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Qui est-ce ? [FB 1621]


Bweuh, ça tangue. Je n’pensais pas que le navire restaurant était aussi stable, ironie. Les quelques morceaux de mollets qui se mélangent dans mon estomac rejettent leurs excès de sang, ça m’remonte dans l’œsophage. Ouais, ça se bat avec l’acide gastrique. Passons ce détail, j’ai déjà un autre problème sur les bras. Une traque à l’homme, une chasse encore jamais vue. J’m’immobilise un tant soit peu, les vagues font leurs travail sur la coque du bateau. Là, j’déroule un papier. Une feuille du gouvernement, ce n’est pas l’type de contrat habituel pour un chasseur de primes. J’pourrai prétendre être corsaire, réquisitionner l’navire et vider tout le stock de viande mais, il me manque une partie. Et tu vois ça, ça a le don de mettre mes crocs en émoi.

Ce bout d’papier, je l’ai récupéré dans un café miteux de Shell Town ; l’genre de paperasse qu’on ne laisse pas trainer impunément. Ce jour là, c’était mon jour de chance. J’débarque dans la bâtisse, l’air de rien, l’air d’un homme-poisson quoi. Les regards se rivent vers moi, vers l’ombre imposante qui fait obstruction à la lumière de la pièce. J’me fais bousculer par un gars en furie, l’genre bureaucrate qui s’est souvenu qu’il avait un peu de boulot sur la planche. J’m’assoie donc à sa place, sur une banquette qui accueille plutôt mal mon gabarit. J’commande un jus d’sang d’orang-outan, l’truc illégal qui s’vend uniquement aux carnassiers de mon espèce. J’le sirote en m’apercevant qu’le tissu qui m’sert de repose-verre est en réalité une note. La curiosité prend alors le dessus, j’attrape la feuille entre mes doigts brisés par le nombre incalculable de mandales distribuées. J’inspecte chaque recoin de la page pour y lire un petit « 2/2 » en bas à droite. Ne m’demande pas pourquoi, un sourire avare s’empare de mon visage à cet instant. L’vieux accoudé au comptoir l’a compris, il y a une putain de somme laissant prédire une pluie de lingots d’or sur mon visage. A ce moment là, une phrase vient briser le mythe « A l’attention de l’agent Feu-aux-doigts, rappelez-lui qu’il y a deux pages. On commence à l’connaître celui-là. ». J’fais la moue, surtout après qu’le cachet du gouvernement mondial me fasse de l’œil. J’me suis dis que c’était une prime comme une autre, un peu différente, ouais, mais tant pis.

Et me voilà, ici. Pardon ? Ah oui, ce que contient la lettre. Une multitude de détails physique et caractériel sur une cible à ramener morte ou vivante. Ouais, à moitié-morte ça compte aussi mais je n’sais pas dans quelle catégorie qu’ils classent ça. J’crois que ça dépend de la caserne, certaines tolèrent qu’il manque des membres, d’autres non. ‘Fin bon, cette mission, c’est un peu la merde pour le coup. L’seul renseignement potable sur la cible, c’est le lieu de résidence actuel. « Nous l’avons localisé sur le Baratie, cela fait déjà plusieurs jours. J’te remets la phrase ici Feu-aux-doigts, au cas où tu lis entre les lignes sur la page une. »

Beurp.

Ouah, une remontée chaude et succulente. La faim commençait à se faire sentir, c’est une belle feinte pour l’estomac ça. J’continue à zieuter la feuille, une liste sur les spécificités du bonhomme. Paraît qu’il ne porte pas de lunettes, paraît qu’il a une bague en argent à l’annulaire de sa main gauche. Tah, ça m’fait chier. Je n’ai pas tout, l’autre moitié est écrite sur l’autre page. J’ai encore quelques éléments mais j’vais m’concentrer sur ces deux informations pour le moment, je verrai la suite après. J’range ma feuille en me mettant en quête du parfait suspect, première étape, la réception.

J’ouvre les portes battantes comme un nouveau client affamé et déshydraté, l’genre de héros qui illumine la scène par son manque de délicatesse. C’est pour attirer toutes les petites têtes, toutes les petites lunettes. Le projecteur imaginaire fait ressortir mon charisme déroutant, les bruits de couverts s’arrêtent en un temps. C’est là qu’le verre ne peut s’empêcher de m’aveugler de tous les côtés, j’élimine chaque myope. Pas du genre à leur mettre des coups de pieds sautés ou des nuées de piranhas le long de leurs muscles, non. Plus du style à me rappeler la tête des bigleux, c’est moins simple mais plus abordable dans ce genre de situation. Trois, sept, douze ; douze qui finiront un jour par faire de la concurrence aux borgnes. Ça m’prend quand même la tête de devoir retenir leurs visage, l’mieux à faire, c’est de les coucher. Mais ça, ce sera après avoir fait le ménage parmi les hommes fiancés.


