L'escarcelle

Aye. Mal de crâne. Gueule de bois puissance douze. Muscles courbaturés et tripes nauséeuses. Je connais mon métier, je tombe pas comme une feuille après trois verres piteusement remplis. Pourquoi j'ai la tête comme un pot ? Merde. Ils m'ont drogué, les p'tis malins.Trop concentré que j'étais à surveiller la donzelle. Tu t'es fait rouler comme un bleu, Rik. Pourquoi tu n'as jamais su refuser un verre gracieusement offert par le premier alcoolo du coin ? On m'y reprendra à m'occuper d'autres miches que les miennes. Espèce d'altruiste contrarié. Ça t'a jamais réussi d'aider ton prochain. Et ça a rarement profité à ton prochain. Alors pourquoi tu continues ? Vieux con. Et avant de plonger dans un vain débat sur la moralité entre l'ange et le diablotin... t'es où d'abord ?

C'est sombre. Ça caille. Ça suinte l'humidité et la pierre froide. On peut deviner le sol ridé par les intempéries. Le bois miteux, les courants d'air qui s'insinuent discrètement, presque imperceptibles. C'est une cave, ou quelque chose du genre. Ça pourrait même être le sous-sol du rade où tu avais pris tes aises. L'escarcelle. Tss... Mais qu'est-ce que tu fous là ?

Encore à t'occuper des histoires des autres parce que tu n'en veux pas à toi. Incorrigible carcasse fatiguée. Oiseau de nuit rouillé. T'as pas été long à convaincre quand on t'a vendu l'affaire comme on essaye de te refiler un élixir miraculeux qui soigne les vergetures et autres saloperies. T'attendais que ça. Tout ça pour ? Te v'là saucissonné comme une victime en devenir. Toi, le mec qui a sillonné Grand Line, défié les plus grands aux cartes et même joué son modeste rôle dans l'insatiable histoire de ce monde. C'est à croire que tu n'inspires aucune crainte. Pas même un tressaillement. Tu es une anti-aura totale. Le grand zéro. 'chiottes, ils t'ont même chouré ton blazer. Et le froid commence à te mordiller les avant-bras, t'as perdu l'habitude de te trimballer manches remontées. Y'a des gestes impardonnables, même vis à vis des gens comme toi.

Au diable tout ça. Y'avait un but à ta présence, s'agirait pas de l'oublier. Des victimes, des criminels. Une cagnotte à la clef. Mais de quelle nature ? Aura t-elle la chance de te plaire, toi qui te fous de tout ? Toujours à rechercher l'ombre parce qu'elle est la seule à te supporter, à accepter tes caprices. Faut se relever pour le découvrir. Même tapi dans les bras de la nuit, quand tu aspires aux songes lourds et aux verres silencieux, tu déniches toujours une partie à rejoindre. C'est plus fort que toi. Pour tuer le temps, l'ennui, peut-être. Par bonté refoulée, éventuellement. Faudra en débattre un soir. Ça a jamais été ton fort, l'introspection. N'en reste pas moins que tu as un rôle à jouer jusqu'au bout, et que ton absence fait tâche dans la manche qui bat sûrement son plein quelque part pas loin d'ici. Lève-toi, vieux machin imbibé, tu as pas moins de vingt et un verres de rhum à tuer avant de t'écrouler ce soir et j'admettrai pas que tu flanches avant. Faut sortir d'ici.

Les mains pianotent le long des pierres rondes ou anguleuses. En quête d'un angle saillant. Flotch. Je viens de plonger les grolles dans une flaque embusquée. Mes chaussettes sont trempées. Double merde. Mais mon majeur flirte avec un tranchant qui m'aguiche suffisamment pour tenter ma chance en m'y frottant. Du nerf, vieille carne. Fléchis les genoux. Et remonte. Fais jouer la corde contre le caillou.

Ça marche. Une tresse saute. Une autre. Plus qu'une dernière. Mes articulations sont dépassées. Si ça foire, on va me retrouver en pièces détachées. C'est ça, quarante-cinq ans ? Merde, j'ai pas hâte d'atteindre les cinquante. Han. Victoire. La corde cède. Se trémousser un coup, un tour de hanche chaloupé digne d'une métis qui sent bon la vanille et le sel marin. Mais j'ai pas de collier de fleurs. Arf, soif. Rhum.

Je suis libre.

Du bruit, au dessus. Du chahut. Un foutu ramdam même.

Pas le temps de remettre à sa place tout ce qui devrait y retourner. J'ai une épaule qui boite et trois chevilles qui grincent. Bordel. Trouver la porte. Trouver mon blazer. Et tant que j'y suis... trouver un sens à toute cette histoire.


Dernière édition par Rik Achilia le Mer 14 Fév 2018 - 13:38, édité 1 fois
    La porte était sur la poignée. Y'a eu huit marches à escalader avant et je m'y suis vautré pas moins de trois fois. J'ai les paluches et la moitié de la tronche enduites de ce que j'espère n'être que de la boue. La porte s'ouvre pas alors je me défonce l'épaule gauche dessus avant de l'envoyer valdinguer d'un monumental front-kick qui me voit déraper une quatrième fois dans l'escalier. Ça s'ouvre en grand sur un halo d'obscurité moins marqué que celui où je croupissais. Personne ne vient pointer son museau. Je regagne le niveau supérieur à quatre pattes histoire de pas me faire baiser par la sournoise gravité une cinquième fois. J'ai l'air d'un foutu mineur qui s'extirpe d'une bouche où il était enseveli depuis quatre-vingt heures ainsi, la crasse au corps, le blême au teint. J'ai la gerbe qui me revient et je déglutis un monumental pâté sur le plancher avant même de me relever. Je roule sur le côté intact, m'échine comme un mourant pour me hisser sur mes pataugas. V'là, je suis debout. C'était facile.

    L'intensité du raffut est montée d'un ton. L'épicentre se trouve de l'autre côté du mur, face à moi. Je connais la source du capharnaüm. Une baston générale. Y'a des éclats de verre entrecoupés d'insultes, du bois qui craque et des corps qui s'écrasent contre les murs. Je suis toujours à l'Escarcelle. J'ai la fraîcheur physique d'un centenaire sous perfusion mais il demeure diablement tentant d'aller se ruer dans la mêlée. La force de l'habitude. Bien sûr, dans mon état, la logique voudrait qu'on me zigouille soigneusement et les vilains lardons qui m'ont enfermé ici n'auraient alors plus qu'à me renvoyer à ma cellule improvisée. Mais je ne suis pas homme à agir selon le bâton, plus en fonction de la carotte. Et une joyeuse empoignade entre marlous me requinquerait plus vite qu'une semaine de repos forcé. Ça réveille, de se faire avoiner le citron, quand ça ne tue pas. Et quand ça tue, on reprend ses esprits dans une ruelle anonyme, tuméfié, courbaturé, et diablement assoiffé. Moi, je suis déjà mort deux fois cette semaine.

    Mes guiboles me trimballent à droite à gauche dans la pénombre jusqu'à tomber nez à nez avec un goulot que j'embrasse sans préliminaires. Rhum. Brun. Mauvais et presque chaud. Tout c'que j'aime. Je siphonne la moitié du contenu tandis que la deuxième me sert à mes ablutions. Là. Je suis un peu collant, mais moins crade. Et je dégage de délicieuses fragrances sucrées. Malgré des recherches approfondies d'au moins trente secondes, je ne trouve pas mon blazer. Je tombe sur une table, des chaises, un escalier et même une armoire. Mais pas de blazer. Tant pis. Sans doute un des gougnafiers occupé à se crêper le scalp à côté aura t-il jugé bon de s'en affubler. Faites qu'il soit sain et sauf. Je me lèche le bout des doigts pour retrouver le goût du rhum et l'allant naturel qu'il prodigue à aller embrasser son destin et faire des conneries. Miam.

    Le pas altier, il me semble, je m'oriente vers le point de lumière vive qui perce par la serrure. Hardi, matelot, la liberté n'attend pas.


