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La dernière Croisade [FB vieux de 9 ans] [Terminé]


"Réveille-toi ! Vite, vite ! Ils arrivent !"

Paniqué, Io me pressait tout en me secouant de toute la force de ses jeunes bras.
Sa voix vibrait d'inquiétude, et cette innocente sollicitude finit par me tirer complètement d'un sommeil entêtant. Me rendant alors compte de l'urgence, je me tirais du lit en un saut, arrachais mes vêtements des mains de mon compagnon, et les enfilais sans délais.
J'eus à peine le temps de m'éclabousser le visage d'eau que, dans un atroce crissement, la lourde porte de pierre se mit à pivoter sur son axe.

M'essuyant précipitamment, je me présentais, prête et parée. Aujourd'hui, je n'aurais pas à subir le Fouet de la Rédemption.

Claquement de langue. Comme un carillon, le son retentit, sec d'abord, puis de plus en plus riche à mesure que les obstacles le renvoyaient, le déformaient et en faisaient une mélodie si fine et si discrète que peu d'oreilles l'entendraient jamais.



Ils étaient là, juste devant elle. Ils répandaient une odeur métallique, une odeur froide et cassante qui vous glaçait l'échine.
Les hauts dignitaire de l'Œil Aveugle. A leur habitude, ils me terrifiaient ; Io, que je sentais caché dans mon ombre, tremblait de terreur.
Leurs voix tranchèrent le silence, et acérées comme des dagues, résonnèrent dans l'immense salle à échos.

"Aujourd'hui est un jour spécial. Aujourd'hui, nous allons te présenter à notre maître à tous. C'est lui qui se chargera de ta formation à présent.
Il est le plus vieux et le plus sage d'entre-nous, mais aussi le plus ... le moins compréhensif. Tu devras prouver que tu le mérites.

Ne nous déçois pas. Ne déçois pas l'Œil Aveugle."


Et ils révélèrent le long cylindre marbré que les échos m'avaient révélé.

"Ceci est le Bâton Sacré de l'Ordre de l'Œil Aveugle. Son étui est fait en une pierre très spéciale. Par delà les mers, on l'appelle le Kairouseki ou le Granit Marin.

Attends quelques minutes avant d'ouvrir le coffret. Nous te laissons donc avec le Maître."

Et agrippant brusquement Io, ils se pressèrent à la sortie.




Le coffret était raboteux au toucher, et bien qu'il soit parfaitement sec, il rendait une étrange impression d'humidité. Je laissais mes doigts se balader à la surface de l'étui, apprécier cette texture nouvelle et inconnue, s'imprégner de la structure intime de cette matière exotique, de sa résistance, de sa chaleur.
Je claquais plusieurs fois de la langue, appréciant toutes les infinies subtilités de l'écho, toutes les résonnances cristallines du Kairouseki et son improbable euphonie métallique.

Insérant mes doigts dans la rainure creusée dans la roche, j'ouvris le coffret. Le bâton Sacré y était. Parfaitement lisse, il devait luire faiblement car il irradiait une étrange et douce chaleur.
Je fis courir mes doigts sur sa surface, et malgré son lustre extrême, il semblait fait d'un bois particulièrement dur.
Je claquais de la langue.

L'écho qu'il me rendit me renversa en arrière.

Roulée en boule, je m'imaginais au Paradis, transportée au Nirvana par les résonances enchanteresses que rendait le Bâton.
Les yeux convulsés, la respiration palpitante, j'écoutais la mélodie vivre et s'enrichir, grandir, s'essouffler, s'emballer et se sublimer, gagnant encore en beauté alors qu'elle s'évaporait dans l'étendue silencieuse.

Il m'en fallait encore, Encore, ENCORE !

La seconde fois, l'effet, loin de diminuer, se multiplia, roulant sur ma conscience et la balayant comme paille au vent. La symphonie épique, bâtie sur les résonances élémentaires du bois, irradiait, enflait et prenait des teintes riches et inconnues.


