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De rameur à bretteur

«Oh hisse! Oh hisse! Oh hisse!»

Je n'en peux plus. J'ai les mimines en compote et le moral en purée. Avec lassitude, je repousse cette foutue rame moisie et croise les bras. Le grand gaillard avec qui je partage mon banc m'interroge du regard, la  mine sévère. En guise de réponse, je lui présente mes mains meurtries.

«T'fais quoi, là? J'peux pas ramer tout seul.»

«T'es un grand garçon, t'vas y arriver.»

Fermant les yeux, je penche la tête vers l'arrière et m'efforce de faire le vide. Rien à faire, le vacarme ambiant se montre omniprésent. Le rythme martial des tambours du hortator fait tressauter mon esprit et souffrir mes muscles endoloris. À celui-ci s'ajoute les plaintes des trente-neuf autre esclaves qui partagent ma situation, se tuant au travail pour faire avancer cette foutue galère qui nous conduit vers la terre où nous serons vendus comme des animaux.

Galère. Voilà un navire qui porte bien son nom.

À ma gauche et à ma droite, je ne vois que de la misère, sous forme d'hommes dénudés et en sueur, les chaînes aux pieds et la rage au coeur. Ils bravent vent et marée, non par choix, mais par instinct. Tels des animaux serviles, ils cherchent à survivre en se pliant à la volonté de nos ravisseurs. Je ne le leur reproche pas, ceux-ci sont armée et ne feraient qu'une bouchée d'une poignée d'être fatigués et affamés dans notre genre.

Au début du voyage, le deuxième esclave du troisième banc était connu de tous sous l'affectueux sobriquet de «Tas-de-graisse». Et bien aujourd'hui, il ne reste plus que le «Tas», la graisse ayant foutue le camp après plusieurs semaines d'efforts soutenus et d'eau et de pain.

Mon voisin de banc, après avoir essayé en vain d'assurer seul le rôle de notre binôme, décide d'interpeller le contremaître le plus proche.

«Lenny, y'a Tête-de-PQ qui fait sa diva, encore.»

Lenny Lokass était un homme de petite stature qui aimait collectionner les mollusques et qui en possédait probablement un entre les deux oreilles. Il avait un physique disgracieux et disproportionné, avec une jambe plus haute que l'autre qui lui conférait en permanence une démarche boitillante. Il arborait aussi un oeil de vitre et portait l'un de ces hideux petits chapeaux ronds, même à l'intérieur.

Lorsqu'il entendit les propos de l'homme à mes côtés, il accourut aussi vite que sa démarche de pingouin constipé lui permettait.

«Bah alors, princesse Nefertari, on fait la grève?»

«Si j'continue d'ramer, j'risque d'y laisser mes deux bras. T'as envie d'essayer d'vendre un esclave manchot?»

«Pourquoi pas? J'suis sûr qu'il y a bien un noble à Rhétalia qui rêve d'avoir une momie en guise de table basse. Et dans l'pire des cas, on aura qu'à t'foutre dans les arènes. Les locaux raffolent c'ce genre de massacres. La dernière fois que j'y ai mis les pieds, j'ai vu un type sans jambe qui devait combattre un tigre. Il a préféré se tirer une balle.»

«Bah, au moins il s'en est tiré. Kfahkfah..*koff*...kfah.»

«T'trouves ça marrant, hein? On va voir si tu riras autant quand tu sera à sa place.»

«Si tu t'pointes pour m'voir et qu'tu portes c'chapeau ridicule, j'risque de rire, ouais.»

Piqué à vif, le Lenny m'envoie une bonne mandale qui m'arrache une quantité non négligeable de bave.

«Dis pas d'merde d'mon chapeau, c't'un cadeau d'ma fiancée.»

«À c'que j'vois, ses goûts en matière d'hommes sont pas mieux qu'ses goûts en matière d'chapeaux.»

«Moi au moins, j'ai la chance d'avoir une femme. Tu t'en ai d'jà tapé une, avec ta gueule d'affreux?»

«Seulement la tienne.»

Seconde claque, beaucoup plus cinglante que la première. En plus de ma salive, le coup m'arrache un filet d'un épais liquide écarlate. Le goût caractéristique du fer vient titiller mes papilles.