    Hu-hum.
    Hm ?

    Un raclement de gorge. Dans mon dos. Voilà qui est étra...Boom.

    Arf. Triple merde.
      Ma caboche usée est trop fatiguée pour tomber dans les pommes. Qui eut crû que c'était si compliqué de se livrer au black-out. Au lieu de ça, je me laisse trainer par le col de la chemise, vaguement groggy voire un peu plus, et je mire mes grolles qui reculent avec moi. Dociles. Le margoulin qui me tire doit pas être une montagne de muscles, il peine à me héler jusqu'à ma piaule. Je me laisse faire. J'aime bien. C'est presque confortable. Le frottement de mon corps fourbu contre le bois griffé a son charme. Le chant du parquet contre mon cul a quelque chose de langoureux et la sensation d'engourdissement me plait. Elle me berce. J'envisage sérieusement de piquer un roupillon en parfaite larve jusqu'à ce qu'une vilaine écharde vienne me poignarder l'arrière-train. Plus sale que le pire vaccin administré par la pire infirmière à barbe.

      Oaayah !

      Le système nerveux violemment tiré de sa léthargie fait bondir mon corps tout entier sans crier gare, comme un coucou pernicieux surgirait des entrailles d'une horloge. La main qui m'agrippait me relâche subitement, je manque d'aller m'empaler correctement au plafond mais par chance, j'ai plus les ressorts de mes vingt berges pour ça.

      Je n'ai même pas atterri que mon mystérieux ravisseur opte pour un repli stratégique qui a déjà fait ses preuves : la fuite éperdue. La porte qui donne sur la salle de bar s'ouvre nerveusement et je vois un petit corps malingre passer sous une bouteille lancée vers nous sans même se baisser puis aller se perdre dans la marée humaine. C'est un rase-mottes l'enfoiré. Il doit pas dépasser le mètre cinquante, à vue de pif. Je chope le projectile au vol et procède aux formalités d'identifications en retombant sur mes panards. Gloup gloup. L'inconnu appréhendé est un mauvais bourbon. Je prends.

      Trois gorgées plus loin, je suis dans l'encadrement de la porte, mon suspect distillé bien en main. Un joyeux spectacle s'offre à mes lampions totalement dépassés par tant de lumière. Des tabourets qui cognent des crânes, d'autres crânes qui défoncent des tables et d'honnêtes pastissons qui fusent à tout bout de champ contre les toujours fragiles maxillaires. De quoi réconcilier tout être raisonnable avec l'humanité. Et tout ça se joue au ralenti devant moi qui retiens le chambranle des fois que l'envie lui prenne de se casser la gueule, sur un petit air d'opéra jazzy du meilleur effet. Dans l'horizon bouché de cette fresque anarchique, aucune note bleu nuit, à mon grand regret. Point de blazer ici, et c'est un petit déchirement qui accueille ce constat. De déception, j'assomme une calvitie fripée qui traine par là du cul de mon bourbon. Qu'est-ce que j'y peux, je suis un sentimental.

      Et puis soudain, de ce dément carnage émerge un fluet énergumène qui filoche vers la nuit noire. Mon petit serpent. Seule pièce nette dans ce décor nébuleux, ce prisme torturé. J'imagine que les effets secondaires de la petite droguerie ingurgitée incluent les hallucinations. À moins que ce ne soit l'œuvre de la matraque de tantôt. Je me vois déjà volant au dessus de la mêlée, fier espadon des airs fondant sur sa proie, implacable, imperturbable. Mais quelque chose vient briser mon élan alors que je m'apprête à décoller. Quelque chose qui sonne un peu trop réel pour ne pas troubler la douce splendeur de mon trip. Ça ressemble à des cris de détresse et ça vient d'en haut.

      J'hésite. L'extérieur ou l'étage ? Je sonde ma bouteille.


      Où que j'devrais aller, hein ?

      Pas le temps d'écouter sa réponse. Un poivrot vient me découper soigneusement eu deux d'un plaquage maladroit à hauteur de taille qui nous renvoie lui et moi dans l'antichambre. J'arrête l'escalier dans mon dos d'un coup de coccyx, le balourd s'assomme contre la rampe et s'affale, totalement éteint, sur mon entrejambe dans une pose un peu trop tendancieuse pour mon esprit vicelard.

      Désolé l'ami mais je mange pas de c'pain-là.

      Je dégage l'impudent et me jette une rasade en m'asseyant un peu plus à mon aise. Au dessus, je m'imagine encore des cris et du mouvement. Je lorgne sur ma boisson qui s'agite, en bonne conscience.

      Ok, t'as gagné. On va voir.
        Elles sont longues ces marches. À chacune que je gravis, je sens revenir un peu plus nettement la gueule de bois. Comme un boomerang. Ça commence par du " tiens, il m'arrive quoi là ? ", on embraye avec " mais, je serais ivre ? " pour enchainer d'un " non, je suis serein et je vais en convaincre mon corps " pour finir sur un royal croque-enjambe de l'escalier piteusement rattrapé avec l'aide de la rampe et l'obscurité pour camoufler la chorégraphie.

        Viennent alors tout un tas de vilaines bonnes résolutions qui s'assimilent à une réaction spontanée de l'organisme en pleine détresse sur laquelle le cerveau n'a aucun contrôle. Bois de l'eau, respire, fais ressortir toutes ces liqueurs coûte que coûte. Heureusement, dans la seconde suivante, le bulbe noyé d'un peu tout ce qui comporte de l'alcool reprend les commandes et me rappelle que je me fous pas mal d'être beurré depuis bientôt trente ans et que se sentir minable, c'est le prix à payer comme on peut en donner à tout un tas de trucs. Tu veux un café ? Tu claques 30 Berrys. Tu veux te réchauffer ? Tu crames deux bûches. Tu veux t'envoyer en l'air ? Tu claques 500 Berrys ou une ardoise exorbitante au resto selon que tu t'adresses à une professionnelle ou une amatrice. Tu veux te bourrer la tronche ? Tu payes ton foie. C'est la procédure.

        Ça a quelque chose de rassurant, de se dire que tout va bien même si l'organisme patauge sévèrement. Ça apaise même les maux. Le plus dur, c'est jamais de se prendre une cuite. C'est de l'accepter quand elle nous rattrape. C'est d'embrasser cette planète bien ronde, cette gravité à taux variable, cette vision à vitesse et résolution alternatives. Quand la cuite arrive, moi, je lui roule carrément une pelle.

        Et ainsi, j'atteins le palier le souffle court, claudiquant, ballonné. En paix avec moi-même.

        J'estime à encore trois quart d'heure ma batterie de soirée avant d'être finalement rattrapé par l'implacable sommeil du sage qui t'arrache à tout ce que tu peux bien faire à ce moment-là et t'ordonne de dormir, ici, maintenant, parce que. Je dois donc faire vite. Je ne sais plus vraiment ce que je fais Ici, qui se trouve Ici ni où se trouve Ici. Mais j'y suis et c'est une honnête base de départ. Tout ce qu'il me faut maintenant, ce sont des réponses à mes questions, à commencer par, où se cachent les réserves d'alcool luxueux ?


        " À moi, ici ! "

        Tiens. C'est bien la première fois qu'une bouteille me répond si diligemment. Ici serait donc Là-bas ? Mais alors, où suis-je en ce moment ? À moins que je sois Ici. Hm. J'ai mal au crâne. Je m'oriente vers la voix. Me présente devant une porte muette. Elle est fermée à clef. Je la bouscule une fois. Elle ne bronche pas. Les cris recommencent. On se laisse désirer, hein ? Ce coup-ci, j'enfonce toute mon épaule dans le frêle corps de bois qui abandonne la lutte et me laisse, guidé par mon élan, traverser toute la pièce où je fais irruption et aller m'emplâtrer dans le  mur qui me rattrape sèchement. Je ronchonne.

        En voilà des manières.
        Aidez-moi !

