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Alors ça c'était fort.
    D'abord Boris, l'officier intendant affilié à la réserve à Luvneelgraad, qui m'avait mis un fusil entre les mains, histoire de m'entraîner au tir avec les autres recrues. Ensuite ma mère qui m'avait mis une dérouillée phénoménale lors de nos séances du soir, m'obligeant à porter une attelle tout le long de la semaine. Sans parler des excuses de Lars.
Les excuses.
De Lars !
    Son père était venu nous voir, son fils sous le bras. Une discussion qui se voulait formelle avec mes parents, moi-même... une poignée de main, quelques regards baissés... Mais une tension palpable. Depuis ce qu'il s'était passé il y a un an, alors que j'avais appris les penchants révolutionnaires de sa famille et après avoir failli nous entre-tuer, Lars et moi ne nous étions plus revus. J'avais cependant appris que le colonel Frost, mon propre père, était au courant de leur situation. Ma mère semblait aussi impliquée. Alors pourquoi n'étaient-ils pas arrêtés ? Mon vieux ne voulut rien dire, espérant toujours que je sois dans l'ignorance.

    Enfin le plus fort, c'était que j'avais eu droit à un croissant aux groseilles. A 18h37. Peu avant l'heure de l'entraînement et du souper. J'étais là, devant la viennoiserie, bouche bée, assis sur ma chaise dans le grand salon. Mon père me regardait, fier de sa surprise :

- Alors ? T'en bouche un coin, pas vrai ?
- Mais... Il en restait ? A cette heure-ci ?!
- Bah un peu qu'il en restait ! Je l'avais fait garder de côté jusqu'à ma sortie du bureau !
- Merci beaucoup, mais... Pourquoi ça ? Pourquoi maintenant ?

   Je parlais toujours bel et bien d'un croissant aux groseilles. Rien d'exceptionnel en soi. Si ce n'était les circonstances : soucieux de mon éducation, strictes et réglés comme de véritables horloges, mes parents ne laissaient que peu de place aux petits plaisirs ou aux signes d'amour matériels.
   Alors je me doutais bien que s'il était devant moi, à me susurrer doucement de le croquer, c'était pour une raison bien précise. L'officier souriait de toutes ses dents et j'aimais de moins en moins ça :

- Ce soir, tu ne t'entraîneras pas avec ta mère.
- Quoi ? Une pause ?
- Oui... Et non ! Je m'occupe de toi aujourd'hui.

   "Braoum !" fit l'orage grondant dans mon esprit à cet instant. S'entraîner avec papa... cela sonnait presque comme une punition.

- Forfait ! Je m'avoue vaincu t'as gagné !
- Hahaha ! Désolé fils mais ça ne prendra pas ! J'ai vraiment hâte de ressentir tes progrès... Et nos poings causent plus que nos gueules pour ce genre de choses.
- Mais je suis encore convalesc...
- Fais pas ta tarlouze ! Ton bras va beaucoup mieux et tu poses ton attelle dès MAINTENANT ! Alors bouffe ton croissant, enfile ta tenue et on s'y jette !

   Quand le colonel oubliait vocabulaire et formules de politesse, mieux valait obéir. Et sans broncher. Surtout sans broncher. Un jour, l'un de ses hommes eut l'audace de broncher et il lui en colla une devant tout le monde, par simple "réflexe" d'après lui, l'envoyant rebondir contre un mur.
   Je ne pris pas le temps de savourer la douceur entre mes doigts et déjà je mettais mon habit d'entraînement. Je rejoignis alors mon père dans la cour où j'avais l'habitude de suer littéralement sang et eau avec ma mère. Il portait toujours son uniforme, bien que la chemise soit ouverte, laissant paraître un débardeur bleu ciel et une ceinture noire à boucle argentée. Ses bottes, usées, étaient couvertes de tâches brunes suspectes. Il croisait les bras.
   Kristian Frost me dit :

- Prêt, gamin ?
- Puisqu'il le faut père.

   Hé oui, puisqu'il le faut...

- Alors c'est parti.

