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L'héritage de Jérôme de Clare



_____La Pyrphidée s’avance langoureusement, exaspérant notre impatience. Nous y sommes. Le cri que la vigie a lancé il y a quelques minutes à peine résonne dans notre mémoire, et nous tendons le cou pour espérer la voir. La Terre, celle que nous recherchons depuis des semaines déjà, essai après essai, échec après échec. Nous avons d’abord collecté une liste de pistes potentielles, toutes plus foireuses les unes que les autres. Certaines ne semblaient pas dépasser le stade de la légende, mais d’autres étaient avérées, comme l’attestaient les archives des journaux qui détaillaient les exploits de nos prédécesseurs. Après avoir brainstormé celles qui nous semblaient les plus pertinentes, nous avons multiplié les choux blancs et les fausses pistes. Trésors inexistants ou déjà pillé, île introuvable ou n’abritant qu’une poignée de berries… jusque-là, la chance n’a pas été de notre côté et nous avons même commencé à douter. Certains envisagent de laisser tomber, je le sais. Seul le salaire que je continue à leur verser les maintient à bord. D’autres sont indifférents et ne sont là que pour s’amuser. Finalement, ce qui a redoré mon blason auprès de mes hommes et femmes, c’est notre dernier échec, que j’ai réussi à transformer en la promesse d’une réussite.

_____Parmi toutes les cartes qui circulent, beaucoup sont fausses. Faussaires, dessinateurs malhonnêtes, charognards de faux espoirs et autres bonimenteurs sont légions. Mais là où nous avons fait fort, c’est que nous sommes tombés sur une vraie carte faite par de vrais pirates qui possédaient un vrai trésor. Sauf qu’il s’agissait d’une embuscade. Un piège astucieux qui visait à nous attirer sournoisement sur une île déserte pour nous y égorger et nous soutirer tous nos objets de valeur. Bien essayé.

_____Marins, loups de mer, bagarreurs, maîtres d’arme et jeunes aventuriers, nous ne sommes pas tous des fines lames mais nous ne sommes pas du genre à nous laisser faire. Avec mon navire de guerre, je navigue dans la catégorie « gros poisson » et je ne me suis jamais vraiment inquiétée d’une potentielle attaque pirate. Bilan des courses : deux blessés par balle de notre côté, victimes de l’effet de surprise. De leur côté, cinq morts au combat, trois noyés, dix-sept capturés et des déserteurs. Or, ces imbéciles avaient pour habitude d’aller cacher les richesses volées aux apprentis chasseurs de trésors sur une île voisine, et c’est justement ce morceau de terre qui nous fait face, et vers lequel nous glissons avec la langueur d’un couple d’amoureux au réveil.

— Tenez-vous prêts !

_____Les marins s’accrochent comme ils peuvent. Manœuvres, barres de métal, rambarde, La Pyrphidée offre de quoi se tenir et pourtant qu’elle s’échoue sur le sable à une vitesse quasi-nulle, la secousse nous surprend tous, par la majesté de sa puissance muette. Alors, à vingt, nous sautons par-dessus bord pour atterrir souplement sur une plage nue, qui s’étend encore sur quelques mètres avant d’être coupée par de petites falaises. Comme un mantra, je rappelle à mes coéquipiers les indications que nous ont gentiment confiées nos amis les pirates – avant qu’on les jette à la mer d’un coup de pied au derrière. Nous contournons la falaise qui nous fait face à la recherche d’un petit chemin de pierre abrupte qui nous permet de l’escalader et de rejoindre la forêt. Là, des marques de peinture à moitié effacées nous indiquent le chemin. Compte tenu de l’obscurité offerte par les feuilles en été, il est très difficile de les repérer, et j’imagine qu’elles sont complètement introuvables pour qui ignore leur existence.

_____Alors nous arrivons devant un immense puits, un cercle de pierre si haut qu’il faut qu’on se fasse la courte échelle pour monter dessus. Nous envoyons deux de nos gars les plus costauds, attachés par un nœud de chaise, descendre dans les tréfonds de l’obscurité. Arrivés en bas, ils grattent leur briquet et nous annoncent l’existence d’un tunnel, alors nous envoyons deux autres gars, puis deux autres encore. En un rappel vertigineux, je rejoins mes camarades six pieds sous terre et nous commençons à explorer les galeries, nous perdant parfois. L’excitation se mêle à l’impatience dans un bouillonnement frustrant qui nous tiraille les entrailles. Parfois la peur se glisse entre deux inspirations, quand nous entendons l’eau gouter, la pierre crisser sous les griffes de quelque chauve-souris et, surtout, quand nous voyons les flammes de nos torches frémir dans des mouvements inexplicables.

— C’est ici !

_____Ganya, un jeune garçon qui agit plus vite qu’il ne pense et que je reconnais à sa voix cassée d’adolescent, nous mène dans une petite salle où quelques coffres et broutilles nous attendent. C’est tout ? Un peu déçue, j’ordonne à un binôme de remonter ça à la surface et je continue l’exploration du souterrain avec les deux autres, mais nous faisons rapidement le tour. Finalement, nous ne trouvons qu’une deuxième salle où étaient conservés quelques objets de valeur, à l’abri des bestioles et de l’humidité. Miroir en or, tableaux de maîtres, bijoux, objets décoratifs, figurines en jade et coffres remplis de berries, voilà notre bilan du mois. Bien sûr, ça n’a rien à voir avec la montagne de fric de la reine Kalida mais avec ça, je vais largement pouvoir payer le salaire de mes matelots, sans parler du gros boost de leur morale ! Cela dit, je ne vais pas me contenter de ça. Je leur ai promis du rêve, du gros, de l’aventure ! Mais là, on arrive sur une impasse neuf fois sur dix pour, une fois de temps en temps et sur un malentendu, tomber sur un trésor de seconde zone qui permet à peine de nous sustenter… Nous voulons faire fortune, que diable ! La prochaine fois, il va falloir viser plus gros, plus haut, plus fort. Ainsi, j’épluche une fois de plus les mythes et légendes d’East Blue à la recherche de la piste qui nous mènera vers la fortune, qui nous permettra de percer, d’étendre notre renommée au-delà de cette mer.

— Boss, on a trouvé ça qui appartient à un vieux retraité de la marine à la retraite, et cette valise a une étiquette dessus, on en fait quoi ?