Je retentais l'expérience aussi longtemps qu'il le fallut pour apaiser ma soif. Et quand je fus abreuvé à cette source merveilleuse, j'enroulais mes doigts autour du Bâton, et je le tirai vers moi.

Il touchait encore le Karouseki, je le tirai encore, il le touchait toujours, je le tirai un peu plus, il le touchait encore et toujours, je le tirai plus fermement, il ne le touchait plus.



*ENFIN LIBRE !*




Et je m'abîmais dans les affres ténébreuses de l'inconscience.




"Préparez mon armée ! L'heure du massacre est venue ! Le sang m'appelle !"


C'était ma voix ! Je commandais aux hauts dignitaires de mettre sur pieds mon armée !

* Au nom de l'Œil Aveugle, que se passe-t-il ? Pourquoi je ne peux pas parler ? Ne me préparez pas d'armée ! Je n'en veux pas ! *


Je m'égosillais mentalement pendant plusieurs minutes, mais rien n'y fit. Mon corps bougeait selon sa propre volonté, et marchant entre les fidèles, il ordonnait en superposant à ma voix une autorité que je n'avais pas.
J'étais proprement et totalement paniquée !

Quel effroyable sentiment ! Me sentir vivre, percevoir le sang qui bat dans mes veines, l'air qui s'engouffre dans mes poumons, ressentir mon corps bouger, mais sans avoir mon mot sur la question !
J'étais devenue la spectatrice de ma propre vie, et reléguée au rang d'observatrice, j'existais sans vivre.

Voyant bien que je ne pouvais rien faire pour modifier cette pitoyable situation, ma rage et ma panique se muèrent en une angoisse atroce, despotique. J'étais complètement impuissante, prisonnière de mon propre corps, de mon propre esprit !
Désespérée, je me retirai dans les profondeurs abyssale de la conscience, et complètement silencieuse, je m'abandonnai dans les abimes de la contemplation.


Je mis du temps à le sentir et pourtant, il ne faisait rien pour se cacher. Prenant ses aises, il s'était saisi des commandes de mon corps, et je dois l'avouer, l'utilisait avec une aisance que je ne possédais pas.

Mon premier réflexe fut de tenter de l'approcher, de le contacter. Mais à peine commençai-je à me tendre vers sa conscience que je me retirai immédiatement dans mes abîmes, terrorisée : cette existence était d'une cruauté sans bornes, machiavélique dans les plus intimes fibres de son être. Je ne l'avais même pas touchée, mais cette créature irradiait tant la malignité et la malice que je m'en suis promptement écartée.

Il n'était ni froid ni glacial. Si une ruse diabolique suppurait de tous les pores de son être et qu'une logique métallique guidait tous ses actes, il brûlait aussi d'un feu intérieur : intense et noir. Sadique, assoiffé de sang et de meurtre, il portait haut le pourpre des massacres et des hécatombes : une existence proprement terrifiante, absolument machiavélique.

Et comme un animal traqué, je me fis discrète et menue, terrifiée à l'idée qu'il ait pu sentir ma présence. Je restais longtemps recroquevillée dans les profondeurs de mon esprit, jusqu'à être sûre que je n'avais pas été découverte.


Terrorisée, mais néanmoins emplie d'espoir : j'avais un ennemi, un adversaire à abattre pour reprendre le contrôle de mon corps ; et ce constat, aussi effrayant qu'il pouvait sembler, me redonnait étrangement espoir.




Un cycle lunaire entier passa avant que l'armée que mon locataire avait exigée soit prête et équipée. Des centaines de fanatiques, assoiffés de sang et de conquêtes, tambourinaient des pieds sur un rythme cassant et précis. Et mon corps était à la tête de cette formidable marrée humaine.

Pendant ce mois, je ne chaumais pas. Je m'employais à chercher les points d'ancrage de mon hôte, tous ces petits crochets psychiques qui liaient son esprit à mon corps. Et subtilement, j'enroulais les propres liens de ma volonté autour de ces étranges fixations. Je devais maintenant attendre le moment opportun, l'instant où son emprise faiblirait, la seconde où une brèche s'ouvrirait.