Dernière édition par Danzel le Sam 11 Oct 2014 - 21:35, édité 1 fois
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Période de creux à Shell Town. J’me suis emmerdé trois bons gros jours, à attendre un courrier. On aurait dû arriver en même temps. Au début, le panard, on glande, on s’repose, on s’refait une santé, on claque la paye, on fume des clopes. Puis on s’fait chier, alors on continue de fumer. Après avoir fait plusieurs auberges, j’en ai choisie une pas trop dégueu. Pas chère, non plus.
Quand le papelard arrive enfin, j’piaffe, forcément. J’avale cul-sec le jus de chaussette qui traine dans mon verre en parcourant rapidement des yeux les deux pages. Retrouver un type. Mort ou vif. Je saute la description physique, j’la lirai sur le chemin. Le Baratie. En voiture, Simone !

Le temps de faire une p’tite course en ville et me voilà sur le célèbre bateau-restaurant. J’ai déjà une ébauche de plan en tête. En parlant d’tête, j’ai juste un signalement sommaire du bonhomme que j’traque. J’baisse les yeux sur mes deux feuillets, pour relire la description physique.
Marrant, comme les deux feuilles sont collées. J’sens le bout d’mes doigts qu’est tout sec.
« - En plus des caractéristiques évoquées précédemment, l’individu… »
J’vais pour tourner la page, j’m’humidie les doigts. Un seul bout d’papier. J’le tourne, rien au dos. Y’en avait deux avant. J’ai gardé la feuille en main tout l’trajet. Déception. Négligence. J’ai chié dans la colle, c’coup-ci. Si en plus j’foire la mission, j’vais passer pour un putain d’clampin. Un coup à pas évoluer dans la bonne verticalité pendant un p’tit paquet d’années.

Hardi, contre mauvaise fortune, faisons bon cœur, disait une vieille pièce de théâtre. En rentrant, j’le crame, ce bouquin. En plus, le vent m’souffle ma cravate dans la tronche. Le Baratie, en tout cas, est égal à lui-même. Belle ambiance, propre, un orchestre qui joue une bonne musique dans le fond de la grande salle, visible du pont, par les fenêtres.
Quand j’vois le portier me faire signe de m’avancer, j’m’exécute.
« - Bonsoir. Une personne ?
- J’vais prendre une table pour deux, s’il vous plaît.
- Vous attendez quelqu’un ?
- Peut-être bien. Pas sûr.
- Très bien, par ici, monsieur. »
Personne serait venu ici pour faire demi-tour. Mais avant, j’sors un anneau d’argent d’ma poche. L’or était trop cher chez l’bijoutier chez qui j’ai fait du shopping. J’ai pris un truc en toc, juste plaqué. Simplement besoin que ça tienne la route cette mission.

Après tout, ma cible s’appelle Gary le Veuf. L’a été marié un paquet d’fois, apparemment. Et d’après son profil psychologique, du genre à aimer ses femmes mortes. Un pourri, quoi. Et comme les jeux de mains sont pas très appréciés sur le Baratie, m’faut un point de contact. Histoire de taper la discute, si j’le trouve et s’il le faut, avant d’le suivre dehors, hors du Baratie, pour l’saucissonner.
Pour la p’tite histoire, j’sais déjà aussi quelle chansonnette lui raconter. A peine veuf. J’mets un peu de désordre dans ma dégaine. Ouais, elle aimait bien le Baratie. Morte d’un accident de… charrette. Un connard lui a roulé d’ssus. Modulable suivant les réactions du Gary.

Le grouillot m’amène jusqu’à une table pour deux. ‘Videmment, y’a personne en face de moi. J’pose ma veste et j’vais pisser. J’en profite pour regarder la salle, en passant entre les tables. J’me remémore son signalement. Des mains énormes, comme des battoirs. Pas très grand, entre le mètre soixante-dix et le mètre quatre-vingt. Plutôt flou, comme taille. Dégarni sur le dessus. Une belle piste d’atterrissage pour les mouches. Au moins, j’pourrai vérifier sa calvitie pépère. L’restant des cheveux est brun, plutôt court.
J’suis pas allé aux chiottes pour rien. Déjà, j’avais bien envie d’me vider la vessie. Puis j’aime bien m’laver les menottes avant d’grailler. Mais surtout, j’veux vérifier que le Veuf s’planque pas là-bas. J’vais pas au point d’vérifier toutes les cabines, mais a priori c’est bon.
Dans deux des cabines, y’a des tags. A moitié analphabètes, des trucs à base de ‘’Fuck le gouvernman’’ et de ‘’Viva la libérT’’. Putain, ils ont la thune pour venir ici ? Quoique, ça doit être des gosses de riches, du genre pré-ados en phase de rébellion.

