Mélancographies

Quelque part dans la vaste cité de Marie-Joie se trouve un long bâtiment ancestral, à la fois large, haut et profond, qui recense toutes les histoires que l'humanité a vécu, qu'elle vit actuellement et que certains historiens étudient pour deviner celle qu'elle vivra plus tard. Car l'Histoire est un éternel recommencement et que l'Homme n'apprend pas de ses erreurs, c'est ici que l'on trouve généralement les âmes égarées dans des schémas de pensées aux théories basées sur l'empirisme et les sciences sociales.

Des fois, car la plupart du temps l'incroyable édifice semble vide, hanté par ses vénérables gérants et son gardien ancestral. Un homme que le temps semble avoir rôdé et qui peine aujourd'hui à se déplacer sans se luxer un membre, mais qui le fait quand même parce que... "bah ! ces livres ne vont pas se ranger tout seuls !"

C'est donc une énième journée identique à toutes les autres qui débute dans la longue existence d'Archibald Bookman, déjà affairé à déplacer de vieux parchemins aussi décrépis que son honorable personne.

Au programme : la routine habituelle, la surveillance de vieux bouquins et enregistrements qui n'intéressent personne et dont une bonne partie de l'humanité n'a même pas connaissance. De quoi s'ennuyer ferme lorsque l'on sait que le climat Marijoien n'est pas particulièrement festif en cette période de l'année et que, de toute manière, la moindre once de chaleur peine difficilement à pénétrer les murs rocheux de l'établissement.

Non, pour tout dire, un non-initié irait facilement jusqu'à dire qu'on "se les caille sa-mère dans cette foutue baraque". Mais le vieux Archi', lui, est imperméable. Desséchée au possible, probablement déjà morte sans s'en être rendu compte, sa carcasse séculaire semble aujourd'hui n'absorber ni ne dégager aucune forme de chaleur, de ses mains gelées jusqu'à sa voix terne et cassante.

Définitivement, l'archiviste est devenu partie intégrante de ce curieux musée, dans le sens où il fait davantage partie du mobilier que de la classification des êtres vivants aujourd'hui recensés.

Pourtant arrivé au crépuscule de sa vie, l'ancêtre continue à travailler avec la même détermination que jadis. C'est son leitmotiv, sa raison d'être qui le fait se lever tôt le matin et se coucher tard le soir. Parfois ne pas dormir même, car il a depuis longtemps atteint cet âge où le sommeil ne fait pas grande différence. Et loin d'être lassé par son travail, l'archiviste se voit plutôt comme le protecteur de l'Histoire. Celle que le Gouvernement Mondial veut bien entendre, certes, car les autres Histoires n'en sont pas : ce sont des histoires avec des H minuscules, des ragots tout au plus, des billevesées. Et celles-ci sont rangées avec les contes pour enfants et les aventures du pirate au chapeau de paille.

Des mensonges, on vous dit !

Bref, comme tous les matins le vieux Bookman entame son train-train quotidien. Comme tous les matins, il se rend donc dans la pièce principale pour y entreposer de nouveaux ouvrages et ranger d'autres récemment consultés et laissés au hasard sur les tables de l'immense bibliothèque, parfois visitée. Comme tous les matins, il poursuit finalement sa tâche en se rendant dans son sanctuaire personnel pour y poursuivre tri et étiquetage. Car l'endroit est définitivement des mieux rangés et des plus soignés ; car jamais personne ne vient ici sauf Archi', aussi.

"Mélancographie". Le nom de la section de la Grande Bibliothèque de Marie-Joie où sont disposés les volumes relatant d'histoires tristes, de drames ou de plaies mal cicatrisées, entreposés pour être oubliés de tous. De tous sauf de l'archiviste qui y passe pratiquement toutes ses journées pour des raisons obscures.

Dardant alors un index songeur en direction des reliures sur les étagères, l'homme lit silencieusement les noms des rapports, biographies et enregistrements. Outrepassant grand nombre d'horreurs commises par le Malvoulant qu'il aurait probablement souhaité ne jamais connaître, l'homme au front dégarni s'arrête finalement devant un coffret sombre qu'il retire et examine sous tous ses angles. Avec un mélange de curiosité et de perplexité, le vieux Goodman parvient finalement à repérer une petite étiquette qu'il ne se souvient pas avoir rédigée, informant sur le contenu du boitier qu'il ne tarde pas à découvrir à l'air libre.

