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Parmi les décombres et les rêves

«  J’ai tant rêvé de toi que tu perds ta réalité »

Mais la réalité, quand elle frappe à ta porte, elle ne s’efface pas. Elle t’emporte en entier, toute vague et puissante qu’elle est, de son souffle brûlant et t’enfonce la tête dans des ronces ou dans l’eau claire et chatoyante d’une rivière pour mieux te blesser et te noyer. Quand elle est ici et là, la réalité ne prend pas de gants. Tu te la prends dans la tête comme un raz-de-marée. Pour la petite Coat, c'était plus qu'une immense vague, face à ce qu'elle contemplait et la rongeait. Elle ne dit mot, mais ses yeux noirs brillent d'amertume et de rébellion.

Caoirse frotte ses mains glacées. C’est le vent froid et plein des embruns de la mer qui emporte les cheveux bouclés  et dorés comme les blés de la factrice, alors que la réalité  traîne lourdement son cœur. Devant elle, les restes délabrés et calcinés de l’ancienne poste de Frannec.

La poste familiale. L’ancienne poste de son père. Leur maison. Leur foyer.

Une partie de la bâtisse a disparu, tandis que l’autre moitié subsiste à moitié sur des poutres à demi noires de la morsure du feu. Ça et là, les herbes folles et les ronces envahissent tout, petit à petit. Le lierre et la mousse grignotent le toit et les restes des murs, éclatants de vert. Des pies nichent sur la cheminée à moitié écroulée. Elle se baisse pour cueillir une pousse de chardon rose et le contemple un instant sans mot dire. Menthe, orties, pissenlits, marguerites. Tous se joignent aux herbes broussailleuses qui s'étendent un peu plus chaque mois.

La nature a repris ses droits, comme on dit.

Plus loin, vers la falaise de la pointe du Raz, des oiseaux marins de tous genres volent  haut : des mouettes, des goélands, des sternes, des becs-en-ciseaux, des albatros hurleurs, des labbes, des pétrels, des puffins, des fulmars, des océanites, des phaetons ou encore des skuas. Ils pourfendent l'air de leurs ailes et de leur plumage et remplissent le silence de leurs sifflements stridents. C'est l'heure de la pêche. Missouri est posé sur l’épaule de la jeune femme qui  ne fait que murmurer :

-Onze ans après, à l’endroit où tout a basculé. Où on a tout quitté. Pas vrai, mon grand ?

Sgouaaaak

Le fou de bassan nettoie son plumage de quelques coups de becs. Il la regarde de ses yeux bleus globuleux et un peu rougis dans le blanc. On dirait presque qu'il a la larme à l’œil tant ils sont brillants. L'oiseau de poste délaisse ses plumes pour commencer à mâchonner consciencieusement la chevelure fine et frisottée de la factrice. Caoirse lui jette un regard en coin, avec un léger sourire. Il a bien mieux à faire, on dirait. Elle lui caresse la tête d’un doigt et se redresse pour mieux observer la maison de son enfance. Les restes et les débris, plutôt.

Et elle se souvient. La jeune femme se souvient de cet été chaud où toute sa famille a fui sa terre natale. Il n’y a que lui qui y est resté pourtant. La seule personne qu’elle aurait souhaité garder à ses côtés  et qui est demeuré dans ces prairies et ces côtes toutes embrumées d’eau et des odeurs de la forêt, c’est son père.

Elle soupire en tremblotant toujours de son tic éternel. Entre ses fines mains blanches, elle tient une pelle pleine de terre. La blonde inspire une nouvelle fois, prend son courage à deux mains et son outil sur l'épaule, s'en va rechercher le trésor.

Un trésor délaissé depuis onze ans.

Un coffre de famille enterré et oublié depuis bien longtemps.

Trois grands pas tranquilles dans l'herbe et la terre boueuse. Les grosses godasses noires bientôt trouées par le temps glissent dans la gadoue.

~

23 août 1615

Trois petits pas pressés dans l'herbe jaunie et la poussière marron qui s'élève. Des petites chaussures roses pour des pieds d'enfant qui trébuchent sur un caillou.