    PAF !
   Avant même de comprendre quoi que ce soit, le temps de me mettre en garde, l'officier s'était jeté sur moi à une vitesse fulgurante pour me décocher un coup de poing en pleine poire.
   Je terminai ma chute affalé contre les marches menant au bâtiment principal de notre propriété, trop sonné pour ressentir une quelconque douleur. Papa me fixait d'un air sérieux que je ne le connaissais pas.
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- Bordel de m...

   Merde. J'avais du sang dans la bouche. Je me relevai avec peine, les jambes flageolantes et l'équilibre instable alors que mon très cher père m'attendait, changeant de pied d'appui sans discontinuer. Je pouvais presque l'imaginer tendre les bras de gauche à droite pour s'étirer. Ce qui me permit de conclure cela : je n'étais rien de plus qu'un échauffement pour lui.
Et vu l'écart de niveau, mon propre entraînement risquait de ne pas être très concluant !

- Magne-toi un peu ! Tu crois vraiment que ton ennemi te laissera te relever de la sorte ?

   Mon ennemi ? Quel ennemi ? Je n'avais que 14 ans ! Qui voudrait ma mort maintenant ?
Dans mon esprit se dessinait le visage de Lars. Mais aucun risque désormais : il ne viendrait plus m'emmerder après la discussion qu'avaient eu nos familles. Du moins je l'espérais.
   
    Papa bondit à nouveau dans ma direction, prêt à cogner :

- JUSTICE PUNCH !

   CRAC !
   Avait-il vraiment crié "Justice Punch" ?!
Enfin ce n'était pas la question : là où se trouvait ma tête deux secondes plus tôt, il y avait un trou provoqué par la puissance de son attaque. Je déglutis en m'écartant au maximum de sa portée. Il ne plaisantait pas du tout. Et je ne comprenais pas ce qui le mettait dans cet état.
   Il fonça encore, et j'esquivai tout juste. Il enchaîna pieds et poings. Et j'évitai encore ses assauts frénétiques.
Il venait d'effectuer un coup de pied rotatif, dont je m'étais protégé en faisant un bond en arrière. Sauf qu'il ne s'arrêta de tourner que lorsque son élan lui permit de m'atteindre, avant que je ne touche le sol. Bloquant in extremis avec mon avant-bras, je mordis tout de même la poussière pour la seconde fois :

- Putain...
- Qu'est-ce que tu fous ? C'est quand même pas ce niveau que tu as acquis avec ta mère ?!
- ... On y retourne.
- Un peu qu'on y retourne ! Parce que c'est pas comme ça que t'intégreras la Marine !

   Mais on était pas à un centre d'admission là ! Il fallait vraiment qu'il se calme.
Je sentais la frustration venir. La colère aussi.

   Derechef, il attaquait. De nouveau je me défendais. Sauf que j'avais commencé à saisir sa manière de bouger. Comme il le disait avec humour :"Les gnons, ça soulage celui qui les donne et ça instruit celui qui les prend !". Je ne savais pas si j'utilisais cette expression dans de bonnes circonstances, mais je n'hésitais pas à l'appliquer.
   Après avoir réussi à parer son énième coup de poing, je répliquai d'une jolie savate. Il attrapa ma jambe de sa main libre et m'envoya voler dans les airs. Surpris, je ne pus que me débattre en vain avant de toucher terre.
Ces mouvements n'étaient pas si inutiles en fin de compte : j'atterris sur les mains et les genoux, me mettant en bonne position pour me redresser rapidement. Le temps de me prendre un nouveau coup de botte dans le ventre.

- Argh !
- Concentre-toi, nom d'un chien ! Me rappelle pas avoir donné naissance à une lavette !
- *Ha...* Parce que tu frappes les lavettes, toi ? *Ha ha...* C'est du propre.
- Ferme-moi cette bouche et serre les dents si tu veux pas en perdre sur le chemin !
- *Ha...* J'vais te...
- Quoi ? Qu'est-ce que tu vas faire ? T'es même pas capable d'arrêter un coup de pied convenablement ! Tu t'entraînes avec ta mère, je t'autorise à t'instruire auprès de Boris, tu tiens tête à une bande de petites frappes et t'es incapable de résister à ton vieux père, affaibli par sa vie de bureaucrate ?! Tu tiens tant que ça à me ressembler ? Ne me fais pas honte ! Si tu continues comme ça, tu ne me toucheras jamais. Même pas une simple pichenette...