        Ce n'est pas le mur qui parle. Je pivote. Il y a une gosse de quinze berges et un loustic pas beaucoup plus âgé. Elle est ligotée, recroquevillée, en pleurs, Lui est libre de ses mouvements et mécontent. Je fronce un sourcil d'incompréhension éthylique.

        Beh où qu'elle est la bouteille ?
        Je vous en prie, aidez-moi, répète la jeune.
        Bordel, qu'est-ce que tu fais là, toi ? Qui t'a laissé monter ? mord le mecton.

        Beaucoup de questions. Je pourrais répondre mais il ne me reste plus que quarante-trois minutes et je ne vois pas le mini-bar. Une course contre la montre s'est engagée et je suis en train de prendre du retard. Court silence. Je lâche un renvoi mal contrôlé. Les deux gosses me fixent. Ils semblent attendre une réaction de ma part. Long soupir bancal. Soit, je n'y couperai pas.

        Qu'est-ce qu'il se passe, Ici ? Lequel de vous est Ici, d'abord ?
        Je vous en supplie, il m'a kidnappé ! gémit la petite brune sans répondre à ma deuxième question, pourtant la plus brûlante.

        Je reporte mon attention sur le grand blond qui se défend vivement, non sans éloquence :

        C'est faux !
        Tu as des preuves ?
        C'est que...
        Mais, non, pas toi. Toi ! je fais en désignant la môme.

        Elle n'a pas l'air de comprendre.

        Des preuves ?
        Des preuves, oui. On accuse pas les gens comme ça, sans preuves. C'est malpoli. On n'vous apprend donc plus rien, la jeunesse ?
        Mais... regardez, il... il m'a attachée, je suis enfermée ici !

        Hm. Elle marque un point. À moins qu'il s'agisse d'un piège. Les femmes sont douées pour mentir.

        Tu pourrais très bien t'être ligotée toute seule pour accabler ce malheureux et...
        Attention !
        Meh ?

        Le malheureux a sorti une matraque de Dieu sait où et si ma première supposition est la bonne, j'ai vraiment pas envie d'entrer en contact avec ce machin répugnant.

        Écoute le débile, qu'il bave, t'aurais mieux fait de continuer sagement ta sieste à la cave.

        Et là, il se jette sur moi en agitant son ignoble arme. D'un pas de côté et sans tanguer plus que ça, j'esquive l'assaut. Et soudain, je réalise. Louée soit ma perspicacité.

        Mais oui, tout devient clair à présent ! ... C'est un kidnapping ! Dites, vous n'auriez pas mangé le fruit de l'homme élastique par hasard ? Parce que pour vous sortir une matraque du c...
        Yaaarh !

        Tant pis pour la réponse. La raclure repart à la charge et ce coup-ci, j'arme un magnifique poing "massue" qui vient s'écraser sur la caboche de l'homme aux mœurs douteuses. Vlan. Le voilà calmé. Dix secondes passent. Le KO est validé.

        La gosse tremblotte toujours, sans détacher ses yeux du corps étalé devant ses pieds. Je l'attrape par ses entraves pour la relever. Elle a peur. Je cale mes loupiotes droit dans les siennes et articule non sans un léger engourdissement des maxillaires :


        T'inquiète, je te libère. Mais d'abord, tu me réponds. Il se passe quoi Ici ? C'est où, Ici ? Et surtout : où est le mini-bar !
          Elle s'appelle Léa. Elle a seize ans et elle a peur. Son ravisseur est une mauvaise herbe accoquinée à La Voile Noire, organisation composée d'authentiques malfrats qui a vu dans l'esclavage une source de profit toute trouvée. Léa explique. L'escarcelle compte parmi leurs lieux de rafle les plus prisés. Une fréquentation assez jeune et facilement ivre, et donc aisément saisissable. En plus, personne ne veille vraiment sur les ados qui rôdent déjà dans les pires échoppes de l'île à leur âge. Ce sont des orphelins, ou des âmes sans foyer. Elle parle vite. Tremble un peu. D'autres pourraient arriver. Un navire quitte le port avant l'aube, la cale gavée des infortunés otages. Son récit me semble vaguement familier. J'ai déjà entendu cette vilaine légende urbaine. Un flash me rattrape. Le début de soirée.

          J'ai fait irruption ici dans une bourrasque, tenaillé par grand soif. Et par le froid. Deux symptômes, un même remède. Boire. J'ai bu. Et puis, quand j'ai levé le pif de mon verre, j'ai vu. Il y avait cette donzelle dans un coin sombre que j'aurais volontiers raccompagnée à sa couche. Une beauté naturelle embusquée derrière un drôle d'accoutrement qui ne la mettait pas en valeur. Qui la camouflait. Je suis allé lui faire du rentre-dedans en lui déballant mes fables les plus clinquantes. Rik le joueur hors pair. Rik l'aventurier. Ça ne l'a guère ému. Mais quand j'en suis arrivé au chapitre de Rik le redresseur de torts, le sauveur de ses dames, elle a eu l'air curieusement plus intéressée. Elle m'a promis une bouteille de rhum contre un service dans un de ces sourires féminins irrésistibles. J'ai dit oui avant d'en apprendre plus. Je sais d'expérience qu'il faut toujours dire oui à une jolie femme avant d'avoir obtenu ce qu'on lui réclamait.

          Le reste, j'ai oublié. Mais c'est déjà prometteur. La voix de Léa me tire de ma chasse aux souvenirs.


          Vous me détachez, maintenant ?

          Je la détache. La liberté lui redonne quelques couleurs et une goutte d'aplomb. Elle flanque un joli fouetté dans les côtes de l'étourdi, pleine de hargne. Et elle balance :

          Vous devez m'aider.
          T'aider ? À quoi faire ?
          À libérer les autres avant que le navire ne quitte l'île. Il pourrait prendre le large d'une minute à l'autre.

          Moi, je n'ai plus que trente-cinq minutes d'autonomie avant la mise en veille totale. Sa requête ne me parle pas plus que ça. En plus, dehors, c'est la tornade.

          Pourquoi je ferais ça ? Un peu plus tôt, on m'a promis une bouteille de rhum si je venais fouiner en arrière-boutique. Si je te ramène avec moi, ça fera de moi un sauveur. Un héros. J'en serai même pour un tonneau entier. Ça me suffit largement pour trois jours.
          Je vous en donnerai deux.
          Deux tonneaux ?! Pour vrai ?
          Oui.

          Rapide calcul. Si un tonneau, ça me tient trois jours, deux tonneaux... ça me dure plus longtemps. Mais, même ivre comme un polak, je reste dur en affaire.

          Oui, mais attends, ils sont comment, tes tonneaux, hein, gamine ?
          Ils sont gros.
          Ça fait donc... deux gros tonneaux ?
          Voilà.
          Marché conclu !

          Le boost au moral vient de me redonner treize minutes d'éveil. Quelque part sous les replis usés et incapables de mes méninges, je jurerais qu'une petite voix soupire. Dépitée de me voir tombé si bas, ou quelque chose du genre. Le Vrai Rik.

          Rho, toi, fiche-moi la paix !
          Pardon ?
          Mais, non, pas toi. L'autre.
          Mais... nous sommes seuls.
          Hm, laisse tomber. Bon, on y va ? j'demande en m'orientant vers la porte.
          Vous voulez vraiment redescendre par l'escalier ? Ils vont nous tomber dessus.
          T'as une autre solution ?
          La fenêtre.

          Qu'elle désigne du doigt. En fait, c'est à peine une lucarne. S'agit de pas être trop gros pour s'y faufiler. Je l'ouvre, l'inspecte. Ça me semble bien difficile. J'ai pas bien envie de gigoter comme un vermisseau. J'avise le sol, en contrebas. C'est sale, et c'est vraiment bas. Au moins, quatre mètres et demi. Hors de question de m'aventurer dans cette entreprise assassine. J'ai encore une tête de jeune premier mais j'ai plus mes vingt-cinq berges. Ceci dit, passer pour un manche n'est pas une option. Je referme la fenêtre.

          Ma petite Léa, tu ne me sembles pas réaliser qui je suis.
          Ah non ?
          Fillette, je suis le Caporal Achilia.