Saisissant alors l'audiodial à l'intérieur, l'homme s'assoit dans son fidèle fauteuil pour faire jouer l'enregistrement, l'oreille tendue, la lèvre baignant dans une tasse de thé ayant refroidi depuis plusieurs siècles. Le cœur profondément enterré dans la poitrine.

Clic. Clac.

- ...ça y est ? Ça tourne ? Parfait ! Dans le doute, j'ai mis en marche mon Audiodial, on sait jamais n'est-ce pas ? Ahem ! Bonjour ! Je suis Sandy Shepherd et vous regardez « En quête d’action », l’émission qui repousse les frontières du réel et vous emmène directement au centre des conflits les plus bouillants des sept océans. Oulala !

Nous sommes aujourd’hui avec Marco sur une île du Nouveau Monde qui a particulièrement fait parler d’elle ces temps-ci : je parle évidemment d’Alaomin et de ses incroyables piliers sortant tout droit des flots. Filme ça Marco, c’est dingue. Comme vous pouvez le voir nous sommes à plusieurs dizaines de mètres au-dessus de l’eau et la ville se dresse droit devant. Mais aujourd’hui est un jour spécial car la Marine est partout ! Eh oui mes chers dendenspectateurs, regardez. Tourne la caméra ! Fais un trois-cent-soixante, voilà… Nous sommes totalement au centre de la bataille qui se prépare. Pour le moment tout est calme mais nous savons de source sûre que l’île va être attaquée incessamment sous peu !

Est-ce que tu vois quelque chose Marco ? Toujours rien ? Bon sang, on va avoir l’air de deux guignols si c’était du flan… Ahem ! Apparemment, les fameux Sunset Pirates seraient en chemin et compteraient donner l’assaut cet après-midi. L’île est extrêmement défendue et il y a peu de chances qu’ils parviennent à passer les défenses de l’archipel. Allons donc interroger l’un des responsables de la garnison pour en être sûrs !

Aie ! Fais attention où tu marches, abruti, j’ai failli tomber ! T’as de la chance que je n’aie pas été dépeignée sinon c’était la porte. Nous y voilà ! Juste à côté de nous se tient le Colonel Mazerty. Bonjour Colonel Mazerty.

- Ahem. Euh, ça tourne ? Oui ? *kof kof* Bonjour Sandy, comment allez-vous ?

- Très bien mon Colonel, et vous ?

- Un peu stressé… La grande forme ! Prêt à casser du pirate ! Ces rookies se sont imaginés qu’ils pourraient traverser Alaomin pour continuer leur misérable périple mais ils se fourrent le doigt dans l’œil. Foi de Mazerty !

- Contente de vous l’entendre dire mon Colonel ! Et justement, vous faites bien d’aborder le sujet ! Attendez que j’aie posé les questions la prochaine fois s’il-vous-plaît. Il paraît que depuis des décennies Alaomin sert de rempart contre la piraterie sur la Voie Calme du Nouveau Monde, est-ce vrai ?

- Mes excuses… Oui, totalement vrai ! Au cours des dernières années nous avons considérablement amélioré l’armement de l’archipel pour permettre une défense efficace des eaux territoriales ! Aucun navire ne peut pénétrer dans la zone sans que je ne sois au courant, j’en fais ma responsabilité.

Bloub.

- Incroyable. Et de quel type d’armement disposez-vous pour lutter contre ces féroces, ces infâmes pirates de la pire espèce ? Les récents méfaits des Sunset Pirates ne sont pas sans évoquer une certaine brutalité dans leur façon de faire. Et pour leur capitaine, on parle tout de même d’une prime s’élevant à plusieurs centaines de millions de Berries !

Bloubloub.

- Ah, mais vous savez vous n’avez rien à craindre, vous êtes actuellement sur l’une des îles les plus protégées du Cercle d’Or ma petite dame ! Nous avons disposé des tourelles tout autour de la zone. Certaines ont été construites à même le récif autour de nous tandis que d’autres, installées sur les piliers, assurent une sécurité constante à la ville.