«Ça suffit, Lenny! Bordel de merde, tu vas abîmer la marchandise!»
    Je décide de lancer un petit «Georges, mon héros!» bien théâtral en direction de l'arrivant.

    Georges Carter est un homme un peu plus grand que Lenny, un peu plus beau et surtout beaucoup plus malin. Mais c'est avant tout un homme d'affaires de premier ordre, qui ne manque jamais une occasion de récolter des berrys. On dit qu'il aurait déjà vendu sa mère, et connaissant le personnage, ça ne m'étonne pas. Un autre rameur m'a également confié que c'est à cause de lui si on ne peut plus mettre de confiture sur notre morceau de pain quotidien. «Trop cher.», qu'il disait.

    Sa mâchoire était un brin trop carrée et ses yeux semblaient se repousser comme deux aimants possédant la même polarité. Pourtant, impossible de ne pas lui trouver un certain charme, avec sa chevelure lissée et ses manières aimables. Si tout l'équipage nous traitait comme du bétail, Georges avait au moins la gentillesse de nous traiter comme de la viande de première classe.

    «Chaque homme possède fondamentalement la même valeur. Les prix fluctuent très peu dans le marché des organes.» répétait-il souvent.

    Bref, l'intervention violente de Lenny ne plaisait pas du tout à Monsieur Carter. Après tout, chaque dent cassée, c'est une poignée de berrys qui s'envole. De précieux et scintillant berrys.

    «C'lui qu'à commencé, Georges! Il dit du mal d'Clara!»

    «Mon cher Lenny, quand une chèvre te crache dessus, est-ce que tu lui fais la peau?»

    «Bah...ouais, j'imagine.»

    «Non, Lenny! Car elle conserve toute sa valeur. Alors tu attends patiemment, et quand elle sera livrée au boucher, tu auras ta vengeance.»

    Georges aimait bien les métaphores animalières. Je le suspecte d'avoir bossé dans une ferme par le passé. Lenny aussi, ça expliquerait la senteur de purin à chaque fois qu'il ouvre la bouche.

    Les deux personnages s'obstinent pendant un interminable moment, à la fin duquel Lenny quitte la cale en maugréant. Quant à Georges, il se tourne vers moi et m'interroge.

    «Alors comme ça t'as des bobos?»

    En guise de réponse, je me contente de lui présenter la surface échancrée de mes papattes, parcourues de cloques et de caillots. La vue d'un spectacle si peu alléchant le fit grimacer.

    «Berk. C'est bon, j'te crois.»

    «Et puis c'pas tout, j'en peux plus d'cette cale. L'humidité m'déchire les bronches, j'ai d'la difficulté à respirer. Sans compter tout c'que ces foutues tambours font à mes tympans.»

    Le trafiquant d'esclave se plonge dans une réflexion pendant un moment. Je le sais parce que quand George réfléchit, il tente inconsciemment de toucher sa langue avec son nez. C'est Robert, le premier esclave du cinquième banc qui me l'a dit.

    Le voilà qui rétracte sa langue, signe qu'il a atteint une conclusion.

    «C'est bon, je vais te permettre de monter sur le pont prendre un peu l'air. Mais ne t'avise pas de te jeter à la mer, sinon je te repêche au harpon.»

    Et bien c'est pas trop tôt! C'est la première fois depuis le début de la traversée que l'on m'offre la perspective de lever mon cul de se foutu banc. Je peux difficile contenir ma joie. Si mes lèvres n'étaient pas aussi gercées, je crois bien que je lui ferais un bisou sur la joue.

    Georges se penche et se met à détacher une extrémité de mes chaînes, toujours sous le regard inquisiteur de mon camarade de banc.

    «T'fais quoi, là? J'ai déjà dit à l'autre cramé qu'j'peux pas ramer tout seul!»

    «Ne t'en fait pas, je vais envoyer quelqu'un pour le remplacer. Je suis sûr que l'un des prisonniers des cellules du fond sera bien heureux de sortir faire un peu d'exercice.»

    Face à une telle révélation, l'esclave à ma droite frôle l'arrêt cardiaque.