   C'en était trop.
   Je fonçais sur lui. Paume en avant je frappai le vide. J'enchaînai. Encore et encore. Je tournai sur moi-même... Coup de coude, allongement du bras, croc-en-jambe... Tout y passait. Lui se contentait de faire des pas de côté pour éviter mes attaques.
   Énervé, je ne m'arrêtais plus, conscient qu'il saisirait la moindre occasion de répliquer. Je projetai mes deux mains en avant et, alors qu'il reculait, j'effectuai un flip avant, jambes pliées, pour terminer mon saut jambes détendues en direction de son crâne. Il s'écarta encore pour me repousser d'un coup d'épaule, me faisant perdre l'équilibre.

- Y a du mieux mais c'est pas encore ça.

    Mais qu'est-ce qu'il voulait à la fin ?!
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Nous échangions les rôles, passant de l'offensif au défensif toutes les cinq secondes. Je haletais comme un forcené quand lui soufflait à la manière d'un joggeur. Je frappai encore le vide là où ses phalanges venaient à la rencontre de mon arcade.

- Trop prévisible, fils...

   J'en avais ras le bol. Mais je n'avais pas le temps de répliquer quoi que ce soit, tant le rythme qu'il m'imposait demandait d'efforts. Je tâchais de rester concentré, bien que mon esprit soit toujours en proie aux doutes : que voulait-il me faire comprendre par son attitude ? Pourquoi me parler d'ennemis, de Marine ? Qu'attendait-il de moi ?
   Kristian Frost cessa d'attaquer, s'écarta un peu et soupira :

- Tu prétends vouloir devenir soldat, mais ce n'est pas ce que je ressens dans ce combat.
- Mais bon sang ! *Ha...* Qu'est-ce que tu veux me dire ?!
- Je dis qu'il n'y a aucune conviction dans tes coups. Aucune assurance dans tes mouvements.
- Pardon ?!
- On dirait que tu vois ça comme un jeu.
- Mais c'est faux ! Je...

   PAF !
   Pas le temps de répondre. Je reçus une droite qui m'envoya dans le décor. Mon père serrait les poings :

- Arhye ! Cesse de faire le con et répond-moi franchement ! Souhaites-tu devenir Marine ?
- *Ha...* Je le veux, père...
- Ne mens pas !

   Sa jambe percuta mon ventre et je fus soulevé de terre, le souffle coupé.

- Put... je veux... 'tégrer la Marine...
- Foutaises !

   Nouveau coup.

- Argh... Je veux... te ressembler.

   Le colonel m'attrapa par la gorge et me leva à son niveau :

- Ose le répéter.
- Je... veux... croire...
- Croire ? En quoi veux-tu croire ?
- En la... la Justice. Je veux *Ha...* croire en ce que tu protèges. Comme je crois en toi.

   Nous nous fixâmes sans ciller pendant près de dix secondes. Papa ne bronchait pas. Je cherchais mon air et les quelques forces terrées au fond de mon être pour rester conscient. Le sang chaud coulait sur mon front et autour de mes lèvres, et son goût ferreux, mélangé à la sueur, me donnait la nausée. Sous mes pieds, le sable de la cour était parsemé de tâches rouges.
    Il se décida enfin à me lâcher et je faillis m'effondrer, supportant difficilement mon propre poids. Il était d'ailleurs temps, car je n'étais pas loin de suffoquer ! Sa poigne devenait de plus en plus forte vers la fin...

- Si tu dis vrai, alors prouve-le moi.