Des cheveux frisottés et d'un blond presque trop clair, une robe blanche sur un corps frêle et une peau pâle. La démarche hésitante et les yeux rougis. L'enfant tousse, empoigne d'une main sa poupée et de l'autre la main de sa mère. Cette dernière contemple pour la dernière fois son époux. Cela, elle ne le saura que plus tard. Ses grands yeux doux de biche le dévorent avec inquiétude. Elle essaie de garder en mémoire, chaque trait, chaque ride, chaque détail. Cette moustache fine, ce port élancé et athlétique. Cette cicatrice sur la joue gauche. Ces cheveux noirs et frisés comme ceux d'un mouton. Le sourire joyeux et pourtant les yeux verts brillants de la même angoisse que l'épouse aux longs cheveux bruns tressés.

L'homme pose ses yeux sur l'enfant aux joues rondes et aux yeux rougis. Ses yeux s'adoucissent de tendresse et il pose un genou à terre pour se mettre à sa hauteur.

-Tu feras attention à maman, hein, Caoirse ? Elle aura besoin de toi, tant que je ne serai pas avec vous.
-Oui ! Si Lug et Eliaz sont là en plus, elle ne risquera rien !Tu reviendras vite, papa  Tu le promets ?

Un sourire chaleureux, des dents blanches. Des yeux rieurs. Le souffle chaud du vent et les odeurs sucrés des arbres fruitiers. Il enserre dans ses bras la petite fille :

-C'est promis. On se reverra bientôt, mon poussin.


Dernière édition par Caoirse Coat le Mar 19 Jan 2016 - 20:30, édité 1 fois
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Caoirse s’avance doucement. Son souffle chaud fait de grands nuages dans l’air humide. Elle pousse du pied une tasse ébréchée et une pile de livres qui partent en poussière. La partie de la maison qui est restée presque indemne croule sous l’humidité. De longues langues de suie lèchent les restes des murs décrépis.

L’escalier du fond qui mène à un ancien étage est délabré. Derrière les restes de quelques planches, dans l’angle de murs pleins de moisissures, des fougères commencent à envahir la place.

Les yeux sombres de la jeune femme se posent rapidement sur les vieux objets restés ici, laissés ou brisés par des pillards. Une chaise cassée là, un cadre tombé ici. A gauche, une armoire éventrée, à droite, une vieille horloge depuis longtemps arrêtée. Ses pupilles passent d’un détail à un autre. Et sous les marques du temps, de la nature qui reprend ses droits, elle revoit le passé qui s’efface.

Ses pas font grincer le plancher, alors que tout son corps lui donne l’impression d’être dans une sorte de léthargie nostalgique. Un bourdonnement sourd résonnait dans ses oreilles. Caoirse relève une mèche d’un doigt, s’arrête un instant et écoute attentivement. Quelques pas en avant de plus vers la porte du fond qui mène au jardin.

Il y a une ombre. Une ombre étrange à forme humaine, de petite taille. La jeune femme sent un voile flou qui perturbe sa vision. Le bourdonnement forcit soudainement. Elle avance un pied hésitant, sent son pouls défaillir.

Un chien aboie derrière elle.

Missouri s’envole avec des cris affolés et une grande volée de plumes blanches tombe alors qu’il prend soudainement de l’altitude.

Le bruit s’efface, tout comme le voile. L’ombre a disparu.

La jeune femme se retourne pour observer avec stupeur le border collie bleu merle aux yeux ambrés jappant derrière elle. Le chien de berger est crasseux et plein de boue, mais Caoirse l’aurait reconnu entre mille. Le murmure de sa voix blanche de stupéfaction résonne doucement sur ses lèvres rosées :

-Cymraeg ?...

Le cabot relève la tête avant d’aboyer et de remuer la queue.

Il a reconnu son ancien maître.

~

Des voix d’enfants claires. Si claires. Et un sourire si beau sur les lèvres et sur les rêves.