    «T'ES EN TRAIN DE ME DIRE QUE Y'A D'AUTRES ESCLAVE SUR CETTE FOUTUE BARQUE, QUI FONT RIEN? POURQUOI C'TOUJOURS À NOUS D'RAMER? L'MOT «ROTATION», T'CONNAIS PAS? ÇA NOUS ÉVITERAIT D'MOURIR SUR L'BANC.»

    La petite langue rose de Georges sort de sa tanière et cherche à atteindre ses narines.

    «C'est vrai qu'on a déjà perdu trois hommes depuis le début de la traversée...C'est une bonne idée, ça, une rotation. Une merveilleuse idée, même! T'es plutôt malin, toi, hein, comment tu t'appelles?»

    «Je m'app...»

    Georges interrompit l'esclave en lui mettant un doigt devant les lèvres pour le faire taire.

    «Shhhh. J'en ai rien à foutre. Pour moi, ton nom ou tes idées n'ont pas plus d'importance que le banc sur lequel tu t'assieds. Tu sais pourquoi? Parce que t'es un esclave. T'es ma putain de propriété.»

    Loin de se laisser intimider, mon voisin lui cracha au visage avec toute la hargne de l'homme qui n'a plus rien à perdre. Irrité, l'esclavagiste essuya tranquillement le glaviot, puis se contente de souffler:

    «J'viendrai voir ta mise à mort dans les arènes.»

    Il tourne les talons et se dirige vers les escaliers, m'entrainant en tirant sur la chaîne reliée à mon collier, comme on entraîne un chien. Alors qu'il m'invite à monter à sa suite, il murmure:

    «N'empêche, ce n'est pas une mauvaise idée, une rotation. Ça nous empêcherait de perdre de nombreux hommes. Je ne sais pas pourquoi on y a pas pensé avant.»
      Je faillit m'évanouir en sentant l'air frais pénétrer dans mes poumons. C'était comme si la surface accueillait mon retour, le célébrait. C'est comme si le dieu des vents lui-même m'étreignait dans ses bras et me caressait pour me rassurer et me dire que tout irait bien.

      Puis j'ouvre les yeux et fut aveuglé par les rayons du soleil, que je n'avais pas vu depuis un bail. Il me faut prendre appui sur Georges afin d'éviter de me retrouver par terre. Ma tête tourne, je suis désorienté, privé de sens. C'est comme si je revenais à la vie petit à petit. Mon pouls se stabilise, ma vue s'éclaircit, mes oreilles débloquent. Et mon sens du toucher reste néant parce que j'ai toujours pas de putain de peau.

      À deux pas de moi, Georges se marre, amusé de ma réaction.

      «C'est une sacré fleur que je te fais, la momie. J'espère que tu t'en rends compte.»

      J'hoche la tête malgré moi, comme pour signifier que je ne pourrais jamais le remercier assez. Et pourtant, il se prend pour qui? Il m'a tout de même pris en escalve, non de non. C'est pas en m'emmenant respirer deux coups à l'extérieur qu'il va racheter son âme. Mais pour Georges, une faveur aussi élémentaire suffit à nettoyer sa conscience et à faire de lui le saint des saints.

      Maintenant que je dispose de la plupart de mes sens, je me décide à examiner mon environnement. La Passoire de Fer est une galère imposante, opérant à l'aide de trois voiles et de quarante rameurs. J'ignore d'où elle tient son nom assez peu commun, et je ne doute pas que ses propriétaires l'ignorent aussi. À première fois, la coque est faite de chêne rouvre. Pas un mauvais choix, c'est un bois qui vieillit bien et qui résiste à la moisissure. Le bougre qui a réalisé le truc savait ce qu'il faisait. Pas comme ces idiots qui montent un navire en pin et qui chouinent quand il tombe en pièces quinze ans plus tard.

      La Passoire est d'ailleurs assez vieille. Des marques d'impact et d'abordages sillonnent le pont un peu partout, ce qui me porte à croire que les esclavagistes de Duncan n'en sont pas les premiers propriétaires. Je ne sais pas où est Duncan, d'ailleurs, on le voit presque jamais. Il préfère nous coller Georges et Lenny au cul et se la couler douce dans son bureau. Un entrepreneur comme un autre.