J’retourne m’asseoir. J’exclus pas qu’il soit accompagné, mais ça m’étonnerait. En tout cas, tous les chevelus, les blondinets, les rouquins et les vioques, j’les couche, dans ma tête. Et j’me prépare à commander un repas complet. C’est l’Oncle Sam qui paye.
Un gros mastard d’homme-poisson rentre. Le genre que t’imagines pas en train de bouffer des petits plats tout bien mijotés. Ca sent l’grabuge. J’le vois jauger toute l’assemblée. Moi, j’jauge ses quenottes. Son regard s’arrête imperceptiblement sur moi. Ouais, m’est avis qu’il a un ptit creux. Tant qu’il m’fout la paix et m’laisse faire mon taf, m’indiffère.
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J’balaye du regard, aucune poussière ne s’envole. Elle s’accumule, plutôt. Un gros bloc massif’ où il ‘faut trouver la plus minuscule des particules. Dans la foule, j’m’arrête quand même sur un humain. L’genre de gratte-papier qui m’fait miroiter la belle bague en argent qui habille l’un de ses doigts. Voilà l’un de nos poissons, j’espère que c’est l’gros morceau. L’boulot n’est pas terminé, il va falloir que j’inspecte tous ceux qui ont la fâcheuse habitude de cacher leurs mains sous la table. L’problème c’est qu’à partir du moment où je me pencherai sur un critère, j’en oublierai l’autre. Il n’y a pas trente six solutions, surtout pour un cerveau surdéveloppé. C’est à prendre avec ironie, ce genre de compliment est trop gratifiant envers moi-même. Le but étant de les coucher physiquement parlant, de manière à ne plus être à vue. Maintenant, c’est l’heure du show, je n’vais pas mettre quelques années pour empocher ma récompense. Ouais, fini l’attente interminable.

« - Tout l’monde, bougez pas, taisez-vous. On va faire un jeu, ouais, un jeu. – crie-je avec la plus grande forme et la plus hostile des férocités. »

Le blizzard s’installe dans tout le restaurant, un vent glacial se met à geler les articulations des musiciens. La délicieuse sonate se transforme en un bruit aigu et strident, les serveurs quant à eux, restent sous l’emprise de la Méduse, à l’instar de ses plus belles statues.

« - L’premier qui bouge, il est éliminé. »

Les soupes se refroidissent, le whisky n’a plus besoin de glaçons et l’eau des carafes se stabilise à l’image d’une parfaite couche de verglas. J’ai peu de temps avant qu’les cuisiniers amateurs d’arts martiaux débarquent, les couteaux en main. L’piranha ça n’se cuisine pas, et encore moins dans des marmites pour monstres marins. Cela dit, un ragout de marmitons se laisserait avaler sans soucis. Seulement, un jeune garçon se met à chantonner, l’genre enfoiré de base. Respecte un peu l’autorité ou j’vais devoir être obligé de cuire ton clapet à feu doux. La mélodie rend la salle sens dessus dessous, l’gosse est atteint de bègue. Ce n’est pas évident d’aligner des mots, j’te le concède.

« - Ta gueule, j’ai dis. »

Des paroles un peu trop violente pour une jeune mère qui s’empresse de cacher le visage de son petit. Bon débarras, il avait un œil qui disait merde à l’autre et ça, ça m’stressait. Revenons à nos molaires, c’est l’heure de commencer la partie. J’lève mon bras qui fait de l’ombre jusqu’aux premières tables décorées d’un tissu de soie, la classe.

« - Tout les bigleux, sous la table. »

L’atmosphère pesante est à son comble, on va bientôt percuter l’iceberg. Je n’sais pas si les manchots sauteront par-dessus bord lorsque les éclats de glace viendront heurter leur frigidité, mais tout ce qui m’importe, c’est de trouver mon salaire et vite. J’sais que je n’suis pas l’seul là-dessus, la concurrence de l’agent « Feu-aux-doigts », drôle de surnom au passage, me pousse à agir sans réfléchir.

« - C’est un hold-up ! – beugle un homme d’une quarantaine d’années. »

Voilà ce que je redoutais, une complication. L’style de gars bon chic bon genre qui se lève pour sortir des phrases bateau à but de faire descendre encore un peu plus la température. Ça perturbe et c’est dérangeant, tout comme lui.

