’enfer pour secourir son aimé. Et maintenant, Dogaku prouvait qu’il était prêt à laisser s’effondrer le monde plutôt que d’abandonner sa moitié. Le couple avait suffisamment encaissé comme ça, avait-elle le droit de leur en demander plus ?

La commandante maudit sa propre impuissance. Si elle avait été capable de gérer Taro seule, elle n’aurait pas eu besoin de mettre davantage à contribution le capitaine Dogaku. Mais elle n’en était pas capable. Et il n’était pas seulement question de la quiétude du petit couple mais de la protection de tous les habitants de Luvneel. C’était un raisonnement haïssable mais ça n’en était pas moins la dure réalité. Tel était sa réponse.

Rachel s’agenouilla auprès de Sigurd, prenant garde à ne pas empiéter sur l’espace travail du petit médecin qui s’affairait avec expertise. Tout en délicatesse, elle posa une main sur l’épaule du capitaine Dogaku avant de l’appeler doucement.

« Capitaine Dogaku ?
_ Hmmm ? Fit Sigurd avant de se retourner vers la commandante. Oh, commande ! Je… Merci d’avoir protégé Evangeline. J’ai jamais été aussi heureux de voir la Marine, je crois. 
_ C’est normal, je suis là pour ça, minimisa Rachel d’un haussement d’épaule que ses côtes brisées lui firent immédiatement payer. On est la Marine, on protège les civils.
_ Ben j’insisterai pas, alors, mais je vais continuer à le penser très fort quand même.»

Le blondinet voulut se retourner derechef vers Haylor, mais la solide poigne de Rachel l’en empêcha, sans aucune violence mais avec une inébranlable fermeté.

« Capitaine Dogaku, j’ai besoin de vous. Le port de Norland a besoin de vous.
_ Non, non, non, réfuta Sigurd. C’est Evangeline qui a besoin de moi. Vous et les autres, c’est d’un amiral ou un truc du genre dont vous avez besoin. Appelez-donc Jared, il va se faire une joie d’ajouter une nouvelle couche de dommages collatéraux dans le coin.
_ Ben justement… Capitaine, ce géant ne va pas tenir bien longtemps et rien ni personne n’aura le temps de voler à notre secours avant qu’il ne soit trop tard. C’est maintenant et avec ce dont on dispose qu’on doit agir.
_ Ch’uis sûr qu’en cherchant bien, on doit trouver d’autres Chevaliers de Nowel que moi, vous savez ?
_ J’ignore comment vous voyez la suite, Capitaine Dogaku, reprit la commandante avec douceur. Mais une fois que Taro Tas-de-muscle en aura fini avec son divertissement, il va revenir.
_ Taro Tas-de-muscle ? Sérieusement ?? … Nan, z’avez raison, ça lui va bien, en fait.
_ Il essaiera alors de s’en prendre à nouveau à vous. Ou à miss Haylor. Pour lui, capturer l’un ou l’autre reviens au même puisque le complémentaire le suivra docilement. Et même si je suis prête à me battre jusqu’à mon dernier souffle pour vous, je ne pourrai pas vous protéger.
_ Ne vous sentez surtout pas obligé de méchamment me donner cette impression que c’est moi qui vous colle un pistolet sur la tempe, hein…
_ Ce que je veux vous dire, Capitaine Dogaku, c’est que si nous ne mettons pas un coup d’arrêt clair et net à l’Émissaire du Nouveau Monde, alors tout ceci – D’un geste, Rachel désigna la place, la statue et Evangeline – n’aura été qu’un effroyable gâchis inutile. »

Sigurd essaya de foudroyer du regard la commandante, sans grand succès. Il faut dire que c’était plutôt le domaine d’Haylor, ce genre de truc. Et qu’il lui était difficile de foudroyer celle qui imitait admirablement bien la petite voix de la raison qui lui susurrait la même chose au fond de son esprit depuis quelques instants déjà.  

« Capitaine…
_ Raahnon, c’est bon, c’est bon ! Capitula Sigurd. Vous avez gagné, inutile d’en rajouter. Sinon je vais finir par me sentir vraiment minable à rien faire. Bon, écoutez, je… Je suis d’accord avec vous : les pirates ne comprennent que la violence et çui-là veut clairement pas fonctionner autrement. Donc on va le calmer et je vais vous aider. Ok. C’est quoi le plan ?
_ Hé bien… J’escomptais une suggestion miracle de votre part, en fait.
_ Pitié, dites-moi que c’est une mauvaise blague…
_ Je ne vois aucun moyen d’arrêter ce monstre, comment voulez-vous que j’élabore un plan ? Se défendit la commandante.
_ Bon, vu ce que j’arrive à faire quand je m’entraîne seul dans mon coin, il faudrait que je remette la main sur mes pistolets et…
_ Besoin d’une arme ? Proposa Rachel en dégainant celles qu’elle avait.
_ Non, non, ce n’est pas de n’importe quels flingues dont j’ai besoin, ce sont de mes… Hé ! Mes pistolets !? D’où vous les tenez ?
_ Ben par là, répondit stupidement la commandante en désignant les débris de la statue qui jonchaient le sol. Je veux dire… ils traînaient pas terre. Je suppose que Taro a du les emmener pour prouver à miss Haylor qu’il vous détenait bien. Et même si elle n’a pas pu l’endommager lui, on ne peut pas en dire autant de ses effets personnels. Du coup, ils traînaient par terre, j’les ai pas volé, hein…
_ Bon. Bien. Très bien. Y’a peut-être moyen de le fumer. Y’a sûrement moyen de le fumer. Ou peut-être pas. Sûrement pas même : Haylor a pas réussi. C’est complètement débile, qu’est-ce que j’espère faire, en fait…
_ Vous avez trouver un moyen de le fumer, tenta de le recadrer Rachel.
_ Peut-être. Une chance sur deux. J’aurai besoin d’une solution de tir à six mètres. Pas très longtemps, je tire vite, mais s’il pouvait rester immobile… Et si j’avais l’effet de surprise. Et qu’il ne se doute de rien, aussi. Pis…
_ Oui, d’accord, je vois le genre. » Le coupa Rachel qui commençait déjà à réfléchir.

L’imposante albinos tenta de faire abstraction à son mal de crâne et lança un coup d’œil circulaire, englobant tout le champ de bataille d’un seul regard. Taro. Le géant. La foule alentour. La capitaine pirate qui voletaient dans les airs. La statue brisée. Eux. Les pistolets du capitaine Dogaku.
Elle n’était pas commandante pour rien. Bien sûr qu’elle allait trouver un truc. C’était bien pour ce talent que ses supérieurs l’avaient toujours poussée en avant.
Là, ça y était, elle avait trouvé.

« Très bien, voici comment on va procéder, Capitaine Dogaku… »

*
*     *

Dans un rugissement terrifiant, le géant d’Erbaf frappa, sa grande main fila à toute allure pour essayer de faucher en plein vol son adversaire. Mystérieusement en équilibre dans les airs, Taro esquiva l’attaque, d’une impulsion du pied sur du rien, se glissant entre deux doigts gigantesques. Il se réceptionna sur le dos de la main, attrapant l’auriculaire au passage et brisa d’une seul torsion le doigt du géant.

Taro eût un reniflement dédaigneux. On l’avait trompé. Ils avaient essayé de le mystifier avec ce géant, mais il n’était pas un fier guerrier d’Erbaf, seulement un simulacre de mauvaises qualités comme seules les Blues semblaient capables d’en produire. Ce combat était à lui, ça n’était qu’une formalité.

La main gauche du géant s’abattit à toute force sur l’émissaire de l’Impératrice. Trop lent, beaucoup trop lent : ce dernier était déjà en train de remonter le long du bras du géant. Arrivé au niveau de l’épaule, il bondit, pied droit en avant, tel un missile flamboyant. Il laboura la joue du géant et lui arracha le lobe de l’oreille droite.

Taro n’avait aucune hésitation. Si ce type n’était pas un guerrier d’Erbaf, il n’en restait pas moins un géant. Une vitalité à toute épreuve couplée à une résistance hors norme. Pas question de retenir ses coups s’il voulait en finir rapidement.

Tandis que le géant hurlait de douleur, Taro attrapa au vol une mèche de cheveux et profita de son élan pour tournoyer derrière sa nuque jusqu’à l’épaule gauche du géant. L’espace d’une fraction de seconde, leurs regards se croisèrent un bref instant, les yeux écarquillés de peur et de douleur du géant d’un côté, le regard ferme et résolu de l’exécuteur de l’autre. Taro banda ses muscles et frappa d’un puissant direct du gauche dans la mâchoire du géant, envoyant violemment sa tête bouler en arrière.

L’émissaire de l’Impératrice ne ressentait aucune rancœur envers son adversaire. Il n’y avait rien de personnel, il se contentait simplement de remplir sa tâche du mieux qu’il le pouvait. Le géant servait directement sa cause : vaincre la soi-disant sorcière Haylor allait sûrement marqué les esprits sur le plan intellectuel. Mais en définitive, elle ne restait qu’une frêle jeune femme, presque une gamine comparé à lui. Terrasser le géant, en revanche, allait durement marquer les spectateurs au niveau viscéral. Il ferait ainsi un symbole puissant du gouffre qui séparait North Blue du Nouveau Monde.

Taro se propulsa une nouvelle dans les airs grâce à sa technique secrète, s’envolant de quelques mètres au-dessus du géant.

« Technique secrète : le pied céleste qui pourfend la Terre ! »

Il se mit à tournoyer sur lui-même de plus en plus vite avant d’asséner un coup de talon monstrueux sur le crâne du géant. Le choc fut tel que le pauvre colosse s’effondra à genoux, avant de choir à terre comme un arbre abattu, foudroyé, plus mort que vif.

Taro se laissa retomber au sol au termes d’une série de pirouettes complexes, atterrissant aussi légèrement qu’une plume sur les pavés de la place, savourant le silence de mort qu’il venait de faire s’abattre sur la foule. Maintenant, le message devait être parfaitement compris.

L’Émissaire songea qu’il était seulement dommage que la statue de Montblanc Norland ait souffert des conséquences de ce combat titanesque. Certes, on ne fait pas d’omelettes sans casser d’œufs, mais les ancêtres méritaient tout de même le respect. D’autant plus dans le cas d’hommes aussi honnêtes et loyaux que l’avait été ce fameux Norland. Il ordonnerait qu’on la reconstruise à l’identique.

Un instant, il avait craint qu’Haylor ne finisse écrasé sous les gravats et hésité à rompre le combat pour la tirer de là, mais il avait été vite rassuré quand il avait vu l’éclair blanc se jeter sur elle. Taro comprenait mieux maintenant la présence de la mouette au côté de la sorcière : c’était le dessein divin. Une leçon importante à retenir : toute chose avait sa raison d’être, même si on la cernait pas au premier coup d’œil.

Bien. Il avait laissé le silence durer suffisamment longtemps pour intimider la foule. Il était temps pour lui de reprendre son interprétation là où il l’avait laissé. L’impassible Émissaire inspira profondément afin de reprendre son monologue solennel…
… et se fit damer le pion en beauté.

« TRÈS BIEN, MISÉRABLE POURCEAU ! Annonça la grosse voix du capitaine Barbara. JE VOIS QUE TU N’ES PAS DÉNUÉ DE CAPACITÉS. PUISQUE TU AS SU VAINCRE MON LARBIN, TU NE ME LAISSES PAS D’AUTRE CHOIX QUE DE T’ÉCRASER MOI-MÊME. VIENS DONC M’AFFRONTER SI TU L’OSES ! À MOINS QUE TU NE PRÉFÈRES T’EN RETOURNER TE CACHER DANS LES JUPES DE CETTE PIMBÊCHE QUI OSE SE PRÉTENDRE IMPÉRATRICE !? »

Une grosse veine se mit à palpiter méchamment sur le front de Taro. Cette garce avait osé. Encore une fois. Elle blasphémait le nom de l’Impératrice.
Alors là, plan ou pas, elle, elle allait morfler !

L’émissaire se retourna doucement, d’une lenteur de mauvaise augure, ses yeux rageur recherchant l’impudente. Elle était là, à l’autre bout de la place, toujours emmitouflée dans sa large cape et sa grande capuche.

Taro chargea, à une vitesse folle, réduisant implacablement la distance entre lui et la cible de son jugement divin. Tout ses sens étaient entièrement focalisés sur l’hérétique. Quoi qu’elle fasse, quoi qu’elle dise, quoi qu’elle entreprenne, il était prêt. Il réagirait sans fausse note à quoi que ce soit qu’elle lui réservait. Sa sentence serait aussi implacable qu’inéluctable !

Le Capitaine Barbara calcula précisément son effet. À quelques mètres de distance, elle leva le bras droit, soulevant du doigt le bord de sa capuche et…

« Coucou ♪ » Fit joyeusement Rachel à son adversaire.

Taro pila net, surpris. Comme l’avait prévue la commandante Syracuse, l’émissaire était… bon, peut-être pas un homme bien, le terme serait peut-être un peu exagéré. Disons plutôt un type civilisé alors. En tout cas, il n’était pas un de ces fous furieux psychotiques qui semblaient empreint d’un désir maladif de se baigner dans le sang d’un maximum de personne. Certes, Taro Tas-de-muscles était violent, mais cette violence n’avait jamais été gratuite, tout du moins selon son schéma de pensé. Il n’était pas du genre à faire des victimes collatérales sans raison. Rachel avait donc tablé sur le fait qu’il retiendrait instinctivement son coup lorsqu’il réaliserait qu’il se trompait de cible.
C’était un pari audacieux, mais qui s’avéra payant.

De son côté, Taro ne compris jamais complètement ce qui se passa après ça. Il se repasserait la scène des dizaines et des dizaines de fois dans sa tête, sans succès. Il lui manquerait toujours le point de départ. Là par où la contre-attaque de Luvneel contre l’Impératrice débuta.

Taro ne se figea qu’un bref instant sous la surprise. Mais ç’aurait pu tout aussi bien être une éternité pour un tireur éclair comme le capitaine Dogaku. L’émissaire s’était immobilisé à deux mètres de la fausse Barbara, elle-même à deux mètres de la foule, Sigurd en retrait d’un mètre de plus. Cinq mètres. Les jeux étaient faits. D’un seul geste, souple, fluide, quasiment invisible à l’œil nu, Sigurd défourailla, verrouilla sa cible, et fit feu.
L’impulsion générée par son mouvement digne des prouesses du CP se superposa à celle de son arme à feu au calibre si particulier lui permettant d’abriter l’une des munitions les plus dévastatrices connues à ce jour. La fameuse munition Nihilus.

L’onde sonore de la mise à feu parcourut toute la grande-place. Elle ne fut néanmoins d’aucun secours pour Taro : le temps qu’elle atteigne ses oreilles, la balle était elle aussi déjà sur lui. En une fraction de seconde, le terrible projectile avait jailli de la foule, frôlé la cape et tailladé le bord du col de Rachel, sectionnant une mèche de cheveux rebelles au passage, avant de percuter de plein fouet le pectoral gauche de l’émissaire.

La douleur fut immédiate et instantanée, mais ce ne fut rien comparé à la violence de l’impact lui-même. Taro n’avait pas le temps de comprendre. Il n’avait même pas le temps de réagir consciemment. Seuls ses réflexes de combat aiguisés par une vie passée au cœur du danger luttaient. Et ils perdaient la bataille.

La munition Nihilus se rit du renforcement du Haki de l’armement, mordant profondément la chair. Les pieds de Taro laissèrent de profonds sillons tandis que ses doigts de pied crochaient éperdument le seul pour résister à la fantastique poussée. La balle s’enfonça encore et toujours plus, se frayant sans ménagement un chemin à travers les délicats tissus humains, sa puissance de rotation à peine ralentie par la résistance qu’elle rencontrait.

La pression exercée par la balle était trop forte et se propagea dans tous le corps de Taro. Toujours propulsé en arrière, il se mit brutalement à tournoyer selon l’axe de rotation du tir, ses pieds perdant leur prise au sol et il se retrouva éjecté de plusieurs mètres en arrière dans les airs.

La balle Nihilus poursuivit impitoyablement son chemin, rencontrant l’omoplate et pulvérisant l’épaisse ossature comme si c’était du beurre, avant de ressortir du corps de l’émissaire pour aller se ficher bien plus loin dans un mur à l’autre bout de la grande-place.

D’un soubresaut, Taro lui-même fut renvoyé labourer le sol de la place, creusant une profonde tranchée dans un déluge de pavé, avant de rebondir encore une fois et de rouler en tout sens sur encore quelques mètres.

Pendant quelques instants, sur la grande-place, personne ne bougea, ne pipa mot ni n’osa même respirer, chacun tentant d’assimiler ce qui venait de se passer.

Rachel se demanda vaguement s’il était encore possible d’affréter une canonnière remplie à ras-bord de ces munitions pour l’expédition. Mais elle pressentait que ça ne marchait pas comme ça, sinon la Marine en aurait déjà équipé tout ses navires.