-Allez Caoirse ! T’es vraiment pas drôle ! Qu’est-ce que tu caches derrière ton dos ?
-Ça te regarde pas Juel ! Laisse-moi tranquille maintenant !
-T’as encore piqué la boîte des bonbons ? C’est pas juste, tu peux pas garder tout ça pour toi toute seule ! Donne m’en la moitié au moins !
-Mais aïïeuuuh ! Arrête de me tirer par les cheveux ! Et c’est pas la boîte des bonbons !
-Menteuse ! J’ai vu la boîte que tu caches derrière ton dos ! Si c’est pas les bonbons, qu’est-ce que c’est, hein ?
-…C’est un trésor.
-Un trésor ? Montre ! Allez, montre, tête de mule !
- Non, mais nooooon, pas mes cheveux ! Arrêteeeeeuuuh ! T’es méchant, Juel. T’es qu’un GROS mé-chant ! Si je te le montre, tu me promets de rien dire aux autres, ni à papa et à maman hein ?
-Promis ! Ça sera notre secret à nous deux ! Allez, ouvre-la!

Ccrriiiiii

Les petites mains  d'enfant caressent le fer de l'ancienne boîte à biscuits. Elle plonge ses doigts à l'intérieur pour révéler et faire admirer à son frère aîné - non sans fierté - milles merveilles. Sur le visage blanc et tacheté de tâches de rousseurs de Caoirse, un sourire se dessine. Ses joues rondes d'enfants remontent et ses dents se découvrent tandis que son sourire s'agrandit.

-...
-...
-Ah, mais c'est tout moche et nul.
-QUOI ?
-C'est pas un trésor, ça. T'as pas mieux à me montrer ?
-Mais c'est un trésor !
-Non.
-Si.
-Pff. Des plumes de choucas, de mouettes, de hiboux, de linottes, de bécasses, des galets de la plage, des coquillages, des fleurs séchées, des coquilles d'escargots, une... Euh. Chaussette ? Des bobines de fils de la boîte à couture de maman, des brochures que tu ne peux pas lire, puisque que tu ne sais pas... Oh, c'est un dessin d'Amelle ?
-Oui, c'est Cymraeg ! T'as vu comment il est beau ?
-Il est réussi, oui ! Et ça, c'est des photos de famille, non ? Pourquoi t'as réuni tout ça ? C'est pas un trésor. Y'a pas de perles, ou de bijoux. Un trésor, c'est précieux !
-Rooooh. T'es embêtant, tu sais ? Il a la valeur que je lui donne. Et ça, ça me suffit bien !
-...
-...
-... Tu sais où maman a rangé la boîte des bonbons ?... Non ?


Dernière édition par Caoirse Coat le Lun 28 Mar 2016 - 15:45, édité 1 fois
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Le border collie sent bon l’herbe et la brume fraîche de la campagne. Il est crasseux, plein de boue, le poil emmêlé dans du chiendent et des ronces, mais il reste le même. Avec plusieurs années en plus. Caoirse le caresse et le contemple sans dire mot. Il a bien vieilli en onze années et son état piteux n’a rien à voir avec ce qu’il était avant. Cymraeg la fixe de ses yeux noisette et humides. Brillants, presque humains, si l’on veut bien y croire. Son museau fin et plein de boue, la langue pendante, le chien  frotte sa grosse tête contre la main de la jeune femme, redemandant de caresses.

Sgoooouuuaak !

La factrice relève la tête brusquement à ce cri éraillé, faisant voler ses boucles blondes. Un léger sourire épouse ses lèvres  fines, sans lui passer la bague au doigt. Amusé, rieur, gai, enjoué, guilleret, badin, ce drôle de sourire. Tout comme la lueur espiègle dans ses yeux noirs.

Missouri les observe du haut d’une armoire sur laquelle il s’est posé. Le regard du fou de bassan fixe le cabot d’un œil noir, presque méfiant. Elle se redresse et reprend sa marche, Cymraeg sur les talons, pour traverser  le fond de la bâtisse encore debout. Caoirse jette un dernier coup d’œil à la vieille horloge dans le coin et baisse la poignée de la porte menant au jardin.

Ça ne s’ouvre pas. Elle coince.

Caoirse grogne et pousse légèrement plus la porte avec l’épaule. Elle s’ouvre en gémissant un grincement sinistre de ses gonds.

Derrière, s’étend l’immense jardin, délimité par un muret en pierres, écroulé dans un coin, attaqué par le liseron d’un côté, et par le lierre de l’autre. Ici, tout s’est figé dans le temps, mis à part les plantes et les herbes hautes qui envahissent et remplacent l’ancienne pelouse autrefois entretenue.