« - Tu veux que je vole quoi, une pince de crabe ? Assieds-toi à nouveau, conseil.
- Non !
- Deuxième conseil, si t’écoutes pas l’premier, ta soupe va finir par monter jusqu’à ton cerveau, sans oublier les quelques bouts de porcelaine qui risquent de se planter le long de ta calvitie naissante. »

Le bonhomme est perturbé, il se pose à nouveau sur son siège moelleux. Je jette un regard monstrueux à la réception, les humains s’exécutent. C’est marrant de voir la salle se vider sous mes yeux, de voir une douzaine d’hommes politiques se mettre à quatre patte sous un drap. Belle métaphore, la puissance est une démonstration de pouvoir. C’est au tour des mains d’argent d’entrer en ligne de compte, j’interpelle les hommes. Un « Mettez vos mains sur la table s’il vous plait » en moins respectueux s’échappe de mes cordes vocales, l’exécution se fait sans accroc.

J’avance pour vérifier chaque table, ma marche est lourde ; le style de bruit qui t’indique que les secondes sont comptées avant de te faire démasquer. Effet basilique, l’approche de ma gueule à quelques centimètres de leurs visages les pétrifie en un rien de temps. Le temps qu’il me faut pour vérifier si l’anneau y est, s’il est en argent et s’il est au bon doigt. J’arrive ensuite à la table de mon sujet à caution de prédilection, l’homme d’affaire décontracté qui n’a pas l’air d’en foutre grand-chose. Ouais, c’est l’seul dans cette peinture à n’pas faire partie des natures mortes.

Avec lui, je n’vais pas prendre de gants. J’m’assoie sur la chaise en face de lui, sa demoiselle est sûrement partie se refaire en beauté. J’le regarde droit dans les mirettes, l’attention de la réception concentrée sur nous deux.

« Ceux qui n’ont pas de bague en argent à l’annulaire gauche, sous la table, avec les aveugles. »

Là, les larbins s’exécutent. Ils s’allongent au sol après avoir rayé le parquet avec le pied de leurs chaises. Le duel de regard continue, j’essaie de déceler le moindre faux pas. Les secondes sont longues, j’tape de la main sur sa table. Les couverts se retrouvent en apesanteur dans notre ligne de vision, l’verre d’eau en déséquilibre total et prêt à se briser au sol. Prêt à se briser comme l’âme de mon suspect numéro un.
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Putain. V’là que l’homm-poisson semble vouloir me faire la causette. Au début, j’ai profité de son intervention pour examiner tranquillement l’assemblée tout en le surveillant du coin de l’œil mais maintenant qu’il s’est mis juste en face de moi, j’suis pas en confiance. Ca sent le faisandé, cette affaire. Comme son haleine, merde.
En tout cas, maintenant que j’le vois en gros plan, bien en face de moi, me fixant de ses yeux de poiscaille, j’vois encore plus le genre du bonhomme. Le sang sur ses fringues indique un tempérament violent. Les crocs en partie découverts me laissent voir un morceau de barbaque ou deux qui traine d’un précédent repas. J’suis pas un pro des espèces sous-marines, mais ça, c’est du carnivore, un genre de piranha ou quoi.

En fait, son espèce, j’m’en fous. Dans deux minutes à tout casser, tous les serveurs du restaurant, tous les cuistots, aussi, lui sautent sur le paletot histoire de lui apprendre la politesse. Ptet tailler un bout d’chair aussi, histoire de voir quel goût ça a. M’étonnerait pas des coqs, ça, l’innovation, la recherche, les gourmets. J’me promets d’en demander un morceau. J’compte bien l’savourer, aussi.
Du coup, j’comprends pas son espèce de tri. Y’a une logique sous-jacente, l’est pas là pour faire un hold-up. Personne serait assez con ou ignorant pour faire un braquage au Baratie. Trop de gratin qui passe dans l’coin. J’crois qu’il a bien de la chance d’être tombé sur personne, mais ça reste à vérifier. Si y’avait eu un amiral dans l’coin, il se serait fait refroidir vite fait. Ptet que y’en a un, qu’il s’amuse. Ca serait bien.

Du coup, j’décide que j’ai rien à faire. Juste attendre, tranquillou, que mon entrée arrive, que l’importun se fasse dégager manu militari. Qu’il me laisse faire mon boulot en paix. Mais voilà, il me fixe, toujours. A croire qu’il a pas besoin de cligner des yeux. J’baisse pas le regard, j’le détourne pas tellement non plus. Il a l’air sanguin et sanguinaire, j’veux pas m’prendre une mandale, ou plutôt une morsure impromptue.
Toute la salle est figée. Les musicos planquent leurs instruments dans leurs étuis, j’les vois derrière le gros poisson. Des tas de visages matent la situation de sous les nappes. Doivent pas m’envier. J’suis limite ébloui par le reflet des lumières sur leurs lunettes.