_____Miloupe, une rousse aux cheveux tellement délavés qu’ils paraissent parfois translucides, me tend un vieux médaillon sans valeur et une valise en très mauvaise état. Nous ne sommes pas et nous ne voulons pas être des voleurs. Et même si voler des pirates, ce n’est pas vraiment du vol, tous ces objets sur lesquels nous avons mis la main aujourd’hui appartenaient jadis à des vrais gens, qui sont sans doute morts le jour où ils les ont perdus. Et alors ? Et alors, je pense que si l’objet appartient à une personne vivante et identifiable, et si elle possède une valeur sentimentale avérée, nous devons lui ramener. Et si la personne n’est plus de ce monde mais possède un entourage proche qui pourrait légitimement hériter de l’objet, nous devrions aussi lui ramener, mais seulement si ça n’est pas trop galère. Pour le médaillon, l’envoyer par courrier devrait suffire. Je ne sais pas qui le recevra. Le monsieur ou la madame, ou peut-être leurs enfants, leurs parents, leurs amis ? Des gens qui sont sans nouvelle depuis des mois, ou peut-être des années ? Seront-ils soulagés de recevoir ce médaillon ? L’aidera-t-il à faire leur deuil ou, au contraire, ravivera-t-il une douleur difficilement enterrée ? Je l’ignore mais moi, je pense que j’aurais aimé recevoir un dernier souvenir, comme ça, comme un dernier message laissé par un aimé qui s’en va.

— Il y a quoi dans la valise ?

_____Miloupe hausse les épaules :

— Des vêtements, des jouets, un livre…

_____Pas grand-chose. Je regarde l’étiquette et, soudain, l’évidence me frappe. L’île de Clare… Mais oui, j’en avais déjà entendu parler, non ? C’était quand, déjà ? J’étais marchande ambulante à bord d’un bateau qui doit désormais sillonner la mer du Nord, et on m’avait raconté cette histoire… Jérôme de Clare ! Un naufragé retrouvé mutilé sur la plage d’une île paumée au milieu de nulle part, juste à l’angle entre Red Line et Calm Belt… Je m’en souviens, maintenant. Souriante, je m’empare d’une clochette qui traînait par là et, d’un ton enjoué que je voulais énigmatique, j’annonce à ma mousse :

— On va leur rapporter !
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_____Attirés par le son de la clochette, mes subordonnés se rassemblent sur le pont. Profonde, ma voix porte jusqu’à leurs oreilles toute une flopée d’informations. D’abord, je les félicite pour cette réussite et je fais un bilan rapide de notre pactole : une douzaine de millions de berries on comptant les tableaux. Ensuite, je leur promets un arrêt au port pour fêter ça parce que le moral, c’est important et qu’une petite fête à petit budget ça ne fait pas de mal, de temps en temps. Alors, tout le monde m’acclame et je n’ai pas le temps d’en placer une. Des gens me prennent sur leurs épaules, me lancent haut dans le ciel puis me rattrapent, tout joyeux. Bon, je suppose que je vais leur parler de la prochaine étape plus tard.

— Prochaine étape, l’Île de Clare ! Pourquoi là-bas, vous demandez-vous ? Eh bien mes amis : avez-vous déjà entendu parler de la légende de Jérôme de Clare ? Oui, non ? Non ?

_____Quelques mains se lèvent, mais pas plus de la moitié. Je me récapitule vite fait l’histoire dans ma tête pour mieux la restituer :

— Pour ceux qui ne la connaissent pas, Jérôme est un naufragé qui a été retrouvé sur l’Île de Clare, dis-je en montrant un point sur la carte. Qu’a-t-il de spécial ? Eh bien, figurez-vous qu’il a été retrouvé mutilé, à deux doigts de la mort !

_____Je fais une grimace, sincèrement dégoûtée par l’image que je m’apprête à donner, ce qui arrache un petit sourire à mes subordonnés les plus attentifs.

— Jérôme avait les deux jambes amputées, au niveau des genoux, et ce n’est que grâce à l’attention acharnée d’une certaine Avela Mahony qu’il a eu la vie sauve. Seulement voilà : toute sa vie durant, il a gardé le silence, se plongeant dans un mutisme total et obstiné. Qui était-il et que lui est-il arrivé ? Nul ne le sait. Nous savons tout juste que le mot « pirate » le plongeait dans une profonde colère mêlée de tristesse, et qu’il avait pour habitude et se traîner jusqu’à la mer pour y griffonner des choses sur le sable. Quelques jours avant sa mort, il a fait venir Avela qui était devenue sa mère adoptive. Il voulait certainement lui dire quelque chose mais, après tant d’années de mutisme, il avait perdu la capacité de parler. Son secret, quel était-il ? Qu’est-ce qui pourrait pousser un homme à garder le silence toute sa vie, qu’est-ce qui pourrait pousser des pirates à mutiler à ce point un être humain si ce n’est un trésor, un fabuleux trésor qui n’attend qu’à être découvert ?
— Puisque tu le dis, boss.

_____Tathan, un de mes hommes les plus impertinents, ne semble pas des plus convaincus, mais au pire si on ne trouve pas de piste, on ne trouve pas de piste et on passe à autre chose alors autant essayer ! Et de toute façon c’est moi qui commande alors direction l’Île de Clare !

_____La valise nous a menés devant une vieille maison abandonnée. Grise, morne et triste, endeuillée d’absence et poussiéreuse, la vieille baraque ne paie pas de mine. La boîte aux lettres obèse ne semble plus avoir la force de mâcher ce que les facteurs s’entêtent à lui enfoncer dans le gosier et les mauvaises herbes ont envahi un jardin autrefois paisible et lumineux. Voyant quelques silhouettes craintives à travers les vitres des maisons voisines, nous décidons de toquer à leurs portes pour en savoir plus. De vieilles commères, de nouveaux locataires ou propriétaires, peu semblent porter en eux la mémoire que nous cherchons. Finalement, on nous indique la maison d’un monsieur qui habite plus loin, en centre-ville, et qui – parait-il – s’est rendu régulièrement ici pendant presque un an avant de réduire drastiquement la fréquence de ses visites. La dernière fois que le voisinage l’a vu remonte à quelques mois, apparemment.

_____La porte s’entre-ouvre avec timidité. Dans son entrebâillement se révèle un vieil homme courbé par le poids des âges, diminué par la fatigue. Ses yeux bleus cristallins, qui devaient briller de mille feux à l’heure de sa jeunesse, cachent la triste mélancolie des amours perdus. Surpris, n’attendant pas de visite, il nous interroge du regard et, l’espace d’un instant, je vois briller la force d’une vitalité refoulée.