          Court silence. Trois secondes de gloire. Elle semble plus surprise que conquise.

          Vous êtes un marine ? Vous ?
          J'étais. Mais c'est du détail tout ça. Ce qu'il faut savoir, c'est que je suis sans doute l'homme le plus fort de cette île et que la fuite n'est pas une hips... 'ption. Nous allons donc emprunter, comme deux hardis citoyens cet escalier puis, renverser quiconque aura l'impudence de se mettre en travers de notre chemin. De là, nous prendrons d'assaut le maudit rafiot et libèrerons tes amis en un tour de main. Et tu me donneras...
          ... deux tonneaux.
          Deux... ?
          Deux gros tonneaux.
          Bien. Maintenant que le plan est établi, allons-y.

          Quelle classe. Le pas ferme, le regard haut, on s'élance. Je flanque un coup de pied dans la porte éventrée.

          Mhh ?

          Il y a un bonhomme. Très large. Sale gueule. Marcel sale. Gros biscotos. Il dit rien. Derrière, du bruit. Dans l'escalier. J'y vois flou mais ils sont entre six et douze à escalader les marches quatre à quatre, tout en arme. Ça sent le pâté. Je pivote.

          Alors, qu'est-ce qu'on attend ?
          Petite...

          Je me retourne et envoie un fulgurant coup de boule s'écraser sur le pif du margoulin ! Il part se vautrer contre le mur dans son dos. Je plonge mon regard dans celui de la jeune. J'ai un peu perdu de ma superbe mais je tâche de rester digne et gueule en cavalant déjà :

          À la fenêtre, vite !
            Plongeon abrupt. Atterrissage et dérapage dans la fange sur son lit d'éclaboussures. Quel brio. Si le coccyx était un os, j'aurais brisé le mien. L'anatomie est bien pensée. L'alcoolisme aussi. Tu te retrouves avec le pouvoir du Gomu Gomu no Mi sans l'avoir bouffé. La mioche dont j'ai déjà zappé le nom s'en sort mieux que moi. C'est un peu vexant. Les gougnafiers à la lucarne pestent quelque chose. Je leur offre mon plus mesquin sourire et une grotesque révérence en guise de réponse. Et on déguerpit dans la nuit d'encre et de bruine.

            Pas trop loin. Au bout de vingt-sept éreintantes secondes de folle cavalcade, je marque une pause dans la première ruelle venue.


            Qu'est-ce qui se passe ? Pourquoi on s'arrête ?
            Vous les jeunes... ahf''... ahf''... vous n'y connaissez... rien... du... tout. Rien ne sert de courir pour être cuit à point, Mistinguett.
            Vous êtes fatigué ?
            Fatigué ? Boah...aah'... sottises.

            J'ai le palpitant en surrégime. Le souffle dans les chevilles. Les guiboles percluses de crampes. Et je sens un flot de sueur me rattraper comme au plus profond des climats équatoriaux pour venir se mêler au crachin glacé. Mais à ces quelques détails près, tout baigne. C'est le sommet de ma condition physique actuelle. Pour donner le change plus que par goût, je m'allume une roulée en moins de temps qu'il ne m'en faut pour parcourir cent mètres et tire fissa une taffe qui part droit sur mes bronchioles sous-oxygénées.

            Bwahf ! Kof kooorrrrrg' !
            ...
            Bah quoi, j'ai inhalé de travers.
            Vous êtes sûr que ça va ?

            Je dis rien. Je dois vraiment avoir l'air pitoyable. Effort plus tabac, ma batterie tombe à vingt quatre minutes. Faut ralentir sur les conneries. La gosse lance des regardes inquiets vers l'allée dans mon dos. Chiottes, je me suis encore plongé dans un plan foireux. Faisons le point.

            Bon... La Voile Noire, alors ?
            Hé bien, quoi, La Voile Noire ?
            Va falloir m'en dire un peu plus à leur sujet. Où, pour commencer. Combien, ensuite. Ou l'inverse, j'suis pas maniaque.
            Je vous l'ai déjà dit, tout ça ! qu'elle s'impatiente.
            Oh, vraiment ? En es-tu bien sûre ?

            J'crois bien qu'elle dit vrai mais il ne faut jamais reconnaître ses torts devant une bonne femme. C'est un principe de vie élémentaire applicable en toutes circonstances.

            L'équipage, les captifs ! Le navire au port !
            Ça m'dit rien. Et puis, dans le fond, je m'en cogne. Moi, tant que je vois la couleur de mes tonneaux à la sortie... Bon, assez perdu d'temps, tu vas pas m'dire que tu tires déjà la langue, non ?
            Quoi ? Mais c'est vous qui ... !

            Je plaque un index contre sa bouche et la remets dans le sens de la marche d'une poussette dans le dos. Elle m'adore déjà.

            Silence petite, on doit pas nous repérer. Allez, en route.

            Dans mes souvenirs, le port est encore à une petite trotte et il s'agirait pas de tomber en rade de carbu avant de l'atteindre. Notre charmante procession reprend. Personne ne croise notre route. La môme est plutôt finaude dans son genre, et connait suffisamment la géographie du coin pour nous faire emprunter les venelles muettes et lugubres. Le silence me pousse brutalement dans la phase de redescente. L'organisme se remet autant que faire se peut à l'endroit au gré des pas. Bravo, Rik. T'as l'air mignon. À trainer ta carcasse d'ivrogne dans la sorgue sans trop savoir pourquoi.

            En rasant les murs, une gouttière me renvoie un jet d'eau fétide en plein le bocal, qui s'insinue jusqu'au bas de ma colonne. Ma clope est douchée. Ma chemise dégueulasse. Mon modjo est pas à son firmament.

            On approche des docks, la môme, moi et mes pataugas couinant d'humidité. L'architecture évolue peu à peu. Les habitations s'effacent devant les hangars. Ne reste qu'une poignée de troquets réservés à des gens comme moi, disséminés ici ou là. Nous évitons toutes les entrées pour deux raisons évidentes. La discrétion d'abord. Et pour m'ôter toute mauvaise idée d'escale de la tête, aussi.

            Finalement, nous remontons le dédale bercé d'obscurité pour venir nous embusquer derrière une grosse remise, camouflés sur notre flanc par des tonneaux de hauteur d'homme. Dernière halte avant l'étape décisive.

            Léa – elle s'appelle Léa, en fait – désigne un baleinier plus imposant qu'à peu près toute autre embarcation à quai. Le bazar doit faire ces trente toises de long. Dans l'obscurité, on ne devine même pas la vigie et on peut aisément l'imaginer plantée dans les nuages.


            C'est celui-là.
            Tu veux dire, le bateau-mouche, juste là ?
            Non, l'autre à côté. Le gros.
            Sans blague ?
            Gros tonneaux dit gros bateau.
            Mouais. Tu es certaine que ce n'est pas le frêle esquif là-bas ?
            'ff... Vous n'êtes pas de taille ?
            Petite, je t'ai pas donné une seule vraie raison de me croire jusqu'ici c'est vrai...
            Mais ?
            Mais je suis fort. Vraiment fort.  Désormais, fini les fariboles.
            Les fariboles ? Vraiment ?
            J'avais envie. Bon, à partir de maintenant, tu me suis. Sans bruit. Notre atout, c'est la discrétion.
            Dites...
            Quoi ?
            Je crois que c'est un peu loupé là.

            Y'a dans sa voix un je-ne-sais-quoi qui respire le malaise et me fiche la grimace. Avant même de me retourner vers elle, j'ai compris. On n'est pas seuls. Cruelle déconvenue pour un ancien Ghost Dog. Comment j'ai pu me faire avoir si bêtement ? Une voix d'honnête homme m'alpague.

            Allez, tu te lèves, vieux tas, et pas de blague.

            Je lève les mains en l'air et me redresse. En face de moi, un loufiat aux cheveux gras, édenté mais pas avare en biceps. Il a une sale cicatrice qui lui mord toute la moitié droite du visage de la base de l'oreille à la pointe du menton. Et un surin qu'il a plaqué tout contre la jugulaire de la môme.