   Et il m'attendait, imposant.
Je laissais passer le temps, reprenant mes forces, mes esprits et, surtout, mon sang-froid. Foncer tête baissée sur lui ne servait à rien. Me défendre encore moins. Il ne retenait pas ses coups, il agissait avec efficacité, professionnalisme et habitude. Il connaissait quasiment tout de moi, de mes faits et gestes, de ma manière de combattre... Alors si je voulais m'en sortir...
   Si je voulais m'en sortir, il fallait que je parvienne à le surprendre.
Je n'arriverai jamais à le toucher hein ? C'est ce que nous allions voir. Attention...

Corbeau Descendant...

   A peu prêt remis, je m'élançai à grandes enjambées dans sa direction, raccourcissant l'écart entre mes pas au fur et à mesure de mon avancée, tandis qu'il prenait du recul pour mieux anticiper mon action. Arrivé presque à portée, je fis un bond qu'il mima pour s'éloigner, puis un deuxième, se servant de premier comme élan et commençait à pivoter vers l'avant.
   Mon salto était impeccable, léger, mes bras parfaitement repliés, mes jambes serrées. Je les détendis enfin, alors que je me retrouvais la tête en bas. Par réflexe, il plaça ses bras en avant pour encaisser le choc.
Ce fut là son erreur :

... Modifié

   Mon pied droit prit de l'avance sur le gauche et percuta les poignets de mon père. Je contractai les muscles de ma jambe, du haut de la cuisse jusqu'au bas de la cheville pour m'assurer de ne pas bouger et lorsque ma deuxième jambe entra en contact avec sa protection, j'avais effectué presque l'entièreté de mon saut. Ni déséquilibré, ni repoussé, je me maintenais ainsi, suspendu au niveau de sa tête, les genoux repliés au niveau de son cou et le corps droit, le surplombant tel un oiseau de proie maintenant sa future victime sous ses serres. Ses oreilles compressées entre mes mollets, il tenta de se dégager. Je me retenais d'une main sur son le haut de son crâne et, avant qu'il ne pense à me dégager de ses bras puissants, j'approchai deux doigts de son nez.

   Pif.
   Je le gratifiai d'une pichenette sur la truffe avant de le libérer et de m'éloigner.

   Mais Kristian Frost ne répliqua pas. Il restait là, la bouche à moitié ouverte, à se toucher le bout du museau. Statique, il me regardait d'un air songeur.
   J'avais finalement fait mouche. Il avait suffit d'une seule attaque pour que le tour soit joué. Un brin de chance et du culot à foison pour que ce pari fou réussisse. Dans le feu de l'action, tout semblait s'être déroulé aisément, mais la vérité était que mon père n'avait pas prévu que je me reprenne aussi vite. S'il ne m'avait pas sous-estimé, j'aurais certainement mordu la poussière pour de bon.
J'aurais peut-être dû en profiter pour lui en coller une...

   Papa s'approcha de moi. Lentement.
   Il s'arrêta lorsque je pus sentir sa respiration sur mon front. Il leva la main...
Et il m'ébouriffa les cheveux, tout sourire :

- Ah ! Mais qu'est-ce que tu fais ?!
- Mouahaha ! Fini pour aujourd'hui. Mon estomac crie famine et je sens d'ici la cuisine de ta mère ! Alors je ne sais pas pour toi mais personnellement j'irai bien me remplir la panse.

    Et il partit en direction de notre demeure en sifflotant, me laissant circonspect dans la zone d'entraînement.
   ...
   .............
"Et c'est tout ? Pas de félicitations ? Pas de saut de joie ? Rien ?! Mais quel..."

   Gronck !

   Ah. J'avais faim moi aussi.
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- Alors comment s'est passé l'entraînement ?

   Nous étions tous les trois à table. Ma mère apportait le plat sur la table, souriante et intéressée ; mon père descendait son verre d'un trait et s'apprêtait à engloutir le reste de la salade ; je les regardais tous les deux, un œil poché, la mâchoire crispée, le corps douloureux, les bras ballants et les jambes en compote.

- Plutôt pas mal.
- Plutôt pas mal hein...
- Plutôt pas mal ?!