Pendant qu’on se regarde, sans cligner des paupières –j’ai les yeux qui piquent un peu maintenant, ça turbine sec, chez moi, là-haut. Comme dans toutes les situations tendues, l’temps semble se ralentir. Y’a une logique, j’suis sûr. Juste à trouver laquelle.
J’cherche. Il arrive, il élimine les binoclards pour plus les voir. Ensuite, il regarde les mains, il élimine tous ceux qu’ont pas une grosse bague en argent. Bague en argent. J’en ai une. Ma mission m’revient en tête. Bague en argent. Lunettes. Signalement. Feuille oubliée à Shell Town. S’pointe juste après moi.

J’tiens une hypothèse. Ca casse pas trois pattes à un canard, mais ça pourrait faire sens. J’le jauge plus sérieusement. Mastard. L’deuxième feuillet, que j’ai paumé. J’me concentre, j’essaie de m’souvenir de ce qui était écrit dessus. Pas moyen. Flou. J’laisse tomber ça, j’essaie de faire appel à ma mémoire photographique. Elle est plutôt bonne, à force de mater des trognes de suspects, de filer des types et d’lire des rapports en diagonale.
Ptet que l’absence de lunettes et la bague étaient écrites dessus. Ptet pas. J’doute. J’visualise la tronche des paragraphes. Quatre ou cinq lignes ici, six là, deux sur la fin. Le logo du Gouvernement Mondial, aussi. Quelqu’un est forcément tombé sur le papelard, dans le bar. Déjà qu’il désemplit pas trop, même aux heures creuses de la journée, je l’sais, j’y étais.

J’commence à avoir les larmes qui me montent aux yeux, à force de pas cligner. Lui, il a pas l’air d’avoir ce problème. J’sens que si j’cligne des yeux, j’en prends une. Les gens commencent à s’agiter un peu, autour de nous. L’homme-poisson montre brusquement un peu plus les dents, laisse échapper un grognement. Tout se refige, sauf le vin d’un verre renversé qui goûte petit à petit. Comme une horloge. Comme le battement d’un cœur. Pas le mien, il cogne fort et vite.

J’relâche mes épaules, son regard s’raffermit. J’ai pris ma décision.

J’éclate de rire.

Un rire bruyant, un rire honnête, un rire vrai, un rire à pleines dents.

J’me force même pas tellement. La tension d’la situation, son absurdité. Ca ressemble trop à un coup du destin. J’ferme même les yeux brièvement en tapant du poing sur la table, en m’tenant les côtes. J’flippe toujours un peu d’me faire croquer, j’suis pas inconscient. Pendant que j’gigote sur ma chaise, pris dans mon fou-rire, j’me prépare à dégainer un de mes couteaux.
Finalement, j’prends la parole. Il me fixe toujours, mais d’un air interdit. Il essaie de pas trop l’montrer. On va la jouer franco, du coup.
« - Hey, Feu-aux-nageoires, tu m’as bien eu, hein ? »
J’espère que la mention Feu-aux va le réveiller. J’espère que j’me suis pas planté, aussi. Dans le pire des cas, il se fera toujours jeter. Ca aura juste mis le projecteur un peu trop sur moi. Mais ça pourrait me faciliter la traque.

Son regard s’illumine. Il a fait le rapprochement. Lui aussi éclate de rire. Un rire tonitruant, un peu râpeux. Je sais qu’il se force, au moins en partie. Mais j’pense pas que ça soit décelable par quelqu’un d’autre.
« - Hahaha, ouais, Feu-aux-doigts. La forme, mon vieux ? »
Il me tend la pogne, que j’sers avec un grand sourire amical et affectueux. Autant la jouer à fond. J’me lève, lui faisant signe de faire pareil, et j’lui donne l’accolade. Putain, l’armoire à glace. Plus qu’à finir de désamorcer cette situation. Mon cerveau a continué de tricoter depuis tout à l’heure. Ptet une échappatoire. Maintenant qu’on est dans la même galère, s’il se fait foutre dehors, moi aussi. Ca serait très mauvais.

« - C’est bon, les gens, excusez-nous, c’était une blague, une blague. Haha, mon ami ici présent a voulu me faire une farce ! Désolé, hahaha ! »
Les gens qui étaient couchés sous les tables se relèvent. La plupart n’a pas trouvé ça drôle. M’étonne pas, moi non plus. Quelques-uns ont quand même un p’tit sourire aux lèvres. Le maître de salle vient nous voir. Lui, il a trouvé que ça faisait désordre. Qu’il y aura pas de prochaine fois. On s’excuse platement. On commande plein à manger pour se faire pardonner. On lui laissera un joli pourliche, aussi. Moi, en tout cas.