— Bonjour monsieur, excusez-moi de vous déranger., j’entame sur un ton poli. Nous cherchons monsieur… (je soulève la valise pour regarder sur l’étiquette) Cela, s’il vous plait.

_____Le dénommé Cela écarquille des yeux et surgit de derrière sa porte, me bousculant au passage. D’un geste fébrile, il s’empare de la valise et des soupçons de larmes viennent encore éclaircir ses yeux. Sans rien dire, il nous parcourt du regard, comme s’il cherchait quelque chose. Ses yeux s’attardent sur les plus vieux d’entre nous mais personne ici n’a plus de la cinquantaine. Il s’avance encore, s’accrochant à son désespoir. Il s’assoit. D’un geste tremblant, il ouvre la valise et en sort des vêtements abîmés, tachés, déchirés pour certains. Il fouille encore à la recherche d’un signe, d’un indice, quelque chose – n’importe quoi mais il ne trouve rien, rien d’autre que l’inéluctable néant que nous lui avons offert. Alors il laisse surgir ses larmes, discrètement. Il sanglote, se mouche dans un mouchoir qu’il n’avait pas vu depuis cinq, dix, quinze ans… qu’est-ce que j’en sais ? Comment mesurer sa douleur ? Je ne sais pas qui il est ni qui il a perdu, et j’ai peur d’avoir fait le mauvais choix, d’avoir violé une intimité qui n’est pas la mienne, d’avoir fourré ma main dans des affaires qui ne me regardaient pas et d’avoir ravivé de vieilles blessures. Là, ça va aller, tout va bien. Je m’assois à ses côtés et je commence à lui raconter notre histoire, pourquoi nous sommes là, comment nous avons trouvé cette valise. Il hoche la tête. Finalement, après un remerciement muet et un sourire soulagé, il prononce un unique mot :

— Khaya.
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_____Nous restons quelques instants auprès de lui, essayant d’en tirer d’avantage, mais il se renferme sur lui-même. Dans un effort inhumain, il trouve la force de se relever et va chercher le refuge de sa porte. Il nous fait un signe de tête, un signe de main puis s’enferme, mettant fin à nos interrogations.

— Vous cherchez Khaya ?, demande un passant qui a assisté à toute la scène.

_____C’est une jeune asperge qui cligne des yeux sporadiquement, comme un automate mal réglé. Elle nous sourit puis nous montre le chemin d’une main :

— Suivez-moi.

_____Après quelques pas qui semblent durer une éternité à cause du silence, notre guide commence à nous raconter ceci et cela.

— Monsieur Cela a perdu ses parents il y a quinze ans, dit-il. Ils étaient ensemble contre l’avis de leurs vieux ; qui avaient d’autres plans. Ils ne se sont mariés que sur le tard. Ils avaient cinquante ans. Ils sont partis en lune de miel dans le Sud. Ils ne sont jamais revenus.

_____Nous emboitons ses pas sans rien dire, reconnaissants d’avoir enfin le début d’une explication.

— Depuis, il est tombé dans une profonde dépression. Il n’a jamais vraiment accepté la mort de ses parents. Il se rend régulièrement à leur ancienne maison et s’oppose à ce qu’elle soit réaffectée. Elle lui appartient après tout. Il a l’air très vieux comme ça mais il n’a pas quarante ans !

_____Il garde le silence quelques instants, ne sachant pas trop comment continuer.

— C’est gentil à vous d’être venus. Avec ça, j’espère qu’il pourra se faire une raison. Mais vous n’êtes pas là juste pour ça, j’imagine ?

_____Je soutiens son regard, ne sachant pas trop quel sourire afficher. Ses quelques phrases m’ont démonté puis remonté le moral, et finalement je me console en me disant que nous avons fait « le bien », pour peu que ça veuille dire quelque chose.

— Nous enquêtons sur Jérôme de Clare.
— Ah, je vois. Les gens comme vous se font plus rares, ces derniers temps. Tenez, c’est ici.

_____Avec ses bras longs de plusieurs kilomètres, il nous désigne un petit chemin qui mène à un hameau, non loin du bord de mer.

— Voici la baie de Fundy. C’est ici, sur la plage de Sandy Cove, que Jérôme a été retrouvé. Khaya habite dans la maison violette, avec un toit rouge. À la prochaine.
— Merci !

_____L’asperge s’éloigne sans un mot de plus, avec une démarche pour le moins perturbante. Après l’avoir observée quelques instants, je secoue la tête pour retrouver mes esprits et je dirige mon équipe vers la maison désignée. La jeune fille qui nous ouvre ne semble pas plus surprise que ça : elle doit avoir l’habitude.

— Vous venez pour Jérôme ?

_____Nous nous regardons, un peu désarçonnés.

— Oui, vous l’avez connu ?

_____Elle recoiffe une mèche rebelle et regarde ses pieds.

— Pas vraiment, il est mort il y a presque quarante ans. Entrez, je vais vous présenter ma mère.

_____Nous entrons un par un dans cette modeste maison en flanc de montagne, qui nous mange sans ménagement. Assis autour de la table, sur les fauteuils les chaises et les tabourets, à même le sol et sur le canapé, nous envahissons la maisonnée. La fillette disparaît à l’étage et sa mère surgit d’une pièce qui, au vu des odeurs qui s’en dégagent, leur sert de cuisine.

— Mais vous êtes combien comme ça ?
— Dix-sept, je réponds. Mais la plupart est restée sur le navire.
— Vous êtes en sortie de classe ou quoi ?

_____Grande, belle, portant un simple tablier, la femme réalise l’exploit de trouver un endroit où s’asseoir et fixe ses yeux dans l’assemblée. Sans jamais regarder personne en particulier, elle semble avoir plongé son regard dans chacun d’entre nous, et ça nous en bouche un coin. Alors nous faisons silence, nous stoppons nos boutades et enjaillades incessantes pour la laisser parler.

— J’ai connu Jérôme quand j’étais petite. C’était un homme têtu mais gentil. Il n’hésitait pas à se rendre utile et il cuisinait très bien, mais il ne parlait jamais. Quand on lui posait des questions, il se refermait et boudait pendant des heures. Il avait les deux jambes coupées, mais il arrivait quand même à se déplacer, dieu seul sait comment. Il ne voulait pas entendre parler de fauteuil roulant ! Un jour, alors qu’il avait disparu pour la énième fois, je suis venue le retrouver au bord de l’eau, où il revenait sans cesse observer l’océan. Je me souviens qu’il m’a caressé le bras et qu’il a voulu me montrer quelque chose, mais j’ai jamais su quoi.