   Si j'avais pu me lever et frapper du poing sur la table, je l'aurai fait. Au lieu de ça, je m'enfonçai encore davantage dans le dossier de mon siège. Maman avait eu la délicatesse de m'apporter un coussin : mon dos était couvert d'écorchures, suite aux chutes et aux atterrissages contre le sable, le marbre et le bois dur. Mon père tourna la tête vers moi et finit de mastiquer son pain avant de dire :

- Eh bien oui, plutôt pas mal : t'as fait ce que je t'avais demandé de faire.
- Je t'ai à peine touché...
- Mais tu aurais pu me faire plus de mal si tu l'avais voulu.
- Et à quel prix ? Tu aurais pu me mettre hors jeu à n'importe quel moment !
- Ce n'était pas un jeu.
- La belle affaire !

   Je me tus, laissant le silence traduire la tension qui m'animait. Cependant :

- Qu'est-ce qui te tracasse autant, Arhye ?
- Tu veux vraiment le savoir ?! Eh bien je vais te le dire, ce qui me tracasse ! Il y a que tu as clairement décidé de me foutre dos au mur, tu m'as explosé comme un vulgaire sac de frappe, tu m'as balancé tes quatre vérités comme ça, sans prévenir et j'étais supposé encaisser tout ça ! Et comprendre où tu voulais en venir !
- Fils...
- T'as même failli m'étrangler bordel ! Mais qu'est-ce qui t'es passé par la tête ?!
- Tu as tenté de l'étrangler, Kristian ?
- Eh bien... pour être exact...
- Alors en plus fallait que je t'écoute me sermonner sur les risques de la vie de soldat ! Qu'est-ce que tu espérais ? Que je me désiste ? Que je regrette mon choix ?
- Arhye ! Ce que je souhaitais que tu comprennes, c'est que si tu veux t'engager là-dedans, il faut que tu saches exactement à quoi t'attendre.
- Parce que je dois m'attendre à voir des parents battre leur enfant histoire de l'endurcir ?!
- OUI ! Et pour moins que ça également ! Et t'attendre à être pointé du doigt, à être à la fois craint et respecté partout où tu passes, à endosser le poids des responsabilités, comme un fardeau, à être la cible d'attaque terroriste, ou révolutionnaire ! Ou...

   Il s'arrêta d'un coup, voyant l'expression de ma mère du coin de l’œil. Elle le fusillait du regard, les mains serrées sur les hanses du plat de porcelaine contenant la viande. J'étais persuadé que si elle augmentait encore la pression, les poignées n'y résisteraient pas. Bien que sur le moment, ce fut surtout leur attitude commune qui me parut suspecte.
   Sans trop savoir pourquoi, je repensais à Lars... Était-ce à lui que papa faisait allusion ? Pourtant lui-même me l'avait avoué : seul son père et son oncle étaient "officiellement" impliqués dans la Révolution. Lui n'était qu'un futur aspirant. Mais papa devait se douter de sa culpabilité, puisqu'il savait pour son père... Seulement je n'étais pas censé le savoir.

   Les choses devenaient plus étranges désormais. Ce qui me rendait d'autant plus curieux.

[...]

   Nous avions enfin fini l'entraînement et l'intendant Boris Bounder, l'ami ventripotent de mon père, nous héla tous afin d'aller prendre une bonne douche. Ce que nous nous empressâmes de faire.
   J'appréciais ces moments, malgré la pudeur dont j'étais sujet, car ils étaient sains : les autres recrues étaient comme moi de jeunes hommes inspirés par le désir de justice et de maintien de l'ordre. Plus âgées, ils n'en étaient pas moins capables de blagues puériles et de rires très spontanés. Des gens simples. Des gens normaux. C'était rassurant.
   
   Si je souhaitais intégrer la Marine, c'était avant tout parce que mon père représentait mon idéal. Il n'était pas parfait, mais il était passionné par son travail. Tellement passionné qu'il en paraissait épanoui, débordant d'amour pour sa famille et capable de la plus grande sympathie pour son prochain. Depuis un certain temps, il souriait moins, mais cela ne l'empêchait pas d'agir pour le bien commun, quoi qu'il advienne.
   Pendant une période de crise économique, je l'avais déjà vu se quereller avec un autre officier pour savoir quoi faire d'une énorme cargaison de ressources provenant des entrepôts de la Marine du Royaume de Luvneel. L'autre souhaitait faire parvenir la majorité des biens au Gouvernement, lui voulait que la moitié revienne à l'ensemble de Luvneelgraad, afin de compenser avec les faibles récoltes de l'année. Son collègue avait perdu la partie, grâce à l'appui politique de la ville. Le colonel Frost était l'un des rares militaires du Gouvernement Mondial à être vraiment apprécié à la cour du Palais.