Elie fut la première à se ressaisir et sortit de la foule – où elle s’était cachée pour alpaguer Taro – pour courir rejoindre Rachel.

« Vite, restituez-moi mon déguisement pendant qu’il ne regarde pas !
_ Heu… Je… Oui. Oui, bien sûr, répondit la commandante en sortant de sa torpeur.
_ Et arrêtez de me regarder comme ça : je vous ai dit que c’était un déguisement. Je ne suis pas réellement une pirate, la morigéna la jeune femme.
_ Oui, bien sûr, répéta Rachel. Je ne voulais pas vous énerver.
_ Je ne suis pas énervé. Juste impatiente. Allez, grouillez-vous ! Et pourtant, je pourrais, vu que vous m’avez tiré dessus, hein…
_ On ne vous a pas tiré dessus, se défendit la commandante en dégrafant la cape. On a neutralisé votre tapis volant pour qu’il se pose.
_ Alors que j’étais dedans !
_ Ben ç’aurait eu beaucoup moins de sens, sinon.
_ Y’avait sûrement une autre solution.
_ On vous a fait de grands signes mais vous n’avez pas réagi, pointa Rachel en tendant la cape à son interlocutrice.
_ Parce que je ne voulais justement pas que vous sachiez que j’étais le capitaine Barbara, répliqua Elie en l’attrapant.
_ Mais je pouvais pas le savoir, ça !
_ Et c’est pour ça que je vous dis que je ne suis pas en colère, assura la capitaine Barbara. Je… Hep, hep, hep, Sigurd, où est-ce que vous croyez aller comme ça !? »

Le capitaine Dogaku, second pistolet en main, venait de s’extraire de la foule d’un pas décidé, mâchoire contractée, le regard rivé sur Taro, encore en train d’essayer de surmonter le traumatisme que son corps venait de subir.

« Je vais lui parler, répondit nonchalamment Sigurd.
_ Pas question, c’est moi qui m’occupe des négociations, le coupa derechef la jeune femme. Rappelez-vous, vous me faites confiance pour, je cite, parler le langage violence-intimidation-menace-influence que vous ne savez même pas décrypter. En plus, vous n’êtes absolument pas en état émotionnelle de gérer la moindre négociation.
_ Hein !?
_ Bien sûr : vous allez juste lui dire de ne plus jamais toucher à Haylor, éventuellement de ne plus remettre les pieds à Luvneel et vous allez complètement laisser tomber Vertbrume. Et ça, il n’en est pas question ! N’ai-je pas raison, commandante ? Dites-lui que j’ai raison. … Hé, mais où est-ce qu’elle est partie, celle-là ? Bon sang, mais est-ce que l’un d’entre vous au moins a compris qu’on participait à une négociation avec une puissance du Nouveau Monde et que c’est pas une foutue kermesse ? »

"Celle-là" s’était éclipsée pour retourner auprès d’Haylor, Jürgen et Kalem. Elle non plus n’avait pas forcément les pensées bien claires, mais elle avait une idée bien précise derrière la tête.

« Comment va-t-elle ? Demanda-t-elle.
_ Comment tu crois qu’elle peut aller, grosse vache !
_ Ch’uis pas une vache.
_ Non mais t’es grosse, bwahaha ! »

En un éclair, le nabot se retrouva empoigné par le collet, soulevé de terre et nez-à-nez avec une paire de yeux au regard assassin.

« Répète voir ça. » Articula sombrement la commandante.

Kalem étrangla à grand-peine une de ses réparties dévastatrices qu’il lui venait toujours si spontanément. Il ne fallait pas être grand clerc pour comprendre qu’il venait de toucher un point très sensible. Et que la journée avait été rude pour tout le monde, que certains avaient plus morflés que d’autres, que la jeune femme semblait pressée et à bout de patience et qu’une mise en orbite express n’était pas totalement inenvisageable dans le pire des cas.

« J’ai dit, j’ai fini de lui prodiguer les soins, elle va bien, ses jours ne sont pas en danger. Et maintenant, repose-moi, tu veux.
_ Transportable ? Voulut savoir Rachel tout en relâchant le nabot.
_ Bien sûr, qu’est-ce que tu crois ? Ch’uis pas un médecin en solde, moi.
_ Très bien, je m’en occupe, fit la commandante avant de soulever délicatement la blessée avec une infinie douceur.
_ Mais qu’est-ce que tu fous, stupide greluche !?
_ C’est elle qui a le plus donnée aujourd’hui, expliqua Rachel. Donc elle doit assister à la conclusion.
_ C’est débile, elle est à peine consciente ! Se récria le nabot.
_ Donc elle l’est encore un peu, balaya la commandante.
_ Ou peut-être pas ! Insista Kalem.
_ Mais peut-être qu’elle entend quand même, se borna Rachel.
_ Mais on en sait rien !
_ Je m’en fiche.
_ Et depuis quand la pensée magique l’emporte sur l’avis du médecin ? Hé, tu m’écoutes ! Hé ! M’ignore pas, je sais que, toi, t’entends très bien ! Hé ! »

Sourde aux récriminations du nabot, Rachel rejoignit Elie qui s’impatientait de plus en plus, Kalem sur les talons. L’actrice s’aperçut de qui transportait la commandante, pris un instant pour réfléchir à l’impression que ça dégagerait, puis opina du chef pour marquer son assentiment.

Ensemble, le petit groupe représentait Luvneel, la Marine et les Pirates, et incluait les principaux protagonistes de cette bataille. Une Grande Alliance contre un ennemi commun. Un pour tous, tous pour un. Le refus d’oublier ou de pardonner le mal qui avait été fait aux leurs. On pouvait faire passer beaucoup de message par la seule présence de chacun. Et c’était tout à fait ce que voulait Elie : un écrin émotionnelle superbe et intense pour accompagner les arguments du capitaine Barbara.

Ensemble, ils se dirigèrent jusqu’à Taro. Ce dernier était en train de se relever, un genou encore à terre, son bras gauche inerte pendant inutilement le long du corps. La balle avait complètement bousillée son épaule gauche et son bras ne lui répondait plus. À ce stade, ce n’était plus une question de volonté mais tout simplement de physiologie : il resterait inutilisable tant qu’il n’aurait pas reçu des soins dignes de ce nom. L’Émissaire porta sa main valide à sa blessure. Rapidement, un mince filet de fumée s’échappa d’entre ses doigts tandis qu’une odeur doucereuse de viande cuite frappait les narines des Luvneelois.
Cautérisation.
Ce monstre était en train de cautériser sa plaie !!

Ce n’était pas un hasard si ce type avait survécu a des flammes si intenses qu’elles auraient fait fondre tout autre être vivant. Taro avait été béni par la réincarnation d’Amaterasu elle-même. La Déesse du Soleil. Depuis ce jour sacré, symbole de sa renaissance, les flammes n’étaient plus rien d’autres que ses vassaux.

Heureusement que le plan n’impliquait pas d’attendre qu’il se vide de son sang, songea Elie. À tout le moins, cette manœuvre ne lui rendrait pas son bras, c’était déjà ça de pris. Même s’il n’avait pas désarmé, son état devrait tout de même l’inciter à la parlotte plutôt qu’à la tapotte, non ?
Non ?

Le petit groupe s’arrêta à quelques pas de l’Émissaire, les deux camps se dévisageant pendant plusieurs longues secondes.

Le regard de Taro glissa sur chacun de ses adversaires. À la gauche du capitaine Barbara, il y avait la mouette, qui portait la Sorcière de Luvneel. En soi, la présence du toutou de la Marine n’inquiétait guère l’Émissaire : l’albinos était bien trop faible pour représenter la moindre menace. Ma sa présence n’était pas de bon augure : d’après les renseignements dont disposait le Nouveau Monde, Luvneel était censée être militairement indépendante du GM. La présence d’un officier de la Marine sur place n’était pas gênante en soi, tant que lui-même se contentait d’un passage éclair. Mais si les choses venaient à s’éterniser ? Des renforts étaient-ils déjà en route ? Jared l’Hérétique s’était forgé une solide réputation de Némésis au sein de la Flotte de Kiyori et Taro ne souhaitait pas prendre le risque de l’affronter s’il n’était pas lui-même au sommet de sa forme.
La Sorcière Luvneeloise non plus ne représentait pas un danger. Pas dans l’immédiat, tout du moins. Mais uniquement parce qu’il était Ottonawa Taro. Lui était insensible aux flammes, mais si ç’avait été quelqu’un d’autre… Si ç’avait été quelqu’un d’autre, Haylor l’aurait transformé en un petit tas de cendres, tout simplement. Son pouvoir n’était pas à prendre à la légère. Et surtout, il provenait de ses dials. Certes, il l’en avait dépouillée, mais n’importe qui ici pouvait les avoir repris à son compte.
À la droite du capitaine Barbara se tenait Sigurd Dogaku. Taro cilla en le reconnaissant. Ce type n’aurait jamais du se trouver ici : aux dernières nouvelles, il était détenu sur le « Lady Suzaku », gardé par ses meilleurs disciples. Et il connaissait bien ses hommes : tous donneraient leur vie sans hésiter pour l’accomplissement de sa tâche. Leur puissance de combat était tout sauf négligeable, même selon les standards du Nouveau Monde. Pourtant Sigurd était là. Ses hommes avaient donc été très certainement vaincus. Quelle puissance cachée aurait pu en venir ainsi à bout ?
Le Nain, le quatrième membre du groupe. C’était l’unique explication et la seule raison logique à sa présence ici. Ce nabot ne payait pas de mine, mais Taro savait depuis longtemps que l’habit ne faisait pas le moine. Ce type haut comme trois pommes était le seul à ne pas avoir été sur la grande-place depuis le début. C’était donc lui le nettoyeur, l’homme aussi fort que tous ses disciples réunis. Non, plus même, puisqu’il semblait n’avoir pas récolté la moindre égratignure dans l’affaire. Et Taro avait une idée bien précise de la valeur de ses hommes : il les avait formé lui-même.
Et enfin, au centre de ce groupe, cette diablesse de capitaine Barbara ; la si bien-nommée Reine Pagaille. Jusqu’à ce jour, Taro n’avait jamais entendu parler d’elle. Et il avait encore du mal à accepter le tour qu’elle avait fait prendre aux évènements. Il était incapable d’expliquer quelle attaque elle avait utilisé pour le faucher comme ça. D’accord, elle l’avait leurrer et il était bêtement tomber dans le piège. Mais cette attaque, nom de nom ?! Même selon les standards du Nouveau Monde, ce qu’elle venait de produire imposait le respect. Peu de personnes pouvaient se targuer de disposer d’un tel potentiel de destruction.

Le silence s’éternisa trop longtemps. Ce qui n’aurait du être qu’un préambule à la suite se transforma en duel de volonté entre l’Émissaire et la Reine. Un duel que premier qui parlerait perdrait. Mais la partie était bien trop inégale : d’un côté, une Elie qui savait très exactement ce qu’elle faisait et était déterminée à jouer son coup de bluff jusqu’au bout – hé, sa vie en dépendait – et de l’autre, un Taro déstabilisé, rongé par le doute et ne disposant que d’une connaissance très partielle – et hautement faussée – de la situation.

« Qui êtes-vous ? Finit par demander l’Émissaire d’une voix lente.
_ Vous le savez parfaitement, répliqua sèchement Elie, désireuse d’imposer son rythme dès le départ.
_ Je veux dire, qui êtes-vous réellement, insista Taro. Quelqu’un comme vous… ne devrait même pas exister. Pas ici, pas dans les Blues.
_ Retirez-donc un peu vos œillères, le rabroua la Reine. Le Nouveau Monde n’est pas si… génial, dirons-nous, parce qu’il produit des monstres à la chaîne. Le Nouveau Monde est génial parce que les monstres du monde entier s’y rassemblent, alléchés par le One Piece ou le prestige des quatre Empereurs. Mais alors, posez-vous donc cette simple question : pour quelle raison un monstre ne portant d’intérêt ni au One Piece ni aux Empereurs quitterait-il sa Blue pour rejoindre le Nouveau Monde ? »

Taro s’humecta les lèvres. Il voyait où le capitaine Barbara voulait en venir et il n’aimait pas ça du tout.

« Réponse ! Claqua la voix pleine d’autorité d’Elie.
_ Les monstres sont partout, énonça à contrecœur l’Émissaire.
_ Et la lumière fut. » Railla le capitaine Barbara.

L’Émissaire songea amèrement que le clergé s’était bien planté, sur ce coup-là. Grâce aux connexions mafieuses de l’Impératrice, l’empire d’Amaterasu Réincarnée s’enorgueillissait de disposer du meilleur réseau de renseignements des Blues parmi les quatre Empereurs. S’enorgueillissait était bel et bien le mot : ils avaient littéralement péché par orgueil, pensant tout connaître des Blues et les méprisant pour leur faiblesse avérée. Sans envisager une seule seconde que sous l’eau qui dort se tapissait en réalité de redoutables monstres qui n’appréciaient guère qu’on envahisse leur territoire.
Partant de là, sa mission était voué à l’échec depuis le début. Personne ne s’était attendu – n’avait même seulement envisagé – qu’il puisse rencontrer une résistance digne de ce nom. Une frappe éclaire pour ne pas laisser le temps à la Marine d’intervenir et le tour était joué. Sa petite expédition ne disposait absolument pas de la puissance de feu nécessaire pour une bataille rangée à la hauteur du Nouveau Monde.
Cette mission était en train de tourner au fiasco. Mais il était le responsable de l’opération. Avait-il encore moyen de limiter la casse ?

« Pourquoi n’en finissez-vous pas ? » Voulut savoir Taro.

Elie s’avança de quelques pas pour se planter à moins d’une dizaine de centimètres de l’Émissaire. Ce dernier réprima une brusque envie de reculer de quelques pas alors que la Capitaine Pirate pénétrait ainsi son espace vitale. En cet instant, il représentait l’Impératrice et ne pouvait se permettre de laisser poindre le moindre signe de faiblesse. Mais soit cette fille était folle, soit elle était encore plus monstrueuse qu’il ne l’avait imaginé jusqu’ici : à cette distance, il était certain de pouvoir la broyer en un éclair, d’un seul geste. Pour qu’elle pénètre cette zone de danger avec une telle aisance, il fallait qu’elle possède une assurance totale dans ses capacités à l’abattre avant qu’il ne puisse bouger. Il ne se douta pas une seule seconde que la réalité était nettement plus prosaïque : Elie avait vu l’Émissaire moucher Rachel à plus de trente mètres de distance et se considérait donc en pleine zone de danger depuis le début de la conversation. À ce stade, plus près ou plus loin, ça ne changeait fondamentalement rien à sa situation à elle.

_ La violence ne constitue qu’un moyen et non une fin en soi, répliqua la Reine. Maintenant que chacun a clairement conscience de sa place dans l’ordre naturel des choses, nous allons enfin pouvoir discuter. »

Pour Elie, cette affirmation n’était qu’une simple pirouette rhétorique. Ce qu’elle cherchait avant tout, c’était à faire entrer dans le crâne de l’autre brute que la tatane était fini et qu’on allait maintenant tous s’asseoir pour discuter comme des gens civilisés. Notamment parce que si la tatane devait reprendre, elle ne donnait pas chère de leur peau à eux.
Mais pour Taro, ces mots étaient bien plus que cela. Ils étaient en train de résonner au plus profond de son être. Car si Kiyori se distinguait des trois autres Empereurs, c’était justement par sa façon d’appréhender et de manier la violence : elle leur avait appris, à lui et tous ses suivants, que la violence n’était qu’une introduction malheureuse et nécessaire au discours.
L’Émissaire ne le reconnaîtrait probablement jamais publiquement, mais les mots que la Reine Pagaille venait d’énoncer, l’Impératrice aurait tout à fait pu les prononcer elle-même.

« Et de quoi comptez-vous discuter ? »

Visage de marbre. Il n’y eut aucun signe extérieur du sentiment de triomphe et de soulagement qu’Elie venait d’éprouver à l’instant. Mais elle venait de marquer un point et pas des moindres : la grosse brute venait d’envisager la discussion. Elle tenait le bon bout.

Avec une lenteur délibérée, la jeune femme commença à contourner l’Émissaire. Simple façon d’occuper l’espace et se mettre en valeur pour elle. Désagréable impression d’un requin faisant des cercles autour de sa proie pour Taro.