            Son acolyte vient se caler dans mon dos. Un drôle de machin cubique qui culmine à deux mètres cinquante, chauve et pas bavard. Le cerveau du groupe. Je balaye la nuit d'un aller-retour rapide. Ils ne sont que deux.


            Tchéhéhé...C'est gentil de nous ramener la marchandise. Très idiot, mais gentil.
            Écoutez, les gars...
            T'es armé ?
            Non.
            Todd, fouille-le.

            Les paluches du gros Todd tripatouillent un peu partout où ça lui chante et chopent mes pétoires.

            Hm. J'ai menti.
            Todd, descends ce fumier. Et ensuite, ma petite, on ira s'amuser un peu, toi et moi... Tché-héhéhé !

            Todd dit toujours rien et s'exécute avec le calme procédurier du tueur habitué. Je sens le canon de mon arme se plaquer contre la base de ma nuque. C'est moche.

            Tchick !

            La détonation ne part pas. Poudre trop humide. Merci la gouttière. Une seconde d'hésitation chahute les deux forbans. Un flash illumine l'impasse. L'air siffle. Un jeton de poker furax fuse en plein le front du chevelu déstabilisé à l'impact. Je bondis. Léa sent bien le coup et se libère de l'étreinte juste à temps. Contact. Je viens enfoncer une droite froide et furieuse sur l'arcade du ravisseur. Crock. Système déconnecté. Le corps éteint s'écroule, rebondit mollement au sol puis n'en bouge plus.

            Dans mon dos, le géant. Il n'a pas bougé. Lui, je concède qu'il a son côté impressionnant. Il balance mes pétards entre nous et s'avance lentement, lourdaud. Pachyderme. La môme est pas rassurée.


            Il est grand...
            Pour deux grands tonneaux.

            Todd y va pas dans la finesse. Il balance loin derrière son épaule sa grosse pogne potelée et vient fouetter violemment l'air sur tout le chemin qui la sépare de mon bec. Ça fait comme un mini-ouragan. Mais son mouvement s'arrête net. La tempête se disperse. Il ne m'a fallu qu'une garde bien placée pour couper court à son assaut.

            Mon vieu Todd, j'ai rien contre toi...
            Mmh ?
            Mais j'ai pas survécu cinquante piges, traversé la moitié de Grand Line, rencontré, combattu, bu et joué avec les plus grands pour me faire emmerder par des bouseux dans vot' genre.

            Un bond. Un fouetté fulgurant. En plein dans sa face. Todd a même pas exprimé de surprise. Ni de peur. Son gros corps pataud s'en va démolir littéralement la façade de la remise et se vautrer au milieu des marchandises du dépôt. Un bon tiers du toit s'écroule et vient ensevelir le criminel dans un nuage de poussière.

            Je m'époussète. Léa en reste bouche-bée.


            Je te l'avais dit. Je suis vraiment fort.

            J'attrape un mouchoir et lui passe en foulard autour du cou. Elle s'est quand même ramassée une belle estafilade en se libérant juste avant. Mais elle a l'air trop sous l'effet de la surprise pour vraiment y penser.

            M...merci monsieur.
            Bon, la mauvaise nouvelle, c'est qu'on peut faire une croix sur la discrétion. La bonne nouvelle, c'est qu'on a un sacré atout dans notre main.
            Ah... ah oui ?
            Ouais, p'tite. Moi. Le Caporal Achilia.
              L'édifice en s'écroulant a rameuté tous les marins de garde au bastingage. Ils sont quatre ou cinq à s'égosiller en nous voyant approcher, et donc probablement trois fois plus endormis à la cale. Dans deux minutes, le pont grouillera d'une vermine de la pire espèce.

              Tu les situes où, tes capacités de combat ?
              Je sais me défendre, assure Léa.

              Merveilleux. Y'a rien de plus chiant que devoir lorgner derrière son épaule après son binôme en plein chahut. D'autant que je risquerais fort de l'oublier dans la transe du combat. Une détonation claque dans la nuit. Ça passe pas à des kilomètres de nous. Hâtons le pas.

              À l'abordage, petite !

              Courir sur les quinze mètres qui nous séparent de la berge. Trois pas d'élan, une impulsion. Un saut. Je surplombe un court instant le gaillard d'arrière où m'attendent une huitaine de marlous. J'atterris en envoyant le pointu de mon godillot venir soulever du sol par la base du menton le plus pressé d'en découdre. Il part se vautrer sur le gouvernail dans la posture du crucifié et n'en bouge plus. Ça annonce la couleur. Je harangue ses collègues.

              Allons-y mesd'moiselles, j'ai pas toute la nuit.

              J'ai même quelque chose comme dix-neuf minutes de batterie si mon horloge interne est digne de confiance. La masse se rue sur moi. J'ai mes deux armes bien en main, tenues par le canon et commence à distribuer une palanquée de coups de crosse au hasard des mouvements dans une rotation aléatoire digne de la plus hyperactive des toupies. Un nez ici pour le Nubien grimaçant, un front pour le petit malingre. Et plus je tourne, plus la vitesse que j'imprime offre de puissance à mes attaques. C'est un joyeux hymne militaire, tempo allegro, aux accents de percussion. Doom-do-doom doom dooom. Et les corps valsent. Doom-do...Poc. Tiens, en vlà un qui ne bouge pas. C'est... une hanche ? Voilà qui est inattendu. Je lève les yeux vers les nuages. Un grand gigot qui m'a tout l'air d'un semi-géant se tient là. Un truc brille. Ce sont... ses dents ? Il sourit.

              Et soudain. Tchonk. Son énorme poing sombre s'abat méchamment sur ma tronche et vient réveiller en sursaut mes trois grammes huit. Weooh... La terre est ronde, ce soir. Deux pas incertains empruntés à la danse de l'homme saoul et je vois déjà le mastodonte m'aligner une praline magnum droit sur la tempe. Ce coup-ci, je pare. Du moins, c'était l'idée. Mon avant-bras replié amortit la charge, sans la stopper pour autant. Les arpions décollent du sol et je pars rebondir sur la bedaine proéminente de mon étourdi à la barre. Merci, je te dois une fière chandelle l'ami.

              Un asticot aux coutelas effilés arrive déjà. Pas le temps de me relever. J'amorce un chassé à hauteur de chevilles mais un petit bras tout pâle vient s'enserrer autour du cou de l'énergumène et tourner sèchement. Cloc, que ça fait. Léa.


              Fatigué ? Qu'elle me nargue.

              Je réponds pas. Au dessus d'elle, une ombre plane, grandissante. Le monticule revient en force avec la ferme intention d'écraser la môme sous son panard pointure quatre-vingt deux fillette comme une vulgaire araignée. Je prends appui sur le ventripotent qui a également une fonction trampoline et fuse droit sur la guibole démoniaque que je plaque. Sacré jambonneau. Son tour de mollet, c'est la circonférence de mes bras. Impossible de l'arrêter. Je réussis tout juste à le faire dévier de sa trajectoire. Chrock. Son pied éventre le pont, traverse la guérite en dessous et part s'enfoncer dans la base du plancher. Avec moi toujours agrippé à son membre. Pas celui-là, non.

              Je ressors de la cabine et déboule sur le pont central. J'ai mon bras gauche anesthésié pour huit heures mais à part ça, les voyants sont au vert. L'immense catcheur est prisonnier du bâteau dont il a revu la structure. Faut profiter de l'aubaine. Le gros des troupes arrive enfin.


              Je m'occupe d'eux. Toi, tu te faufiles à la cale et tu vas libérer tes p'tis copains.
              Vous êtes sûr ? Ça va aller ?

              Elle est si charmante.

              Petite, je suis le Caporal Achi...

              Krok.

              Ok, celle-là je l'ai pas volée. Dieu qu'elle fait mal cette droite ! C'est comme se faire embrasser par un marteau. Je crois même que... chpeuh'... ouaip, j'ai perdu une molaire. Ma dent préférée en plus.