La vieille balançoire installée par son père grince encore dans le vent.

Le puits semble tenir encore debout, tout au fond, près du potager aujourd’hui envahi par les herbes  folles.

Caoirse continue d’avancer d’un pas tranquille, sans rien dire, écartant l’herbe sauvage lui arrivant jusqu’aux genoux. L’air sent la campagne embrumé du sel de la mer s’écrasant en bas de la falaise plus loin.

Cymraeg la dépasse en aboyant joyeusement et sautant au-dessus de la forêt de plantes qui s’étend devant lui. Caoirse sourit en voyant l’engouement du canidé de reparcourir cet endroit qu’il avait partagé avec toute la famille.

Elle rajuste son pull et son écharpe alors qu’une bourrasque de vent gémit de plus belle. La factrice sent ses oreilles bourdonner et sa tête devenir brûlante de douleur durant un court instant. Et le temps qu’elle se remette de cette étrange et transperçante souffrance, ce qu’elle voit passer devant elle lui donne matière à penser à autre chose. Ou ceux qu’elle voie passer devant elle plutôt.

La bouche bée. Les yeux grands ouverts. Les mains qui tremblent. Les mots meurent sur  le bout de ses lèvres. Et la jeune femme reste muette devant ces deux enfants qui courent devant elle dans le jardin restauré de sa gloire et de son enfance passés : l’herbe rase, le muret solide et le potager florissant de ses légumes.

Cymraeg les devance, le poil lustré et l’œil vif.

Caoirse sent un vent chaud souffler sur son visage, tandis qu’elle sent son corps fourmiller d’une sensation étrangère à tout ce qu’elle avait pu ressentir jusqu’à avant. Tout autour d’elle, les senteurs, les couleurs et les sons se déforment. Ils sont criants, hurlants et apostrophants d’un bonheur trop longtemps contenu, d’une fanfare folle  et onirique.

Elle voit ces deux enfants continuer de courir  derrière le border collie. L’un roux, l’autre brun. Tous les deux ont des cheveux bouclés. Et ils courent, le rire sur le cœur et le sourire sur le visage, la vigueur retrouvée d’une jeunesse passée.

Les mots de ses lèvres revivent soudainement, alors qu’elle tend une main et que la surprise transforme de plus en plus son visage pâle :

-Lug ? Eliaz ?...

Ses mains tremblent d'émotion et de peur. L'incompréhension chamboule son esprit et elle a un hoquet d'angoisse.

Cela n'a aucun sens.


Dernière édition par Caoirse Coat le Lun 28 Mar 2016 - 15:44, édité 1 fois
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Le silence règne dans la pièce. Rien ne bouge. Caoirse est simplement accrochée aux lèvres de son oncle. Séduite par la vérité qui sort de ses mots et de sa mémoire. Ses cheveux châtain et sa barbe broussailleuse commence à blanchir de manière clairsemée. Les rides commencent à appuyer son front et le coin de ses yeux qu’il garde fermés depuis sa blessure durant la guerre. Et il parle de sa voix grave, s’arrêtant de temps en temps pour fumer sa pipe à tabac.


Ah, ma grande. J’suis désolé pour toi et tes frères, qu’pour le mariage de vot’ sœur, la tombe de votre père se r’trouve grande ouverte. Et maintenant, tu me poses c’te question. Je sens qu’elle t’obnubile depuis bien longtemps.

On avait pour ordre de mission de faire le tour des villes et villages de la côte ouest. Ce soir-là, on s’est rendus à Corseul en coupant par les marais-salants, dans nos uniformes boueux. On avait marché toute la journée et on était tellement fatigués qu’un d’nos gars a même piqué du nez dans son verre. Oh, c’tait qu’un verre… ‘Fin, plusieurs. La nuit, on relâchait notre attention, parce que la majorité des attaques vicieuses et pernicieuses, ils les f’saient de jour. Pour rendre ça plus éclatant, plus choquant, tu vois. Pour bien marquer les esprits, et nous rappeler chaque jour, qu’ils étaient toujours là.

Ton père est allé prendre l’air à un moment. Nous, on y est restés avec les gars. On a attendu.

Une demi-heure. Une heure. Deux heures.