« N’auriez-vous donc pas remarqué que nous avons Sigurd ? Demanda nonchalamment la Reine.
_ Je ne vous pardonnerai pas la mort de mes hommes ! Gronda Taro en tournant la tête pour foudroyer Elie du regard.
_ Ne soyez pas stupide, vos hommes vont très bien ! Le rabroua derechef le capitaine Barbara. Nous leur avons repris votre prisonnier à leur nez et à leur barbe, sans même qu’ils ne s’en rendent compte. Ils doivent encore penser que Sigurd se trouve à bord, les sots. »

Le regard de Taro se braqua immédiatement sur le nabot. Un genre de fruit passe-muraille, peut-être ? L’intéressé ne semblait pas du tout concerné par les évènements, grommelant visiblement des trucs dans sa barbe tout en jetant des regards peu amènes au blondinet casse-couille qui avait pourrit la journée de tout le monde par sa seule existence.

« Vous savez, Taro… »

L’Émissaire tressaillit alors que la voix d’Elie retentissait dans son dos. Même s’ils ne faisaient que discuter, il n’aimait pas du tout la savoir derrière lui, hors de son champs de vision. Parce que la dernière fois qu’il l’avait perdu de vue, il l’avait payé au prix fort.

« … j’ai toujours eu un sentiment étrange quant à toute cette affaire. Pourquoi cet ultimatum à Vertbrume ? Après tout, vous pouviez vous y imposer immédiatement en force. Et puis, vous voilà, ici à Luvneel, kidnappant notre Sigurd national, brutalisant Haylor – et ne commettez surtout pas l’erreur de croire que cela restera sans conséquence – et tentant de mettre à genoux le royaume. C’est illogique, ça ne colle pas. »

Au grand soulagement de Taro, Elie réapparut sur sa droite, terminant tranquillement son petit tour comme s’il s’agissait d’une simple promenade.

« Savez-vous quelles sont les deux conditions nécessaires et préalables à réunir pour une négociation ? Lui demanda subitement la Reine.
_ … »

Cette façon de sauter du coq à l’âne décontenançait l’Émissaire. Pris à contre-pied, il n’était pas sûr de la réponse attendue. Mais une pensée bien précise était en train d’imprimer dans son esprit. Le capitaine Barbara avait l’intention de négocier ! Tout n’était pas perdu pour lui, il pouvait peut-être sauvez les meubles dans cet improbable fiasco.

« Il faut que les deux parties possèdent quelque chose qui intéresse l’autre et qu’aucun ne soit suffisamment fort pour pouvoir l’obtenir par la menace ou la violence. » Explicita Elie.

La jeune femme avait fini son petit cercle autour de Taro et revint se positionner à sa place initiale, ses compagnons derrière elle.

« Vous êtes venu pour piloter en sous-main le royaume de Luvneel concernant Vertbrume et embarquer de force Sigurd et Haylor dans votre affaire. Las, nous vous avons tenu en échec. Sigurd et Haylor sont toujours avec nous et Luvneel n’a pas courbé l’échine devant vous. Vous n’obtiendrez pas ce que vous voulez par la force, il ne vous reste donc plus qu’à rentrer piteusement chez vous la queue entre les jambes ou à venir vous asseoir à la table des négociations. Êtes-vous plénipotentiaire ?
_ Pléniquoi ? Kézessé ?
_ ça veut dire que le monsieur dispose des pleins pouvoirs pour mener les négociations, bande de nuls…
_ Ooooh…
_ Je suis effectivement légitime à parler au nom de l’Impératrice, acquiesça Taro. Dans une certaine limite, tout du moins, comme vous pouvez vous en douter.
_ Très bien. Les négociations se tiendront dans le Manoir de Dogaku, dans deux jours. Veuillez fourbir d’autres arguments que les menaces, car ces dernières ne vous mèneront nulle part ici. Votre navire est autorisée à rester à quai jusqu’à cette date mais plus aucun trouble à l’ordre public ne sera désormais toléré.
_ Dis, t’es au courant que toi, t’es pas plénipénitenciaire ? Arrête de décider toute seule.
_ Ça sera tout, vous pouvez disposer. » Conclut royalement la Reine Pagaille.
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Il s’était mis à pleuvoir à torrents peu après que les négociations musclées avec l’ambassadeur de l’impératrice furent menées à bien. Ça avait mis tout Luvneel en émoi. Un signe des dieux qui envoyaient leurs présages funestes. Manquerait plus que des corbeaux ou des vautours volant en cercles concentriques à basse altitude et le sinistre se serait définitivement abattu sur les lieux. L’histoire ne dira pas que ces volatiles – peu importe d’ailleurs qu’ils fussent des corvidés ou des rapaces – avaient suggéré l’idée de venir apporter leur présence à la fête, mais la pluie avait eu raison d’eux et les téméraires étaient vite retournés d’où ils étaient venus pour s’essorer les plumes.

Dans le port, les navires, prêts à partir direction le Nouveau Monde, voyaient leurs espoirs séchés par la tempête et le moral de l’expédition était dans les chaussettes, elles-mêmes en train de pendre à un fil à linge bien trop encombré de vêtements détrempés. Toute la flotte était détrempée et l’enthousiasme qui naguère avait porté ces hommes et ces femmes, héritiers de Montblanc Norland, allait à vau l’eau. Ironie du sort, la statue de l’aventurier – dont la tête était désormais séparée du reste du corps suite aux récents affrontements – paraissait déverser des litres de larmes sous cette pluie diluvienne. Le héros, ainsi défait, semblait symboliquement montrer que l’ère des conquêtes de Luvneel était définitivement close, que cette dernière opération n’avait été qu’un coup d’épée dans l’eau.

Côté manoir Dogaku, où toute la tension s’était conglomérée, Chloé lâchait les grandes eaux, faisant déborder le vase et provoquant une explosion de traits d’humeur, de chamailleries, de piques acérées envoyées les uns aux autres et qui faisait qu’au bout des deux jours de discussions pour savoir ce qu’il était bon de faire ou pas, rien n’avait encore avancé. On pataugeait.

« Pourrait-on s’accorder sur une ligne de conduite avant que le gentil toutou d’une impératrice pirate ne revienne sur sa décision de considérer que nous avons suffisamment d’arguments à lui opposer pour qu’il ne nous pulvérise pas tout de suite ? Intervint Elie dans une conversation qui s’éternisait en pirouettes »

Elle s’était rapprochée de sa fille et la serrait désormais dans ses bras. L’angoisse de la comédienne montait à mesure que celle de son enfant prenait de l’importance. Elle savait très exactement pourquoi ces sanglots venaient perturber la petite. Elle revivait les scènes traumatiques de Manshon. Le danger était très présent et il fallait à tout prix qu’on quitte cette ambiance mortifère pour ne pas perturber encore plus la stabilité fraîchement retrouvée de son petit amour. Elie commençait sérieusement à s’en vouloir d’avoir remis le doigt dans un engrenage de périls et d’intrigues.

« Je suppose que la ligne de conduite sera prise en fonction de ce qui convient le mieux à la capitaine Barbara ? Fit Sigurd narquois. Parce que pour le moment, on n’a pas trop le choix que de placer nos négociations derrière la figure sympathique et admirable de la reine Pagaille.
-Si tu ne voulais pas, mon cher Sigurd, que je sauve tes miches et celles d’Haylor, je pouvais très bien vous laisser crever.
-C’est moi ou elle prend le rôle du sauveur in-extremis alors que c’est ma balle qui a arrêté le massacre?
-Là où je rejoins monsieur Dogaku, les interrompit la commandante Syracuse, c’est qu’en ayant pris cette position de leader, vous placez cette opération sous pavillon pirate, ça risque de ne pas plaire à mes supérieurs.
-Pas plus qu’aux autorités Luvneeloises, fit remarquer Valmorine.
-D’une manière générale, la population ne le verra pas forcément sous un bon œil, soutint Capslock.
-Puisque vous semblez tous penser que j’ai pris de mauvaises décisions en intervenant auprès du sire Otanawa, je vous laisse, j’ai une fille qui ne demande qu’un câlin de sa mère, débrouillez-vous sans moi.
-Jackpot, elle a enfin compris que c’était une erreur de s’embarquer dans cette merdouille, je vais pouvoir laisser cette bande d’abrutis du mézozoïde inférieur planifier leurs attentats-suicides sans mettre ma pomme en péril. Le premier qui la convainc de partir de nouveau, je lui injecte une dose de calmants à tabasser un cheval...
-Impossible, nous ne pouvons nous passer de vous, trop risqué, répondit Rachel. Et puis, j’ai des ordres moi, faut que l’expédition se déroule au mieux, ça vient de là-haut...
-Y a quelqu’un à l’étage?
-Façon de parler, je voulais dire, ma hiérarchie. On a eu une petite discussion suite à tout ça et disons que je pensais que l’on ferait machine arrière vu l’ampleur des dégâts occasionnés par un seul type, mais visiblement on m’a certifié qu’il était indispensable que cette opération ait lieu. J’ai cherché à savoir pourquoi, mais sans plus de précisions. En plus, je… Eh, mais vous m’écoutez ?
-Qui ça, moi ? Non, j’étais en train de compter qui était là pour savoir lequel d’entre nous était monté.
-…
-Elie, dit posément Haylor depuis un fauteuil, la commandante a raison, sans toi, difficile de négocier avec l’ennemi désormais. On n’aurait l’air de quoi sans interlocuteur principal ?
-Vous ne pouvez décidément pas vous passer de moi…
-Tous autant que vous êtes, je vous déteste, grommela le nain.
-Bon, je veux bien rester, mais par pitié qu’on arrête les disputes et qu’on trouve un terrain d’entente. De quels arguments je dispose pour négocier avec ce type ? Qu’est-ce qu’on veut ? Qu’est-ce qu’on a à offrir ? Si ça ne tenait qu’à moi je mettrais à mort la pression sur…
-Quelque-chose me dit qu’on va devoir improviser un brin, l’interrompit Sigurd dont le regard était fixé sur l’extérieur. On a de la visite. »

Aussitôt, l’excitation s’empara de l’assemblée. Il était là. Et en parfaite équipe dont le point fort était la négociation, la mise en place de stratégie de fond et le blabla en général, ils n’avaient rien. Pas la moindre petite ligne de conduite à adopter. Aucun des protagonistes n’étant d’accord sur comment gérer l’affaire à la base, il semblait compromis d’arriver à quelque-chose de façon aussi impromptue. Il y aurait des désaccords. Chacun avant bien entendu réfléchi à la façon de gérer les choses à sa manière, mais tout le monde avait un avis différent sur la question. Il allait forcément se passer quelque irréparable erreur, un mot de travers, une contradiction ou pire. La comédienne se décida à mettre en place une stratégie de dernière minute.

« BON. Je crois que j’ai trouvé la solution.
-Hum ?
-Quoi ? Alors qu’on patine depuis deux jours ?
-Bien sûr, et ça va encore aller à votre avantage…

-Sigurd, allez chercher votre mère.
-Que… ? Pardon ?
-C’était donc la Maman qui était là-haut… Bravo Commandante.
-Je suis très sérieuse. Les autres, trouvez tous une activité purement débile dont vous avez l’habitude. Jouer aux cartes, disserter sur le monde, je ne sais pas moi, faites comme si la personne que nous recevons n’était rien de plus qu’un invité lambda du manoir, que l’on embarquerait dans l’univers loufoque de monsieur Dogaku.
-Pardon Elie, excuse-moi de t’interrompre, exprima Haylor visiblement décontenancée, mais je ne suis pas sûre de bien comprendre l’objectif. On s’apprête à négocier avec un lieutenant d’une des quatre plus grosses monstruosités du monde connu, tu en est consciente ?
-Bien sûr. Et comment paraître plus dangereux qu’en semblant totalement insouciant au danger présent ? Commandante Syracuse, y aurait moyen de faire rabouler fissa votre fanfare ? J’aime que les négociations se passent en musique.
-Non mais vous vous croyez où ? Tempêta Valmorine, visiblement dépassée par la tournure des événements.
-Sur une scène de théâtre ma chère. Et j’estime être la plus compétente de nous tous pour créer l’illusion. »

***

La scène qui avait suivi avait semblé tellement incongrue à l’ambassadeur de l’impératrice qu’il n’avait pas eu d’autre choix que d’y croire pleinement. Il s’était attendu à être accueilli avec une froideur de rigueur, mais l’ambiance semblait au contraire tellement décontractée qu’il avait lui même quitté son habit d’émissaire religieux pour enfiler aussitôt le rôle du chouette compagnon de table avec qui on négocie doucement, entre deux bêtises, un traité de non agression entre deux partis dont les objectifs pourraient concorder.

Pour retracer le fil des opérations de la soirée, on l’avait d’abord forcé à raconter une histoire à la petite Chloé, celle-ci ne souhaitant pas aller se coucher sans avoir entendu au moins quelques faits extraordinaires de cet arrivé du nouveau monde. Il avait cru à une blague. Mais le regard de la Capitaine Barbara avait été tout sauf rieur ; il raconterait son histoire. Sans entrer dans des détails morbides, cela allait de soi. La voix du visiteur avait captivé aussi bien la jeune enfant que le reste du public qui avait interrompu toute activité pour écouter avec attention et ne pas perdre une miette du récit. Un fracas d’applaudissements avait retenti au moment où il avait prononcé ses derniers mots, rajoutant une emphase et un petit côté dramatique à cette anecdote de la vie de Lieutenant d’Impératrice Pirate.

Il avait alors fallu revenir à quelque chose de plus sérieux. Les négociations ne pouvaient être repoussées à plus loin sans que cela risque de porter préjudices à l’expédition Luvneeloise.

« Merci pour ce beau petit moment, cher Taro, je peux vous appeler Taro, ça ne vous dérange pas?, commença Elie qui revenait de l’étage après être partie coucher sa fille. Nous serions ravis d’entendre d’autres de vos aventures, mais il me semble que nous avons d’abord quelques questions d’importance à régler.
-C’est moi ou elle vient de lui mettre sur le dos le report des négociations ? Demanda Valmorine
- Rien ne m’étonne de la part d’une femme capable de m’ôter la majuscule de la bouche… Commenta CAPSLOCK
-Effectivement, il est plus que temps de jouer cartes sur table.
-Je distribue ! Réagit Maman-Sigurd aux mots-clés « jouer » et « cartes » tout en déballant un paquet de sa poche.
-Naaaan, elle plaisante, fit son fils.
-De quoi je plaisante ?
-C’est pas le moment, Maman...

-Quelqu’un d’autre souhaite faire une plaisanterie aussi drôle ? Fit Elie, cassante.
-Je pourrais en sortir quelques unes, grommela Kalem, mais elles risqueraient de ne faire rire que moi, et encore, je suis pas bon public.
-Sigurd ? Aurais tu l’amabilité de nous mener à un endroit où s’asseoir tous ensemble pour débattre de nos petites affaires ?
-Boaaah, on doit bien tenir dans le Grand Salon. Ça permettra de résoudre l’affaire du docteur Lenoir au passage… »

On passa donc du petit au grand salon en suivant l’hôte en une procession menée par Elie et Taro, la comédienne s’étant imposée, sans que quiconque ait vraiment son mot à dire, comme l’interlocutrice principale de l’émissaire pirate. Suivaient Rachel, Valmorine, Capslock, Haylor qui par fierté s’efforçait de ne pas laisser paraître les stigmates des récents affrontements, puis venaient Kalem, Yaombé, Bruno, jetant un œil attentif à sa Capitaine et enfin Jürgen Krieger et Edwin Marlow qui fermaient la marche. Seule Maman-Sigurd était restée dans la pièce précédente, commençant sans tarder une réussite à laquelle elle ne tricha pas trop. Une fois que tout le monde fut bien installé, on fit apporter des boissons pour chacun et le silence se fit.

« Je vous écoute, entama la comédienne sans autre forme de procès.
-Que… Pardon ? Bredouilla Taro, ne s’attendant guère à cette entrée en matière.
-Eh bien, vous êtes venu de très loin pour négocier avec nous, j’estime légitime que vous vous exprimiez le premier.
-Elle n’y va pas un peu fort là?
-C’est justement ce que j’étais en train de me dire...
-Négocier ?
-Disons que vos manœuvres d’intimidation n’ont pas marché, mais vous êtes quand même venu. Donc je répète, je vous écoute.
-Ce qu’elle veut dire, c’est que tant qu’on ne sait pas quelles sont les attentes de l’impératrice au sujet de Vertbrume et de tout le bazar que vous avez provoqué là-bas, on ne peut pas vraiment faire de propositions, expliqua Sigurd.
-La position de Luvneel est plutôt claire je crois, appuya Haylor. L’expédition a un intérêt politique de premier plan.
-Et nous souhaitons bien évidemment tout faire pour protéger les populations, ajouta Rachel.
-Mais avouez quand même que votre position n’est pas claire, on a étudié la géopolitique du Nouveau Monde et Vertbrume n’a pas vraiment d’intérêt stratégique pour l’impératrice.
-Militairement ça n’a aucun sens, déclara CAPSLOCK.
-Et économiquement, ça fait pas bézef non plus, pas l’impression que la terre soit d’une richesse si grande vu le peu d’intérêt que lui portent les différents acteurs des alentours, ajouta Sigurd. Bref, qu’est-ce que vous voulez ? »

Bizarrement, alors qu’il s’attendait à mener les débats, Taro Onogawa n’en menait pas large dans cette discussion. L’avantage était pour l’autre camp quand le sien aurait dû, de par son implantation sur le Nouveau Monde et par la force de frappe des différentes flottes de l’impératrice, être beaucoup plus menaçant. Mais non, il n’arrivait pas à en placer une, cela alors même que ses interlocuteurs ne cessaient de lui donner la parole avant de la reprendre. Ils exposaient petit à petit leurs propres attentes sur la situation, tout en faisant habilement croire qu’on attendait d’abord les siennes. Et tout cela était fait avec un tel naturel qu’il était clairement en train de se laisser embobiner.