      Sur le pont règne une certaine activité. Des moussaillons s'activent à gauche et à droite, interrompant périodiquement leur travail pour me jeter un regard étonné, puis reprenant comme si de rien n'était. C'est ça, la vie en mer. On ne peut pas arrêter, il faut être en mouvement perpétuel. Sauf si on arrive à se hisser au sommet, ensuite on a qu'à rester enfermé pendant que les autres font tout pour nous.

      Un petit attroupement attire ma curiosité. Une bande d'hommes en haillons sont disposés en cercle autour d'un autre individu que je n'arrive pas à distinguer. Ce sont visiblement des esclaves, mais pourtant, ils ne semblent pas porter de chaîne à leurs poignets ou à leurs pieds. Je tire un brin sur la manche à froufrou de Georges et lui demande ce qui se trame là-bas.

      «Oh, eux? Ce sont de futurs gladiateurs. On préfère les entraîner avant de les balancer dans les arènes. Plus ils sont aptes à y survivre longtemps, plus on peut espérer réaliser un profit.»


      «Y portent pas d'chaînes et sont costauds, z'avez pas peur d'une mutinerie? Surtout si vous leur apprenez à s'battre..»

      L'homme entonna un rire jovial, comme si ma question était ridicule.

      «T'en fait pas, leur entraîneur est aussi leur gardien. Même avec un sabre de bois, ce type serait capable de mettre ces douze hommes hors d'état de nuire avant même que t'aie le temps de dire le mot "mutinerie."»


      «On peut aller voir d'plus près?»

      Mon geôlier haussa les épaules et m'entraîna tranquillement vers le petit groupe.
        Les futurs gladiateurs sont grands. Plus que moi, en tout cas, ce qui m'oblige à me dresser sur la pointe des pieds pour apercevoir l'instructeur qui fait ses démonstrations au centre du cercle.

        Première surprise, il est vieux. Genre je sais qu'il faut pas juger un type par son allure, mais le gars pourrait être mon père. Son visage anguleux aux joues creuses est parsemé de rides, en plus d'être partiellement couvert par une barbe touffue et grisonnante. Sa longue chevelure est retenue en tresses et semble aussi sale que celle des esclaves. Il porte une vieille cuirasse en cuir bouillie et un pantalon en toile, serré à la taille par une ceinture rudimentaire. Y'a pas à dire, il paie pas de mine.

        Deuxième surprise, il bouge comme un vieux. Je m'attendais à voir une espèce de ninja jongler avec son épée et tournoyer sur lui-même. À la place, j'ai plutôt l'impression d'assister à une séance de Tai-Chi. Ses mouvements sont terriblement lents, quoique fluides.

        «Hé Georges, s'il frappe toujours à cette vitesse, j'doute qu'il arrive à atteindre qui que ce soit, ton vioque.»

        «C'est pour que les gladiateurs puissent bien examiner ses mouvements, idiot.»

        Ah, c'est pas si bête que ça, en fait. C'est même plutôt bien, niveau pédagogique. Je décide de laisser faire ma curiosité et me concentre pour étudier les mouvements du vieil épéiste. Les muscles qu'il contracte, ceux qu'il relâche, la relation entre les mouvements de ses jambes et ceux de ses bras. Comment il assure sa garde avec son épaule, aussi, ainsi que les occasionnels coup d'oeil pour vérifier son angle mort.

        Plus j'observe les mouvements du barbu, et plus je songe que j'ai été idiot de le sous-estimer. Chacun de ses mouvements s'enchaîne avec le précédant, dans une continuité presque parfaite. Il n'y a pas le moindre mouvement inutile, pas d'artifices. Les coups qu'il porte, principalement des frappes d'estoc, se veulent fatals. C'est une technique de professionnel, qui sert à occire un ennemi le plus rapidement possible. Efficace à souhait, mais je doute que des gladiateurs se battant ainsi soient très populaire auprès du public. Il n'y a rien de moins spectaculaire qu'un combat qui se termine en quelques secondes.

        Le vieux guerrier termine sa forme et range son arme à sa taille. Je n'avais même pas réalisé jusqu'alors qu'il s'agissait d'une simple épée en bois. Il prend ensuite la parole, d'une voix rauque et puissante. Un peu semblable à l'idée que je me fais d'un entraîneur de la marine.