J’ai fini par sortir, pour voir ce qu’il fichait. Et je l’ai trouvé dans un fossé, poignardé de plusieurs coups de couteaux et le souffle sifflant, baignant dans son sang.

Alors, on s’est dépêchés d’l’emmener au médecin de la caserne la plus proche. Mais l’gars a rien pu y faire.

Et tu sais la fin de l’histoire.

On n’a jamais retrouvé l’type qui a fait ça. On a jamais réellement su. La seule chose qu’on avait retrouvée, c’était la signature des terroristes. Un lys transpercé d’une flèche. La royauté transpercé par ces révolutionnaires. Que dire de plus ?
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-Eh, bien, Caoirse, qu’est-ce qui ne va pas ?
-Hinhin… Hinhinhin. C’est pas vrai, non, c’est pas vrai. Ce n’est pas la réalité, c’est impossible. Impensable. Tu. Tu ne peux pas être là.
-Impossible ? Impensable ? Ce qui est impensable, ma fille, c’est que tu nous aies abandonnés. Que tu m’aies abandonnée. Que tu m’aies laissée me perdre. Et tu as laissé le reste de ta fam-
-NON !

Elle hurle. Elle gémit, en se tenant la tête de ses mains. Le bourdonnement lui emplit les tempes et le crâne, et se propage dans tout son corps. Caoirse sent une chose s’insinuer en elle. C’est brûlant, c’est acide et ça te calcine la peau de l’intérieur. La jeune femme écume. La transpiration coule sur son visage. Les couleurs éclatent devant ses yeux et les formes se distordent. La balançoire devient gigantesque, le puits large comme trois maisons et le potage minuscule comme un trou de souris. Les sons, les cris des oiseaux, le bruit du vent ou des herbes bruissant sous son souffle lui paraissent tout aussi déformés.

Mais elle. Elle.

Son image reste parfaitement lucide. Sa voix est toujours aussi claire.

Valentine Coat, sa mère, plus belle et en bonne santé que jamais, dans une superbe robe bleue lui serrant la taille, cachant ses chevilles et son cou. Ses longs cheveux frisés et bruns flottent, emportés par le vent. Ses fins yeux bruns la fixent avec une sorte de douce amertume.

Caoirse la regarde avec stupéfaction, avec un mélange de peur et d’angoisse. Elle sent son cœur battre plus vite, alors que sa respiration se fait de plus en plus lente et difficile. Sa tête tourne et tourne, pour accompagner à la manière d’un carrousel l’explosion de ses sens brouillant la réalité. La postière titube et répond en tremblant :

-On. On est partis. On a quitté Frannec. Il y a onze ans. Quand le chaos est arrivé. Quand ce putain de pays s’est mis en l’air. Quand tout a explosé et que le reste s’est cassé la gueule. Et ensuite t’es devenue folle maman. Tu. Tu n’es jamais revenue ici. Tu n’as jamais guéri. Tu ne guériras jamais.

Elle s’entend dire ces mots, comme si elle était devenue soudainement étrangère à elle-même. Et en même temps, elle continue de fixer sa mère qui la contemple de sa beauté froide et inquiétante. Cette dernière a un sourire et une expression de mépris qui se dessine sur ses traits.

-Putain, gueule. Tt-tt-tt. Et maintenant, tu accuses maman de folie ? Tu me fais rire Caoirse. Après, tout tu as toujours été comme ça non ? Tu sais, tu devrais faire des efforts. Pour être une dame. Pour être une femme tout court, en fait.

Les jambes de la factrice flageolent. Son cœur rate un battement. Eliaz et Lug continuent de rire et de courir au fond du jardin. Leurs rires lui parviennent distordus et aigus. Ses tympans lui hurlent « pitié » et « seigneur ». Elle, elle dit merde au seigneur, merde à la pitié. Elle s’en remet seulement à la fin, qui devrait bientôt arriver et la tirer de tout ça. Tout s’arrête et rien ne continue quand la fin apparaît et danse devant ses yeux. Là, elle se fait trop attendre au goût de Caoirse.