- A demain, tout le monde !

   Tous me saluèrent chaleureusement tandis que je quittais la réserve. L'affrontement que nous avions eu avec mon père ne durait que de deux jours, et pourtant je me sentais bien. Je chantonnais un air appris sur le terrain en avançant dans les rues de la ville. Je décidai de me promener un peu, passant par le quartier des commerçants histoire de trouver quelques douceurs à rapporter, ainsi que le pain que mes parents n'avaient certainement pas pensé à prendre.
   Au détour d'une rue, manquant d'attention, je failli percuter un grand individu, brun, barbu, vêtu d'un vêtement ample et d'une cape qui cachait l'ensemble de son côté droit.

- Oups... désolé, monsieur.
- Y a pas d'mal, petit. Fais attention la prochaine fois.
- Je le ferai. Bonne soirée !

   L'homme acquiesça et s'en alla. En passant à côté de moi, je remarquai une lueur au niveau de sa ceinture, dissimulé sous la cape. Une fois qu'il fut passé, je compris qu'il s'agissait d'un pistolet. J'eus alors la désagréable impression d'avoir échappé de peu à quelque chose d'atroce... Pourtant ce type avait l'air tout à fait banale. Quoi qu'une cape, avec une soirée chaude comme celle-là... Bon.
   Tout allait bien, c'était déjà ça.
   Je continuai ma route et arrivai enfin devant la dernière boutique, de laquelle sortaient les derniers clients de la journée. Des vieux, des jeunes, des hommes, des femmes, Lars, des bambins, des...

   Lars ?
   Lars !

   Qu'est-ce qu'il foutait là ? Enfin il vivait ici, d'accord mais... Oh et puis zut : puisqu'il vivait ici, normal qu'on finisse par se croiser à un moment ou à un autre. Pas la peine d'en faire toute une histoire...
   ...
   Et pourtant. Je ne pus m'en empêcher. Il ne m'avait pas vu. Donc je le suivis.
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Lars avançait d'un pas serein. Il ne s'attendait pas à être pris en filature, aussi ne devait-il rien avoir à se reprocher. Alors pourquoi continuer ? Sans doute pour me rassurer... Le problème était que je voyais mal un garçon dont la famille était impliquée dans la résistance contre le Gouvernement cesser toute activité après une simple remontrance.
Personnellement je n'agirai pas de la sorte. Et Lars avait beau n'être qu'une andouille de première, je devais lui reconnaître ce point commun entre nous.

   Il tourna à droite après être passé dans une ruelle à la sortie de la zone commerciale. C'était un renfoncement qui terminait sur une impasse... A ma connaissance, il n'y avait rien d'intéressant dans cet endroit. Encore moins une quelconque habitation où il pouvait loger. De ce fait mon niveau de curiosité monta d'un cran.
   Et pour le coup, il vérifiait derrière lui si personne l'avait suivi, m'obligeant à me cacher rapidement derrière un amas de poubelles et de déchets. Je contins au mieux ma respiration, de peur qu'il ne m'entende... et aussi parce que l'odeur était infecte. Surtout celle de la jolie flaque d'urine à mes pieds... Beurk.

   J'entendis une porte s'ouvrir dans un crissement, puis se refermer. J'osai sortir un œil de ma planque et ne vis plus mon ancien camarade de classe. Je sortis et inspirai un bon coup, une fois avoir mis une certaine distance entre les effluves nauséabondes et moi.
"Bon, ben... quand faut y aller." pensais-je. Et je m'approchai de la porte en fer rouillé qui marquait la fin du chemin.
J'approchai ma main de la poignée et...