« Eh bien, l’impératrice Kiyori désirerait…
-Il va le dire...
-Tou crois?
-Taisez-vous!
-Y a anguille sous roche...
-Je tiens à préciser que je suis un homme Thon...
-Cé qui fé dé vous oune proie toute natourelle...
-Ce sont des menaces?
-Messieurs, pas d’enfantillages, il allait dire quelque chose...
-C’est généralement le moment où quelqu’un fait tout foirer...
-Je crois me souvenir que quand quelqu’un regarde avec une telle haine, il faut écouter ou mourir...
-Il né nous régarde pas avec héne...
-Pas lui… Elle!
-…
-…
-…
-Capitaine Gros-Thon, capitaine Mélodius, capitaine Garcia, monsieur Ravioli que faites vous ici ? Vous étiez censés monter la garde dehors… Encore heureux que le Capitaine Fiers Petons n’ait pas souhaité faire comme vous.
-C’est à dire que…
-Pour tout vous avouer…
-Yé n’y souis pour rien dans cétte affére, mais par contre yé peut vous fér oune très beau chambranle en méringué pour remplacer céloui dé votre porte Seignor Dogaku. Il faudrait pét-être seulement d’abord rétirer lé capitaine Fier-Pétons qui né semble pas très à son ése.
-COMMENT ?
-Monsieur CAPSLOCK, qu’est-ce que nous avions dit à propos des majuscules ? Sécha Elie.
-Mais ce n’est pas moi...
-Désolée, j’ai tellement l’habitude...
-Capitaine Barbara, il serait de bon ton que vos hommes sachent se tenir… Fit narquoisement Sigurd, usant de formulations volontairement ampoulées pour singer les manières de l’actrice.
-Excusez-nous monsieur Otanawa, s’empressa alors de dire Valmorine à l’attention de l’émissaire pour arrondir les angles, ces personnes n’ont visiblement pas reçu une très bonne éducation…
-Du coup, qu’est-ce qu’on fait avec le capitaine ? Demanda Ravioli. Parce qu’il est quand même un peu coincé m’voyez ?
-Je vais répéter ma question, fit Elie dont la colère commençait à déborder, qu’est-ce que vous faites à l’intérieur sachant qu’on vous a demandé de monter la garde ?
-La menace principale étant passée de l’extérieur à l’intérieur, nous avons débattu et nous sommes dit qu’il serait de bon ton de monter la garde dedans. Une façon de veiller au plus près de ceux que nous aimons, déclara le capitaine Mélodius non sans regarder en direction de Valmorine.
-Pouis on commencé à sacrément étre trempés sous cétte tempéte...
-Moi ça ne me dérangeait pas la pluie...
-Quand y entends ça yé envie dé couisiner dou poisson...
-Et puis, nous avons vu la Marine faire irruption dans le manoir avec tout leur attirail de guerre, alors on s’est dit qu’on allait les suivre…
-La Marine ? Commandant Syracuse, vous pourriez nous expliquer ?
-À moins que l’Amiral Jared n’ait envoyé des hommes sans m’en informer…
-Ca serait une très mauvaise chose en l’état actuel des choses…
-Maaiiiis non, roooh, vous vous souvenez pas ? On a demandé à la fanfare de venir s’occuper de l’animation sonore.
-Je ne comprends pas pourquoi s’infliger un tel supplice…
-Bon, sortez ! Conclut Elie. Nous réglerons cela plus tard.
-Mais le capitaine Bébert?
-SORTEZ !
-Alors, voilà, faites ce que je dis, pas ce que je fais… Grommela CAPSLOCK. »

La situation avait légèrement dégénéré. L’émissaire de l’impératrice, au milieu de tout ce bazar s’était un peu ressaisi et sentait que les choses tournaient un peu plus en sa faveur. La crédibilité acquise par les positions très offensives de la capitaine Barbara avait été quasi complètement sapée par l’intervention de ses sous-fifres et alors que le calme revenait sur la pièce maintenant qu’ils s’étaient éclipsés, Taro décida de prendre sa chance et d’assommer l’assistance.

« Puisque je vois que votre attention est à son optimum, je vais me permettre d’exposer la situation au nom de la déesse-enfant Kiyori, impératrice des mers et incarnation de la sagesse et de la puissance en ce monde. Vous avez décidé de mener une expédition depuis votre petite mer bleue, afin de venir au secours de vos lointains cousins dans un monde dont vous ignorez quasiment tout, avec une force que nous avions certes négligée mais qui ne semble tout de même pas pouvoir renverser l’équilibre du monde et selon des postulats qui paraissent bien incertains. L’issue de votre aventure, en l’état, est forcément l’échec. Un échec cuisant et douloureux pour vous. Vous avez été capables de vous opposer à moi et c’est une des raisons pour lesquelles je suis venu négocier avec vous. Après discussion par l’intermédiaire d’un escargot divin de son altesse, avec la déesse elle-même, nous en sommes venus à la conclusion qu’il y avait des avantages à laisser venir votre petit corps expéditionnaire jusqu’à nous. Vous allez vous porter au secours de vos cousins Vertbrumois afin de nous faciliter l’accès à certaines ressources que nous y sommes venus chercher. En contrepartie de quoi nous laisserons s’établir votre colonie sur ces terres. La menace que nous représentons à l’égard de cette île ne sera plus qu’un leurre pour vous laisser entrer. Si tout se passe bien jusque là, nous pourrons négocier plus avant les modalités d’échanges entre nos deux partis.
-Je ne comprends pas ce que nous avons à y gagner là, dans votre bazar… Autant abandonner l’expédition et aller donner la charité ailleurs, commenta Sigurd.
-La survie de vos lointains cousins, sans quoi nous nous verrons forcés de venir chercher ces dites ressources par nous-mêmes, et étant donné les premières réponses peu réceptives de ceux-ci, il risque d’y avoir des morts…
-Okay, c’est bon, on bouge pas, on va pas risquer nos culs pour sauver les miches de clampins qui sont liés par l’oncle d’un cousin du demi-frère d’une tante au quatrième degré par la mère de son trisaïeul à ces blaireaux de Luvneelois de mes miches dont quatre-vingts pourcents de l’assemblée ici présente ne sont même pas issus...
-Kalem, tais-toi… C’est pas le moment
-Très bien, nous acceptons votre proposition, intervint Valmorine.
-Vous me rappelez qui vous êtes dans tout ce petit monde ?
-Baronne Valmorine de Tintoret, représentante du Royaume de Luvneel et responsable de cette expédition.
-Je croyais que c’était plutôt Madame qui…
-Qui suis protectrice de ce voyage, oui, c’est bien moi, clama Elie.
-Mais vous n’en êtes pas la dirigeante ?
-Notre confrérie fonctionne par tout un réseau d’alliances. Notre implication dans cette affaire a été demandée par le Royaume de Luvneel à la suite de services rendus et qui continuent de l’être. Cette chère Baronne a donc toute autorité morale sur la décision finale. Il va de soi qu’elle respecterait un désaccord de notre part étant donné qu’elle souhaite que l’intégralité des ressources humaines qui lui ont été promises soient totalement acquises. J’imagine que le point de vue de la commandante Syracuse est le même que le mien sur ce point.
-Nous respecterons les décisions prises par l’assemblée, dans la mesure où elles concordent avec nos objectifs de paix et de protection des individus.
-Je ne comprends plus rien...
-Moi non plus...
-Du coup, ils veulent quand même y aller malgré la grosse évidence qu’on est en train de se faire enfler comme des bleus ?
-Je crois bien...
-Très bien, puisque nous sommes raccords, je vais de ce pas vous laisser pour rejoindre mon bord et repartir pour le Nouveau Monde. J’attendrai votre arrivée.
-Une seconde.
-Oui capitaine Barbara ?
-Ne faites pas l’erreur de nous sous-estimer une fois de plus. Ça pourrait vous coûter plus cher que ce que vous ne pensez. »

Elle laissa son interlocuteur sur ces paroles, se retournant sans lui laisser le temps de répondre, la menace assenée comme un coup de marteau. Le malaise qui s’était installé dans la salle s’était figé et l’ambassadeur préféra ne pas épiloguer sur ces dernières paroles qui mine de rien, avaient fait germer la graine du doute dans son cerveau.

***

La colère d’Elie était comme l’orage, elle s’abattait avec fracas, violence et semblait appuyée par la lourde pluie qui tombait toujours à verse au dehors. Aucun des capitaines pirates qu’elle avait réunis pour leur passer le savon de leur vie ne mouftait. Savaient-ils qu’ils venaient de dynamiter tout le jeu de pouvoir qui s’était créé entre Taro et elle ? Savaient-ils que cela les mettait dans une situation de soumission vraiment très peu enviable ? Savaient-ils enfin qu’elle allait devoir rendre des comptes à tous les autres membres décisionnaires de cette expédition car elle était responsable de leurs agissements ? Elle ne savait pas ce qui la retenait de tous leur faire exploser la cervelle d’un monstrueux mouvement du poignet. Peut-être sa remarquable incapacité à exécuter ce genre de prodige, mais ça, ils ne le savaient pas. Ce qu’ils savaient, c’est qu’ils se sentaient tous moins que rien. De vulgaires mioches attrapés à faire la bêtise du siècle. Défroqués les pirates.

« Maintenant partez, j’ai à parler avec les autres. Je ne veut plus entendre parler de vous, sauf si je vous sonne. Au doigt et à l’œil vous devrez m’obéir ! »

La comédienne sortit de leur champ de vision. Elle s’apprêtait à subir le regard accusateur de tous les autres. Elle voyait déjà le regard moqueur de Sigurd, celui agacé de Valmorine, plein de pitié de Rachel et d’autres encore, qui seraient tous plus terribles les uns que les autres. Elle avait joué et elle avait perdu. Elle n’avait pas laissé beaucoup de marge de manœuvres à ceux qui négociaient avec autre chose que du bluff. Elle s’était isolée. Elle…

« Ah, la voilà, fit Haylor alors qu’Elie franchissait le seuil de la porte.
-Je suis désolée, vraiment, j’aurais dû, je…
-Ne soyez pas désolée, lui sourit Evangeline, la situation n’est pas si désastreuse que ça. Il n’a fait aucune proposition qui soit à notre complet désavantage. Nous avons encore tout le loisir de poser nos conditions.
-Oui, appuya Rachel. Je pense que vous avez fait suffisamment bon effet pour qu’il n’ait pas osé trop en demander lors de son ultimatum. En soi, il n’a fait qu’exiger ce que nous espérions ; un pacte de non-agression en échange de quelques arrangements. Et puis, nous partions sur des attendus très faibles, cette petite erreur n’aura finalement pas coûté grand-chose.
-Vous dites ça pour me rassurer. J’ai été minable, j’ai quitté le personnage à trois reprises, j’ai perdu le fil de mes pensées plusieurs fois, je crois que je n’étais pas assez ouverte pour réagir à l’imprévu.
-Vous inquiétez pas… Elle fait sa crise d’actrice ratée. A priori, la seule solution, c’est de lui vomir des compliments en cascade jusqu’à ce qu’elle se calme. À gerber.
-La seule chose peut-être, soutint Sigurd, c’est… »

Tous les regards sauf celui d’Elie se tournèrent dans sa direction pour le fusiller sur place. Il n’avait pas intérêt à émettre la moindre critique. Pas à ce moment-là. Pas alors qu’elle avait fait tant d’efforts pour proposer un tel jeu devant un tel monstre.

« …qu’il faudrait peut-être se concerter à l’avenir?
-BON, MES AMIS, SI VOUS N’EN VOYEZ PAS L’INCONVÉNIENT, JE VAIS ME COUCHER, SI NOUS VOULONS PARTIR AU PLUS VITE, IL CONVIENT D’ÊTRE EN FORME !
-Qu’est-ce qu’il lui arrive, pourquoi il hurle ?
-C’est parce qu’elle est dans cet état là, ça le déstresse, alors il s’oublie un peu.
-Vous inquiétez pas, ça ne va pas durer...

-ALORS BONNE NUIT À…
-Monsieur Capslock… Menaça Elie.
-JE… Je… Pardon.
-C’est mieux. Bonne nuit à vous.
-Je crois que nous ferions mieux de l’imiter. Le départ pourrait être annoncé pour quand ?
-Je pense qu’une semaine suffira à nous remettre sur pieds et à être prêts à partir.
-C’est entendu. »
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« Mon commandant, ça y est, ça y est, on en tient un !! »

Dans le salon-séjour-salle de jeux pour invités du Manoir Dogaku, tout le monde s’interrompit pour jeter un regard surpris au sergent-chef Jürgen Krieger qui venait de débouler comme un fou, le sourire satisfait, rayonnant de la joie simple du travail bien fait. Sur ses talons venaient deux Marines encadrant un type solidement menotté et vêtu d’un genre de pyjama noir, d’un masque et d’une cagoule. Ou plutôt, d’une typesse, au vue de sa morphologie générale.

Tous les regards se braquèrent ensuite illico sur la supérieure hiérarchique du Nordique, en attente du fin mot de cette histoire.

« Très bien, sergent Krieger, bon travail, le félicita automatiquement Rachel.
_ Vous pourriez nous expliquer ? Demanda Valmorine.
_ Nous avions remarqué que des individus particulièrement louches rôdaient régulièrement auprès de la propriété du capitaine Dogaku malgré le cordon de surveillance que nous avions mis en place.
_ Un cordon de surveillance ? Tiqua Sigurd.
_ Bien sûr : après votre kidnapping, il était primordial d’assurer une sécurité renforcée, signala l’imposante albinos.
_ Mmmh, ça explique pourquoi je ne trouve plus d’agent du CP dans mes armoires, dernièrement… Je commençais à m’inquiéter pour eux.
_ Malgré cela, nous avons noté la présence d’individus menant une surveillance assidue de votre demeure. Cependant, ils étaient trop agiles pour qu’on parvienne à les capturer. Tout du moins, jusqu’à ce que nous recevions l’aide de mademoiselle Jorgensen.
_ Quelle aide ? S’étonna l’intéressée.
_ Les corsaires que vous avez déployé dehors, précisa Rachel.
_ Oups… Je les avais complètement oublié, ceux-là…
_ Cela nous a permis d’alléger notre dispositif et de nous concentrer sur ces individus trop discrets pour être honnêtes, conclut la commandante.
_ MAIS V… Hum-hum ! Mais vous avez le droit de faire ça ? S’enquit CAPSLOCK. Car au cas où vous l’auriez oublié, la Marine n’a pas d’autorité sur Luvneel.
_ Les habitants de Luvneel sont des citoyens du Gouvernement Mondial, à ce titre, nous sommes habilités à intervenir pour assurer leur protection, rétorqua Rachel. On est la Marine, on ne laisse pas tomber les gens pour des arguties juridiques !
_ En fait, les questions de souveraineté nationale sont carrément à l’opposée des arguties juridiques, hein…
_ Et qu’est-ce que vous allez faire, maintenant que vous en avez attrapé un ? Demanda Sigurd. C’est comme ces chiens qui poursuivent les carrosses, ch’uis curieux de voir ce qui arrive quand ça marche.
_ Hé bien, ça dépend, fit la commandante. Est-ce que notre nouvelle invitée est disposée à communiquer ?
_ Oui, mon commandant ! Répondit fièrement Jürgen. Même qu’elle répète tout le temps "je vous dirai rien, même sous la torture, raclure !".
_ Ce n’est pas tout à fait ce que j’espérai quand vous m’avez répondu oui… Alors on va la livrer aux autorités compétentes, soupira Rachel.
_ Attendez, commandante ! Intervint subitement Haylor. Je pense que nous avons clairement à faire à une honnête citoyenne de Luvneel, rien qui ne justifie de la livrer à qui que ce soit.
_ Elle rôdait près de chez vous en tenue de ninja, objecta l’imposante albinos.
_ Un… genre de tradition locale, affirma la sorcière de Luvneel.
_ Ah bon ?
_ Chut. Ce n’est pas le moment, Sigurd.
_ On ignore qui elle et pourquoi elle fait ça, insista Rachel.
_ Je suis certaine qu’elle ne pensait pas à mal, affirma Haylor. Ai-je tort, mademoiselle… ?
_ Je ne vous dirai rien, même sous la torture, raclure ! Clama l’inconnue.
_ C’est un peu long comme nom, ça. Z’auriez pas un diminutif, par hasard ?
_ Vous voyez, balaya la sorcière de Luvneel. Exactement comme je vous le disais. »

Sigurd fit de son mieux pour rester sérieux. Il n’avait pas la moindre idée de ce qui se tramait, mais ça gênait tellement sa moitié qu’elle n’arrivait même pas à produire une excuse bidon crédible. C’était aussi ridicule qu’adorable.