        «N'oubliez pas, la lame est un prolongement de votre corps. Chaque mouvement se doit d'être naturel, léger. C'est pourquoi vous allez aujourd'hui pratiquer sans arme.»

        Quelques murmures d'incrédulité se font sentir dans l'assistance. L'homme les dissipe d'un geste de la main, puis adopte une posture défensive. Les douze gladiateurs prennent position devant lui, divisés en trois rangées. L'instructeur effectue une série de mouvements, puis pousse un kiaï, enjoignant ses disciples à l'imiter.

        Ah!

        AH!

        Ah!

        AH!

        Georges et moi observons le spectacle pendant un petit moment. Je prends ensuite une grande inspiration et décide de lui faire, pour la troisième fois de la journée, une requête.

        «Georges, j'veux apprendre à m'battre.»

        «Tu plaisantes? T'arrives même pas à ramer.»

        «Justement, j'ai plus de chance de me retrouver dans les arènes que n'importe quel de ces types. Qui voudrais d'un esclave qui peut même pas effectuer de travaux manuels ardus? Sans compter qu'j'ai pas non plus une bouille assez mignonne pour être majordome.»


        L'esclavagiste tire la langue et la pointe vers le ciel. Visiblement, il considère ma proposition.

        «T'as toi-même dit q'vous tirez plus d'berrys si les gladiateurs savent s'battre. Et puis avec mes bandages, imagine un peu la classe que j'aurais dans une arène. "La momie guerrière", l'audience kifferait.»

        Georges ferme les yeux. Il est tellement concentré qu'il en tremble, le pauvre. Le bout de sa langue vient finalement toucher son nez, et il reprend spontanément ses esprits.

        «C'est d'accord. Attendons la fin de la leçon, je vais aller te présenter à Galneryus.»
          La leçon dura une bonne heure, durant laquelle je fit mine d'écouter le flot incessant de paroles avec lequel Georges m'assaille. Mais en réalité, j'ai préféré observé la routine d'entrainement des futurs gladiateurs plutôt que de me taper les éternelles tirades de Monsieur Carter sur la vente d'esclave, doublé de métaphores animalières.

          Une fois les exercices terminés et les gladiateurs congédié, mon «propriétaire» tire sur ma laisse et m'entraîne vers l'instructeur, qui est en train de s'éponger le front avec une vieille serviette. Lorsqu'il m'aperçoit, une esquisse de sourire se dessine sur ses vieilles lèvres presque aussi craquelées que les miennes.

          «Ça alors Georges...T'as l'habitude de m'apporter des gars qui ont un pied dans la tombe, mais celui-là, on dirai que t'es carrément aller le déterrer.»

          «Esclave, je te présente Isaac Galneryus, ex-champion des arènes rhétaliennes, et instructeur à bord de la Passoire. Quant à toi, Gal', tu va devoir faire de ce bras cassé une machine à tuer d'ici la fin du voyage.»

          «'lut.»

          Il ne prends même pas la peine de réagir à ma salutations. À la place, il m'ausculte de haut en bas. Jaugeant ma posture et l'état de mon corps, sans doute. Il va être déçu, le pauvre.

          «Je fais pas de miracles, Georges. Ce type va peut-être parvenir à repousser un ou deux assaillants, mais tuer, il a pas les couilles.»

          «Littéralement.»

          Je ris à ma blague pendant que les deux hommes s'échangent un regard malaisé.

          «Oh ça va, mieux vaut en rire qu'en pleurer.»

          «Mh. On va commencé par la base. En garde!»

          Le vieux s'empare d'un sabre de bois et le lance mollement dans ma direction. Je parviens à m'en saisir par la garde et adopte une posture similaire à celle que j'ai pu observer chez les gladiateurs de toute à l'heure. Pied droit à l'avant, genoux fléchis, jambes écartées.

          Galneryus se donne un petit élan et m'envoie un vilain coup de pieds entre les cannes. J'encaisse le coup sans broncher, satisfait de ma résilience dans cette région particulière.

          «Pardis...il dit vrai, y'a rien là-dessous... Bref, t'ouvre trop les jambes, referme-moi ça. Et cesse de plier autant les genoux. T'as l'air d'un crabe.»

