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Le dernier entretien

On nous avait déjà préparé une nouvelle affectation ; clairement, je m'y attendais. Ces vacances supposées, sur le papier, ça doit leur suffire, aux gars du dessus. Même pas dit qu'ils aient eu idée du rapport catastrophique qu'on a pourtant bien pris soin de rédiger sur la route. Enfin, je devrais pas me plaindre, ils m'avaient quand même donné le choix, et vingt-quatre heures de station à Water Seven pour y réfléchir. Marineford ou Astérion. Une base fixe ou une ville de snobs. Rien qui vende du rêve, et c'est pas comme si j'avais l'intention d'y réfléchir sincèrement.

J'avais pas tellement revu les autres ; on m'avait affecté dans un quartier, eux dans un autre, et puis je savais que la plupart repartiraient demain. On avait fait nos adieux à bord, Lilou nous avait prévenus. La bureaucratie, elle se fout pas mal des sensibilités individuelles. C'est l'armée. Le système vaut mille fois mieux que les individus qui en font partie, tout ça. Aussi pour ça que c'est confortable.

Devant la porte du commandant ; j'expire lentement. Quand on m'a remis mes affectations, j'ai rédigé une lettre que j'ai aussitôt posté au bureau du chargé des affaires administratives. Coup de chance, elle s'est pas perdue en route. Peut-être aussi le privilège des vétérans, l'air de rien ; suffit que le mec au-dessus ait vécu plus d'un baptême de feu pour que ça change la donne.

J'abaisse la poignée, je pousse ; aujourd'hui, je quitte la marine.

-Lieutenante Porteflamme.
-Commandant.
-Repos. Prenez un siège.

Petite moustache blanche, air étonnamment viril pour son âge, cheveux en brosse, visage tranquille. A côté de lui, un peu en retrait, barbe poivre-sel, beaucoup plus vieux, sale gueule, yeux qui me regardent comme j'aime pas. J'sais ce que c'est. Un psychologue militaire. Je maîtrise ma respiration, je relâche mes épaules. Je suis en sécurité ; tout ira bien.

-Dans votre lettre, vous dites vouloir quitter la marine, je cite, « pour un temps ». Vous confirmez ?
-Oui, commandant.
-D'ordinaire, nous ne demandons pas ce genre de chose. Mais au vu de votre dossier plutôt chargé, je me sens obligé de vous réclamer une justification. Tant pour le fait que vous ne vous contentez pas de réclamer une permission que pour ce que vous comptez faire après avoir rendu l'uniforme.

Okay. Ça fait deux ans que je suis sur le Lev', que j'ai rien pu faire de répréhensible. Ou alors... Ketsuno a vraiment pourri mon dossier, et Sarkozyzy en a rajouté une couche par dessus. Je l'ai pas joué très fine avec ces connards là. Des putains de radicaux qu'ont du avoir leur belle petite enfance toute blanche noircie au charbon par de vilains pirate, et qu'en ont gardé une rancœur grosse comme mon poing, et que ça en prend de la place entre leurs deux oreilles. Mais je vois le psy qui tique en arrière-plan. Je me calme, c'est pas le moment de tout foutre en l'air.

-Très bien. Je ne sais absolument pas quand je pourrais rentrer, je ne peux pas donner de date. C'est la raison de ma démission. Et pour vous répondre, j'ai quelques économies, cela fait deux ans que je n'ai rien déboursé, faute d'occasion. Je ne serais pas dans le besoin avant longtemps, je pourrais même voyager sur Grand Line assez confortablement.
-Voyager ?
-J'ai eu des nouvelles d'un parent que je croyais disparu. Je pars pour le retrouver.
-Et que fait ce parent ? Pour que vous n'ayez pas de date de retour, j'imagine qu'il n'est pas simple citoyen d'Astérion.
-Je ne sais ni exactement où il se trouve à l'heure actuelle, ni exactement ce qu'il fait. J'ai simplement des pistes.
-Qu'essayez-vous de faire exactement ?