De son côté, Rachel était plus qu’embêtée. Elle non plus n’avait pas la moindre idée de ce qui se tramait, mais ça l’inquiétait que miss Haylor et le capitaine Dogaku prennent ainsi à la légère des entrées par effraction dans leur propre domaine. Certes, les tentatives passées à répétition du CP les avaient habitué au côté moulin de leur manoir, mais ce n’était pas une raison pour fermer les yeux sur tout et n’importe quoi. Surtout en cette période où…
Rapide coup d’œil circulaire. Tout le monde suivait l’échange comme un match de ping-pong, l’assemblée était donc suspendue à ses lèvres, attendant avec impatience la prochaine réplique. Inutile d’essayer de faire quoi que ce soit discrètement dans ces conditions.
Rachel du donc se résoudre à prendre son courage à deux mains.

« Miss Haylor, capitaine Dogaku, pourrai-je… heu… vous parler en privé ?
_ Ben c’est-à-dire que… Commença le blondinet qui n’eût pas le temps de finir sa phrase.
_ Bien sûr, trancha immédiatement la sorcière de Luvneel. Allons donc dans la bibliothèque.
_ Et nous ? Demanda Jürgen.
_ Je ne vous dirai rien, même sous la torture, raclure ! Clama l’inconnue.
_ Restez-là, nous ne serons pas long. » Assura Rachel.

Le reste de l’assemblée retourna à ses occupations respectives – jeux de cartes, dégustation de crème glacée et autre préparation de cocktails assommants – tout en marmonnant dans leurs barbes des commentaires déçus quant à l’absence de vainqueur du match de ping-pong verbal. Pendant ce temps, Rachel et Sigurd suivirent l’hôtesse des lieux jusqu’à un autre salon à peine moins grand que le précédent, abritant de confortables fauteuils moelleux et des étagères de livres et grimoires divers et variés.

« Écoutez, Capitaine Dogaku, Miss Haylor, commença la commandante. Il faut que vous sachiez que lorsque l’Amirauté m’a détachée auprès de Luvneel, ils m’ont particulièrement briefée sur…
_ Laissez-moi devinez, intervint Sigurd. Ils vous ont dit de me tenir à l’œil, pas vrai ? Haha, je le savais, ils m’en veulent encore pour Nanokutruk.
_ … Nanokutruk ?
_ Il veut parler de Kanokuni.
_ Quecejemblep… pas du tout ! Bafouilla Rachel en essayant vainement de paraître la plus convaincante possible.
_ Sérieux ?
_ Oui, mentit la commandante en pensant très fort à sa mission officielle.
_ Rooh, ‘faut que je fasse quoi pour attirer leur attention, alors ? Je devrais peut-être pousser Luvneel à proclamer son indépendance.
_ Non vous ne devez pas !
_ Heu… c’était une blague, hein.
_ Désolée, j’ai vraiment cru que… Heu… hum. Bien, bien, bien…
_ Alors, que vous a dit l’Amirauté ? S’impatienta Haylor.
_ Bon, il n’y a pas de moyens de prendre de pincettes pour dire ça, alors autant y aller direct, louvoya Rachel. Vos vies sont en danger !
_ …
_ …
_ Vous prenez ça nettement mieux que je ne le pensais, je dois dire.
_ Et vous ne vous êtes pas dit que cette information aurait pu nous intéresser avant le coup de force de Taro, plutôt qu’après ? Demanda Haylor d’une voix glaciale.
_ Hein ? Mais non, je… Ooooh, d’accord, j’ai compris ! Non, non, non, réfuta précipitamment Rachel. Je ne vous parle pas de Taro Tas-de-muscles, voyons : si la Marine en savait aussi long sur ce que trament les quatre Empereurs, on ne serait pas autant à la peine pour s’en occuper.
_ Alors de qui parle-t-on ? Voulut savoir Sigurd.
_ On parle de… groupuscules… dont vous avez peut-être bien ruiné les plans dernièrement… et qui pourraient être… légèrement rancuniers à cet égard, essaya d’expliquer Rachel sans entrer dans les détails.
_ Des groupuscules ? Genre le CP ? S’amusa le capitaine Dogaku.
_ … Nooooon. Du tout.
_ Ça doit être marrant de jouer au poker avec vous.
_ Je ne vois absolument pas de quoi vous voulez parler ! Non mais peu importe, balaya la commandante. CP, révolution, on s’en fiche : ce qui compte, c’est que des gens malintentionnés en ont après votre vie, alors on ne peut pas laisser de parfaits inconnus rôder en toute quiétude autour de vous !
_ Roooh, ‘faut pas vous… commença le Sigurd.
_ Un instant, le coupa derechef Haylor, qui n’était pas née de la dernière pluie ET savait pertinemment d’où sortait la ninja-mystère. Commandante, pourrais-je vous parler en privé ?
_ Hein ? S’étonna le capitaine Dogaku. Mais attendez, c’est ridicule, on vient justement de quitter les autres pour discuter de tout ça en privé !
_ Hé bien je dois parler à la commandante en privé de chez privé, maintint la sorcière.
_ Vous allez vraiment retraverser la salle de jeux à deux devant tout le monde pour ça ? Insista Sigurd. Vous le sentez bien que ça va être ridicule, non ?
_ Nous discuterons dans le couloir, voilà tout, se buta Haylor. Attendez-nous donc ici trente secondes.
_ Mais…
_ Stop. Taisez-vous et laissez-moi faire. Commandante, si vous voulez bien me suivre. »

Sigurd regarda les deux demoiselles filer, sans rien dire. Après tout, pour une fois que sa moitié insistait pour qu’il ne fasse rien, il n’allait pas s’en plaindre, non plus. En plus, son gros fauteuil préféré lui tendait les bras et cela faisait bien depuis… depuis le début qu’ils recevaient des invités non-stop qu’il n’avait plus pu s’adonner à ses petites siestes digestives de l’après-midi. Le blondinet se frotta les mains. Oh non, il n’allait rien dire : l’occasion était tout bonnement trop belle.

Lorsque Rachel eut refermée la porte derrière elle, Haylor la prit immédiatement à partie, à voix basse.

« Écoutez, commandante, je pense avoir bien compris la situation, commença la sorcière. Je me doute de quels groupes vous voulez parler et je comprends le danger. Mais je vous assure que notre dernière invitée n’en fait pas partie.
_ Heu… D’accord, mais qu’est-ce qui vous fait dire ça ? Voulut savoir Rachel.
_ …, ne répondit rien miss Haylor tout en virant au rouge pivoine.
_ Ooookay… Vous la connaissez ? Essaya de démêler la commandante.
_ Non. Pas personnellement. Mais je connais son… heu… groupe.
_ Vous vous rendez bien compte à quel point vous êtes vachement nébuleuse, là ? S’enquit Rachel. Vous ne voulez vraiment pas m’en dire plus ?
_ Ça, jamais. Hors de question.
_ Mmmh… réfléchit un instant la commandante. Bon, d’accord, on va la relâcher et laisser ses comparses libres de leur mouvement.
_ Quoi ? C’est tout ? Aussi simplement que ça ? S’étonna Haylor qui s’était attendue à devoir faire des pieds et des mains pour faire valoir son point de vue.
_ Hé bien, oui, acquiesça Rachel. Lors du kidnapping du capitaine Dogaku, vous m’avez avoué être "une femme méfiante et paranoïaque", je vous cite, hein…
_ Non mais c’était juste que j’étais affreusement stressée : d’habitude je ne suis pas comme ça.
_ Je pense que d’habitude vous ne le reconnaissez pas mais que vous êtes exactement comme ça.
_ Oui. Ne le répétez à personne.
_ Bref, reprit Rachel, si vous me dites que vous, vous faites aveuglément confiance à notre invitée, je suis plutôt encline à croire qu’elle et ses amis ne constituent pas un danger direct vous concernant.
_ Direct ?
_ Ben, c’est-à-dire qu’on m’a intimé de garder un œil sur tout depuis la tentative de kidnapping du capitaine Dogaku, en fait. Je prends mes ordres de l’Amiral Jared, je vous rappelle.
_ Très bien, soupira de soulagement Haylor. Puisque nous sommes donc d’accord, allons régler ça tout de suite ! Reprit l’ancienne commissaire en se dirigeant vers la salle de jeu.
_ Hein !? Quoi ? Tout de suite ? Paniqua Rachel. Mais on a même pas convenu de ce que je vais dire aux autres !
_ M’en fiche, vous n’aurez qu’à improviser. »

Avant que la commandante n’ait eut le temps de la rejoindre, la sorcière de Luvneel avait déjà ouvert la porte et entrait dans la salle de jeux. Rachel pesta intérieurement : plus le temps de préparer quoi que ce soit.

À l’intérieur, tout le monde interrompit de nouveau de ce qu’il faisait afin de pouvoir saisir le fin mot de l’histoire.

« Sergent-chef Krieger ? Interpella Rachel. Veuillez libérer votre prisonnière, il s’agit d’une terrible méprise.
_ Heu… plaît-il, mon commandant ? S’étonna Jürgen en fronçant les sourcils.
_ Il s’avère que cette personne est… »

Hésitation. Pas d’excuse. Panique. Furtif coup d’œil vers Haylor en quête d’idée. Regard glacée. Aucun soutien de la sorcière de Luvneel. Panique plus plus. Une idée ? Une idée !

« … cette personne fait partie du fan-club officiel de la sorcière de Luvneel, affirma la commandante.
_ Une sorcière ? Répéta Jürgen incrédule, résumant l’opinion majoritaire de la salle. Mais elle… elle ressemble à un ninja.
_ Oui, la confusion est courante, mais je vous assure qu’il s’agit en réalité d’une apprentie-sorcière, assura Rachel avec aplomb.
_ Elle porte un kimono noir, insista le sergent-chef.
_ Plus pratique en balai volant que les robes bouffantes.
_ Elle a une capuche !
_ Le chapeau ne tient pas en balai volant.
_ Elle saute de branches en branches sur les arbres !
_ Apprentie-sorcière : elle n’a pas encore son permis balai-volant.
_ …
_ …
_ Mon commandant, tout va bien ? Parce qu’on dirait qu’on vous a jeté un sort de confusion mental, là.
_ Ce que font les sorcières et non les ninjas, CQFD, sergent.
_ Oh. C’st pas faux… Très bien, fit Krieger en se tournant vers la captive. Mademoiselle ?
_ Je ne vous dirai rien, même sous la torture, raclure ! Clama l’intéressée.
_ Tout ceci résulte visiblement d’une tragique méprise, poursuivit le sergent sans se démonter. Nous nous excusons pour la gène occasionnée. Veuillez accepter ce billet pour la représentation de la fanfare demain soir, au Zénith du port de Nordland.
_ De quoi !? Explosa la ninja. Non mais c’est quoi ces conneries !?
_ Vous n’aimez pas la musique ?
_ Je me suis entraînée très dur pour être la meilleure, fulmina l’intruse. J’ai eu les meilleurs notes aux enseignement de résistance à la douleur. Vous pourriez me faire marcher sur des braises ou me faire manger du verre pilé, jamais je ne vous donnerai la moindre information ! Comment osez-vous ne pas me torturer ? Et le respect du prisonnier, alors, bordel !?
_ Ben ch’uis déjà pas fan de la torture, alors si en plus vous nous dites qu’y a aucune chance que ça marche…
_ C’est une honte ! Tempêta la ninja. Je me suis préparée toute ma vie pour ça ! Comment pouvez-vous à ce point réduire mes efforts à néant ! Croyez-moi, je ne vais pas en rester là ! Je vous promets des ennuis comme jamais ! Je vais… »

C’est alors que l’intruse se figea tandis qu’elle croisait le regard de miss Haylor. Haylor, qui lui décochait un regard à faire geler les enfers. Soudainement, la demoiselle jugea plus prudent de battre en retraite fissa-fissa sans plus faire la moindre esclandre.

« Je vais… je… Vous avez bien dit deux places pour le concert de la fanfare au Zénith du Port de Nordland ? Vérifia subitement la ninja.
_ Hein ? Oh, ben oui, si vous voulez, assura le sergent Krieger. Oooh, je vois, c’était une ruse pour en négocier plus.
_ Heu… Oui, oui, c’était exactement ça, hihihi. Désolée pour la méprise.
_ Ouf, un instant, vous m’avez fait peur. »

Jürgen et les deux matelots raccompagnèrent l’apprentie-sorcière jusqu’à la porte, pendant que Rachel poussait un long soupir de soulagement intérieur. Ouf, tout était bien qui finissait bien.

« Et… Vous avez fait quoi de Sigurd, au fait ? » S’enquit Elie.

Rachel et Haylor échangèrent un regard en prenant conscience qu’elles avaient complètement oublié le blondinet, présentement béatement plongé dans les bras de Morphée sur son fauteuil préféré.

*
*     *

La journée tirait à sa fin et Rachel était de retour à la Caserne, une ancienne caserne de pompier que les autorités avaient généreusement mise à disposition du corps expéditionnaire de la Marine. Fidèle à son habitude du bricolage, Edwin y avait mené tout un tas de réparation et de customisation pour en faire à la fois une solide place forte et un charmant chez-soi qui ravissait tous les Marines.

Comme d’habitude, il restait à la commandante la joie de devoir produire un rapport de la situation à destination de l’Amirauté concernant les avancées – ou non-avancée, en ce moment – de l’expédition Luvneeloise, ainsi qu’un autre à destination du QG de North Blue concernant le bon déroulement de son autre mission pour le compte de la Marine, doublé en prime d’une version spécifique pour les huiles du CP1. Après quoi, il faudrait probablement qu’elle appelle directement l’Amiral Jared pour le convaincre que tout ce qu’il avait lu de travers dans le dernier rapport qu’il avait lu était faux et l’empêcher de mettre à exécution une nouvelle initiative désastreuse concernant Luvneel.
La Marine était une organisation largement bureaucratique. La commandante officiait sous une double tutelle de l’Amirauté et du CP. Et elle courait deux lièvres à la fois. Ce qui faisait beaucoup de comptes à rendre pour somme toute pas grand-chose.
Mais elle était la Marine, que diable ! Pas question de se laisser décourager par quelques tracasseries administratives !
Cela dit, Rachel songea qu’elle devrait peut-être se renseigner pour savoir si son grade de commandante lui autorisait à s’adjoindre les services d’un secrétaire…

Alors qu’elle pénétrait dans la salle principale, elle fut immédiatement hélée par le lieutenant Davenport.

« Commandante ! Un appel pour vous sur la ligne prioritaire !
_ Je prends tout de suite ! »

Flûte de zut. La ligne prioritaire, celle qui reliait directement son bureau à ses supérieurs. Jared. Encore. Prise de tête en perspective.

« Allô ? Fit Rachel en déboulant en trombe dans son bureau pour décrocher l’escargophone. Ici la commandante Syracuse, agent de liaison de la Marine détachée auprès des forces royales de Luvneel. Amiral, nous en avons déjà discuté, le Buster Call n’est p…
_ Allô, Syracuse ? Fit une voix féminine au bout du fil. Ici Lucie de Vimille.
_ Oooups… Mes respects, madame ! S’exclama derechef la commandante.
_ Repos, soldat ! Rétorqua sèchement la directrice du CP1. Je vous ai pourtant déjà dit d’arrêter de me saluer, je ne fais pas partie de la Marine. »

Rachel cessa son salut et regarda piteusement autour d’elle. Comment avait-elle su ? C’était donc vrai, le CP avait des yeux partout ?