_____Au fur et à mesure qu’elle plonge dans ses souvenirs, notre hôte parle de plus en plus doucement. D’abord sec et cassante, sa voix se fait plus fluide, plus chaleureuse, plus mélodieuse. Comme si elle voulait nous bercer.

— Vous n’êtes pas les seuls à être venus. Quand il était encore vivant, Jérôme était harcelé par des centaines de personnes qui voulaient en savoir plus. Et plus il s’entêtait à garder le secret, plus nombreux étaient ceux qui souhaitaient en savoir plus.

_____Elle nous regarde désormais avec une sévérité teintée de reproches.

— Tous ces gens, ils se fichaient de savoir qui était Jérôme. Tout ce qu’ils voulaient, c’était connaître son secret. Avoir quelque chose à raconter, faire la une, trouver un trésor. Maintenant qu’il est mort, quand je reçois des gens comme vous qui prétendent vouloir savoir qui il était, voilà ce que je leur dis. Jérôme était un homme gentil, serviable et silencieux. Respectez sa mémoire.
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_____Soucieuse de ne pas la bousculer, j’attends quelques secondes et je tourne sept fois ma langue dans ma bouche.

— Il parait que Jérôme a cherché à parler avant de mourir.
— Oui… Mais peut-être voulait-il simplement nous remercier de l’avoir accueilli.

_____Je soutiens son regard, animée par une curiosité sincère :

— Et toutes les fois où il a écrit des choses sur la plage ? Et cette chose qu’il a essayée de vous montrer ?

_____ Elle hausse les épaules, comme pour minimiser l’importance de ce qu’elle va nous dire :

— Il était comme un père pour moi. J’aurais tellement voulu qu’il me parle, ne serait-ce qu’une fois… Je le retrouvais sans cesse sur cette même plage, à contempler l’océan…

_____Elle se tait subitement, perdue dans ses souvenirs.

— Mais… Il ne vous a jamais rien dit ? Rien écrit ?
— Allez-vous en, me répond-elle sans la moindre hostilité.

_____Je soutiens son regard quelques secondes puis je m’excuse pour l’intrusion. Un par un, nous ressortons de la maison, et nous retrouvons Khaya qui nous attendais sur le banc.

— Venez, je vais vous montrer la plage.

_____Sans plus d’explication, elle s’éloigne en trottinant vers le bord de mer. Le flux et le reflux sont vibrants d’une énergie impérieuse, calme et sereine. Nous sommes si proches de Red Line que la falaise nous barre l’horizon, au loin. Sur notre gauche, la proximité de Calm Belt impose à l’océan une humeur plate et paisible, celle d’un géant qui s’endort.

— Regardez, nous dit Khaya en montrant du doigt : c’est là que Jérôme venait gribouiller des choses sur le sable. Ici, ici et ici, il a gravé des inscriptions sur les rochers, mais bon courage pour les déchiffrer. Aller, je vous laisse. Amusez-vous bien !
— Merci !, nous lançons alors qu’elle nous passe devant avec toute l’impertinence de la jeunesse.

_____Alors que mes camarades s’attèlent à scruter les rochers que la jeune fille nous a désignés, je la regarde partir, cherchant un sens à ses actions. Elle respire la joie de vivre ; sans doute qu’elle aime ce qu’elle fait ! Mais pourquoi est-ce qu’elle nous montre tout ça ? Et sa mère, qui semble si bienveillante, a fini par nous dire de partir… Tout ça me met mal à l’aise, je me sens coupable de mettre mon nez dans leur histoire de famille. Et puis au fond, elle a raison : tout ce qui m’intéresse, c’est le trésor. Je ne suis pas différente des autres.

_____Les rochers sont couverts de mousse, de poussière de sable et de coquillages. Une fois nettoyés, ils sont indistinguables de n’importe quel rocher. Jérôme aurait gravé des inscriptions ? Mais elles sont introuvables ! Par endroits, nous repérons quelques griffures insensées, sans doute dues à quelque animal qui en voulait aux crustacés. En retirant la mousse, nous retrouvons des traces plus caractéristiques, des attaques dans la roche. Certaines griffures semblent avoir été faites au marteau et au burin, mais comme le présageait Khaya, pas moyen d’en tirer quelque chose. En désespoir de cause, je demande à ce qu’on retourne les rochers. Nous parvenons à le faire pour deux des plus petits mais pour les autres, nous devons aller chercher des pelles et des barres de métal pour faire levier.

— Boss, j’ai trouvé un coffre !

_____Gazi, un garçon curieux et entreprenant, a pris l’initiative de creuser sous les rochers. Aidé par trois copains, il dégage un coffre du sable et viens fièrement me l’apporter.

— Bien joué ! Ben, ouvre-le !
— Ah, oui.

_____D’un coup de pelle, il fait sauter le cadenas rouillé qui condamnait l’ouverture et nous nous penchons tous pour apercevoir un bout du mystère. Alors que mes compagnons jouent du coude, une mini-bousculade se forme et deux-trois matelots commencent à se chamailler derrière.

— On se calme, pas tous à la fois !

_____Dans le coffre, deux outils rouillés et une sorte de bouillie amorphe, dernier vestige d’une feuille de papier anéantie par l’humidité. Je sors les outils pour les montrer à tout le monde et je rends sa trouvaille à Gazi, qui fouille le coffre à la recherche de quelque chose qui nous aurait échappé. Tout excités d’être les premiers à avoir fait cette découverte, nous retournons les autres rochers mais mis à part quelques inscriptions indéchiffrables, nous ne trouvons rien de bien concluant à nous mettre sous la pelle.

— Ganya, tu veux bien aller donner ce coffre aux Mahony. Je suis sûre qu’elles seront contentes de savoir que Jérôme a essayé de leur parler, finalement.

_____Je regarde Ganya s’exécuter joyeusement puis j’envoie un binôme le suivre de loin, au cas où il lui arriverait quelque chose. J’ai suffisamment de personnel pour ne pas avoir à envoyer quelqu’un en mission solo et même si le risque est minimal, ça ne sert à rien de le prendre. Pour cela j’ai choisi Mizi et Miloupe, deux filles qui brillent par leur intelligence et leur discrétion.

— Dîtes, vous voulez bien me placer les rochers en cercles, qu’on puisse voir toutes les inscriptions ?