Elle suit des yeux la nouvelle personne venue la tourmenter. Magnifique comme une jeune fleur du jour dans sa robe de mariée blanche, des cheveux tout aussi frisés et bruns dans le vent. La peau pâle parsemée de taches de rousseur et les yeux aussi noirs et profonds. Leur teinte a absorbé le charbon et la suie, à force.

-Salut, Amelle. Tes conseils, je ne les suis généralement pas. Mais comme je sais que tu n’es pas vraiment là, j’les suivrais encore moins.
-Ne parle pas comme ça à ta sœur. Tu sais, on ne veut que t’aider, ma puce. On ne peut que t’aider. On doit t’aider.  Mais, pour que ça marche, cesse d’être égoïste et si arrogante. On croirait voir le dédain lui-même dans tes mots. Déjà que tu n’es pas très jolie, alors, avec l’impertinence en plus sur ton visage, les rides ne vont pas tarder, ma chérie !
-Tu sais pas t’habiller, tu parles mal et t’es toujours aussi immature. Et impulsive. Ah, l’impulsivité. Chez certains, c’est une qualité qui fait honneur à leur sang. Chez toi, c’est différent. Elle semble amener la poisse et la honte. Parce que l’impulsivité, tu l’as alliée à froideur et sarcasme. Tu piques, et tu piques, et tu repiques de tes remarques acerbes. Pourtant, si on creuse, tu n’as rien. Tu n’es rien. Simplement qu’une gamine pleurnicheuse, juste bonne à répondre aux ordres et à gueuler de temps en temps pour se donner un air rebelle.

Elles vont.
Elles viennent.
Comme des lionnes.
Comme des charognes.
Elles lui tournent autour, et lui assènent, avec un brin de présomption, pas mal de rancœur et de hargne, ces phrases, ces mots et ces lettres qui se plantent dans son cœur et sa tête.

-Fermez-la, putain. Vous êtes pas là. Toi, t’es pas même sur cette île, et toi, t’es jamais revenue ici.
-Oh, « Fermez-la », « putain ». Essaie de changer de refrain. Trouve une autre musique !
-Pourquoi entends-tu notre voix, dans ce cas ? Si nous n’étions pas réelles, nous ne pourrions pas te toucher du bout des doigts. Tiens, regarde !

Oh.
Ah.

Le contact avec sa peau glacée l’enfièvre soudainement. Caoirse sent son corps commencer à convulser et sa conscience défaillir.

Elle tombe.
Bas.
Dans le noir.

~

Trois petits pas précipités et inquiets qui se fraient un chemin dans l’herbe haute du jardin.

-Caoirse !

Le souffle court, elle continue de courir. Il fait beau et le soleil est haut. La petite fille a les joues rouges et tousse un coup alors qu’elle s’arrête pour regarder le coin à droite du potager. Ses joues sont légèrement égratignées, probablement par une chute accidentelle sur le sol.

-Où ?... Où est-ce que je peux la mettre ?

Entre ses mains, une vieille boîte de biscuits rouge. Ses yeux sont humides et rougis par les larmes. La panique fait trembloter son menton.

-Caoirse ! Qu’est-ce que tu fais ? On doit bientôt y aller !

Elle se retourne d’un coup pour regarder son frère Juel. Ses cheveux blond ébouriffés et bouclés dépassent par mèches de son chapeau de paille de petite fille.
-Oui, oui. Mais, mais, Juel, faut que je trouve un endroit pour la cacher !

L’enfant désigne d’un signe de tête le trésor qu’elle porte entre ses mains. De grosses larmes dégoulinent de ses joues. Elle sanglote, alors que sa voix se brise :

-Maman m’a dit qu’on pouvait pas l’emmener, et, et, elle m’a même dit que j’avais qu’à la jeter, mais, moi, j’ai pas envie, uuh. Juuueeel, aide-moi s’il te plaît ! Je veux pas qu’on parte ! Je comprends pas pourquoi on doit partir !

Son frère la regarde, prend délicatement la boîte de ses mains et s’accroupit pour lui parler doucement :

-T’inquiète pas. C’est notre secret. Je connais une cachette, où personne la trouvera. Quand on reviendra, rien n’aura changé. Elle sera intacte. Je te le promets. Mais il faut qu’on parte, pour revoir papa un jour. Pour pas que papa s’inquiète pour nous. Tu comprends ? Allez, viens. Je vais te montrer la cache.