« Désolée, madame.
_ Passons, balaya Lucie. J’ai lu avec plaisir votre rapport concernant l’incursion de ce Taro et je tenais à vous féliciter : vous avez particulièrement bien agi. La situation aurait pu devenir particulièrement catastrophique si l’Impératrice avait mis la main sur Sigurd Dogaku.
_ Merci madame. Mais je ne suis pas certaine de voir ce que cela change, osa Rachel, vu que Luvneel va quand même aller sur Vertbrume accomplir la volonté de Kiyori…
_ Détrompez-vous, commandante, rétorqua la directrice. La différence est cruciale : Luvneel possède toujours Sigurd, Kiyori n’a pas de moyens de pression directs, l’expédition dispose encore d’une très grande marge de manœuvre. C’est largement plus qu’il n’en faut à Dogaku pour produire des miracles, vous verrez.
_ Bien, si vous le dites, madame.
_ Allons, un peu d’optimisme, Syracuse ! La rabroua gentiment Lucie.
_ Je continue à m’en faire pour mes hommes, répliqua Rachel. Nous n’étions pas censé affronter les pirates du Nouveau Monde lors de l’expédition.
_ L’expédition a négocié un sauf-conduit avec les forces Kiyori, non ? Souligna la directrice. Donc, tout va bien.
_ Sauf que pour le négocier, il a fallu gérer Taro Tas-d’… Onogawa, lui reprocha la commandante.
_ L’expédition n’avait pas encore commencé, ça ne comptait donc pas, balaya Lucie.
_ C’est jouer sur les mots, ça !
_ Bien sûr, je suis du CP. Nous vous avons assigné à l’expédition parce que nous avions confiance dans votre capacité à gérer les imprévus, lui rappela la directrice. Et c’est très exactement ce qui s’est passé. Alors, qui avait raison ?
_ C’est vil, je peux pas me plaindre après un compliment.
_ Bien sûr, je suis du CP.
_ Sinon, quelle est la raison de votre appel ? Voulut savoir Rachel.
_ Vous pensez que je ne peux pas simplement appeler un subalterne pour le féliciter ?
_ Non.
_ Bien vu. J’ai de nouvelles informations-clefs pour vous, reprit plus sérieusement la directrice.
_ Je vous écoute, madame.
_ Le CP5 s’est retiré de la course, lui révéla Lucie. Ils ont renoncé à s’en prendre à Dogaku et ont réaffecté leurs agents à d’autres tâches.
_ Hein ? Mais pourquoi ? S’étonna la commandante.
_ Hé bien, je cite : "Entre les pirates du nouveau monde, le corps expéditionnaire de la Marine, les Corsaires de Luvneel et les ninjas de Nordland…"
_ Apprentie-sorcières, lâcha Rachel.
_ Pardon ?
_ Pas des ninjas, des apprentie-sorcières. C’est un fan-club.
_ …
_ …
_ …
_ Heu… Allô ?
_ Désolée, j’essayais vainement de donner du sens à vos propos. Bref ! "… la cible Sigurd Dogaku s’avère être sous l’étroite surveillance d’un grand nombre de dispositifs de sécurité. Toute tentative d’assassinat nécessiterait le déploiement d’effectifs conséquents supplémentaires ou plus expérimentés, actuellement déjà affectés sur d’autres missions d’importances capitales. Ces missions étant bien plus cruciales que le cas Dogaku, la mission est actuellement ajournée jusqu’à nouvel ordre".
_ Oh. Alors quoi… J’ai fini ma mission ? S’inquiéta Rachel.
_ Absolument pas, la rassura Lucie. Tout d’abord, quoi qu’il arrive, votre mission officielle reste d’accompagner l’expédition. Ensuite, bien que nous soyons désormais rassurés vis-à-vis du CP, nous continuons à nourrir des inquiétudes quant aux actions des Révolutionnaires. Veuillez donc continuer à garder un œil sur Sigurd.
_ Bien reçu, madame.
_ Et ne laissez pas l’occasion à cet imbécile de proclamez l’indépendance de Luvneel !
_ Non mais rassurez-vous, il a dit que c’était une blague… »

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Entre ses genoux flottaient paisiblement deux canards en plastique, à l’effigie d’elle-même et de son blondinet. Sur mesure. Un cadeau improbable qu’il lui avait fait à l’occasion d’aucune raison particulière, si ce n’est un coup d’inspiration soudaine tel qu’il en avait l’habitude. Ca l’avait amusée.

Et tout autour, disposés en demi-cercle, divers autres animaux du même acabit qu’elle déplaçait mollement au gré de ses considérations. Un large canard rouge affublé d’un kimono et d’un chapeau chinois crustacéen qui ressemblait furieusement à Otonawa, notamment. Mais aussi ceux d’Elie, de Tintoret, de Syracuse, d’un quatuor de volatiles affublés de ninjatos et de combinaisons noires, une demi-douzaine en uniforme de la marine dont l’un à lunettes et l’autre à barbe rousse et casque cornu, un canard moustachu à toque de chef, un à écailles et tête de thon… et bien d’autres encore, de quoi représenter exhaustivement la ménagerie qui s’était constituée tout autour d’elle en l’espace du mois écoulé.

Avec une assiduité presque maladive de collectivite aigue, elle prenait systématiquement le temps de passer commande auprès de ses artisans fétiches pour faire mettre à jour sa collection secrète. Il y avait quelque chose de rassérénant à pouvoir tout reprendre et matérialiser ou reconstituer posément des scènes, même désagréables, depuis le confort et la sécurité d’un bon bain chaud.

Mention spéciale pour le canard de Kalem qui représentait si bien l’original qu’elle se plaisait à le broyer méthodiquement dans la paume de sa main, encore et encore, quand son attention se portait dessus plus de cinq secondes consécutives. Un jour, elle l’avait jeté par la fenêtre sans même s’en rendre compte, et avait dû en refaire faire un faute de retrouver le premier.

Il était moche, laid et difforme, et elle peinait encore à le regarder directement sans en éprouver une certaine répugnance. Et à chaque fois qu’elle avait à le faire, elle avait honte d’elle-même. Mais ni ça ni la pitié ni le respect qu’il lui inspirait ne compensaient le fait qu’il était outrageusement désagréable.

A l’autre bout de la baignoire, juste assez loin pour qu’elle puisse les effleurer de ses orteils si elle tendait la jambe, trônaient avantageusement les avatars canardesques de la princesse Flemingo accompagnée de clichés révolutionnaires, et de l’impératrice Kiyori avec toute sa cohorte fantasmée, ainsi que ceux des cinq étoiles et de quelques anonymes du Cipher Pol à qui elle ne pouvait que prêter des intentions nébuleuses sans jamais les avoir rencontrés. Tous perchés sur le rebord de fonte de l’opulente baignoire sur pieds qui siégeait avantageusement au centre de la fastueuse salle d’eau du deuxième étage. Sa préférée, son petit refuge à elle. Elle était instantanément tombée sous le charme la première fois qu’elle avait visité le manoir.

Parce que le luxe, c’était aussi d’avoir énormément de place totalement gaspillée. Le genre de choses qu’elle découvrait petit à petit tandis qu’elle laissait sa vie normale derrière elle.

Et avec tout ça, elle réfléchissait, l’eau chaude et la mousse iridescente formées par les huiles et sels de bain la maintenant apaisée tandis qu’elle se perdait dans les méandres de ses pensées, la tête confortablement calée dans un coussin directement incrusté dans le bord de la large baignoire circulaire.

Elle était fantastique, cette mousse. Autant pour son propre bien-être que pour empêcher ses figurines de dériver anarchiquement en dehors de la position qu’elle leur attribuait. Et tant pis si chaque bain lui revenu plus cher que ce qu’elle aurait dépensé il y a cinq ans pour se nourrir sur une semaine entière : elle redistribuait son argent et on l’en remerciait, point.

Distraitement, elle se mit à souffler dans la banquise duveteuse pour y creuser un sillon de fortune, libérant un début de passage entre le groupe des ninjas et celui des militaires tout en réfléchissant aux possibles conséquences de leur confrontation inattendue. Mais fut interrompue avant de pouvoir l’achever, par une série de cinq tocs assénés à un rythme caractéristique à la porte de la salle d’eau.

Elle ne répondit pas, pas plus qu’elle ne se retourna quand la porte s’ouvrit sur sa gauche, dans son angle mort. Elle avait pu le reconnaître à sa façon de frapper, mais Sigurd acheva de s’identifier en commençant bêtement à ricaner avec de franchement exploser de rire face à la cinquantaine de canards en plastique qu’Haylor avait disséminé dans toute la salle au fil de ses égarements. Pas juste dans le bain : il y en avait même dans le recoin des fenêtres, plusieurs dans le lavabo ainsi que deux mystérieusement nichés sur l’abat-jour au plafond. Dans le miroir qui lui faisait face, elle pouvait le voir s’esclaffer, vêtu de pied en cap comme il l’aurait été dans le salon qui faisait office de salle commune pour l’état-major de l’expédition de Vertbrume – la Ménagerie de Nowel, comme disait l’autre.

-Oh putain c’est génial. Quand je vous vois avec tout ça je suis tellement fier c’est incroyable. J’ai l’impression que ma connerie est contagieuse et d’avoir créé un gigantesque monstre mais je sais très bien qu’en fait vous êtes une folle furieuse depuis le début et c’est pour ça que je suis tombé sous le charme. Entre autres. Woaaah y’a même Taro maintenant ! Il a presque l’air mignon comme ça. On voit ses yeux sous le chapeau ou pas ? Boah en fait vaut mieux pas que je sache, c’est plus marrant comme ça.
-Vous aviez une question ?
-Ouais, je me demandais si vous vouliez que je vous shampouine avec papouilles sur le crâne, ça faisait longtemps et je me suis dit que ça vous ferait sûrement plaisir. En plus on aura pas l’occasion de faire ça confortablement si on part pour des mois donc ça serait dommage. Z’en dîtes quoi ?

Elle n’eut même pas à répondre : le regard qu’elle lui adressa en se contorsionnant subitement pour lui faire face était bien assez éloquent pour ça. Sigurd eut le plaisir de distinguer des pépites de diamant illuminer les yeux marrons de sa partenaire, et ses canines se découvrir dans un début de sourire béat de gratitude. Elle lui bredouilla bien une réponse débordant de tendresse et de gratitude, mais rien de ce qu’elle parvint à formuler n’était retranscriptible en usant de syllabes compréhensibles.

-Mwarharh, me disais bien aussi, sourit-il en attrapant un tabouret avant de se retrousser les manches devant une étagère plus chargée que le stock d’épices de leur chef cuisinier. Euh, c’est quoi l’ordre déjà ? J’m’y retrouve jamais avec les quarante-treize flacons.
-Masque de crème à l’huile amande-noisette-coco-karité et essence d’aloès pour commencer.
-Le quoi ?
-Le flacon vert avec un collier de perles blanches dessus.
-Aaaah, fallait le dire tout de suite. Parfait, y’en a plus que quatre qui répondent à cette description. Est-ce qu’il porte des lunettes ?
-En bas. A gauche.
-Y’a écrit cactus dessus.
-Oh, l’autre gauche, pardon.

Il s’installa tranquillement et commença à s’exécuter, alternant mouvements circulaires et pressions plus prononcées du bout des doigts, à hauteur des tempes, derrière les oreilles, poussant plus loin jusqu’aux joues en se fiant à un mélange d’expérience et aux retours qu’elle lui adressait volontiers. Tout ça en portant une chemise à cinq millions de berries qu’il risquait parfaitement de tâcher sans en avoir rien à faire. On pouvait acheter des meitous pour moins que ça parmi les lames de qualité supérieure.

-Les oreilles aussi, s’il vous plait ?
-A vos ordres, ma reine.

Elle rayonna de contentement. Sigurd faisait de son mieux et s’y prenait très bien en ce qui la concernait. Bien sûr, ça ne valait pas un tour dans un véritable salon de massage pour se faire pomponner par des professionnels, mais c’était deux choses qui n’avaient strictement rien à voir.

-Tiens vous avez même les ninjas en canard, remarqua-t-il. Ils sont marrants. Euh, Kalem avait pas un bonnet noir la dernière fois ?
-C’est compliqué.
-Pour les ninjas ou pour Kalem ?
-Les deux. Mais… je parlais des ninjas.
-Boah. Vous parlez de la nénette de tout’al ? C’est des révos et je comprends qu’ils essaient d’aider même si c’est des révos donc ils sont mentalement limités. Ils peuvent faire des conneries parce qu’ils portent des putains d’œillères à vouloir sauver le monde de gré ou de force. On les connait depuis le temps, je vois pas ce que y’a de compliqué.
-Certes. Mais ce que je voulais dire, c’est que ceux qui sont en tenue traditionnelle ne sont que des diversions prodiguées par les novices, les éléments les plus expérimentés se fondent dans la foule et en profitent pour… enfin…
-Mmmh ? Vous pensez à quoi du coup ?
-… euh, je ne sais plus ce que je voulais dire. Rien d’important. Vous pouvez me faire la nuque et les épaules, aussi ?
-Si vous vous redressez légèrement, ouais.
-Mmmmmmerci.


Et pourtant, elle bascula la tête en arrière, cherchant à presser doucement son crâne imbibé de crème contre le torse de son acolyte trop éloigné. Ce dernier se contenta de déposer une bise sur son front en se moquant gaiement.

-Vous allez tuer ma chemise, miss.
-Vous pouvez toujours la retirer, rétorqua-t-elle sans qu’il n’en fasse rien. Mais je vous voulais vous demander. Vertbrume. Etes-vous toujours d’accord pour que nous y allions ?
-…
-…
-Wooh c’est fou. Pendant un instant j’ai cru entendre un truc sérieux façon pieds dans le plat dans mon quotidien gentillet et tout plein de choses que j’aime. Je crois que j’ai dû rêver. Ca devait être le vent. Ou alors j’entends des voix. Ils seraient pas hantés vos canards ? Vu comme ça on pourrait quasiment faire un genre de rituel satanique… euh pardon, de rituels couacanique avec tous ces bestiaux. Vous voudriez qu’on en invoque un ? Faut sacrifier combien de canards ? On peut commencer avec ceux d’Elie et de Taro s’il vous plaît ?
-…
-…
-…
-Bon, d’accord. Miss, c’est quoi ce talent que vous avez pour aborder les sujets désagréables quand je viens en mode totalement naïf et désintéressé pour vous choyer un brin ?
-La douceur et la délicatesse qui font ma réputation au point de vous avoir attiré dans mes filets, évidemment.
Et je m’inquiète pour vous.
-Meh. Je trouve ça marrant que vous me posiez la question maintenant qu’on y va très clairement, dit-il en s’attaquant aux épaules.
-Ooooooooooooouhh hihi hi hi hiiiiiiiiiiii gaaaaah ça fait… je ne sais pas. La dernière fois que je vous ai posé cette question, vous ne vous étiez pas fait enlever par le messager d’une empereur pirate souhaitant m’exécuter en public pour mettre le pays à genoux. M’exécuter symboliquement, bien sûr, précisa-t-elle avant que l’autre ne la rectifie.
-Bah comme je vous l’ai dit… moi je m’inquiète plus pour vous, en vrai vous avez infiniment plus morflé que moi, miss. Je dormais tout du long et j’étais sauvé avant même d’être réveillé, vous vous vous êtes tout pris de front en pleine gueule. Littéralement. Vous avez beau me dire que tout va bien et tout je peux vous laisser de l’espace et pas être inquisiteur mais je n’en pense pas moins.
-Je sais. Pardon. Merci. Je ne sais pas. Enfin, si, je sais, admit-elle dans sa succession de non-réponses qui l’embourbaient elle-même. Mais j’ai un peu de mal.
-Ca va vous faire bizarre mais j’ai parfaitement compris cette phrase parfaitement compréhensible. Je peux faire à votre rythme, pas de souci. Je peux poser une question indélicate quand même ?
-Je neeeeee… préfèrerais pas s’il vous plait. Pas aujourd’hui.
-Rhooooo. Guili-guili ?, menaça-t-il en lui frôlant la nuque et les aisselles.
-GHYIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIIII!!!!! SIGURD NON NON PAS CA JE VOUS L’INTERDIS.

Il ne lui avait fallu qu’une fraction de seconde – un centième. Et un déluge de mousse. Pour qu’elle se retrouve avachie à l’autre bout de la baignoire, le teint pourpre et un index accusateur pointé vers le blondinet. Qui répliqua avant même d’ôter la couche de mousse qui lui masquait le visage.

-J’ai rien fait ?
-JE NE VEUX PAS DE CHATOUILLES.
-Mais j’ai rien fait !
-C’ETAIT TROP PRESQUE !
-Pffffff. Z’êtes quand même pas marrante.

Laborieusement, il dégagea l’écume cotonneuse étonnamment consistante qui lui enveloppait les yeux. Puis s’affaira à la tâter de ses doigts toute la mousse résiduelle pour se façonner barbe façon père Nowel ainsi qu’une moustache particulièrement étendue, chaque aile lui dépassant aisément les épaules.