          Je tente de corriger ma posture en suivant ses indications, mais cela n'est apparement pas suffisant, car il grogne et vient me repositionner manuellement. Telle une poupée de chiffon, je le laisse déplacer mes membres enveloppés. C'est pas comme si je sentais son toucher de toute manière. Légèrement en retrait, Georges assiste à la scène, amusé.

          «Bon, v'là qui est mieux. Allez, pare-moi ce coup!»

          Mon instructeur s'empare à son tour d'un sabre en boisaille et m'assène un violent coup sur l'épaule.

          «Héhé, même pas mal!»

          «...pauvre idiot. Si c'était une vraie lame, je t'aurais tranché le bras. Tu pense que le fait d'ignorer la douleur va te servir, mais au contraire, ça risque d'entraîner ta perte. Réflexe!»

          Feinte à gauche, puis à droite, et la «lame» de l'ex-champion vient percuter mes côtes alors que j'essaie maladroitement de reculer d'un pays pour esquiver l'assaut. Galneryus me fait de gros yeux, puis laisse son bras retomber contre son corps. Il se masse les tempes.

          «T'es beaucoup trop lent...y'a ri-»

          Voyons un peu si je suis lent! Sans lui laisser terminer sa phrase, je m'élance vers lui, sabre à l'avant, et fait une grosse taillade dans sa direction. Enfin, il me semblait que c'était sa direction, mais il est plus là. Je tourne la tête et réalise qu'il est en fait derrière-moi, et alors que je tente de me retourner, je reste pris dans mon élan et trébuche sur une série de cordage qui trainait par terre.

          Apparement, le spectacle fait bien rire les matelots. Ceux-ci ont temporairement laissé leurs tâches pour observer ma gaffe, et se mettent à applaudir à l'unisson mon échec. Seul le vieux guerrier ne semble pas amusé de la situation. Je crois qu'il commence à réaliser l'ampleur de la tâche qui l'attends.

          «On...on va commencer par la théorie, d'accord. Je crois qu'avec un gars comme toi, il vaut mieux que ce soit simple, alors voici les huit frappe de bases que tu peux exercer sur un adversaire.»

          À l'aide de son sabre de bois, le gaillard effectue une frappe droite, bien lente afin que je puisse observer l'intégralité de son mouvement, et vient déposer ce qui serait normalement le côté de sa lame sur mon front.

          «Tête.»

          Il exécute ensuite trois frappes successives sur mon flanc gauche, puis se positionne autrement et répète les mouvements sur mon flanc droit.

          «Épaule, ventre, jambe. Et finalement, mon pêché mignon, l'estoc.»

          Ce dernier mouvement consiste simplement à pointer la lame dans ma direction.

          «Si tu veux un conseil, évite de viser avec la pointe de la lame. Cherche plutôt à utiliser le côté de la lame situé près du bout.»

          «Noté.»

          «Maintenant, les parades...»

          Ma leçon est maintenant devenue beaucoup trop académique pour l'audience, qui a totalement déserté la scène. Même Georges s'est tiré pendant que je regardais ailleurs. Galneryus explique sans enthousiasme, démontrant les sept parades de base, qui correspondent aux coups qu'il m'a montré juste avant. L'estoc, visiblement, ne peut pas être paré, à moins de dévier la lame adverse avec un coup.

          Le reste de la leçon se déroule de la même manière. J'apprends la manière de tenir ma lame, ainsi que les diverses ripostes qui peuvent enchaîner les parades. Mon instructeur crache les mots sur un ton monotone, dénué de toute cette passion qu'il avait toute à l'heure lorsqu'il faisait des démonstrations pour ses autres élèves. Je crois même qu'il va s'endormir avant la fin de la leçon, le papy.

          «Bon...c'est tout pour aujourd'hui. Pense à tout ça, okay? Et reviens demain à la même heure.»

          Le pauvre, il a pas l'air emballé du tout. Suis-je un si mauvais élève que ça? Bah, c'est que mon premier cours. Je suis sûr que ça ira mieux par la suite. Galneryus fait signe à un matelot pour qu'il me ramène sous le pont. Et merde, pas lui...