   Je restai pétrifié.
   Je ne parvenais pas à tourner la poignée. Mes yeux restaient fixés sur elle sans que je ne puisse rien faire d'autre. Quelque chose me retenait...
La vérité était que la paralysie m'empêchait de tourner la poignée. Ce qui me retenait était la peur. Une peur indescriptible. Un long frisson me parcourait l'échine.
   Lorsque je parvins enfin à bouger, mon premier réflexe fut de regarder derrière moi. Mais il n'y avait rien. Personne. Pourtant je le sentais. C'était là. Elle était là. La chose, la personne qui me surveillait. J'étais observé, quelque part, et l'aura qui s'en dégageait arrivait jusqu'à moi en une vague emplie d'intentions meurtrières.

   Mes jambes tremblaient, mes mains tremblaient... Mon corps tout entier frissonnait comme si j'étais mort de froid. Ou de trouille en l'occurrence !
   Je ne voulais plus rentrer, je voulais juste partir d'ici, quitter cet endroit au plus vite... vite...
   Vite !

   Je courrai en direction de la ruelle d'où je venais, craignant pour ma vie. Je ne me retournai pas, je fonçai comme un dératé. Petit à petit, la sensation d'être pris pour cible s'estompait. Une fois de retour dans les rues du quartier commerçant, l'aura meurtrière avait disparu. Je ne cessai pas de courir pour autant. Je faillis même rentrer dans un passant qui me héla :

- Hé ! Fais attention !

   J'étais trop concentré sur l'idée de mettre de la distance entre cette foutue ruelle et moi pour lui répondre.
   Je ne fis une pause qu'une fois proche de l'endroit où j'habitais. Un voisin, qui passait par là et me reconnut, me toisa un moment avant de dire :

- Eh bien mon garçon ! Blanc comme tu es, on jurerait que tu as vu un fantôme !
- Je crois... que... j'aurais préféré... en voir. Ou pas... Peut-être... Je ne sais pas trop... Excusez-moi, faut que j'y aille !

   Et je passai de nouveau la quatrième pour atteindre mon foyer. Je crus entendre mon voisin penser à voix haute un truc du genre :"Ça y est, lui aussi il est fou !" mais je n'en avais cure.
   D'ailleurs, je ne me rappelai pas avoir un seul membre de fou dans ma famille. Sans doute un autre voisin... Mais peu m'importait. Ça ne mènerait absolument nul part d'y penser. J'ouvris juste la porte de chez moi, la claquai derrière moi et montai dans ma chambre sans un mot pour mes parents qui me virent passer l'air tout aussi étonnés l'un que l'autre.

- Qu'est-ce qui lui prend ?
- Sans doute une mauvaise journée avec Boris, faut pas trop y penser.
- Tu penses que ça serait à ce point ?

   Mon père posa une main sur l'épaule de ma mère :

- Tu sais, il arrive dans certaines situations qu'il faille un homme pour en comprendre un autre. Fais-moi confiance et ne nous posons pas trop de question. Je connais notre fils : il sera là, avec nous dans le salon comme si de rien n'était dans moins d'un quart d'heure !

   Je restai dans ma chambre durant l'heure qui suivit, jusqu'à ce qu'on vienne me chercher pour manger.
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- Magne-toi le cul, Arhye ! Tu vas être à la bourre !

    Boris m'encourageait à rejoindre les autres au pas de course. L'intendant m'avait de nouveau réveillé à grands coups sur la tête alors que je piquais du nez sur une table du réfectoire. Je baillais encore, et encore... Aucune motivation pour les exercices de l'après-midi. J'aurai préféré digéré tranquillement dans mon coin.
   Il me connaissait. Il me supportait depuis tout petit déjà, alors il savait quand mon attitude était différente. Ce fut donc sans réelle surprise qu'il s'interrogea sur mon état. Conscient que le lui cacher me vaudrait davantage de gnons, je lui répondis qu'à cause d'événements récents, je n'avais pas réussi à trouver le sommeil cette nuit. Il se gratta le menton tout en se mordant la lèvre supérieure, signe qu'il réfléchissait.
Le gros Bounder me dit alors de ne pas tant m'en faire. Etant le digne fils de Kristian Frost, j'étais né pour m'attirer des ennuis. Mais j'avais aussi le don de m'en tirer soit par l'instinct, soit par la chance, aussi insolente fut-elle. Je ne devais pas m'inquiéter de ce qu'il advenait mais plutôt des solutions à mettre en oeuvre pour que cela s'arrange.