-Bouh. Ca va mieux là ?
-…
-…
-…
-« Ho ho ho ! Avez-vous été sage cette année, mon enfant ? »
-Pffchhchhchrrrffffffhihihihi hihihi hi hi hi hi hi… d’accord, vous avez gagné. Une question.
-Boah, laissez tomber. Ou plutôt, ça vous dirait de sortir manger quelque part ce soit ? Pour changer d’ici où on se fait envahir en permanence ? Un truc tranquille où on prend tout notre temps pour refaire le monde entre trois ou quatre ou huit services avec un fond de piano tout paisible et des cascades de fleurs et…
-Ca serait formidable, tout à fait. Je vous laisse réserver ?
-Marche. Mais pour répondre à votre question à vous, en ce qui me concerne… en fait je me dis que j’ai servi à rien dans toute cette histoire, du coup c’est bizarre que tout le monde veuille tellement que j’y aille. Vous voulez pas qu’on dise à Valmo’ de prendre Elie à ma place ? Elle fait le taff’ mieux que moi, de ce que j’ai pu voir, pour la permanence des miracles. Moi j’ai rien fait m’dame.
-…
-Je suis sérieux hein, vu comment elle a solo Taro moi je dis prenez là tout le monde sera content et en plus ça sera propre.
-Non.
-Bah si ?
-Non. Vous ne faîtes absolument pas la même chose. Elie impose les choses. Elie ne négocie pas. Elie force la main et ne trouve pas de compromis.
-Donc en fait sa méthode est strictement meilleure que la mienne nan ? Pour avoir ce qu’on veut.
-Tout dépend du moment. Sur le court terme et pour les situations désespérées, possiblement. Pour du long terme, je ne suis pas encore convaincue que sa façon de faire puisse mener à quoi que ce soit de… durable. Ou même satisfaisant. Je préfère que vous restiez près des commandes au cas où.
-Mwouais…
-Et l’autre point, c’est qu’Elie fait les choses complètement au hasard selon l’inspiration du jour. C’est totalement suicidaire.
-Alors d’expérience je vous assure que je fais pas autrement et que c’est extrêmement difficile d’utiliser posément son cerveau quand on tricote des miracles avec les moyens du bord.
-Justement, vous faîtes avec les moyens du bord. Elie utilise du vent. Des mensonges et des menaces qu’elles n’a même pas les moyens d’appliquer si les choses devaient vraiment en venir à ça. Imaginez que quelqu’un la perce à jour ? A chaque fois, elle me donne l’impression de jouer à la roulette russe avec un barillet chargé.
-Mais on avait rien de mieux à faire. Et ça a marché.
-Ca n’est pas ce que je suis en train de dire. Ca, je ne le remets pas cause.
-Je sais ouais. Et moi je vous fais quelle impression ?
-Celle de monter sur des montagnes russes et d’avoir intérêt à bien accrocher mon estomac si je ne veux pas rendre mes derniers repas.
-C’est dommage, vous êtes tellement belle quand ça vous dégobill… aie ! Pas pincer !



*
*     *
*


-ET DONC, JE DISAIS…
-FE-FE-FEFfffffffeeeeFERMEZ VOTRE GUEULE CAPSLOCK ! PUTAIN… HIPS… J’EN AI PLUS QU’AaaaaaAASSEZ DE… DE VOUS ENTEN… ten… TENDREDREUH… TOUJOURS… HIPS… HURLEEEEEEER !!!
-JE VOUS SIGNALE QUE VOUS CRIEZ PLUS FORT QUE MOI, ELIE !
-PARCE QUE VOUS AVEZ… hic… GUEULE D’ABORD !
-PARCE QUE JE GUEULE SI JE VEUX, MARGOULINE D’OPERETTE !
-OoOoOoOOSE ME RE-re-re-REDIRE CA QUAaAaAaAAND T’ES PAS BOU-BOU-BOUrrRRRE, EX-COMMODORE AU RABAIS !
-JE NE VOUS PERMETTRAI PAS ! C’EST EX-COLONEL AU RABAIS, MADAME !
-MAIS QU’EST-CE QUE T’ES COOoooooooo… bwehehehe hihi huhu RHURHUHU RHARHAHAaaaaaaaaa… cccccoooooooooooooonnnn !
-Dis Kalem, pourquoi maman elle est toute rouge ?
-Parce qu’elle a pris trop de rouge, cette lagomorphe octonigaude aux allèles récessifs de blondasse. Et maintenant c’est les grille-pains en allu’ rafistolés au scotch qui lui font office de simili-neurones qui sont dans le rouge.
-Yé né soui pas soure qué oune vérre dé scotch loui féré dou bien dans cét état.
-Nan mais je… Elie, tes blaireaux de corsaires de merde ont le niveau d’une équipe d’hommes troncs quadrisomiques qui font du water-polo, même toi tu peux pas cautionner d’avoir à blairer des cons-magnons décérébrés pareils. J’ose pas imaginer le degré de consanguinité des recalés si c’est ceux-là qui ont été retenus.

Pour toute réponse, la comédienne se contenta de lui bredouiller à la figure en flanchant sérieusement dans sa direction, avant de se redresser en haussant les sourcils, hagarde. Peut-être, en effet, qu’elle avait un peu bu.

-Kaka… Kalem, je cc-crois que j-j’ai fait une co-conn-nerie. T’aurais pas un truc contre l’alcool ?
-Donne ton verre mais tu m’en dois une, triple buse de pochetronne décérébrée, lâcha-t-il en piochant deux fioles dans sa besace sans même y jeter un oeil. Je fais ça pour épargner ton spectacle à Chloé, pas pour toi.
-Mwouaaiis, fit l’autre en grimançant tandis qu’elle s’enfilait progressivement la substance brune offerte par le nain. C’est moins mauvais que ça en a l’air, mais je crois qu’il vaut quand même mieux pas que je demande ce que c’est, hein ?
-J’avais un peu foi en toi mais sérieusement. D’où que tu te mets dans cet état devant Chloé ?
-Je me suis faite surprendre parce que ce vin est excellent, compléta Elie en se sentant déjà requinquée. Mais je n’aurais pas dû, tu as tout à fait raison.
-Tiens c’est nouveau ça, répète un peu pour voir ?
-N’en fais pas trop quand même.
-Ouais ouais cause toujours. Bah sache quand même que si t’as la chiasse et des hémorroïdes violets demain, faudra pas venir se plaindre.
-… je te demande pardon ?

Même jour, beaucoup plus tard en milieu de soirée.

Au sein du Havre de la Pince d’Or, un restaurant gastronomique réputé de la province de Norland qui siégeait non loin de la halle principale du port. Pas le plus huppé de la ville, pas occupé par un chef cuisinier de légende, mais c’était le premier établissement qui s’était montré en mesure d’accepter une réservation surprise pour une cinquantaine de personnes passée il y a moins de cinq heures. Il faut dire que pour les héros de la ville, ils avaient fait un effort : c’était à leur sens la moindre des choses qu’ils pouvaient faire après les évènements d’il y a quelques jours. Les gérants avaient même essayé de se battre contre Dogaku, sans succès, pour lui faire cadeau des repas ou à tout le moins leur proposer des tarifs avantageux. Mais l’autre avait insisté pour les payer au berry près en dépit de toutes leurs protestations, arguant inlassablement qu’il avait bien un train de vie à justifier et que son argent serait très bien dépensé comme ça. Aussi leurs hôtes avaient décidé de mettre les petits plats dans les grands pour s’assurer que leurs clients se souviendraient de cette soirée toute leur vie.

La salle qui leur était réservée était façonnée sur le thème de l’astronomie, et disposait d’une verrière en guise de plafond qui avait pour spécificité d’englober un amas de lentilles télescopiques et amovibles, excessivement puissantes. Un genre d’observatoire diaboliquement élaboré qui permettait d’observer des astres et des constellations sublimées les unes après les autres au gré des mouvements des innombrables lentilles qui évoluaient au plafond, et ce même quand la bruine et le brouillard étaient de mise dans la ville. A l’honneur pour les minutes à venir, ils pouvaient contempler la constellation du Cachalion, qui avait la particularité d’être exclusivement visible depuis North Blue sans que personne n’ait jamais réussi à percer ce mystère.

Un part non négligeable des cuisines avait émigré dans la salle elle-même pour présenter aux convives les moments les plus impressionnants de la préparation de leurs plats. Parmi ceux-ci, un chef cuisinier et maître bretteur qui s’était inspiré d’une cheffe culinaire et chasseuse de prime renommée du moment en employant un meitou pour la découpe des aliments – ainsi l’homme avait commandé et obtenu la création de la lame Hokuto, façonnée sur mesure à sa demande par un forgeron de Sanderr pour les besoins des arts de la table.

Ici et là dans la pièce, des sculptures, des tapisseries et des pièces de mobilier évoquaient dans des degrés divers toute l’imagerie de l’astronomie et de ses dérivés éclectiques, depuis la carte stellaire lisible sur les murs jusqu’aux signes du zodiaque représentés ici et là dans les gravures des lourdes portes qui délimitaient la pièce.

Impressionnant ?

A vrai dire, le zoo qui avait pris ses aises dans cet établissement lui donnait davantage une allure de taverne au décorum extravagamment élaboré que de lieu de gastronomie inaccessible aux bourses conventionnelles. En plus du buffet central qui était régulièrement alimenté entre chaque service pour que les convives aillent se faire servir à leur convenance, de nombreuses tables étaient disposées dans toute la pièce pour accueillir tout ce petit monde sans que personne n’ait de place attitrée, et les rotations se faisaient dans l’anarchie la plus totale. Sans compter le brouhaha variable qui enveloppait l’ensemble.

Ils n’en étaient qu’au quatrième service, mais surtout, ils en étaient à leur exagérétième verre de vin. Les nombreux à s’être laissés tentés par les remarquables bouteilles proposées par le maître-sommelier de La Pince avaient unanimement découvert des breuvages appartenant à une stratosphère qu’ils n’auraient jamais pu concevoir jusque-là. Et parmi ceux-ci, nombreux furent ceux à perdre le sens de la mesure dans leur dégustation. D’autant que contrairement à leur promesse et en dépit du regard attentif de Sigurd qui comptait ce qui passait, les tenants du restaurant avaient bien l’intention d’au moins offrir plusieurs bouteilles à leurs convives, quitte à redoubler d’ingéniosité pour détourner l’attention de leur payeur.

Pour l’instant, ils y étaient parvenus en lui envoyant Melchior, Hector, Castor, Nestor et Alastor, les cinq manchots vêtus de costumes trois pièces affectés au service et qui assistaient l’un des chefs dans la préparation et la mise en valeur de ses plats de mer. Cinq oiseaux tous diablement bien dressés qui faisaient office de quasi-mascottes pour l’établissement. Ils portaient même des nœuds papillons.

-C’est très gentil, merci beaucoup, déclarèrent Edwin et Bertille à l’unisson en se voyant resservir de l’eau cristalline par un manchot sous le regard hilare de Dogaku.
-Preeeeh !, braillèrent les oiseaux en s’inclinant poliment.
-Rhoooo ils sont énormes, s’amusa Sigurd tandis que d’autres bouteilles étaient amenées aux convives dans son dos.

D’où les figures barbouillées de CAPSLOCK et d’Elie qui se montraient les dents quand ils n’étaient pas occupés à se resservir du vin, même maintenant que cette dernière avait englouti le remède de Kalem. Ou encore, plus subtiles mais sûrement pas moins amochées, les expressions d’Evangeline et de Maman Dogaku qui n’avaient chacune eu besoin que d’un verre pour virer pompettes et converser bruyamment dans l’animation générale. Par simple amour du sport, la mère de Sigurd se montrait exagérément attachée à subtiliser les couverts de ses voisins… et non voisins situés jusqu’à l’autre bout de la table, d’ailleurs.

A l’autre bout de la pièce, aussi.

Même Syracuse, pourtant tempérée en toutes circonstances dès lors qu’elle était en fonction de près ou de loin, avait toutes les peines du monde à rester modérée devant la débauche d’alcools fins et de grands crus qui s’offraient à elle. Elle représentait la marine, elle représentait la marine, elle représentait… une petite gorgée avant de reprendre son incessant mantra pour la onzième fois consécutive.

Pour l’aider à se tenir éloignée du vice de la boisson, Rachel était en grande conversation avec Jurgen et le vieux Tom ainsi que plusieurs des responsables de la milice qui l’avaient aidée il y a moins d’une semaine, à leur raconter son énorme désarroi quand elle avait dû trancher et composer avec elle-même et ses remords à ne pas avoir réussi à faire inviter l’intégralité de sa garnison.

Bien sûr, que c’était irréaliste.

Bien sûr qu’elle aurait quand même voulu le faire. Mais l’autre avait anticipé.

« Bon alors j’ai invité tout le monde parce que j’ai bien compris qu’au point où j’en étais autant abandonner tout de suite la notion de calme et d’intimité, dans même pas une semaine j’vais m’retrouver à crécher dans une mini cabine où j’entendrai probablement les gens gueuler depuis le couloir quand je roterai dans ma chambre, et en plus je serai un gros privilégié parce que la masse de monde pioncera dans des dortoirs bien moins conforts que mon petit nid.

Alors justice, d’accord, j’invite tout le monde, avec ce qu’on vient de faire et avec ce qu’on va faire, moi je dis train de vie exorb’ kaméhaméha c’est mérité pour tous. Vous pouvez ramener qui vous voulez je prends absolument tout en charge. Enfin, pas toute la ville non plus. Et pas toute votre garnison Rachel, d’solé mais je vous vois venir. »


Et puis, elle ne l’aurait pas imposé de toute manière. Mais quand même…

-Je suis désolé mais trois cent couverts en plus des nôtres c’était un peu plus difficile, répéta Sigurd en souriant devant le désarroi évidement de l’officière. Et y’avait pas la place. Ni la capacité.
-Je sais, déprima presque la commandante.
-MAIS. Enfin, ça n’a rien à voir. Je tiens quand même à… FAIRE UNE ANNONCE !, s’écria Sigurd en tapant dans ses mains tout en montant maladroitement sur une table en veillant bien à ce qu’elle puisse le supporter.

« Tout le monde trente secondes d’attention s’il vous plaît !

Pour la commandante Rachel Syracuse !

Moi, Sigurd Dogaku, Gros-Benêt-Luvneelois-à-Poil-Blond, Chevalier de Nowel et Infâme Capitaliste Boulimique, souhaite vous remercier pour l’espoir que vous m’avez rendu quant au fait qu’il y a encore très hypothétiquement des gens biens et capables d’user de leur cerveau comme il le faut dans la marine mondiale. Genre vous êtes pas tous des bourrins surdorikisés qui s’attendent à ce que le monde vous fasse des courbettes eeet…

Euh ouais pardon.

Je mettrai tout particulièrement l’accent sur votre patience, votre sens de l’à-propos et votre diplomatie, et plus globalement sur votre « vous êtes quelqu’un de très bien si tous les officiers de la marine étaient comme ça serait bien dans le monde même moi j’devrais m’inspirer de vous ».

En conséquence, j’aimerais vous remettre une médaille on ne peut plus fictive et dénuée de toute valeur officielle, la médaille de la Reconnaissance des Nowels. Ou alors on l’appelle autrement, moi j’ai pris ça pour rester sur le thème de la Reconnaissance des Nations, c’est vous qui choisissez.

Alors du coup, je ne demande pas aux gens du public de vous faire une ovation, mais juste de ma part :

Merci.

Mais je reste convaincu que y’a plein de gros cons dans la marine et que je vais pas leur faire des courbettes juste pour vous hein.

Voilà ! »

Et ce faisant, il descendit avec grande précaution pour finalement remettre à Rachel la médaille factice qu’il avait faite préparer juste à son attention et qu’il avait brandit dix secondes plus tôt aux yeux de tous : pour un œil non-averti, cette pièce d’orfèvrerie d’excellence pouvait parfaitement faire illusion à côté des distinctions de la marine dont disposait déjà la commandante. A quelques détails près que seuls les habitués pouvaient discerner : ses couleurs constituant un mélange inhabituel de rouge et de vert n’avaient aucune correspondance parmi les officielles, de même pour ses emblèmes de noisettes et de crinière de Cachalion qui n’avaient strictement rien à voir avec l’héraldique usuelle du gouvernement mondial.

La militaire eu droit à ses applaudissements de rigueur, accordé de bon gré pour la majorité de ceux qui l’acclamaient.

-Elle est magnifique, le remercia une Rachel totalement prise au dépourvue et rougissante de surprise et d’émotion. Je ne… n’ai fait que mon devoir et… merci beaucoup. Vraiment.
-Pouvez pas j’l’ai dit d’abord le merci ! Si vous le méritez c’est normal donc y’a pas à me remercier. Mais on peut jouer à autre chose si vous voulez exprimer de la gratitude. Allez, un discours, un discours !
-Hein ?
-J’ai dit : « Un discours, un discours ! »
-Nan mais là c’est trop je ne… rhololo vous êtes ‘hachement horrible en fait je ne sais pas quoi dire moi je… je n’ai rien prévu enfin, je ne peux pas… une seconde, pense Rachel, pense. Que dirait le Manteau de la Justice s’il était dans cette situation ? Bien sûr. Tu sais ce que tu dois faire. Fais ce discours D’accord !

Elle eut beau s’empourprer dans ses premières palabres (mais était-ce l’alcool ? La confusion ou l’émotion ?), Syracuse s’embrasa bien vite à débiter ses inepties habituelles à base de justice et de devoir avec son enthousiasme habituel. En pure perte malheureusement : même sous le feu des projecteurs, elle peina à retenir l’attention de son auditoire, trop distrait par le nouveau lot d’entremets qui venait d’être apporté au même moment. Seuls Edwin et quelques autres restèrent à l’écouter poliment.