Je plisse les yeux. Il a fini par intervenir. Je sais que c'est lui, mon adversaire. Je soutiens son regard, en essayant de contrôler la flamme que je sens me monter aux yeux.

-Je ne comprends pas.
-Vous brouillez les pistes. Ordinairement, c'est un procédé qui ne fait que cacher grossièrement un processus de refoulement de la sexualité ; mais je veux bien croire, pour cette fois, que vous nous cachez simplement quelque chose.
-Vous exagérez, Sigmund.
-Vous savez bien que non, Carl. Si seulement vous aviez réglé ce rapport conflictuel au père que vous vous trainez depuis si longtemps...
-Vous exagérez toujours.
-Euh, pardon ? Je peux vous essayer de vous donner des détails, sinon ?
-Nous vous écoutons. Ne faites pas attention à mon collègue.

Je me retiens de lever un sourcil carrément circonspect et pas du tout approprié, et je commence à raconter ; la lettre dans la bouteille, la mention d'Armada, et puis, de fil en aiguille, le passé, le Grey Terminal, comment j'ai été séparée d'Aimé étant môme. J'avais pas forcément l'intention d'en dire autant, mais j'ai rien à cacher. Les conneries que j'ai fait après mon départ de la zone, il y a eu l'armée pour les blanchir. Alors ouais, j'en ai refait de belles avec l'uniforme. Les permissions, pour moi, c'était la mort, la gueule dans le caniveau, la déprime, la réaction de vie plus violente que tout et qui supporte pas la faiblesse. Tout ça dans la gueule des autres qui avaient le malheur de se trouver trop près de moi. Mais j'suis presque en paix maintenant, plus calme. J'parle de tout ça avec du recul. En fait, tout va mieux depuis que j'ai compris que j'étais aussi capable d'aider les gens, et pas juste de leur détruire le visage à coup de cutter.

Quand je termine, le dénommé Sigmund tire la gueule. Ça met désagréablement en valeur sa barbe blanche trop bien taillée pour être honnête. Mais heureusement, en face de moi, son collègue me sourit. J'suis salement décontenancée par ce sourire, dans tout ce protocole administratif et inquisiteur, d'ailleurs.

-Sacrée histoire. Pour ma part, j'en ai assez. Insister davantage serait indécent. N'est-ce pas, Sig...
-Espèce d'imbécile, laissez-moi votre place ! Vous êtes sur le point de lâcher un danger public dans la nature !
-Je ne le crois pas.
-Ces beaux discours rationnels, ça cache toujours quelque chose de souterrain, d'obscur. Rien que vos yeux de romantique mal repenti ne puisse regarder en face ! Vous et votre déisme, votre optimisme irraisonné et votre manière non-scientifique de traiter les choses, vous me devenez insupportable ! Sortez d'ici !
-Rien ne vous autorise à me donner des ordres.
-Comment ? Vous me devez d'être ce que vous êtes !
-Et je n'ai rien contre le parricide. Mais en privé si vous le voulez bien. Navré, lieutenante. Je ferais suivre vos papiers, en principe, dans une semaine au maximum, vous devriez pouvoir laisser l'uniforme derrière vous.
-Je m'y oppose !
-Venez, Sigmund.
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-Tiens, c'est vous !
-Bonjour docteur.
-Oh, pas besoin de prendre ce ton avec moi.
-Vous prenez un café, alors ?
-Je vous invite.
-Merci, mais ça sera pour le suivant. Celui-ci est pour moi.
-Ça vous va mieux d'aligner plus de deux mots, vous savez ?
-Hum.
-Bel esprit de contradiction.
-J'espère que vous venez pas pour vous amuser à analyser tout ce que je dis ?
-Pas tant que vous ne me le demandez pas.
-Merci pour l'autre jour, alors. Vous avez pas eu de problème avec l'autre ?
-Sigmund est une vieille autorité. Très reconnu dans le coin, il a aidé pas mal de gens.
-Aidé ?
-Oh, oui. Il a même été mon maître, vous savez. Mais il est devenu vieux, il s'est durci sur toutes ses positions. Et comme il était pratiquement le premier dans son domaine, il a jamais eu personne pour lui taper sur les doigts et lui rappeler qu'il était pas infaillible.