On s’rasseoit. Va être l’heure de causer sérieusement. On sourit à toutes dents. On est censé être potes, après tout. Mais j’le sens pas. Ce gars, il veut m’retirer mon morceau. Il peut aller s’faire foutre, il aura que son addition pour essuyer ses larmes.
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Shahaha. Il m’a bien eu, cet enfoiré. Il a eu le mérite de m’arracher un rire, ce n’est pas tout les jours qu’on aperçoit le fond de ma mâchoire. C’est surtout l’moment où la tension voulue est à son apogée et qu’il me balance un rire complètement décalé que j’perds les pédales. A mon tour, j’n’ai pas pu m’empêcher de lâcher un rire au diesel, l’genre de « hin… hin… hinhin hinhinhin ». J’ris jaune, ouais. Ou rouge même, vu qu’à ce moment là, l’envie de l’étriper prenait la place VIP parmi mes idées les plus folles. L’plus improbable tout de même, c’est quand même le « Feu-aux-nageoires » ; j’pense qu’on s’est comprit naturellement à travers nos yeux. Ce qui est sur en revanche, c’est que je n’compte pas lui laisser le temps d’assimiler la chose, ouais. Je sais qui il est, il pense savoir qui je suis. C’est un net avantage, un énorme avantage. A condition d’avoir le jeu d’acteur qui va avec, évidemment. Je n’m’en fais pas pour ça, j’ai un presque-talent inné. J’ai bien dis presque. Puis s’il y a une complication, il à l’air de bien s’y connaitre en désamorçage de situation. Il jouera avec moi, sans aucuns problèmes.

Puis en parlant de situation, grâce à cette fausse amitié, j’suis passé à deux dents de finir plaqué au sol par une brigade de cuistots. Ouais, ils viennent de débarquer, avec leurs toques de merde sur la tronche. Tu vois, le petit gosse abruti me filait les pétoches mais alors eux, j’ai envie de leur brûler leurs couvre-chefs de merde. Ça m’rend dingue, ça m’stresse, ça m’bourre. Mais bon, ils sont justes là à servir de mirador. Et comme les binoclards et ceux qui n’peuvent même pas se payer un bijou sont remontés à leurs tables, c’est plus vraiment le titan… la panique, ouais. J’ai quand même faillit couler hein, merde. Même que quand j’regarde le poulet braisé sur la table qui se situe à notre gauche, il a déjà repris ses couleurs, doré à point. C’est vrai quoi, je zieute l’environnement, les murs se réchauffent grâce au feu que dégage les torches. Tout commence à se remettre dans l’ordre, mis à part les regards méfiants vis-à-vis de ma personne. Parce qu’en réalité, « Feu-au-doigts » n’a pas fait grand-chose pour susciter ce genre de comportement haineux.

Et là, alors que j’allais entamer le dialogue avec la première partie du contrat volé, le groupuscule de cuisiniers s’approche de plus en plus rapidement de nous. J’me dis, merde, ça sent la… ouais, merde. Mais que fut ma surprise lorsqu’ils se détachèrent uns à uns pour laisser la marche à un immense chariot en inox rempli de gamelles.

« - Avec les compliments du chef. »

Comment n’pas être aux anges, sur l’une de ces innombrables îles célestes. Il y a là des cochons entièrement rôtis à la broche, une multitude de steak chevalin et une montagne de sardines déjà vidées ; tout cela accompagné d’une sauce aux oignons bien sûr. Mais là, je n’décris qu’un huitième de ce que transporte le chariot. Je n’compte pas non plus l’assiette grande d’au moins un mètre décorée pour la crème de la crème et qui se retrouve posée délicatement sur la plaque en inox. L’genre d’assiette qui contient une ribambelle de charcuterie, de pâtés et d’amuses gueules pour l’apéritif. Les yeux révulsés, j’tente de jeter un œil au visage de Patrick. Ouais, je vais l’appeler Patrick. Lui aussi est au septième ciel, je n’pense pas qu’il s’attendait à un truc aussi monstrueux. Mon avis, c’est que c’est l’addition qui va être salée mais j’essaierai de la faire sucrer. Pour l’pourboire par contre, je ne lésinerai pas sur les moyens.