_____Avec de grands gestes joints à la parole, j’orchestre les déplacements des rochers. Ils sont de taille variable, mais l’un d’entre eux est particulièrement massif. Heureusement, j’ai des gros bras dans mon équipage, notamment Svinette qui pourrait presque le porter à elle toute seule ! Une fois les rochers placés en cercles, je me place à l’intérieur avec une poignée de matelots : j’ai pris Maxton, mon cartographe qui en a sous le chapeau et Christobald, un savant fou que j’ai recruté parce qu’il y avait marqué « archéologue » sur son CV.

— Humpf, alors… Si on considère que ces rochers sont faits pour être lus sous cet angle…

_____Christobald sort une équerre et un compas de son blouson recouvert de poche. Il sort également un bloc-notes qu’il tient posé sur ses genoux. D’une main, il commence à griffonner furieusement des équations et des symboles qu’il recopie depuis les rochers avec une précision millimétrique. De l’autre main, il sort une jumelle qu’il met sur un œil et qui tient par l’opération du saint-esprit, puis manipule l’équerre devant son deuxième œil. S’il avait une troisième main, je me demande ce qu’il serait capable de faire avec… Moi, j’avoue que je suis perdue. D’ici, on voit plutôt bien les gravures – où ce qui y ressemble le plus – que Jérôme nous aurait laissées. Et je dois dire qu’il n’y a rien d’intelligible. Ici, on devine un trait à peu près droit ; là une… lettre ? Ça pourrait tout aussi bien être un a, un s, un o, un e… À y regarder de plus près, il y a plusieurs symboles qui ressemblent à des lettres, mais elles ne sont pas à côté. Jérôme a écrit ce qu’il avait sur la conscience mais il a déchiré la feuille et l’a éparpillée au quatre vents, pour être sûr que personne ne la lise jamais.
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— C’est intéressant, me dit Maxton sur le ton de la conversation : on dirait des coordonnées.
— Ah oui ?

_____Nous laissons Christobald à ses hallucinations mathématiques et Maxton me désigne les symboles qu’il a identifiés et isolés.

— Cette gravure, ça pourrait être un 1 ou un 7. Juste à côté, on dirait un point et là, ne serait-ce pas un 4 ? 17.4 ?

_____Je plisse les yeux à la recherche du sens qu’il a trouvé. En me forçant beaucoup, je finis par interpréter ces zigouigouis comme des chiffres puis, soudainement, je ne vois plus que ça. Des coordonnées. Mais oui ! Mais… comment ça se lit ?

— Je ne sais pas, m’avoue Maxton. Normalement, il faut deux coordonnées pour repérer un point, mais là, il n’y en a qu’une seule. Il y en a d’autres sur ce rocher-là, et d’autres encore sur celui-là, mais je n’arrive pas encore à les déchiffrer.

_____Je m’approche du premier rocher et j’effleure les traces de mes doigts. Je sens la roche, j’essaie de m’imprégner de leur message mais tout ce que j’en retiens, c’est que c’est une roche particulièrement abrasive. Subitement, je suis rappelée à l’ordre par la voix de Christobald :

— Ana, t’es devant !
— Oui, pardon.

_____Des chiffres, il faut que je voie des chiffres. Je me concentre sur cet objectif quelques minutes mais rien à faire… À part un rond qui pourrait être un 6 ou un 9, je ne trouve rien d’intéressant. Bon aller, je laisse ma place. En deux enjambées, je sors du cercle pour envoyer quelqu’un d’autre l’inspecter avec un regard neuf. En attendant, je fais les cent pas et je médite sur ce qui me semble le plus plausible. Jérôme était sévèrement handicapé. Ça devait être pénible pour lui de graver dans la roche… s’il l’a fait, c’est bien qu’il y avait une raison. En plus, on l’a souvent retrouvé sur cette plage à griffonner des choses sur le sable. Peut-être qu’il s’entraînait ? Dans ce cas, il devait vraiment prendre ça au sérieux.

— Bon aller, on remballe.

_____Des heures qu’on traîne sur cette plage et tout le monde est entré dans le cercle au moins une fois. Je sens que mes gens s’impatientent et commencent à s’énerver.

— Mais j’avais presque fini !, se plaint Christobald.
— Ça fait trois heures que tu as presque fini. Aller, on décolle. La nuit tombe, là !

_____Mis à part quelques zigotos qui étaient partis jouer sur la plage et ceux qui s’étaient lancés dans un débat passionné sur les inscriptions (tout du moins au début), tout l’équipage est ravi de retrouver la ville pour un repas chaud et un lit douillet. Certains ont tellement le pied marin qu’ils trouvent que les lits tanguent quand on dort sur terre, et préfèrent retourner sur le bateau. Tant mieux, ça m’aide à désigner ceux qui devront surveiller le navire ! Sur le chemin du retour, je marche en tête au côté de Sharon, ma vigie. Il marche vite, avalant les mètres avec un appétit dévorant. Sa démarche est concentrée mais spontanée, régulière mais adaptative, comme si chaque pas était une œuvre d’art, un chef-d’œuvre poussé à la perfection. Il rit sec. Sa langue fourche quand il parle, il mélange des mots. Mais, sans gêne, il n’essaie pas de se corriger, laissant ses phrases libres d’interprétation. Parfois, un mot se transforme en un autre, parfois deux. Parfois il bafouille sur un mot qui devient tout à coup transmebullé, méliformé. Mais jamais, jamais il se semble affecté par les regards de travers de ceux qui ne le comprennent pas, par les railleries ou les boutades ; jamais il ne sort de sa bulle de bienveillance passive, son monde à lui où tout est vert, son jardin secret.

_____Le lendemain, nous revenons sur place de bon matin mais la nuit n’a pas porté conseil. Maxton s’est procuré une carte et repart dans ses calculs de coordonnées et Christobald se remet pile poil où il se trouvait hier, au milimètre près (il a fait une marque sur le sol). Je discute avec untel et untel pour multiplier les idées, mais la quasi-totalité de mon équipage reste perdu devant cette énigme.

Ça y est, j’ai trouvé ! Si on applique une isométrie d’angle un trente-sixième de pi sur chaque lettre, puis qu’on compose avec une involution sur le plan Sud-Sud-Est, et qu’on applique ce principe par récurrence sur tous les littéraux, on obtient un espace propre de dimension non triviale et patati et patata, et blablabli et blablabla

— Euh, Christobald ?