Je baisse les yeux sur mon café. Il a l'air gentil, ce doc, avec son air massif et sa petite moustache. Y'a son regard, aussi. Un regard de chaman, le genre qu'a vu des choses lointaines, et qu'a ramassé des papillons et des trucs colorés sur le chemin du retour pour les montrer aux gens, leur dire que y'a plus joli et plus profond que leurs problèmes. J'ai eu ça, comme expérience ; mais comme j'avais personne à aider, j'ai oublié les souvenirs. C'est ça qui m'a manqué, j'sais que c'est pour ça, tous les jours où ma prière a perdu de sa force et où je me suis ennuyée le front posé sur mes livres. Et là, il se tait. Il plane pas, il se tait juste, ses lèvres trempent dans son café, il repose sa tasse avec des gestes lents et appliqués. Il pose son dos contre le dossier. Regarde trois officiers passer au comptoir de la cafet'. Intensément. J'suis étonnée d'y faire aussi attention, de me prendre au jeu de l'observer. Il a pas été chiant, il m'a presque pas cuisinée. Et maintenant, il vient prendre le café, tranquille. Pas que j'ai pas été tentée de soupçonner une manigance, mais rien à faire, il a l'air trop entier pour ça.

Au bout d'un moment, il se lève, revient avec deux autres tasses pleines. C'est moi qui casse le silence.

-Dites, je peux vous demander un truc ?
-On verra bien, selon ce que c'est.
-Bonne réponse. Si votre collègue avait eu la direction de notre entretien, il aurait pu se passer quoi ?
-Oh. Je pense que vous auriez été bonne pour suivre sept ans de thérapie, que vous en seriez sortie plus atteinte qu'au départ, et qu'au final, vous aurez perdu beaucoup d'intérêt pour la vie. Ce n'est pas très bon de se faire guider par quelqu'un qui parle plus de temps à parler qu'à écouter.
-Mais comment vous vous y prenez, vous ?
-Je n'en sais rien. J'improvise. Tout le monde est différent, mais il y a toujours une petite voix qui donne les bonnes directives si on sait bien l'écouter. Je me trompe, des fois.
-Et les gens avec qui vous vous trompez ?
-Ils vont sonner à une autre porte ; des fois, l'échec leur donne des ressources pour se sortir d'affaire tous seuls. Il y en a aussi qui ne veulent pas guérir. Au fond, on reste toujours libres de ses choix. Même quand ils consistent à se faire souffrir.

Il sourit.

-Heureusement, d'ailleurs. Sigmund vous reproche de penser retrouver votre frère à partir de presque rien ; il trouve cela tellement grotesque qu'il est persuadé que vous avez d'autres raisons moins louables. Mais ce n'est pas lui qu'il faut écouter. Ni moi, d'ailleurs. Le bon génie qui est en vous sait très bien ce que vous avez à faire. Et je pense que vous y prêtez déjà bien courageusement l'oreille.
-...
-Je parle trop. Je voulais vous remettre ceci. Vos papiers civils, avec vos médailles et votre laisser-passer. Vous êtes libre à-partir de maintenant.
-Vous avez fait vite. Merci du fond du cœur.
-J'ai convaincu Sigmund de mettre ses craintes de côté après un bon dîner. Une fois sa résistance levée, il n'y avait plus grand chose. Ici, vous êtes un simple nom dans un bataillon et le monde est vaste. Profitez-en.
-Et faites de même.
-Belle journée à vous.
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