- Et puis un type capable de s'endormir au milieu de soldats dans une réserve... c'est qu'il est fait pour ça ! Ou alors c'est cette nature détendue qui survient pour lui rappeler à quel point il peut se sentir en sécurité, quoi qu'il advienne. Il s'en sortira toujours... Tu t'en sortiras toujours, Arhye.

    Je songeai à ses paroles jusqu'à ce qu'il me colle son pied dans le derrière pour que je rejoigne les autres sur le terrain.

[...]

   Boris avait raison : je ne devais pas tant m'en faire, car cela ne répondrait pas à mes questions. Je ne pouvais pas craindre quelque chose que je n'avais même pas vu. J'attendis donc que mes parents soient couchés pour sortir de notre maison en douce.
Il faisait plutôt froid ce soir, et la lune était à moitié pleine. Pas tout à fait au dessus de ma tête cependant. Il n'était que onze heures du soir. Plus personne ne traînait dans les rues à cette heure-ci, et les rares mouvements que je croyais voir étaient ceux des feuilles soufflées par le vent et des chats condamnés à vivre dehors le temps que leurs maîtres se reposent. Les rues pavées étaient magnifiques, éclairées par la seule lueur de l'astre de nuit et des quelques étoiles qui l'entouraient. Je trouvais la ville de Luvneelgraad plutôt belle.
    Mais je n'étais pas sorti pour admirer plus en détail le paysage urbain. Je devais retourner dans la ruelle où se trouvait la porte que je n'avais pas pu ouvrir. J'allais retenter le coup et cette fois, hors de question de faire demi-tour.

    Je marchais un long moment, ne me rappelant pas que le chemin fut si long. Ce ne fut qu'arrivé dans la zone agricole des faubourgs que je compris : je m'étais trompé de route.

- Merde.

   Je m'étais perdu comme une andouille dans ma propre ville.
   Par chance, je retrouvais vite la bonne route en revenant sur mes pas. J'inspirai un coup pour me détendre et me concentrer. Le pire était de supporter le froid, de plus en plus soutenu. Chacune de mes expirations se terminait par un nuage de vapeur d'eau et mes mains tremblaient malgré moi.
   Je retrouvai enfin la ruelle et y pénétrai. Je tournai dans le virage et me retrouvai dans l'angle où se dressait la porte.
Un frisson me parcourut presque aussitôt. En prenant conscience de mon corps et de l'atmosphère des lieux, j'en déduis qu'il ne s'agissait que d'une frayeur fantôme. Un simple souvenir de la nuit précédente... Je me tapotai les joues et j'avançai en direction de la porte. Et le frisson s'accentua. Mon estomac se serra, de plus en plus. Les larmes me montèrent aux yeux... J'agrippai la poignée.

   Comme un coup de vent, l'aura se manifesta de nouveau et mon corps fut pris de tremblements. Seules mes paupières bougeaient encore selon ma volonté.
Selon ma... volonté...
Avant que l'effroi ne me submerge totalement, je parvins à me ressaisir et à bouger mes doigts, mes orteils, mes lèvres, mes mains... Je gardais en mémoire les paroles de l'intendant Bounder. Rien ne pouvait m'arriver, car j'étais capable de trouver la solution à tous mes problèmes. Enfin de ce que j'en avais compris. Jeune et naïf que j'étais.
   Reprenant le contrôle de mon corps, je défis l'entrave qui me retenais grâce à ma volonté d'obtenir des réponses à mes questions. Je n'avais qu'à faire un choix. Le bon choix. Au bon moment. J'ouvris la porte...
   Et je me retrouvai nez à nez avec le canon d'un pistolet.

"Jeune et con que je suis..." pensais-je.
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