_____Je m’approche de lui, inquiète de rien comprendre de son discours.

— Tu as trouvé quelque chose ?
— Oui, regarde : en déformant légèrement les lettres à l’aide d’une homothétie commutative…
— Doucement, doucement. Oui ?
— On obtient… (il effectue la transformation au fur et à mesure qu’il me l’explique.)
— Des lettres ! Maxton, viens voir ! Ce n’était pas des chiffres !

_____Le cartographe, un peu pincé, viens en fronçant les sourcils.

— Donc si j’ai bien compris tu as juste interprété chaque gravure comme une lettre ?
— Oui, en effectuant une projection sur le réseau induit par un alphabet en trois dimensions, on peut obtenir un résultat optimal au sens de la norme deux, c’est-à-dire au plus proche de ce qui est inscrit sur la roche.

_____Je hausse un sourcil. J’ai entendu « Oui, sur la roche », avec des trucs au milieu. Ça me surprend d’avoir compris des fragments de phrases aussi grands par rapport à ses premières élucubrations. Impatiente, je l’observe attribuer un sens à chaque signe, et je dois reconnaître que le résultat est toujours obtenu en effectuant de petites déformations : parfois un cercle qui s’agrandit, parfois un angle qui se corrige et parfois une figure qui se tourne pour retrouver sa véritable orientation. J’ignore quelles mathématiques il a utilisées pour cela, mais il reste que n’importe qui aurait pu trouver ce sens pour chaque symbole. Individuellement. Le souci, c’est qu’il y a treize symboles et que chaque symbole peut être interprété de cinq ou six façons différentes, ce qui fait… beaucoup trop de possibilités ! Heureusement, grâce au procédé de Gramm-Schmidt ou un truc comme ça, il a trouvé un moyen beaucoup plus rapide et plus fiable, ce qui donne…

« Là où tu ne crois ».
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_____Voilà le message laissé par Jérôme de Clare. Sans aucun doute possible. Je reste un instant abasourdie, à la fois surexcitée et déçue. Excitée parce qu’on va enfin pouvoir passer à la suite, mais dépitée d’avoir un indice aussi peu bavard. Mince, mais c’est quoi encore que cette énigme ? Il ne pouvait pas nous mettre des coordonnées, plutôt ? Les coordonnées c’est facile, au moins on sait ce qu’on doit faire. Je l’aimais bien, le coup des coordonnées. Bon. Faisons avec. Je réunis mon équipage pour faire un rapide tour des idées, puis je demande à mon cartographe de recenser les endroits les plus inaccessibles de l’île, ceux qu’un estropié aurait le moins de chances d’atteindre. J’envoie un binôme tenir les Mahony au courant parce qu’ils méritent de savoir et j’envoie d’autres binômes parler aux locaux parce qu’après tout, ils en savent plus long que nous. Quant à moi, je récapitule les idées concurrentes pour voir s’il y a d’autres pistes prometteuses, au cas où notre savant fou se serait trompé.

_____Rien. Là où tu ne crois reste notre meilleur piste, et faute de quoi que ce soit d’autre de concluant, je demande à Svinette de remettre les rochers comme on les a trouvés et je ratisse rapidement le sable pour restituer à la plage son apparence d’origine. D’ici quelques jours, le vent et la pluie auront complètement effacés les traces de notre découverte. D’ici quelques semaines, la mousse aura de nouveau élu domicile sur les roches, masquant les gravures effectuées par Jérôme. D’ici quelques mois, les moules et autres crustacés seront revenus dans leur domicile, et ces rochers seront alors semblables à tous les autres, sans rien qui ressemble à l’œuvre d’un homme armé d’un marteau.

— L’île est petite, me dit spontanément Maxton. Il n’y a pas vraiment d’endroits où cacher un trésor.

_____Il désigne une montagne sur la carte.

— Il y a une source d’eau douce ici, bien connue des spéléologues. Avec du bon matériel de plongée on peut nager à contre-courant pour rejoindre un réseau souterrain. Je peux demander les plans à un guide, ils nous seront utiles.
— D’accord…

_____Alors là, question inaccessible, c’est peut-être un peu fort. Mais il n’y a rien d’autre, à moins d’aller sous l’île où il y a potentiellement des galléries sous-marines. Mais Jérôme n’était pas un homme-poisson et si j’ai bien compris, il opérait presque toujours de nuit, parce que personne ne l’a jamais vu faire. S’il a caché quelque chose quelque part, il a fait l’aller-retour en une douzaine d’heures, vingt au grand maximum. Mais rien que de ramper jusqu’à la montagne pour ensuite l’escalader sans les pieds, ça doit lui prendre des plombes ! Le mieux qu’il ait pu faire, c’est jeter quelque chose dans la source, mais alors les spéléologues l’auraient retrouvée...

— Pas forcément, m’explique Bruno, le guide.

_____Nous sommes dans le local de l’association de spéléologie de l’île. Il s’agit d’une pièce minuscule dans laquelle sont stockées en vrac combinaisons, bottes, lampes et cordes. Dans une armoire qui ne ferme plus, des réserves de nourriture périmée attendent leur heure et on peut voir des casques couverts de boue et de poussière. Assis en face de nous, l’homme aux cheveux grisonnants nous montre les plans du « trou » – comme il dit – d’où sort le Graise, le petit fleuve qui constitue la principale source d’eau douce de l’île.

— Le trou du Graise n’est pas la véritable source du fleuve. Elle se trouve dans la galerie inondée, quelques dizaines de mètres plus loin. Avant de trouver la sortie, le fleuve a creusé des grottes, façonné des tunnels et poli les parois. C’est un vrai dédale, et nous ne nous aventurons pas beaucoup de ce côté-là à cause de l’eau.
— Donc, c’est possible qu’un coffre soit passé inaperçu ?
— Oui, dit-il avec un petit sourire : S’il est assez lourd pour couler, mais quand même assez léger, il peut dévier sur des kilomètres.
— Bon.
— Bon dit-elle.

_____Je regarde Bruno, un peu surprise par sa réplique, puis je lui explique que nous allons explorer les trois galeries, faute d’une autre piste. Il donne les plans et les explique à Maxton qui hoche la tête et l’écoute religieusement, puis il note sur son petit carnet le nom de tous les participants (il dit que c’est important pour son assurance).

— Vous avez tous faits vos testaments ?, demande-t-il le plus sérieusement du monde.