          «Alors, Troisième Degré, comme ça on s'essaie à l'autodéfense? J'sais pas pourquoi tu t'acharnes, moi, si j'étais toi, j'essaierai de mourir aussi vite que possible.»

          «Tu d'vrais faire ça, Lenny, c't'une excellente idée.»

          L'enfoiré me repousse avec force, ce qui provoque une rencontre intime entre mon visage et les planches de bois du pont. Il tire ensuite sur ma chaîne et me traîne sur le plancher, tel un animal mort, pour finalement me jeter dans les escaliers qui descendent sous le pont.

          Un contremaitre approche et me remet sur pieds, puis m'escorte jusqu'à mon banc. Il est occupé par deux inconnus, aucune trace de mon habituel compagnon. Peut-être que Georges a décidé de mettre en place la rotation? Alors que cette pensée traverse mon esprit, elle est immédiatement confirmée par le contremaitre qui demande à l'un des esclaves de se lever et d'aller se reposer dans les cages au fond de la cale. Celui-ci s'exécute sans broncher, tandis que je prends sa place sur ce vieux banc moisi plein d'échardes.
            Les jours suivants se déroulent de manière similaire. Après une période de sommeil d'environ trois heures, je me réveille et rame jusqu'à ce que je sente quelque chose se briser en moi. Puis un contremaître vient me chercher et m'emmène sur le pont, où je peux prendre part à ma leçon d'escrime quotidienne. Celle-ci se déroule toujours après celle des autres gladiateurs, sans doute car je n'ai pas le niveau suffisant, ou simplement parce que Galneryus a trop honte de moi pour me parader devant ses autres élèves. Puis après mon heure d'exercice, je regagne mon banc de torture et continue de me ruiner la santé en pagayant toute la journée.

            J'ai cependant trouvé une nouvelle utilité à ces moments de corvée. Auparavant, je me contentais de faire le vide dans mon esprit et de m'efforcer d'ignorer la douleur autant que possible, m'abandonnant au rythme des tambours et des chants des autres esclaves. Maintenant, tous ces bruits ne font que m'agresser, car la tâche à laquelle je me donne exige une bonne concentration: je révise mes leçons de la journée. J'esquisse des frappes, des ripostes. Je planifie et je calcule des scénarios de combat dans mon esprit, toujours selon les paramètres que Galneryus m'enseigne à chaque jour. Après une semaine, mon vocabulaire martial est assez égayé pour que je m'amuse à mettre en scène toute sortes de combats dantesques. Aux frappes conventionnelles, je m'amuse à ajouter un peu de fantaisie, à base de coup de pieds, de poing et de tête.

            Ces joutes imaginées me permettent de passer le temps beaucoup plus rapidement. Je crois d'ailleurs que les autres esclaves commencent à me suspecter d'être fou, car ils me font souvent remarquer que je souris sans raison. Je me vois à Alabasta, armée d'une grande épée, à repousser tous ces foutus villageois qui essaient de me cramer à la tronche. Si j'aurais su me défendre à l'époque, peut-être que je serais pas dans un tel état aujourd'hui... Ni même dans cette situation.

            C'est en forgeant que l'on devient forgeron, et mes heures d'escrime quotidienne commencent à porter fruit. Mon instructeur ne me regarde plus avec dédain, au contraire, je parviens à voir une lueur d'espoir dans ses vieilles mirettes grises lorsque j'arrive à porter un coup particulièrement vicieux ou lorsque j'en pare un. Il me laisse même participer aux entraînements de groupe, où je me joint aux douze autres gladiateurs pour imiter ses enchainements de frappes.

            Un beau jour, alors que la séance groupée tirait à sa fin et que je me prépe pour on cours privé, Galneryus demande à l'un des combattants de rester sur le pont. Celui-ci fait approximativement ma taille, et son torse baraqué est parcouru de divers tatouages d'armes blanches, d'ossements et autres joyeux artéfacts. Il lui manque un doigt et plus de dents qu'il ne lui en faudrait pour manger à peu près n'importe quoi qui a plus de consistance qu'un potage.

            «C'est bien beau de se battre dans le vide tout le temps, mais on ne progresse vraiment qu'en affrontant de vrais opposants. Le combat ne se termine que lorsque l'un de vous deux abandonne où n'est plus en état de combattre. Pas de morsure ou de frappe dans les yeux, c'est tout. Vous êtes prêt?»