On commence donc à manger, mmh, on s’arrête un moment pour vérifier le regard de l’autre, on n’passe pas cette étape. La même longueur d’onde mais ses yeux rouges me volent un sourire sur ma précédente victoire. Cligne un peu des yeux, bonhomme. Alors on engloutit, un peu n’importe comment aussi, il y en a tellement que je n’sais même pas par quoi commencer. Un nombre incalculable d’explosion de saveurs prend place dans mon palais. C’est un repas divin, j’ai déjà gagné ma part du contrat. L’orchestre reprend ses plus belles symphonies, la réception reprend ses habitudes. Le bruit des couverts s’imprègne parmi les plus grosses octaves, c’est parfait. Le maître de salle nous observe de loin, on est devenu l’attraction phare du restaurant. Rires aux éclats, discussions endiablées sur l’étanchéité de la nappe et sur la qualité de l’alcool qui remplit nos verres cristallins. Tout ça avec Patrick, qui joue tout aussi bien que moi. Sauf que j’déconne souvent, surtout quand j’dépasse les limites du rôle. Que j’essaie d’avancer un peu plus dans le personnage et que j’finis par m’prendre un plat froid en pleine gueule. Là, c’est le cas.

« - Shahaha ! Elle était bonne ma blague, hein. Elle envoyait hein, hein. Hé Patrick, dis-leur. – Il approuve en hochant de la tête et en faisant des mouvements de mains assez cools. »

Complètement au-dessus du rôle imposé, du genre, je n’touche même plus les nuages tellement j’m’envole haut, j’continue ma tirade.

« - Putain c’était énorme ! Qui est chaud, on s’remet ça ? – dis-je en pointant mes index sur toute la salle et en la mitraillant comme pas possible. »

C’est la goutte d'eau qui déborde du vin, comme une blague qui tombe à l’eau. L’genre de blague d’un humoriste raciste qui te débite plus de conneries par seconde qu’il faut à un cœur pour comprendre qu’il est en proie à une crise de tachycardie. Un humour du style « Qu’est ce que fait un homme poisson après avoir fait quelques tours dans sa maison ? Bah il perd la mémoire et il refait un tour. » Si t’as souris, ta gueule. Bref, heureusement que « Feu-aux-doigts » est de nouveau là pour promouvoir une chute à cette joke foireuse.

« - Ahah ! Il est trop con cet homme-poisson hein. Applaudissez-le, sans déconner, vous l’comprendrez un jour. »

Comme la race des hommes-poissons est située sous les hommes dans ce monde qui est régit par la connerie qu'est l’humanité, la haute gente ne peut s'empêcher de rire aux larmes à cette intervention. Comme quoi, je leur fouetterai bien le visage avec la colonne vertébrale de l’énorme truie que je viens d’avaler. Les applaudissements continuent, ça m’fait chier. Alors il est peut-être temps de toucher deux mots à Patrick, à propos de ce que tu sais.

« - Eh, sinon, Patrick, tu m’as pas dis comment tu t’intitulais. C’est franchement gentil d’m’avoir invité à table après mon numéro raté mais t’étais pas obligé, hein. – Il me regarde avec des yeux de poisson en dégustant un bol de nouilles agrémenté de petits morceaux de chevreuil. »

Ouais, bon, j’savais que ça allait faire cet effet.

« - ‘Faut dire que j’aime vraiment bien l’surnom que tu m’as attribué, « Feu-aux-nageoires », c’est très flatteur. Après, j’avais rendez-vous avec quelqu’un d’autre ici, une nénette des profondeurs. Même que son manager devait se pointer avec… – continue-je en buvant un jus de faisan d’une fraîche chaleur. »

J’abuse un peu.

« - Il aime bien arborer le même style de bague que tu portes à ton doigt, d’ailleurs très joli, le bijou. Eh attends, n’me dis pas que c’est toi ! Ahah. Non ? T’aurais pas des informations dessus, hein ? »

J’le sais que sa bague c’est du toc, elle ne brille pas de mille feux. Là j’continue à dévorer comme un malotru, une cuisse de poulet entre les crocs pendant qu’une anguille désarticulée gesticule dans l'une de mes mains. A ton tour de jouer, « Feu-aux-doigts ».
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J’lui paye un repas, et voilà qu’il essaie de m’tirer les vers du nez. Occupe-toi de ton assiette, Feu-aux-nageoires, touche pas à mon morceau d’viande. En parlant d’assiette, j’ai vu les choses en grand. J’ai commandé sans regarder le détail du menu, j’pensais que c’était des ‘’ou’’, c’était des ‘’et’’. Résultat, c’est un repas pour six qui doit arriver, si ce n’est huit.
Et putain j’commence à caler. J’ai l’impression que la bouffe que j’ingère descend pas plus loin que la glotte et que, j’ai beau tasser, ça suffira pas. Juste après qu’il me pose sa question, j’m’excuse, j’me lève, et j’retourne aux chiottes. J’ai cru qu’en m’levant j’allais faire péter ma ceinture. J’m’engouffre dans une cabine, j’ferme la porte et j’enfonce deux doigts au fond d’ma gorge, violemment. J’les agite bien comme il faut jusqu’à avoir mon estomac qui remue tellement fort que j’expulse toute cette boustifaille.