_____Sa voix est faible. Ses muscles sont tremblants alors qu’il manipule les sacs les plus lourds. À sa respiration qui s’alourdit au fil de l’effort, je vois qu’il accuse les premiers effets de la vieillesse.

— C’est obligatoire avant une sortie spéléo, explique-t-il en distribuant les combinaisons et les baudriers.

_____Bruno nous montre les manipulations les plus élémentaires : comment descendre en rappel, comment bien s’assurer, comment monter et passer les fractionnements. Ces manipulations seront indispensables pour les deux galeries qui sont entièrement équipées, mais pour la galerie inondée, il n’y aura pas d’ancrage où fixer les cordes : nous serons livrés à nous-mêmes. Pour la plongée, nous choisissons d’emprunter un long tuyau (presque 250m !) qui servait jadis à l’aération d’un complexe sportif avant que celui-ci ne disparaisse dans un incendie. Après un peu de rafistolage, ce conduit de caoutchouc nous reliera à la surface et nous permettra de respirer pendant toute l’exploration. Il y aura donc une équipe plongée constituée de moi-même, une équipe « pompe » qui devra m’envoyer de l’air en permanence et deux équipes de surfaces, l’une menée par Bruno et l’autre par Maxton.

— Tu es prête ?

_____Je hoche la tête, pas trop sûre de moi. Dans quoi est-ce que je m’embarque, encore ? J’appréhende. Et si le tuyau se perçait, et s’ils s’arrêtaient de pomper ? Cette mission d’exploration, c’est un peu du suicide, surtout qu’on n’a aucune garantie de trouver quoi que ce soit. Si Jérôme a bien lancé quelque chose dans ce trou, et s’il a dévié sur des kilomètres nous ne le retrouverons jamais. Notre seule chance, c’est qu’il se soit arrêté à quelques dizaines de mètres : suffisamment loin pour passer inaperçu mais suffisamment proche pour être à notre portée.

— Quand tu vas plonger, me rappelle Bruno, tu trouveras tout de suite une sortie. Il faudra que tu continues à descendre, vers l’obscurité, sinon tu n’atteindras pas la galerie inondée.
— D’accord !

_____Je vérifie que mon masque est bien en place puis je réajuste ma combinaison. Bon. Bon dit-elle. C’est parti ! Je me laisse tomber en arrière et j’ai à peine le temps d’avoir le vertige que je rencontre déjà l’eau glaciale. Mon équipement a beau me protéger partiellement du froid, je sens quand même sa langue me parcourir le corps et me lécher la peau. Je frissonne. D’un geste, j’actionne ma lampe frontale qui s’allume dans un crépitement. Les hydrocarbures me réchauffent légèrement dans une sensation étrange mais agréable, et la frêle lumière se propage timidement dans les eaux troubles. Presque à tâtons, je descends encore et encore, prenant garde à ne pas coincer ma ligne de vie dans quelque exubérance rocheuse. Heureusement, tout est lisse, ici, et les fonds sous-marins me réverbèrent une lumière agréable et chatoyante. Froide, colorée, elle m’émerveille de sa beauté. Des reflets métalliques – parfois bleus, parfois verts, parfois cuivre –m’accompagnent et me permettent de repérer la paroi que je passe au peigne fin. Tant bien que mal, je me retourne, je me contorsionne, je passe et je repasse mon regard sur chaque centimètre carré, même et surtout aux endroits où on s’y attendrait le moins. La descente dure littéralement des heures. Chaque recoin, chaque coin d’ombre est une cachette potentielle. Je commence à prendre conscience de la démesure de la tâche, et la folie qui m’habite de vouloir la mener jusqu’au bout. Il me faudra des jours, sinon des heures pour tout explorer…
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— Alors, c’était comment ?

_____Gazi me regarde avec appréhension pendant que Mizi m’apporte discrètement un chocolat chaud. Je la remercie chaleureusement, toute emmitouflée dans mes serviettes, assise au coin du feu. Entre deux frissons, je trouve le temps de prononcer le mot « froid » puis je me frotte encore et encore, jusqu’à retrouver mes sensations. Mes orteils tout ankylosés m’inquiètent, mais Bruno m’a dit que tant qu’ils ne s’étaient pas détachés, ce n’était pas préoccupant. Certes ?

— C’était beau, je finis par articuler. Époustouflant. La galerie n’est pas grande mais la roche est si lisse qu’elle est douce comme un bébé, et brillante ! … Il y a des couleurs ! Et les reflets… waouh !

_____Je continue à décrire le spectacle sous-marin dont j’ai été la seule spectatrice à un auditoire qui m’écoute patiemment, sans m’avouer qu’il a eu le même, mais sans l’eau donc avec plus de lumières et plus de couleurs. Apparemment, il y a des trucs dans l’air qui sont moins présents dans l’eau, et qui réagissent avec les métaux coincés dans la roche pour donner cet arc-en-ciel si caractéristique. Ainsi, ils ont eu le droit à un spectacle encore plus mémorable que le mien !

— Nous, on a été jusqu’au siphon, me résume Maxton. Avec le tuyau, on pourrait envoyer quelqu’un pour essayer de le franchir mais pour l’instant on ne sait même pas si c’est assez large pour que quelqu’un puisse passer.
— Oui, mais il faut faire attention à la fosse, explique Bruno. En sortant du siphon, il y a deux parois rocheuses sur lesquelles on peut s’appuyer. En prenant appui trop bas, on risque de se coincer le pied.
— C’est grave ?, demande Ganya.
— C’est déjà arrivé à quelqu’un. Il a appelé les secours mais le temps qu’ils arrivent, il s’était fatigué et son corps s’était légèrement affaissé, si bien que son pied s’était enfoncé encore plus. Alors vous imaginez bien que c’était impossible de le faire sortir. Les secours ont mis plusieurs heures pour le dégager de là, mais finalement il est mort de froid … Depuis, plus personne ne s’aventure par-là : on a peur que son fantôme ne vienne nous happer et nous attirer dans la fosse.

_____Un court silence marque la fin de ce récit. Nous nous imaginons tous le pied coincé, seul au milieu des ténèbres avec une lampe qui faiblit et la fatigue qui grandit. Nous imaginons la douleur qui nous ferait serrer les dents, seconde après seconde, minute après minute, et l’attente interminable sans savoir si quelqu’un viendra nous secourir, s’il faut se résigner à mourir ou s’il faut encore se battre, une heure de plus dans le froid, sans pouvoir bouger.

