BOUM
L’impact des multiples boulets de canon fait trembler la coque de mon croiseur. J’jette un regard inquiet aux alentours en donnant machinalement une feuille de laitue au denden blanc perché sur mon épaule. La grande majorité ont atterri dans l’eau en soulevant de grandes gerbes qui éclaboussent la moitié du pont.
Tous les Marines sur le pont courent dans un chaos ordonné, chacun sur une mission capitale, sous les ordres de Jadieu et Scorone. J’sens dans mes os plus que j’entends notre tir de riposte. Un boulet fauche le mât d’artimon du navire à babord tandis qu’on se glisse par cinétique dans le trou de vent qu’il crée avec ses voiles.
La dizaine de bateaux un peu hétéroclites, mais tous relativement efficaces, tentent de se rapprocher pour nous aborder, et pour ça leurs tirs ciblent les voiles, les mâts, les gouvernails. Doivent vouloir récupérer nos belles bêtes de la Marine. Nous, on s’contente de tirer sur tout ce qui porte pas pavillon du Gouvernement Mondial, ce qui nous simplifie pas mal les choses.
A quelques centaines de mètres, deux tourelles du cuirassé du Commandant Thorn tournent dans notre direction, ajustent la visée, et décochent une volée pas piquée des hannetons. Quand tout retombe, le navire que j’viens de toucher s’est rapproché de nous de quelques mètres et est sur le point de devenir du petit bois. Dans un craquement effroyable, qu’on entend d’ici, il se sépare en trois et son équipage saute dans le désordre dans les chaloupes mises à disposition. La plupart finissent purement et simplement à la flotte.
Une rangée de Marines les mets en joue, puis fait feu sur les barques les plus proches. Avec satisfaction, j’vois quelques personnes tomber, rattrapées ou non par leurs petits camarades.
« Angus !
- Oui, Commandant Thorn ?
- A deux heures, prenez-le en tenailles avec Blondie.
- A vos ordres. »
J’regarde le fanion qui indique le sens du vent, et la configuration de la bataille. On essaie tous plus ou moins de se prendre le vent, et c’est le Commandant, dans son cuirassé propulsé par roues à aubes, qui a quasiment le plus de mobilité. La plupart des navires ennemis essaient d’ailleurs de rester loin de sa puissance de feu.
J’indique les directions. Le pilote donne un coup de rein, et le navire fait de même, en pivotant sur lui-même. Les gabiers tirent sur les cordes pour réorienter les voiles, et on fait un léger bond en avant quand elles se gonflent d’un coup. On a l’air de s’éloigner de la cible assignée par Thorn, mais c’est pour pas être pris de vitesse par le bateau à six heures.
Une fois assez de vitesse accumulée, on tirera un bord qui nous rapprochera.
C’est sans compter tous les adversaires. L’un d’eux se glisse en amont de notre vent, et la voilure faiblit de suite. Sur un signe de ma part, une nouvelle poussée est faite sur le gouvernail, et on vire un peu. Pas assez, et de toute façon l’autre reproduit notre manœuvre. On ralentit, et y’a que le mouvement des vagues qui nous fait encore un peu bouger.
En plus, on est dans une mauvaise position pour tirer, avec justement le voleur de vent dans notre dos. Les ordres défilent dans le denden, Prudence va essayer de s’extraire de là où elle est et tirer une bordée vers nous, et aussi tirer une volée, de canons cette fois, sur celui qui nous bloque. Ce dernier équipe d’ailleurs un canon sur la proue, et on voit d’ici la cible qu’ils vont prendre le temps de viser.
Sans gouvernail, on sera vachement moins manoeuvrables, juste des pigeons à la fête forraine.
D’un bond, j’saute sur la poupe, suivi de près par Scorone.
« Le boulet doit pas toucher le gouvernail, Scorone !
- Oui, Lieutenant ! »
J’jette en passant mon denden blanc à Jadieu, moins efficace dès qu’il s’agit des actions héroïques, mais un sergent tout à fait capable. Il a juste un peu l’air perdu dans la Marine d’élite, quoi. La Régulière lui serait bien allée, j’pense.
Pourtant, c’est Funeste qui vient à notre rescousse dans sa caravelle. Aux dernières nouvelles, il était aux prises avec un bateau deux fois plus gros que le sien, mais d’une manière ou d’un autre, il s’en est débarrassé. Peu de chances qu’il l’ait coulé, c’est une monstruosité expérimentale bardée de métal dans tous les sens. Il a dû prendre la poudre d’escampette.
Funeste file comme une flèche, ça fait un moment qu’il prend son vent à fond. Dès qu’il passe à portée de celui qui nous cible, et malgré une tentative d’esquive de dernière minute de celui-ci, il fait feu. Les cinq boulets s’enfoncent dans la coque en bois juste en-dessous de la ligne de flottaison. Immédiatement, l’eau s’engouffre dans les ouvertures, et il commence à gîter, suffisamment pour que le tir du canon avant devienne mal ajusté, et s’enfonce dans l’eau juste à notre droite.
Putain, quelle situation de merde.