              Qui a fait ça ?! Que je gueule, tout fâché.

              Personne ne se dénonce. Ils ont trop peur, sans doute. Au lieu de ça, les forbans chargent, chacun affublé de l'outil de leur choix. Coupe-chou, chaîne, massue. Je crois repérer le coupable dans le lot. Un petit filou aussi large que haut qui fait jouer ses poings américains l'un contre l'autre pour battre la mesure. On part sur une sonate à quatre mains, là.

              La mêlée est confuse. Je distribue joyeusement les coups. Pare à tout bout de champ et envoie parfois un bretteur empaler un frondeur pour me donner du répit. Mais pour chaque assaut repoussé, deux autres sévissent. Une estafilade flanc gauche, une matraque sur la base du crâne. Même la picole ne suffit plus à ignorer l'état d'alerte. Je crois que j'avais une un peu trop haute opinion de moi-même. Deux ans d'un régime à base d'éthanol et d'inaction n'étaient donc pas la recette miracle de la toute puissance.

              Pas à pas, je recule et évite tant bien que mal l'encerclement. Vite, à la cabine. Dans un espace contigu, l'avantage du nombre sera annulé. C'est de la science militaire classique.

              Mais les canailles s'en foutent pas mal. On a beau composer avec un tronc humain planté au milieu de l'espace, la folie furieuse ne se calme pas. Y'en a même qui lacèrent gaiement le gigot immobile en visant ma panse. Un grognement mécontent, à chaque fois un peu plus insistant, vient accueillir les balafres. Pour autant, les scélérats continuent et s'en donnent à cœur-joie, et la dague qui vient se ficher dans ma cuisse ne ment pas : ma position est intenable.

              De rage, j'attrape au collet le coupable et vient l'assommer contre la jambe géante. J'ôte la lame plantée dans ma chair, la charge finale s'annonce. Il reste une petite dizaine de ces coquins, convaincus d'en finir sur leur prochain assaut. Situation critique. Vite, une idée. Et là, le tibia contre lequel je me repose en quête de mon souffle éparpillé dans tous les bouis-bouis terreux de la région m'en propose une.


              Mais oui bien sûr !

              J'attends que le premier rang de la ruée ne soit plus qu'à un petit mètre de moi et... Tchak ! Je plante le couteau en plein dans la viande, le plus profondément possible. Même un machin pareil doit avoir des nerfs coincés quelque part sous ce large épiderme. La réaction ne tarde pas. Un cri rauque déchire la nuit et la jambe se soulève brusquement, m'enlevant au nez et à la barbe de mes assaillants.

              Héhé...woooh !

              Blam. Blam. Blam. Le battoir vient écrabouiller soigneusement l'étage inférieur et tous les forbans rendus à l'état de crêpes et de coulis. J'ai la nausée. Au troisième va-et-vient, je lâche prise et pars m'éclater contre la base du grand mât où je dépose avec tout le maintient dont je suis encore capable un magnifique dégueulis.

              Plus un geste !
              Haut-les-mains, gredin !

              Je louche sur trois mousquets. Ou peut-être neuf. Je vois trente-six chandelles, là de suite. J'demande :

              Plus un geste ou... buuurps'...les-mains ? Voyez, c'est un peu difficile de faire les deux en même temps ?

              Et là, je buggue. J'ai la vision d'une taupe borgne sous acide mais je ficherais un billet que devant moi se tiennent cinq, dix ou peut-être treize marines. Il y a les uniformes blancs, les mouettes, les élégantes casquettes. La totale. Je ris et rassemble mes esprits. Où est l'officier en chef ?

              Attendez, Sergent. Heu... Commodore ? A... Amiral ??

              C'que j'y vois flou, bon sang.

              Je n'ai rien à voir avec ses fripouilles. Je détiens des informations selon lesquelles ces pirates retiennent captifs d'innocents civils dans leur cale. Des enfants, vraisemblablement. Et je suis venu les mettre aux arrêts.
              Baissez vos armes. Tu as un nom, mon gars ?
              Caporal Achilia, équipage des Ghost Dogs, euh... monsieur. Ravi de voir la cavalerie arriver.

              L'officier s'avance. Me tend une main que j'attrape en deux temps et m'aide à me relever. C'est trop beau. Non seulement, je vais recevoir deux énormes tonneaux, mais en plus, on va m'offrir une promotion et tout un déluge de remerciements pour services rendus à la nation. Ma chance a tourné.

              Hé bien Caporal....

              Click !


              Ce n'est vraiment pas votre jour de chance. Ash, Barnes, surveillez-moi cet abruti ! Je suis sûr qu'on en tirera un bon prix au marché de Rhétalia.

              Que... Des menottes ? Bordel. Ces types sont de mèche !

              Alors mon gars, t'as une dernière volonté en tant qu'homme libre.
              Beuhf... z'auriez pas une lampée d'rhum, par hasard ?
                Barnes – je crois – me tend une flasque. Je prends une franche lampée. Une autre. Et encore une autre. Jusqu'à vider le contenant. Ça pique, sainement – à l'inverse de ma kyrielle de plaies ouvertes. Je lance la coquille vide au marine qui s'aperçoit de ma grossièreté et l'accueille avec la mine mécontente du gamin qui n'a plus de part de tarte pour le quatre heures. Je devrais pas tenter le diable, mais ça me rend mesquin.

                Oh, pardon, tu en voulais ?

                En guise de réponse, le seconde classe m'envoie la crosse de son fusil en pleine tempe. Bordel. Arrêtez de me cogner le crâne. Ça va me laisser des séquelles autrement plus sérieuses qu'une cirrhose à force. Des bosses. Et c'est très disgracieux. Je suis un vieux beau et j'entends le rester.

                Je me laisse glisser le long du mât et m'y adosse. Les vertiges faiblissent, à défaut de s'estomper. Le corps refroidit et les douleurs de l'affrontement se réveillent. C'est pas la géhenne, mais cette cuisse  ne veut pas s'arrêter de pisser le sang. Difficile de demander de quoi faire un garrot à l'autre abruti après avoir éclusé son biberon en digne éponge à vinasse. Pas grave, ça valait le coup. La moquerie et l'alcool sont de puissants régisseurs de mes actions. Alors, les combiner...

                J'essaye de faire le point. Ça s'annonce mal. Si je tente quoi que ce soit désormais, ce sera en boitant. Et en mettant en péril la vie des gamins que les ripoux n'hésiteront pas à menacer pour s'assurer ma docilité, j'en suis convaincu. Les mouettes sont six, en définitive. Deux sur le pont qui gardent leurs mousquets braqués sur mon torse. Deux autres occupés à apaiser le géant à la jambe lardée et plutôt soupe au lait, là bas, sur le pont arrière éventré. Et deux, le Colonel inclus, qui remontent de la cale. L'officier revient planter sa gueule de merdeux sorti de l'école et ses chaussures au cirage impeccable sous ma trogne et commence à se gausser.


                Alors, Caporal, on s'occupe bien de vous ? Ne répondez pas, je m'en moque. Je vous conduirais volontiers à vos quartiers, aux fers, mais j'aime autant vous avoir à l'œil. Que voulez-vous, un homme capable de causer un tel carnage sur mon navire marchand mérite ma plus précieuse attention. Robson. Voyez si certains de ces traines-savates sont encore en état de nous servir à quelque chose. Nous pourrions user d'hommes d'équipage pour le traversée qui nous attend. Jetez les autres par dessus bord.

                Ce type est une parfaite ordure. Je le suis du regard. Sa démarche aristocrate juste ce qu'il faut le mène à la cheville du géant.

                Ah...et comment va notre grand blessé ?
                Rrrmpgh' !
                Ooh-oh... C'est qu'il est hostile, l'animal ! Rassurez-vous, votre dédommagement sera à la hauteur de votre peine. Robsoon ? Mon Den-den je vous prie.