            Voilà qui était inattendu. Je suppose que je n'ai pas vraiment le choix, alors j'empoigne fermement mon sabre de bois de mes deux mains et indique au vieux bretteur que je suis prêt d'un signe de tête. Mon opposant, lui, se contente de foncer vers moi en levant son arme. Quelque chose cloche, s'il a réellement écouté les leçons de Galneryus, il ne se lancerait pas dans une attaque aussi prévisible.

            Je lève ma lame, me préparant à bloquer n'importe quel assaut visant ma tête où l'une de mes épaules. Avec un bon timing, je devrais même pouvoir le mettre au sol en ripostant.

            Au dernier moment, mon opposant se laisse glisser et abaisse son arme pour m'envoyer une bonne frappe entre les côtes. Aucune douleur, mais si je me fie au petit craquement que j'ai entendu, j'ai l'impression qu'il n'y est pas allé de main morte. J'essaie tant bien que mal d'agripper mon adversaire en se retournant, mais celui-ci m'a déjà asséné un autre coup sur la jambe et a pris une posture défensive, deux pas au Nord.

            Je pointe mon sabre dans sa direction et m'avance tranquillement, en pas de côté. Je ne parviens pas à échapper à son regard, lourd et inquisiteur. Subitement, j'exécute une feinte, puis attaque son flanc droit avant de laisser ma lame remonter vers son épaule. L'adversaire l'esquive d'un simple pas et me repousse avec le côté de sa lame. Je perds mon équilibre un moment, et une succession rapide de deux coups me fait tomber sur le sol.

            Rien à faire, il est définitivement un meilleur bretteur que moi. J'ai beau avoir réalisé de nombreux progrès dernièrement, je ne suis pas à la hauteur. Et quelque chose me dit que ce n'est pas le premier vrai combat de ce type. D'ailleurs, celui-ci ne profite même pas du fait que je sois au sol. Il retourne simplement à sa position de départ. Je vois à son regard et son sourire qu'il apprécie particulièrement ce duel amical, et qu'il a l'intention de faire durer le plaisir encore un bon moment.

            Soupirant, je récupère mon arme et m'appuie sur celle-ci pour me redresser. Je suis à une dizaine de pas de mon opposant, qui est lui-même à la même distance du bastingage. Si je parviens à le faire reculer un peu...

            Je m'avance, sabre devant, et effectue quelques taillades pour le repousser. Rien à faire, elles sont bloquées systématiquement par le gladiateur, qui reste fermement ancré à sa position. Il va me falloir mieux que ça.

            «Regarde, là-bas, une baleine!» dis-je en pointant l'horizon du doigt, par dessus son épaule.

            Le gaillard crache par terre et m'envoie un violent coup sur le flanc gauche, que je parviens miraculeusement à bloquer. Plutôt que de me tenter une seconde frappe, mon adversaire maintient la pression sur sa lame. Il essaie de percer ma défense. Grave erreur. Lentement, ma main gauche lâche la poignée de mon sabre pour venir agripper fermement le tranchant de bois de mon adversaire. Quant on se bat avec de la boisaille, aussi bien en profiter. Tirant sur sa lame, je ramène l'ennemi vers moi et lui assène un bon coup de genou dans le bide, suivi d'un coup de boule pour faire bonne mesure. Il titube et recule de plusieurs pas, sonné. Le voilà qui prends appui sur le bastingage. Parfait.

            Sans hésiter, je laisse tomber les deux sabres et prend mon élan avant de fondre sur lui aussi vite que me le permettent mes jambes enveloppées. Je cours, je fonce et je lui assène un violent coup d'épaule qui l'envoie voler par-dessus le garde-fou.

            PLOUF!

            Du coin de l'oeil, j'aperçois Galneryus qui arbore un large sourire, pendant que Georges accourt vers nous en agitant les bras.

            «MAIS T'ES MALADE? TU VIENS DE BALANCER L'UN DE MES ESCLAVES PAR-DESSUS BORD! ARRÊTEZ TOUT, ARRÊTEZ LE NAVIRE, FAUT LE REPÊCHER!»