Bloubloubloub.

- Et…

Bloubloubloubloub.

- Grand dieu, Marco, peux-tu dire à tes entrailles de cesser de faire du bruit ?!

- Mais je n’y suis pour rien, ça vient d’en dessous !

BLOUBLOUBLOUBLOUBLOUB !

- Qu’est-ce que… Est-ce que toi aussi tu vois ces bulles gigantesques à la surface de l’eau ? Tu peux zoomer ?! C’est étrange, on dirait que quelque chose remonte à la surface…

- Vous avez raison… grand dieu !!

FWUUUUUSSHHHHHHH

- Je rêve ou c’est un navire pirate ?! Ils ont trouvé le moyen de passer les défenses et sont juste sous nos pieds ! Tu filmes ça, hein, Marco ?!

- Lieutenant, sonnez l’alerte tout de suite, nous sommes attaqués !

- Regarde, leur navire était enrobé, la bulle est en train de disparaître. C’est génial et effrayant à la fois, tu as tout dis ?

- Tout est dans la boite, mais euh… on n’est pas censés se mettre à l’abri ?

- Tu déconnes ? Dis-moi que tu déconnes ! On a un scoop, on est pile au milieu de l’événement et tu veux qu’on déguerpisse ?! Fais-moi penser à te faire virer lorsque l’on sera de retour à l’agence. Allez filme, bougre d’âne !

- Miss Shepherd, je vais vous demander de bien vouloir quitter cette zone comme l’a préconisé votre confrère et…

- Je n’irai nulle part espèce de Colonel de mes d-

Pwiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiiish… BOOM

- Ils nous attaquent avec des mortiers mon Colonel ! Les tourelles sont hors de portée !!

- Bon sang, bloquez les issues et canardez les autant que possible ! Ils ne mettront pas un pied sur la plateforme, foi de Mazerty ! Et vous…

- La vue n’est pas sensationnelle d’ici. Rapprochons-nous des quais ! Tu me suis ? C’est un ordre !

- Mais bon sang, où allez-vous mademoiselle ! Vous n’avez pas le droit d’aller par là…

BOOM

- Mes chers dendenspectateurs, nous nous trouvons actuellement sur les quais. Comme vous pouvez le constater, les soldats de la Marine s’échinent à empêcher les assaillants d’emprunter l’ascenseur hydraulique permettant d’atteindre la plateforme et…

- Sergent ! Ils grimpent le long des piliers !

- Repoussez-les idiots, on ne vous a pas appris à tirer correctement ?!

- C'est-à-dire qu’ils sont quasiment hors d’atteinte… Ils sont juste sous nos pieds désormais !

Boom !

- * Kof kof kof * Ah ! Marco tu es là ? Ouf, l’explosion ne t’a pas emporté. Tu as eu plus de chance que ce pauvre sergent… Non, ne filme pas, il y a des choses qu’il ne faut pas montrer à la dendenvision !

- Vous devriez parler moins fort, Miss Shepherd.

- Qu’est-ce que tu dis ?! Je crois que je suis encore un peu assourdie par le choc de l’explo-

BLOOM !

- Ca y est, ils sont là ! Repoussez-les, empêchez les d’atteindre la salle des commandes !

- Miss, nous devrions nous réfugier comme l’a dit le Colonel. Miss ? Oh non, oh mon dieu !

- Bleurgh… Marco… aide-moi… été… touchée…

- Putain, reste pas ici mon p’tit gars ! C’est un putain de champ de bataille !! T’es con ou quoi ?

- Mais et miss Shepherd, je…

- T’peux plus rien pour elle j’pense, pas avec un trou d’cette taille-là dans l’bedon. Maintenant casse-toi avant d’finir pareil !

- Je suis désolé Sandy… Vraiment désolé…

- Co… nnard…

BOOOM ! Bakam ! Bakam !

- Tenez bon les gars ! Carlton, sabote l’ascenseur tant que- merde, Carlton ! Salauds, vous l’emporterez pas au parad-

Bakam !

- La voie est lib’ les gars ! Tenez la zone pendant que j’remonte les aut’… Hé Bones, regarde ça dont, ça s’rait pas la p’tite journaliste mignonne qu’t’aimes bien que v’là ?