— Et… c’était quand ?, je demande.
— Je ne sais pas. Alors vous imaginez bien : ça devait être avant la première grande guerre pirate parce que moi j’y ai participé, j’étais du côté de la marine avec mes canons, et tout…
— Ah oui et c’est même toi qui a tué Ace aux Poings Ardents, non ?
— Oui, voilà. J’ai même reçu une médaille pour ça. Alors mes supérieurs n’étaient pas contents parce que je n’avais pas reçu d’ordre, mais en fait c’est juste parce qu’ils étaient jaloux…

_____Alors que Bruno et Ganya rivalisent d’improvisation pour réécrire l’histoire avec complicité, je me dis que vu l’âge de notre guide, cette tragédie date sûrement d’avant – ou du moins du vivant de Jérôme. Ce qui veut dire qu’on est à peu près sûr qu’absolument personne n’a franchi ce siphon depuis ! Alors là, niveau inaccessible, on fait fort. Il faut deux heures de marche plus trois heures d’explorations des galeries pour atteindre le siphon. Pour qu’un estropié fasse l’aller-retour en une nuit, il faudrait un miracle ! « Là où tu ne crois ». Clairement, j’y crois pas. C’est donc là qu’on va aller.
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_____Monsieur et madame Mahony tiennent la main de leur fille. La mère a un sourire ému, presque mélancolique. Face à elle, nous avons rassemblé tous les indices que nous avons pu trouver : un marteau et un burin, retrouvés dans un coffre enterré sous un rocher, près de la plage. La phrase « Là où tu ne crois », que l’on peut lire dispersée, gravée sur les rocher. Une boussole, retrouvée dans la galerie sous-marine, à quelques mètres à peine de l’entrée et, enfin, une plaquette de granite sur laquelle est inscrit un paragraphe écrit dans une langue inconnue, bien compact. Celle-ci, nous l’avons retrouvée de l’autre côté du siphon, à peine cachée dans un recoin sombre d’un cul-de-sac. Nous ignorons si ces deux dernières trouvailles nous viennent de Jérôme mais moi, j’en ai l’intime conviction. Jérôme, qui refusait d’utiliser un fauteuil roulant, cachait bien son jeu. Il était en fait capable de se déplacer avec la même aisance que n’importe lequel d’entre nous, si ce n’est plus. Et il nous a laissé un message.

— Je ne vous ais pas tout dit, finit par avouer la madame une fois l’émotion passée. Jérôme a bien essayé de parler à ma grand-mère peu de temps avant sa mort. Mais ce que vous ne savez pas, c’est qu’il nous a laissé une lettre.

_____Elle marque un court silence, mais personne n’ose le briser. Nous brûlons d’en savoir plus mais nous savons que le meilleur moyen, c’est de la laisser parler.

— J’ai brûlé cette lettre, reprend-elle.
— Pourquoi ?

_____Son regard se pose sur moi, impassible.

— C’était écrit.
— De quoi ?
— De la brûler.
— Mais… pourquoi ?
— Je ne sais pas. Ma grand-mère ne l’a pas brûlée : elle l’a conservée précieusement dans une commode. Ce n’est que quelques années après que je l’ai retrouvée, alors que je faisais du rangement. C’est là que je l’ai lue pour la première fois. Elle ne m’en avait pas parlé.

_____Elle garde le silence. Tout à coup, elle a un court instant de panique. Ses yeux regardent furtivement dans toutes les directions, comme si elle voulait s’assurer que personne ne nous écoute.

— Jérôme nous indique qu’il venait d’une tribu indépendante qui vit sur Red Line, les Zoukous. Il était archéologue. Il nous remerciait chaudement de l’avoir accueilli et s’excusait d’avoir gardé le silence si longtemps.

_____Elle marque un nouveau silence. Son regard fouille dans sa mémoire, et je vois une pointe de regret perler dans ses yeux.

— Sa lettre était … personnelle. Elle s’adressait surtout à ma grand-mère, à ma mère… et à moi. Il listait des moments que nous avions passés ensembles et il a inscrit tous les mots qu’il n’a pas pu nous dire, je… (elle soupire) Souvent, on raconte que ce qu’il voulait nous dire avant de mourir, c’était son secret mais non… Non ! Il voulait juste… nous dire merci. Nous dire je t’aime.

_____Nous ne disons rien, surtout rien. J’ai mis une main sur la bouche de Ganya et une autre sur celle de Tathan parce que Jérôme était avant tout un homme. Respectons sa mémoire.

— Je comprends pourquoi ma grand-mère n’a pas voulu brûler la lettre. Il n’y avait pas de secret ! Juste… des souvenirs. Des souvenirs précieux qui ne pouvaient parler qu’à nous ! Mais moi je l’ai brulée. Je m’en veux mais… c’est Jérôme qui l’a voulu ! C’est pas moi, je…

_____Alors qu’elle disparait dans les bras de son mari pour étouffer quelques sanglots, nous baissons les yeux, pudiques. Nous aimerions disparaître, leur laisser leur intimité. Après quelques minutes, Khaya vient nous apporter la plaquette et la boussole :

— Prenez-lez.

_____J’esquisse un mouvement de recul, je proteste.

— Mais… c’est à vous.
— Non. Vous l’avez trouvé. Tenez !

_____Je lui souris.

— Merci.
— Jérôme nous a laissé un héritage. Ce Logue Pose, cette lettre et cette plaquette. Vu tous les efforts qu’il a déployés pour que ça reste secret, ça doit être important.

_____Elle parle sur un ton soudainement beaucoup trop sérieux pour son âge.

— Faites attention, conclue-t-elle.

_____Je soutiens son regard quelques instants, cherchant à déchiffrer ses intentions, la raison pour laquelle elle ne s’accroche pas à ce lègue. Elles ont dû en discuter longuement. Peut-être que Khaya ne se sent pas concernée, n’ayant pas connu Jérôme. Peut-être que sa mère a renoncé à son héritage le jour où elle a brûlé la lettre. Ou peut-être – et c’est mon sentiment – peut-être qu’elles pensent que cet héritage nous revient, à nous qui l’avons mis à jour et qui avons l’intention de tirer l’affaire au clair, plus qu’à elles qui l’auraient gardé précieusement dans un tiroir pendant les trois prochaines générations. Alors d’accord. Notre histoire n’est pas terminée. En fait, elle ne fait que commencer. Devant nous, une montagne, une montagne rouge. Ne vous en faites pas, les Mahony. Nous irons jusqu’au bout du chemin. Et nous ne manquerons pas de vous tenir au courant.

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