-Ca ne passera jamais en note de frais, répéta la baronne pour la dixième fois tandis qu’elle se faisait resservir des escargots parmi les plus incroyables qu’elle n’avait jamais eu l’occasion de manger, elle qui détestait ça.
-Il a dit qu’il avait de l’argent à brûler, commenta sommairement Yaombé qui était littéralement, du fait de son allégeance et de ses convictions, la seule personne de toute la salle à rester de marbre face à la déferlante de préparations ensorcelantes. Tu n’as rien à craindre.
-Argent gratuit, brailla l’un des perroquets en tapotant son bol de céréales et de légumes du bout de son bec.
-Miam miam ravitaillement !, fit l’autre en rapportant une assiette remplie d’escargots qu’il déposa devant Valmorine en échange de caresses.

Parce que ça ne dérangeait visiblement personne de voir des oiseaux traverser la pièce d’un vol en étant chargé de victuailles. Il n’y avait pas encore eu d’accident, au moins.

Chloé appréciait au moins autant que Sigurd, même si ça n’était probablement pas pour les mêmes raisons.

-Même au palais, je n’ai jamais vu ça. Un festin pour autant de monde.
-Parce que tu n’es pas invitée. Le roi n’en fait profiter que sa cour, les courtisans qui lui graissent les bottes pour garder ses faveurs. Ca arrive au moins une fois par semaine, mais seuls les privilégiés y ont droit. Même la princesse, qui a des valeurs fortes, n’étale ses richesses que pour obtenir les faveurs des jeunes nobles de sa génération qui feront le futur de Luvneel. Alors bon…
-Je rêve peut-être fort en disant ça, mais… j’ai beau n’avoir passé qu’un mois ici, j’ai plutôt l’impression que le futur de Luvneel se passe ici. Pour une action effectuée par le roi ou la princesse, il y en a cinquante qui se font rien que dans cette ville. Et dix rien qu’à cause d’eux.
-Une impression. Il ne se passe rien d’autre ici que le maintien du statut quo. Tu peux voir ici un homme qui se rachète une conscience ou qui partage son petit égoïsme avec son cercle proche, rien de bien incroyable pour qui que ce soit. Réfléchis. Avec tout cet argent, qu’est-ce que tu aurais pu faire chez toi ? Combien de champs auraient pu être rénovés, ou de commerces financés pour poser de quoi éponger les dettes de ta baronnie ? Au lieu de le gaspiller comme ça.
-...
-Alors ?
-Je vois ce que tu veux dire.

Mais malgré ça, elle avait comme un doute. Et de toute manière, elle avait déjà trop mangé et trop bu pour pouvoir tenir ce genre de discussion. Tout du long du repas, elle avait pris des notes sur toute les folies qu’elle avait vues se succéder dans les assiettes, pour se graver la chose dans la mémoire et pouvoir en reparler longuement avec son mari quand elle le reverrait. Le jour où ils auront les finances pour, elle l’amènerait ici, obligé.

Ses préférés ?

Le truffé de Homaréchal et sa jardinière automnale au sel de criste, incontestablement. Elle avait adoré.

Elle garderait également un souvenir inoubliable pour le dégradé sauce soja de Kage Berg caramélisé au chalumeau. Il s’agissait de lanières de viande d’un des meilleurs bœufs du monde qui retranscrivaient ensemble plus de quinze nuances progressives de cuisson chacune assaisonnée à sa manière. Même Konan et ses grands airs imperturbables avaient flanché devant ce plat. Et pas seulement parce qu’il avait toujours le bras en compote. Etrangement, c’était elle qui avait maintenant des choses à lui apprendre, pour qu’il parvienne à se débrouiller avec un seul bras valide le temps qu’il se répare.

Dans la salle, les adeptes du sucre attendaient avec impatience les deux desserts annoncés, la modeste mais prestigieuse cascade de sorbets granulés de copeaux de fruits de saison et son intriguant successeur, le Rubicoffre grillé aux six faces amande-pistache-noisette-châtaigne-cajou-macadamia et son cœur de surprise mystère au miel vanillé. Un casse-tête comestible qu’on pouvait librement résoudre ou dévorer en fonction de l’intérêt ou de l’impatience qu’il nous évoquait. L’ensemble était parfaitement amovible et finissait même par s’ouvrir sur l’une des faces quand on alignait correctement ses parfums.

Et c’était sans compter les divers potages, amuse-bouches élaborés et entremets qui leur étaient servis entre chaque plat.

Pour sa part, Chloé avait déjà connu l’apothéose avec un Mammouth Burger calibre PEGI 10, qui était effectivement constitué de viande de l’animal éponyme, importée de Grandline. A plusieurs reprises, les adultes s’étaient retrouvés à jalouser son menu enfant, sans oser le reconnaître pour la majorité. Sauf Jürgen, qui avait descendu les cartes du regard dès son arrivée et avait poliment obtenu d’avoir droit à deux menus enfants pour lui tout seul.

Même Kalem, pour toute la débauche qu’il trouvait à reprocher aux convives et à leurs hôtes pour (étalement de faste sans vergogne, voracité désinhibée, hygiène et sens de l’étiquette particulièrement douteux, hygiène et sens de l’étiquette particulièrement guindés…), n’avait pas adressé le moindre commentaire désobligeant à l’encontre du contenu de son assiette.

-Putain t’as beau être riche t’es encore plus sale qu’un porc, adressa-t-il à Sigurd lorsque ce dernier manqua de nourrir son pantalon à grands coups de sauce.
-T’as vu ?, répondit fièrement l’autre. Et ouais, désolé, je fais partie de ce qu’on appelle les nouveaux riches, ou comme je préfère dire les parvenus. Tu vois tous les codes d’étiquette et de savoir vivre et de comment manier les seize couverts qui sont présents sur une table en levant le petit doigt pour être digne ? Je cause pas ce langage et j’pas envie de l’apprendre. Je suis probablement pas convaincant quand je dis ça mais j’aimerais bien rester un gens normal. Mais c’est déjà trop tard, hein ?
-Vu ta sale gueule, t’étais pas normal depuis ta naissance, si ça peut te rassurer.
-Connard, répliqua l’autre en explosant de rire. Je vais oublier la première moitié de phrase et prendre ça pour un compliment.

L’espace d’un instant, il crut voir un coin de sourire germer sur les lèvres de Kalem. Ce qui ne fut évidemment pas le cas, mais il choisit d’en rester à sa première impression.

Sigurd était bien. Et visiblement tout le monde était bien, se dit-il en embrassant la salle du regard dans un élan de sympathie universelle. Depuis plusieurs minutes, il s’amusait à tous les détailler du regard en observant comment chacun réagissait et interagissait dans le foutoir sans nom auquel ils donnaient vie. Il y avait de quoi faire. Il ne comprenait pas trop pourquoi, mais Elie et CAPSLOCK occupaient maintenant le centre de la salle et avaient initié un genre de joute verbale et gestuelle qui s’était vite créé un sacré auditoire, et l’ex-commodore défiait maintenant sa némésis en brandissant une baguette de pain dans sa direction. Même les manchots du restaurant et les perroquets de Konan faisaient partie du cercle de leurs spectateurs.

Tant et si bien que pour attirer son attention, il fallut que sa compagne lui pose une main sur l’épaule en s’appuyant sur lui. Les oreilles et les joues empourprées par l’alcool, mais l’œil encore tout à fait vif. Toujours debout, elle pesait un peu trop lourd contre sa chaise pour être vraiment en possession de ses moyens, quand même.

-Je me dois quand même de vous poser la question, pinça Haylor sur un ton de serpent. Expliquez-moi, s’il vous plaît, comment le petit moment intimiste que vous m’aviez promis s’est transformé en… ça.
-Oh. Ah. Harharharh. Bah euh je suis faible et débile, je vois pas quoi dire d’autre. En repassant dans le salon à les voir tous rigoler devant ma belle barbe blanche je me suis dit que c’était une bonne occasion de faire plaisir à tout le monde. Alors que nous on connait déjà très bien nos gammes et qu’on a toute la vie pour se faire d’autres têtes à têtes mignonnets, donc… euh… bah voilà.
-J’en conclus que je ne peux plus passer une heure dans mon bain sans que vous n’ayez de bonnes idées par vous-même. N’est-ce pas ?
-Wooolah, z’y êtes restée cinq heures pour info, f’pas abuser non plus.
-Quatre, et j’en avais vraiment besoin.

-Ben voyons. Erf. Du coup, vous m’en voulez à quel point pour avoir dégommé notre soirée ?

L’expression qu’elle lui adressait était globalement la même que quand il l’avait chatouillée un peu plus tôt dans l’après-midi, ou plutôt… non, dans le genre de celle affichée lorsqu’il s’était taillé une barbe en mousse en fait.

-Non, c’est très bien. Vous avez eu une excellente idée et je suis fière de vous. Ce que vous avez fait pour Rachel est très bien également, je suis ravie de vous revoir capable de faire des choses pareilles. J’imagine que vous auriez quand même préféré que ce soit juste nous, tous les deux ce soir?
-Y’avait des arguments dans les deux sens. J’ai éteint mon cerveau.
-Oui, comprit-elle en s’appuyant encore un peu plus contre lui pour se rapprocher. Sigurd, je suis désolée de vous forcer la main en permanence pour ça. Pour tout. Je ne sais plus quoi faire ou penser à ce sujet. Est-ce que je suis horrible ?
-Eh ? Meuh non, ça va faire depuis quatre ans que vous avez arrêtée d’être horrible, maintenant vous êtes juste invasive, sourit-il gentiment en essayant sans succès de créer la même réaction en face. Globalement je suis client et c’est très bien hein. Faut juste qu’on trouve encore le bon petit point d’équilibre mais y’a pas de raison. Serait quand même top que je garde le droit de revenir à mon état naturel de larve rachitique qui végète paisiblement à regarder le temps qui passe, de temps en temps. Avec toutes les BA que j’ai déjà à mon actif c’est de bonne guerre nan ?
-Je suis entièrement d’accord avec vous. Sauf que c’est ce que vous avez fait sans interruption depuis Kanokuni et que vous auriez continué à faire indéfiniment si je ne m’étais pas sentie obligée de vous jeter dans les griffes d’une empereur pirate pour vous tirer de votre torpeur.
-… on a déjà eu cette discussion non ? Bon, on peut dire que je me suis un peu trop avachi sur moi-même ces derniers temps, ok. Mais c’est pas comme si j’avais pas le droit de me reposer sur mes lauriers vu ce qu’on s’est déjà tapé, d’autant plus que je suis pas en compétition avec qui que ce soit.
-Sauf que j’ai un autre problème, c’est que je suis convaincue que vous n’auriez rien fait de tout ce que vous avez accompli si vous ne m’aviez pas rencontrée. Est-ce que vous devinez la suite ?
-Non ?
-Essayez.
-Bah… je veux dire ouais c’est connu de longue date ça. Je peux spontanément faire des trucs très biens mais j’en fais plus et des plus mieux avec vous pour me motiver et m’encourager, c’pas un mystère. Et c’est pareil pour vous.
-Sauf que pour pousser le raisonnement un petit peu plus loin, si je vous vois arrêter de faire ce genre de choses trop longtemps, je commence à me demander si vous ne vous lassez pas de moi. Et à me faire un sang d’encre sur ce que je vous évoque. Alors que je n’ai aucune raison de le faire, même s’il n’y a que la moitié de mon cerveau qui en a la certitude absolue. Parce que je suis idiote.
-Ah non on a jamais eu cette discussion vous m’aviez pas tout dit en fait. Woah. Z’êtes sérieuse ?
-Je suis vraiment désolée.
-Ca vient d’où ça ?
-De ma paranoïa sans bornes. Le proverbe dit que l’amour dure trois ans. Ca fait plus de trois ans. Donc je dois me méfier.
-Bah oui mais non faut pas enfin bien sûr que non je ne… nan mais déjà faut que vous sachiez que vous comparez deux trucs qui n’ont strictement rien à voir et… j’aurais envoyé des signaux foireux qui vous auraient fait psychoter des trucs chelous sans m’en rendre compte ?
-Bien sûr, vous avez arrêté de sauver le monde.
-Ah oui bien sûr, suis-je bête.
-J’ai déjà dit que j’étais idiote et paranoïaque, n’attendez pas de réponse censée de ma part.
-Ouais ‘fin je m’imaginais pas que vous marniez comme ça dans votre poison et je préfèrerais vous déminer maintenant que vous me le dîtes et… attendez une minute, vous voulez dire que je peux plus me mettre à glandouiller sans que vous vous remettiez en question à croire que je vous aime plus ? Oh p’tain ma vie va être plus dure que ce que je croyais.
-Non, ça n’est pas exactement ça, mais… si, c’est quelque chose dans ce genre je pense. Je suis vraiment désolée.

-Rhooo mais faut pas enfin. Regardez, la raison pour laquelle je suis pas chaud pour qu’on aille sur Vertbrume, même si j’ai rien de vraiment plus noble à faire à court terme, c’est que c’est dangereux, miss. Et que mes plans de fin de carrière prévoient de vieillir bien à l’aise tout peinard avec vous dans un bon gros manoir pas loin d’un lac et d’une forêt où il pleut tout le temps avec du beau brouillard, ce qui nécessite que je reste en vie. ‘Fin je dis ça mais si on crame tout notre argent sur une connerie ça sera pas grave non plus hein. En tout cas j’ai déjà les grandes lignes : vous qui perdez patience au point de finir par m’agiter sous le nez des pancartes avec MARIAGE écrit en lettres de sang sur tous les murs de la maison, le jour où je me pète la gueule dans les escaliers et où je finis avec un bras dans le plâtre pour quelques mois parce que vous venez subitement de me dire que vous voulez des enfants, les longues nuits difficiles où vous vous réveillerez à pas d’heure pour me dire que vous avez une terrible envie de morceaux de pastèques marinés dans du sirop d’érable et que vous êtes trop épuisée pour aller vous le chercher vous-même vu que vous êtes enceinte de six mois, moi qui creuse des tranchées dans la salle d’attente à la maternité à force de tourner en rond tellement je serai nerveux sans aucune raison de l’être, ma main qui finira broyée par la vôtre parce que j’aurais fait une blague de très mauvais goût pendant que vous êtes en train d’accoucher et que ça sera vraiment absolument pas le moment, le paquet de fois où le mini-nous survolté me vomira dessus parce que j’ai été incapable d’identifier qu’il voulait rototer un peu fort pendant que je jouais avec, laaa…
-Ca va durer encore longtemps ?, commença à s’inquiéter Evangeline.
-J’ai pas encore exactement décidé de comment je rêverais que soient traitées nos dépouilles et les volontés que je laisserais à la bande qui restera derrière nous, un truc sobre et osef ou bien plein de panache et yolo, et statistiquement je vais RIP avant vous même si ça me fera beaucoup de peine de vous laisser derrière, mais je peux broder un moment, oui.

Ils ne s’en étaient pas rendus compte, mais le spectacle qu’offraient la comédienne et le commodore avait pris fin il y a un moment maintenant, et les principaux acteurs avaient innocemment regagné leur place auprès d’eux sans suspecter quoi que ce soit. Et une fois sur place, sans que la discussion ne puisse leur échapper vu l’état volubile du Sigurd. Sans la moindre once de malice ou d’indiscrétion, Chloé fut la première à commenter ce qu’elle voyait.

-Dis Kalem, ils vont s’embrasser tu crois ? Comme dans les histoires ?
-De quelles histoires tu parles ? Elie rassure-moi, tu la laisses écouter quoi à son âge ? T’es quand même pas assez conne pour…
-Euh. Vous voulez peut-être qu’on vous laisse un instant?, suggéra Elie. Qu’on reparte ?
-Ouais !, s’exclama Sigurd. Si ça pouvait durer le temps que vous fassiez l’aller-retour sur Vertbrume ça serait impeccable même, merci.
-C’est mort tu viens.
-Zut, mon plan Z a échoué. Tout le stratagème que j’ai établi pour en arriver à ce point n’a abouti à rien. Bon bah j’aurais essayé.

Et en retour, Elie le regarda avec une intensité telle qu’elle ne pouvait que le suspecter d’être sérieux et de s’en outrer en conséquence. Et il la regarda en retour, à la fois étonné de lui faire naître cette impression mais aussi… amusé au point d’en exploser de rire, parce qu’il réalisa soudainement qu’elle était incapable de discerner les nuances d’ironies pourtant exagérément dosées qu’il débitait à chacune de ses phrases, et que c’était probablement le cas depuis le début de toute cette histoire. A la moindre des bêtises qu’il avait pu glisser jusque-là, il était fort probable qu’elle ait toujours eu le doute.

Et que ça la travaillait.

Et rien que ça, c’était juste parfait.
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