- Oh si merde ! J’la préfèrais avec les entrailles à l’intérieur, par contre ! Bwahahaha !

- Fils… de…

- Putain, t’es encore en vie toi ? T’manques pas d’cran pour une journaleuse ! Hé, tu vas p’tet survivre assez longtemps pour voir l’capitaine. C’est c’que t’voulais non ? Hein ? Foutus scribouillards, ‘vont vraiment au bout des choses. Bwahahaha !

Bakam ! Bakam !

- Arrête tes conneries Bones et viens m’aider à faire tourner c’putain d’gouvernail. Ho… hisse… ho… hisse !

Schlong !

- Ca y est, c’est déverouillé.

- Prépare tes mirettes ma jolie, la dernière image qu’tu vas avoir d’ton vivant sera probablement celle du cap’taine le plus classe du Nouveau Monde. Tiens mais, qu’est-ce c’est qu’tu tiens là… un audiodial ?! Bwahahahaha !! Coquine ! Ça t’dérange si j’te l’emprunte deux s’condes ? Hé Johnny, regarde c’que j’nous ai dégotté !

- P’tain Bones, tu crois pas qu’il est un peu tôt pour faire l’couillon avec des putains d’coquillages ? Tiens, v’là le chef, range moi ça !

- Ah, enfin ! Vous en avez mis du temps, bande de cons !

- De rien chef, ça fait plaisir !

- Allez, à l’assaut ! On n’est pas venus jusqu’ici juste pour profiter de la vue ! Balancez-moi ces cancrelats et leurs gratte-papiers à la flotte. Du reste… pillez, violez, détruisez ; bref, la rengaine habituelle ! Faites leur comprendre qu'on est pas là pour rigoler.

- A L'ASSAUT LES GARS !!

- Amber, j’ai trouvé ça sur la p’tite dame que v’là. Ah, merde, elle a canné.

- Un audiodial ? Intéressant. Tu sais s'il enregistre toujours, Bones ?

- Aucune idée. Faudrait tester. Ah, on dirait bien, ouais. ‘Voulez dire quoi ?

- Aucune idée, improvisons. Ahem, si jamais ce coquillage parvient aux oreilles de la Marine, c'est l'occasion de véhiculer un message fort. Le message fort, le voici : nous avons détruit votre petite île du Nouveau Monde. Mais ne vous en faites pas, on vous la rend. Beaucoup trop propre, beaucoup trop laide. Il y en aura d'autres. Protégez-les mieux. Kenora, je suis un peu déçu, je m'attendais à mieux de ta part. Tu m'avais dit que tu changerais la Marine, mais ce sont toujours des avortons indisciplinés et cupides. Je ne regrette rien, pour autant.

- Encore vos histoires d'amour avec l'amirale, mon cap'taine ? Décidement...

- Toujours ressasser le passé, ça permet de comprendre et d'apprendre pour mieux aller de l'avant. Certains blessures ne guérissent pas, de toute manière. Une trahison reste une trahison. Soit, comment on éteint ce truc déjà ?

- C'est pas ce p'tit bouton au sommet de la coquille, cap'tain ?

- Bien vu Bones, bien v-

Clic.

Désorienté par son écoute, le vieux Archi met plusieurs longues minutes à digérer l’information. Evidemment, l’enregistrement est vieux d’un an et n’a jamais été publié, même si les échos de la bataille d’Alaomine continuent encore de résonner au sein du Cercle d’Or et si le pays a été reconstruit depuis.

Toutefois, il s’agit là de l’une des premières preuves de la montée au pouvoir de l’homme désormais à la tête de la plus grande armada pirate connue à ce jour. Un individu terrible et fou, une entité chaotique, capable de faire le bien comme le mal, de faire preuve de raison comme de déraison. Un individu imprévisible donnant du fil à retordre à la Marine comme à ses confrères pirates…

Et que, par empirisme, l’archiviste a depuis longtemps identifié comme le prochain Yonkou. Car l’Histoire est une boucle qui se répète inlassablement. Car il y a déjà eu un précédent aussi redoutable parmi les Empereurs Pirates.

Celui que l’on appelait Barbe Noire, Marshall D. Teach.