Cette opportunité ne se présenta pas.


"Fidèles disciples de l'Œil Aveugle !
Aujourd'hui débute notre Croisade ! Aujourd'hui périront les infidèles !
Loué soit l'Œil Aveugle !




Et l'armée s'élança.
Comme une vague monstrueuse, elle se répandit sur l'océan et déferlait, implacable, sur l'île la plus proche.
Et se produisit ce qui se produit généralement quand une armée entraînée et équipée affronte des pêcheurs démunis et pacifiques.
Ce fut une hécatombe, un massacre comme rarement il s'en est produit.

Je n'avais encore tué personne. Mais je sentais mon locataire bouillir d'une soif intérieure incontrôlée et incontrôlable : la volonté de tuer ne manquait pas, les victimes uniquement faisaient défaut.
Mon corps humait l'air, claquait de la langue à la recherche d'une proie pour le sanglant esprit qui m'habitait.

A mon plus triste désarrois, je me rendis compte à quel point mes sens étaient aiguisés : l'enfant avait beau se pincer les lèvres pour ne pas pleurer, se cacher en se faisant discret, il n'échappa pas à l'implacable brutalité du démon qui m'emprisonnait.
Effarée, je sentis mes jambes me mener vers l'enfant, le Bâton s'élever dans les airs. Il allait l'écraser, il allait lui enfoncer le Bâton dans le crâne !

*NOOOOON !*


Et de toute la force de ma volonté, je tirai sur les liens que j'avais tissés.

Il ne frémit même pas.
Ce fut même avec un certain amusement qu'il me transmit mentalement :

* Tu vis encore toi ? C'est vraiment étonnant ! Je dois dire que je ne n'y attendais pas. Je m'occuperai de toi plus tard, mais maintenant,
Tiens-Toi Tranquille !
*


Et il souffla ma conscience comme un fétu de paille.
Détruite, j'assistai impuissante aux meurtres auxquels s'adonnait mon corps. Je sentais les muscles se tendre et s'endolorir, je sentais mes os souffrir de la tension extraordinaire de ces combats. Et je sentais surtout la frénésie meurtrière qui s'était totalement emparée de l'esprit : il irradiait un mélange écœurant de cruauté et de bonheur, et le sang ne faisait qu'accroître sa folie sanguinaire.

Je sentais le Bâton de l'Ordre tournoyer, monter et descendre, les mouvements tantôt amples, tantôt aiguisés. Mon corps se livrait à une danse macabre, et malgré mon profond dégoût, je sentais toute la grâce et toute la beauté barbare qui s'en dégageaient alors que de pauvres soldats improvisés tombaient sous les assauts impitoyables.
Je voyais les cous se briser, l'écume se détacher de la commissure des lèvres, les corps s'empiler.

Et tant d'horreur finit par m'insensibiliser. Je me surpris à regarder ces massacres avec un œil froid, le trop plein d'horreur ayant eu raison de ma sensibilité.



"Arrête je t'en prie ! Arrête, ce n'est pas toi ! Tu n'es pas comme ça !"



C'était Io. Io l'Aveugle. Le garçonnet tentait d'arrêter mon corps enragé, il l'agrippait avec toute la force de ses jeunes bras.
D'un brusque mouvement d'épaule, le démon l'envoya voler. Lentement, il s'approcha de l'enfant désormais inanimé : il n'était qu'évanoui, et tant que le sang n'avait pas coulé, l'esprit ne serait pas satisfait.
Je sentis mon pied se poser sur le cou fragile du garçon. Je sentais toute l'extase de l'être infâme qui m'habitait alors qu'il s'apprêtait à prendre cette vie innocente.