Dernière édition par Caoirse Coat le Jeu 14 Avr 2016 - 18:26, édité 3 fois
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Ouah !

Le dos en miettes. Le vent qui caresse sa tête.

Doucement.

Ouah ! Ouah !

Cymraeg jappe à côté d’elle et lui tourne autour avec inquiétude. Caoirse se réanime petit à petit. Ses muscles meurtris crissent de douleur à chaque petit mouvement qu’elle fait pour reprendre pied et enlever sa face de la terre où elle est tombée.

La nausée lui secoue la tête et ses jambes tremblent violemment alors qu’elle se relève.

-C’était…

Sgouuuuaaaak

-C’en était une, hein…

Le souffle court et le corps douloureux, la postière regarde avec indifférence le contenu de sa sacoche dispersé par terre. Le soleil étreigne doucement les herbes folles du jardin. Quelques pages s’envolent doucement.

C’en était une, oui. Une de ces crises inexpliquées. Une de ces pertes de conscience et de connaissance qui emmènent son esprit loin, pendant que son corps n’a fait que se convulser et se tordre par vagues, comme en réponse à des stimulis dont personne n’a jamais perçu l’origine.

Un mal inexpliqué qui entraîne pourtant la jeune femme dans de longues journées de souffrance et de tiraillement après ces crises épuisantes.

Mais, là. Ici. Maintenant. A l’instant. Celle-là, de toutes celles que Caoirse avait supportées, avait été la plus terrible et la plus étrange. Entre rêve et réalité. Entre cauchemar et hallucinations. Entre doute et certitude. Entre passé et présent. Tout s’est si doucement mélangé. Une douceur avec un goût âpre, comme du miel que l’on ajoute à du lait tourné depuis des semaines.

Ouah ! Ouah !

La postière regarde son vieux chien avec un sourire, bien que l’inquiétude perce dans ses pupilles noires. Elle reprend la pelle d’une main tremblante et fait un pas avec assurance. Et un deuxième. Un troisième, encore.

Bientôt, elle dépasse le vieil arbre et la balançoire délabré pour arriver jusqu’au fond du potager.

~


Un jour d’été en 1618, à Tanuki

Boum

-Caoirse ?...
-Onc’ Jo’, qu’est-ce qui lui arrive ?
-Bordel…  Mick ! Eh, Mick ! Appelle un médecin ! Tout de suite ! Magne ton cul, nom de nom !
-Pour… Pourquoi elle convulse comme ça ? Pourquoi ?
-Fallait que ça nous tombe dessus aujourd’hui… Lug, viens m’aider, nom de dieu, au lieu de rester planté là ! Tiens-la par les jambes, pour pas qu’elle se cogne n’importe où !
-Caoirse !...

~


Devant Caoirse, le soleil commence à teinter la mer de rouge et d’ocre. Les herbes folles bruissent sous la caresse du vent. Cymraeg court comme un fou dans le jardin à chasser un papillon noir et orangé.

La boîte est là, entre ses mains. La peinture rouge écaillée et pleine de terre, son trésor brille de mille feux. La postière caresse doucement la boîte en métal, avant de l’ouvrir délicatement : à l’intérieur, des dessins, des photos, des lettres, des coquillages et des perles cohabitent. Quel soulagement ! Rien n’a disparu. Tout est resté intact pendant toutes ces années. Durant onze longues années, où tout autour, le paysage a changé.

Un sourire étire les lèvres de la jeune femme. Par nostalgie et inquiétude, certainement. Même si en elle, une pointe de rage farouche ou d’espoir, appelez cela comme vous le voulez, montre son bout du nez. Si tout s’était effondré, elle ne comptait pas rester là à observer les décombres d’un passé loin et flou.

D’une main, elle reprend sa pelle pleine de terre en plus de sa sacoche, et quitte en marchant d’un pas tranquille le jardin et la bâtisse délabrée, sans se retourner.