                Robson interrompt sa jetée de matelots inertes pour tendre le petit appareil à son supérieur. J'ai beau haïr cordialement ces salopards, je me trouve pour eux un fond d'admiration devant leur capacité à supporter l'infect merdaillon aux épaulettes.

                Peuleu-peuleu... Peul- Moshi mooshi ?
                Ici le Colonel Isacion. Veuillez alerter le Haut Commandement de mon absence au QG ces prochains jours. Une chasse au pirate de la plus haute importance va me retenir en haute mer quelques temps. Clock. Bien ! A t-on débarrassé le pont de toute présence nuisible ?
                Oui Colonel.

                Il ne reste donc que vous Caporal... commence la tête à claques dans une moue embêté. Et soudain, il se met à pouffer. Rassurez-vous, je n'ai aucune intention de vous abandonner si tôt. Vous me rapporterez bien plus vivant que mort. Messieurs, larguez les amarres. Cap sur Rhétalia !


                Dernière édition par Rik Achilia le Mer 14 Fév 2018 - 1:45, édité 1 fois
                  Si la nuit s'est avérée douloureuse, le jour m'a mis au supplice. J'ai sacrifié ma chemise pour me confectionner un garrot de fortune, sous les quolibets de mes ravisseurs. Ces types sont de vrais mulets. Isacion s'est réjoui de ma souffrance, y voyant un motif de tranquillité pour la traversée. Il craint toujours un coup fourré. Il est peut-être infect, mais pas aussi demeuré que ses subordonnés. Pour moi, ça ne sent pas bon. Si le sang a fini par coaguler sous mon pantalon, la plaie poisseuse engourdit maintenant ma jambe complète. Le moindre mouvement que j'essaye d'imprimer pour la maintenir en vie me coûte une douleur atroce. Il me faut un médecin. Je sais pas combien de temps demande le trajet jusqu'à notre île, mais j'ai bien peur qu'il me coûte une guibole.

                  La soif m'étreint de plus en plus ardemment. Sous le soleil du midi, je dégouline d'une transpiration chargée de l'alcool de la nuit. Je n'ai même plus l'ivresse pour me consoler. Juste la vilaine migraine d'une gueule de bois acerbe. Et la soif, écrasante, implacable, est peut-être le pire des maux que l'on peut endurer en mer, perdu au milieu de ces déserts de flotte saline. Ainsi pensait le mec qui sentait sa jambe pourrir au gré des heures.

                  Dès l'aube, des gosses ont été ramenés par petits groupes successifs sur le pont au motif abscons que le navire avait besoin d'être nettoyé. En vérité, il s'agit surtout d'une excuse pour évaluer les capacités physiques de chacun. En obligeant les malheureux à astiquer le bois au point de le poncer, on jauge la force, la résistance. En les envoyant voltiger parfois jusqu'à la drisse et déclencher des manœuvres inutiles dans les cordages, on devine leur adresse,  s'ils ont le pied marin. Plusieurs n'ont osé se lancer, au moment d'ouvrir la voile et ont essuyé les coups de savate en reposant pied sur le pont. Et moi, j'assiste à tout ça, impuissant, avec les rappels lancinants de mon état à intervalles réguliers.

                  Et comme, planté devant ce détestable manège, je n'ai que ça à foutre, je pense. Je pense à ce combat peut-être un peu pris à la légère. À cette jambe que je n'ai pas envie de devoir couper. À ces gosses que je ne veux pas voir s'écraser à mes pieds pour me ramasser leur cervelle en pleine tronche. C'est rare que je cogite sérieusement, mais là. Force est de constater que c'est un peu le dernier luxe qu'il me reste.

                  La vérité, c'est que j'ai souvent réfléchi à comment éviter de penser. Et que je n'ai jamais vraiment pris le temps de penser, fondamentalement. Je sais juste que j'adore faire le con, que c'est plus fort que moi d'aussi loin que je me souvienne. Et que je payerais cher pour qu'on me foute la paix jusqu'à ma mort et me laisse couler des jours creux et doux sans avoir à m'engager en rien de concret. Même la picole n'est qu'un leurre pour atteindre cet état d'oisiveté lisse et rassurante. Comment j'en suis arrivé là bordel ? D'accord, c'était peut-être l'idée stupide de trop, que de suivre Léa dans ce traquenard. Mais je peux difficilement la blâmer. Elle, au moins, avait un objectif à atteindre, des convictions à défendre en agissant de la sorte. Alors que moi... Ça fait un bon moment déjà que je me laisse balloter, trainer au gré des événements sans jamais prendre la vie à bras le corps.

                  D'aussi loin que je me souvienne, je n'ai jamais fait que ça.

                  J'ai souvent fui. Toujours. Une longue, lente, perpétuelle fuite vers l'ailleurs. Ça a commencé dès mon plus jeune âge, avec mon entrée dans la troupe de saltimbanques du vieux Palon. Un halo de magie ? De la poudre aux yeux. Un artifice pour couler des jours tranquille, sans prendre d'initiatives. Et Ayli. Elle en avait, des convictions elle. Et moi, je l'ai laissée se planter sans réagir parce que dans le fond, je ne ressentais pas ce feu en dedans. Ni pour défendre les mêmes valeurs qu'elle, ni pour la soutenir dans son entreprise. J'étais étranger à ce phénomène pourtant généralisé chez l'homme. Ça m'a pris une décennie à écumer les tables de poker de reconnaître mon erreur. De me pardonner mon inaction. Dix années passées à me voiler la face. Pourquoi j'ai pas de désirs, pas d'aspiration profonde ? Les mêmes questions qui reviennent systématiquement aux détours des états d'âme. La même absence de réponse. Pour combler le vide, j'ai appris à aimer rendre service, à mon échelle. Oh, sans trop s'engager dans l'aventure, non, toujours pas mon genre. Mais... et si ça l'était ? Si j'étais juste un mec banal amené à réparer quelques torts en échange du repos de son âme ? Un marché honnête. Je ne bougerai jamais de montagnes mais si, quelque part, j'amène du bon, n'est-ce pas suffisant ?

                  Et puis, en atteignant la quarantaine, je suis tombé sur Hadoc. Le samouraï. L'homme honorable et bon, inflexible dans ses valeurs mais tempéré dans sa manière de dompter la vie. L'homme qui acceptait la différence et savait œuvrer corps et âme à rendre ce monde meilleur. Son grand dessein. N'est-ce pas un peu aussi le mien ? Même si j'y cherche toujours mon intérêt, le résultat valide les motivations. Au sein de son équipage, j'ai pris goût à la bonté. Sans me défaire de tous mes vices chevillés au corps. Ils m'aident trop à apaiser ma conscience. À la distraire. C'est ainsi et ne changera pas. Pourtant, j'ai appris à conjuguer imperfections et une forme de noblesse d'âme. Sans jamais me l'affirmer, oh non. J'aurais pris la poudre d'escampette à me placer devant une réalité si catégorique. Merde, même ce cloporte de Trovahechnik était animé, habité par sa vision du monde. Et la mienne ? Toute en esquive. En dérobades. C'est mon défaut, je l'accepte. J'admets aussi de ne pas rêver de changer le monde. Mais je n'admets pas ce que je suis devenu depuis ma désertion.

                  C'est comme si j'étais revenu quinze ans en arrière. Comme si tout l'édifice de mes frêles convictions – je peux les nommer ainsi, j'ose et c'est un progrès en soi – s'était étiolé avec la disparition de celui qui me canalisait et m'amenait patiemment à découvrir ma moralité. Comme si la crainte d'affronter la dernière étape seul m'avait immédiatement prostré. Je suis devenu pire qu'avant. J'ai délibérément choisi de me mentir, et de m'enfermer dans un voile de paresse et de médiocrité. Par lâcheté, ou par manque de foi ? C'est toute la question. Et elle restera à jamais sans réponse à moins de changer les choses. De tenter.