J'avais déjà ressentis la rage tumultueuse qui détruit sans discernement, mais jamais auparavant je n'avais pressentis ce courroux froid et précis, cette fureur qui emplit d'un pouvoir insoupçonné et volontaire, cette colère ciblée qui canalise toute sa résolution sur le sujet de sa haine.
Et avec une puissance inattendue et improbable, je me jetai contre cette conscience étrangère, encore, encore, encore.
Les coups de buttoir que j'assénais à ce vil esprit arrachaient sa présence indésirable de mon corps. Et d'une ultime poussée, j'expulsais la répugnante présence hors de mon corps.




*Ne bouge pas, pas de mouvements brusques, prends ton temps.*

Lui encore ! Instinctivement, j'élevais toutes les barrières mentales que j'avais appris à créer.

*Cette fois je suis prête ! Viens ! Je t'attends !*

Toujours amusé, il me répondit :

*Ne t'inquiète pas, je ne vais rien te faire aujourd'hui.
Tu sais, jusqu'à présent, j'ai toujours été le Maître incontesté de l'Œil Aveugle. Je détruisais systématiquement les Hautes Prêtresses qui entraient en contact avec moi, puis prenant possession de leur corps, je lançais la Croisade.

Tu es la première à avoir jamais survécu, du moins mentalement. Mais non seulement as-tu esquivé la mort, tu as réussi à me reprendre le contrôle de ton corps.

Tu as gagné le droit de le garder. Tu as gagné le droit de me garder.*


*Je ne veux pas de toi ! Je ne sais même pas ce que tu es !*

*J'ai porté nombre de noms par le passé. Aujourd'hui, on me nomme Bâton de l'Ordre de l'Œil Aveugle. Entre tes doigts.*


Je serrai alors légèrement les doigts. Il était bien là, étrangement chaud, comme dans mon souvenir.

Deux idées se succédèrent alors dans mon esprit.
D'abord, je parlais mentalement à un bâton. Et il me répondait.
Puis, je devais détruire immédiatement cet instrument de mort.

Mais à peine tentai-je de bouger un muscle qu'une douleur effroyable me traversa de part en part, une souffrance lancinante et cuisante.


*N'essaie pas de bouger, notre petit "exercice en situation réelle" a été un peu dur pour ton corps. Il n'est pas habitué aux techniques et mouvements que j'ai utilisés, tu mettras quelques semaines à t'en remettre parfaitement.

Tu essayais de me briser...
Abandonne cette idée, tu n'es pas la première à l'avoir et tu ne seras pas la dernière à échouer...
N'essaie pas non plus de te débarrasser de moi, car un jour ou l'autre quelqu'un me retrouvera, et tout recommencera.

Je suis ta chance, mais je suis surtout ton fardeau.*


*Qu'est-il arrivé à l'île ? L'armée ? Io ?*

*L'île a été complètement rasée. Je ne pense pas qu'il y ait eu des survivants, mais sur ce dernier point, je ne suis pas catégorique.

Quand tu as repris le contrôle de ton corps, tu t'es évanouie. Les textes de l'Ordre de l'Œil Aveugle sont clairs : sans l'assentiment de la Haute Prêtresse, la Croisade ne pouvait continuer. L'armée est rentrée aux Terres Aveugles.

Quant à ton jeune ami, il a été le seul à qui j'ai permis de pénétrer dans cette pièce. Il t'a nourrie et soignée.
Je terrorisai systématiquement toute autre personne grâce à des cris mentaux très crédibles.

...

Je veux vivre. Et tu ne me veux pas libre, je le sais. Nous allons donc devoir coopérer. La cohabitation sera rude, mais il faudra s'y faire.
Je t'enseignerai les arts du combat, de la suggestion, de la manipulation, de l'infiltration. Je t'enseignerai tout ce que mes siècles de vie m'ont appris. Mais en contrepartie, si jamais tu perds cette formidable volonté avec laquelle tu t'es opposée à moi, je te détruirai comme les autres et je reprendrai ton corps à mon compte.*

Il n'attendait pas de réponse : il n'y avait aucun choix à faire.