Il faut bien tourner la page, un jour.
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-Allez, les frères et sœurs, mettez-vous en ligne, et essayez d’avoir une tête un peu présentable !
-Place d’abord l’appareil correctement Benjamin, et après seulement on s’mettra en ligne !
-Allez Caoirse, viens te mettre avec moi, plutôt que du côté de ces trois brutes qui font les imbéciles !
-Des « brutes » ! Vous exagérez Madame Cervrilain !
-A peine Juel, à peine ! Et pose ton verre, avant que tu ne le renverses définitivement sur quelqu’un ! T’as plus les yeux en face des trous à force d’avoir bu bouteille sur bouteille !
-EN LIGNE !

~


Le vent souffle.
La mer s’agite doucement.
Les embruns marins lui caressent le visage et imprègnent ses longs cheveux blonds et bouclés.
Sous ses pieds, le sable gris et froid.
Devant elle, l’ancienne boîte à biscuit rouge toute écaillée.
Dans ses mains, une photo récente et colorée.

-Alors, t’es retournée la chercher ?
-Bien sûr que oui. Ce genre de trésor, ça ne se laisse pas perdre dans des ruines, voyons !

Juel s’asseoit à côté d’elle, le chapeau de la fête toujours sur la tête et les cheveux dans un désordre démentiel. Et quelle fête, ça a été, pour le mariage d’Amelle. Caoirse ne se rappelle pas l’avoir vue aussi heureuse que ce soir-là, dans sa robe blanche. Oublié, l’accident de la tombe. Tout le monde s’est laissé aller au bonheur et à la joie.

-Ah, tu vas la rajouter au reste ? Sacrée photo, hein ?

Elle esquisse un sourire alors que son frère désigne la photo qu’elle tient entre ses mains. Eliaz et Juel ont l’air d’avoir pris un sacré coup dans le nez, tandis qu’Amelle l’enserre dans ses bras. Et Lug qui a un sourire éclatant aussi, dans son uniforme militaire. Quant à la postière, elle  grimace à faire peur.

-C’est un peu nos retrouvailles après de longues années. Un peu comme si on recollait les morceaux, quoi. Tu repars bientôt ?
-Ouais, dans l’après-midi j’prends un bateau en direction d’East Blue, pour reprendre les affaires. Sois pas triste ! Quand t’auras un peu plus d’expérience, tu passeras me voir à l’occasion tu viendras faire ta tournée !
-Hmf. J’reste sceptique. Cette vieille carne de Joseph refuse absolument que j’aille plus loin que North Blue pour le moment…
-C’est qu’il s’inquiète pour toi, le vieux ! Avec maman qui est malade, et toi avec tes crises, il en a du souci à se faire ! Même aujourd’hui, je suis sûr qu’il se ronge encore le sang pour Lug, Eliaz, Amelle et moi. Avec tout ce qu’il s’est passé, ça n’a vraiment pas été facile pour tout le monde.

Caoirse fronce un sourcil en guise d’étonnement :

-Même pour Lug ?
-Même pour Lug ! Pas parce qu’il a vingt-six ans qu’Joseph s’inquiète pas pour lui !
-Oh… Je vois. Alors je prouverai à Joseph que je mérite de pouvoir aller plus loin que North Blue !Juste pour venir te voir !
Son frère sourit à ses paroles et ne répond rien. Ils contemplent l’immensité bleue qui s’étend sous leurs yeux.

Oui, ça a été une belle fête. La postière a retrouvé ses frères, sa sœur et aussi ce vieux corniaud de Cymraeg, qu’aucun d’entre eux n’aurait cru revoir un jour. Demain, elle le ramènerait à Tanuki, pour retrouver la sensation des balades à la campagne. Pas la même campagne que celle de Frannec. Mais ça sera comme avant. Ou presque.

Caoirse a eu beau y réfléchir, elle ne sait toujours pas quelle réponse donner à Lug. Entre partir et affronter le danger pour essayer de retrouver son père, ou rester postière et continuer à voyager en toute tranquillité sur les Blues, le choix s’avérait cornélien. Le voyage et la découverte habitent ces deux choix, pourtant si différents l’un de l’autre.

Et face à cette mer qu’elle parcoure chaque semaine, la décision ne lui apparaît toujours pas clairement.

Alors, elle se laisse à ses pensées et à cette odeur de sel et de lointain qui envahit ses sens, pour s’envoler comme un oiseau.

Sgouuuaaaak

Haut dans le ciel, Missouri bat des ailes.
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