Une nuit au large de Portgentil, automne 1627.
Dans le sombre de la nuit sans lune, le clapotement des vagues brisait le silence oppressant des avant-batailles. Le troupeau de bois bercé par la houle semblait assoupi. Comme s’ils craignaient de trahir leur présence, pas un ne pipait mot à bord. Pensifs sur les risques à venir, rêveurs des prochains jours, avides de souiller les chausses du Gouvernement Mondial, ils se taisaient. Ils gravaient avec précaution ce bref instant, ce moment d’accalmie qu’aucun n’aurait pu enlever. Les rares à en briser la nature sacrée se restreignaient au ton du chuchotement. De toutes les batailles, beaucoup décrivaient cette attente comme le souvenir le plus transcendant. Rien ne comptait plus une fois engagé aussi loin, plus de retour possible non plus. La dernière respiration, celle précédant le basculement dans la bestialité. Bientôt les habits allaient tomber, les crocs sortir, la rage aveugler les consciences… Mais en cette heure, ils restaient des Hommes. De simples hommes de l’immensité bleue. Seuls avec eux-mêmes autant qu’ils soient. Jamais le monde des dieux ne descendait aussi bas.
Adroitement positionnées sous la ligne d’horizon, les coques ne pouvaient pas être vues de la terre. Seuls les grands mâts de cents pieds dépassaient. Les voilures ferlées ne laissaient alors qu’une mince tige de bois perdue dans le lointain à la vision des guetteurs du port. Un cheveu des plus frêles. Une précaution superflue tant l’obscurité profonde gommait les nids de vermines une fois les derniers puits de lumières débarrassés du pont. Ils étaient hors de portée, invisibles dans la nuit, dans l’attente de l’heure fatidique. En haut des gréements, la lunette vissée sur le regard, la vigie ne perdait rien du spectacle quant à elle. La masse montante des milliers d’éclats étoilait la capitale d’une luminosité accueillante. Même de loin, on en ressentait la grandeur et devinait la masse grouillante en battant le pavé le jour. Elle semblait encore si proche et pourtant si loin. L’œil des navires pirates ne perdait pas une miette du spectacle, brièvement, car déjà ils se devaient de parcourir les flots noirâtres à la recherche du moindre navire s’approchant de trop prêt. La flotte du 19ème avait mis les voiles à la suite du Roi Gantz selon tous les commérages, mais rien ne signifiait qu’aucun navire marine ne patrouillait aux abords de l’île. Être découvert trop rapidement aurait mis à mal toute l’entreprise. La stratégie de Pasa reposait sur la soudaineté de l’attaque, prendre de vitesse les défenses avant qu’elles coulent l'assaut. Des flammèches prises de mouvements avaient été aperçues à distance, loin de présenter un danger jusqu’à présent.
Dans l’ombre du pachyderme et de ses deux ponts escaladant les cieux, la Petite Anne souffrait à la comparaison. Le nid de pie ne dépassait le bastingage du Houar d’à peine une courte tête. La dizaine d’hommes à son bord aurait eu grand mal ne serait-ce qu’à en lessiver le sol, manier cinq des soixante-douze canons de la poudrière au mieux. Le capitaine à la barbe drue du petit équipage pourtant si fier n’en rougissait nullement, chacun aurait son rôle dans le déroulé de la bataille. Et comme il aimait l’aboyer, mieux valait dix bons gars qu’un ramassis de bon à rien. Assis sur le bastingage bâbord en retrait des hommes de Barbe Noire, le onzième homme, l’intrus, passait méticuleusement le fil de sa lame sur une pierre d’affutage histoire d’en révéler tout le mordant. La jouvencelle n’avait pas encore fait sa première saignée. Il bichonnait son œuvre dans le noir, glissant un doigt expérimenté sur le fil pour en mesurer la dangerosité. La courte traversée du porteur de Mort s’était inscrite dans une ambiance des plus froides. Personne ne le voulait à bord. Entrainé par le poids de son aura à la défiance, le Cavalier n’y accorda pas égard. Il se contenta de garder l’œil ouvert si venait une nuit l’idée de l’envoyer conter fleurette aux profondeurs. Le peu de temps passé en compagnie de l’équipage du noir lui permit d'apprendre à connaitre le nid de frelon où il avait mis le pied. Plus facile quand ils se comptaient sur les doigts d’une main.
Le plus sanguin, et la gueule un peu trop ouverte, venait de North Blue, Carlo aimait s'écouter vanter ses exploits fantasques chez les Bambana un cigare dans le coin de la gueule et une gnôle à portée de main. Le Faucheur n'attendait que de voir l'armurerie en action. Belladone, dans un registre moindre, appréciait également sortir arnachée de feraille, apprêtée de sa plus belle robe. L'okama avait le mérite de s'assumer sans les excès de ses paires. Riuaï derrière sa mine fermée ne trouvait rien à redire, il ne trouvait rien à dire à grand chose cependant. Le sabreur de l'équipage aurait paru muet sans les « Iaï ! » ponctuant chacun de ses enchainements brassant l'air à l'heure de ses entrainements. Le trio de tête dans ce qui se rapprochait le plus d'un comportement indifférent, voir amical, se différenciait du pur rejet craché par le reste de l'équipage hétéroclite. Le maître-canonnier d'abord, qui cachait pas son envie de lui envoyer un de ses boulets sur le coin du museau. Le sniper énigmatique et compte-finances.Un zoan chat de gouttière qui tirait plus sur le chien. Une chiure de gnome et son quatuor de rats friand de larcin. Le Second, le Crocheteux, à la botte du Capitaine dont la roublardise gardait l'équipé à flot. Pour enfin arriver au Capitaine Barbe Noire, respecté de ses hommes mais véritable peau-de-vache à l’égard du nouveau. Il tenait sa barque d’une main de fer sous le contrôle du Saint Code et n’aimait pas qu’on lui force la main. Sans prendre de gants, autrement que pour les jeter à la tronche, le premier mot une fois monté n’avait été que nuances de dédain et de mépris. Vieux, laid et pistonné résumaient les reproches. Sitôt le sac éventré, il l’avait abaissé à la pénibilité du rang de mousse dans l’espoir de le voir craquer ou mieux se rebiffer. Mais la planche attendait encore qu’il s’y risque. Peu soucieux, le pirate dégarni avait fait ce qu’on lui demandait sans l’ouvrir autrement que pour lâcher du « Oui Capt’aine » à tout bout de champ. Les brimades lui glissant dessus sans entailler son humeur. Il sembla même s’en amuser ce qui eu le don d’agacer qu’un peu plus le dit Capitaine. Mais aucune décision fatale ne fut décidée, derrière la sale trogne de vieille teigne le chef de bord était un garant de l'honneur pirate. Il ne trouva de motif que le code condamna.
Sans un mot, sans une lumière, les voiles du Houar échurent des bois de vergue. Les vents s’y engouffrèrent alors, avec pour tout son que le bruissement du tissu, et la carcasse de bois se prit de mouvement. L’heure de l’attaque sonnait enfin. Derrière, les navillons patientaient encore. La place forte avait une belle voilure certes, mais devait trainer son gros cul et son chargement d’acier. Ils avaient convenu de lui laisser un peu d’avance avant de le rejoindre. Inspectant une dernière fois sa faux, le Cavalier se leva. Si rien ne se voyait dans l’opacité obscure, de chaque bord s’entendait le fourmillement des activités. Il n’y avait plus doute, l’assaut était lancé. La même question, chaque homme se la posait maintenant. Quand ? Quand le Bouclier de Bliss allait il être mis au parfum ?