                  C'est peut-être pour ça, le Poker. Pour narguer la vie devant laquelle jamais je ne risque en défiant le Hasard, le risque absolu, l'inconnu ultime, devant quelques piles de jetons. Pied de nez ridicule. Tu as fait de cet univers ton quotidien pour te conforter dans l'impression que tu as du cran. Tu joues au Poker comme tu aurais dû mener ta vie. Imbécile.

                  Regarde. Même aujourd'hui. Affalé au milieu des océans, avec une gangrène qui s'invite dans ta jambe. Tu attends de voir. Tu temporises. Pourquoi ? N'es-tu pas l'intrépide Caporal Achilia ? N'es-tu pas " vraiment fort " ? Qu'en sais-tu réellement ? Rien du tout, en vérité. La seule fois que tu as essayé de te livrer à fond, ce fut pour sauver le Commodore, pour le résultat que tu connais. Alors, quoi ? Un échec et tu lâches l'affaire ? Tu n'as même jamais utilisé les pouvoirs de ton fruit qu'en ce jour unique où enfin, tu étais décidé à agir en homme. Et depuis, plus rien. Simplement par crainte. Par crainte d'être quelqu'un. D'être réellement l'individu que tu contes, que tu vantes.

                  C'en est à crever.

                  Regarde ces mioches. Ils gesticulent là-haut, risquent leur vie simplement pour voir l'aube. Même ces ordures qui rient grassement. Elles ont un moteur. L'argent. Le luxe. Et toi, au milieu de tout ça, qui a eu l'occasion de tant vivre. De faire tellement. Tu as traversé ton existence comme un fantôme.

                  Mais ça s'arrête ici. Demain, on te vendra – si quelqu'un veut de toi en dépit de ta blessure. Ou mieux, on t'éventrera et on te balancera à la mer. C'est maintenant que ça doit changer, vieux tas. Lève-toi. Prends ta vie en main. C'est un ordre, soldat.

                  Tu es le putain de Caporal Rik Achilia et aujourd'hui, tu vis.
                    C'est étrange. De porter un regard à tel point différent sur un même navire qui m'apparaissait si terne juste avant. Une adrénaline nouvelle galope le long de mes veines. Et avec elle, une sérénité singulière. Ma respiration est apaisée, les douleurs évanouies. Même cette foutue jambe reprend vie. J'en ai des picotements jusque dans la voûte plantaire. Les scélérats ne prêtent pas vraiment attention à moi. Ils m'ont archivé comme un cadavre en devenir. Ils sont tous là, une main en visière, à admirer les cascades de ces gosses désespérés. Isacion se permet ses railleries habituelles, qu'accueillent en riant trop fort pour être sincères ses subordonnés.

                    Parfait. Admirez, petites vermines. Ne vous occupez pas de moi. Je ne suis personne.


                    Voodoo Guy

                    Le corps mue silencieusement. De fines fibres de chanvre viennent remplacer chair et sang. La poupée se tisse, muette. Je grandis. Je m'assouplis. Bras et jambes deviennent autant de lianes ondoyantes. Les clous apparaissent aux extrémités en lieu des orteils, des doigts. Je suis cet organisme. Effrayant, inhumain, terrible.

                    Je fais mes retrouvailles avec ce corps si particulier. Je ne le connais que trop peu. Sous cette forme, la douleur n'est plus qu'une sourde information. Ou bien, est-ce la résultante de mon état second ? Qu'importe. Elle ne m'arrêtera pas. C'est mon jour de gloire.

                    Ma renaissance.

                    Délicatement, je me dérobe aux entraves. Subtil. Saurien. Une main. Puis l'autre. Un inaudible cliquetis, les têtes de métal viennent gratter contre les menottes. Je suis libre. Vraiment libre. Une seconde passe, une autre. Nouveaux éclats de rire forcés. Là-haut, j'aperçois Léa pour la première fois. Elle se démène comme une diablesse. Moi, je me suis transformé en démon. Serein et imperturbable.

                    Calme.

                    Il fait chaud, pourtant je ne ressens plus la morsure des rayons sur ma nouvelle peau. Ma soif est oubliée. Bien haut dans le ciel, un soleil sans nuage attend patiemment mon numéro.

                    Une seconde coule. Si lentement qu'elle me parait une heure. Dernière inspiration. Le souffle est clair, pur. Je suis prêt. Déchaine-toi Rik. Libère-toi.

                    Un bruissement. Comme le vent dans les feuilles d'automne. Trois clous dans la nuque de Barnes. Sans remords. Presque sans violence. Ce doit être fait. Et soudain, son cri. Des sursauts quand les regards se portent sur la Chose. Moi.

                    Un ample mouvement brasse l'air. Quelle allonge magnifique. Ash ne verra plus le jour. Quatre clous dans la gorge. Les enfants s'arrêtent, perchés sur les gréments. Ils ne lâchent pas un cri. Je plonge sur mes proies. Un fouetté projette celui sur ma gauche par dessus bord, tandis que la claque plongeante assomme les deux à ma droite.

                    Il n'en reste qu'un. Isacion. Son visage exsude de peur. Il se tient devant son inquisiteur. Pas à pas, il recule. Surpris, renversé par cette apparition. J'avance au même rythme, bras ballants. Et puis, quand il se retrouve bloqué contre le gaillard d'avant, il se fige. La main crispée sur le pommeau de son sabre.


                    À... à moi !!!

                    Je lève un bras frondeur haut, très haut au dessus de sa tête. Tout va bien. C'est bientôt fini.

                    Crrrak. Derrière nous, le battant de la cale vole en éclat. Le navire tremble à en faire vibrer l'océan autour de nous. Des entrailles de l'embarcation surgit le semi-géant. Un marteau adapté à sa taille dans chaque main. Isacion part se réfugier derrière son immense sauveur qu'il exhorte à me réduire en bouillie contre une montagne de Berrys. Cette fois-ci, je ne doute pas.


                    Voodoo Bluff

                    Une couleuvrine apparait dans mes bras noueux. Le géant ne se rue pas sur moi. Je ne tire pas. Un ange passe. Au bout de quelques secondes, je pointe mon calibre sur l'officier toujours courageusement planqué de trois-quart. Échange de regards entre deux anomalies de la nature. Le géant fait un pas de côté. Puis s'écarte franchement. Isacion n'en revient pas.

                    Adieu Colonel.

                    Le marine s'enfuit. La détonation claque. Quand le nuage de fumée se dissipe pourtant, son corps ne gît pas devant moi. Au lieu de ça, une trainée lactée prend naissance là où il se tenait juste avant. Je ne comprends pas. " Là-bas ! " fait une voix juvénile à la vigie. Je suis le rail blanchâtre des yeux. Isacion s'est envolé. Le petit fennec. Des Milky Dials. Il leur doit la vie.

                    La couleuvrine se dissipe. Le géant balance ses deux énormes marteaux à la mer en signe d'apaisement. J'abandonne mon apparence ensorcelée pour redevenir Rik, celui que j'étais déjà, en un peu plus abouti.

                    Je m'écroule presque instantanément au sol. Mon organisme me lâche, cette fois. La douleur et la fatigue accumulées rejaillissent et me submergent. Les enfants ont tôt fait de rejoindre le pont. Ils sont effrayés pour la plupart, je peux le lire dans leurs yeux. Je ne leur en veux pas. À leur place je le serais aussi. Pourtant, une adolescente qui n'a pas froid aux yeux s'avance. Un visage familier. C'est Léa.


                    N'ayez pas peur, c'est un ami.
                    Un ami, carrément ?

                    Elle sourit. Et reprend soudain un air sérieux.

                    Il faut libérer les autres.

                    La petite troupe presque au grand complet disparait à la cale avec le colosse. Un bruit d'acier tordu nous parvient. Sur le pont, il ne reste que deux enfants d'une dizaine d'années, qui s'approchent en se tenant la main. Méfiants, mais enhardis par l'attitude amicale de Léa. Le garçon, un blondinet à la peau déjà cuite par le soleil, demande :

                    Dites monsieur, vous êtes qui ?
                    Lui ? Voyons ! C'est le célèbre Caporal Rik Ach...
                    Je suis Rik, mon gars. Juste Rik.