Une bonne chose de faite, mais c’était crade. J’me rince la bouche histoire d’avoir l’air discret et j’retourne à table, l’air de rien. Pour réattaquer la nourriture. Ouais, visiblement, il a plus d’appétit que moi, en face. J’reprends la conversation là où j’l’avais laissée.
« Patrick, ça sera très bien. Et toi ?
- Feu-aux-nageoires, impec’.
- Mais pas pratique. On part sur Jean-Marie, okay ? Ca te va bien. »
Vas-y, énerve-toi. Tu veux jouer au prénom à la con, mais t’as manqué d’imagination. Ca a pas l’air de le faire rigoler, Jean-Marie. Il attrape une carcasse de poulet, arrache brusquement le sot-l’y-laisse avant de l’avaler, puis se saisit d’une cuisse recouverte de sauce qu’il déchiquette en montrant bien ses dents. Ouais, on a compris, tu fais peur. A d’autres.

Au bout d’un moment, il sourit.
« Va pour Jean-Marie. Et ma nénette et son manager, ça te dit quelque chose ?
- Rien du tout, désolé. T’es sûr que c’était ici ? Qu’on t’a pas dit Inari ?
- Non.
- Tanuki ?
- Non.
- L’Île des Hommes-Poissons ? Ca serait logique de la rencontrer là-bas, pas vrai ? Tu pourrais la présenter à ta famille, par exemple. »
Ouais, taper là où ça fait mal. Essayer, en tout cas. Les poiscailles qui quittent le bercail sont pas toujours bien perçus par leurs p’tits camarades. Ou ils quittent la maison pour une raison X ou Y. Ptet que ça va lui rappeler des souvenirs. Mauvais, j’espère.
J’lui laisse pas le temps de répondre. Faut l’garder déséquilibré. J’passe du coq à l’âne, littéralement et métaphoriquement.
« Le coq au vin était bon, hein ? Goûte-moi un peu cette daube d’âne, Jean-Marie !
- …Délicieuse. »
J’lui en colle encore une plâtrée dans sa gamelle, ça va l’occuper.

Ca doit faire quarante minutes qu’on bouffe, qu’on échange histoires gentilles, coups de sonde plus ou moins subtils et insultes déguisées tout en avalant une chiée de nourriture d’excellente qualité et quelques litrons de vin, quand j’me dis que j’ai ptet oublié quelque chose. Un truc important, genre la raison pour laquelle j’suis venu ici avant d’me faire déranger par l’autre bourrin.
J’me fustige intérieurement. Une sueur froide coule le long de ma colonne vertébrale pendant que j’me repasse tout ce qui s’est passé pendant que j’causais avec Jean-Marie. J’espère qu’il a rien vu, mais j’suis plutôt bon acteur. Les années d’entrainement, tout ça. Mon regard s’est ptet fixé légèrement, vidé pendant que j’rembobinais.

Juste devant moi, y’a l’assiette d’œufs en gelée. J’l’attrape pour faire comme si c’était c’que j’voulais depuis le départ. Putain j’déteste ça. J’m’en sers pas trop et j’commence à manger ça, sans trop mâcher. Un sourire de contentement et des ptits ‘’Hum, hum !’’. J’dois avoir l’air d’adorer ça.
En tout cas, j’suis à peu près sûr que personne de chauve et de pas bien grand est sorti. Et grâce aux infos qu’il a balancées en essayant de m’tirer les vers du nez, j’sais que Gary le Veuf, l’type que j’traque, semble avoir une bague en argent à l’annulaire gauche. Tu parles d’une guigne, choisir le même genre d’alliance pour se faire emmerder par un homme-poisson en quête de… En quête de… J’devrais tirer ça au clair.

C’est autre chose que cette histoire bidon de prostipute. J’sais qu’il est tombé sur mon feuillet paumé. Feu-aux-doigts, quel surnom bidon. Mais il laisse glisser plus d’infos que c’qu’il croit. Ca tombe bien, j’partais carrément désavantagé. Il sait que j’taffe pour le Gouvernement Mondial. Que j’cherche l’ami Gary.
Dans l’jeu d’hypocrites qu’on a lancé, il a déjà joué sa main, et j’peux pas crier au menteur. Pas tout d’suite, pas tout d’suite. Mais j’peux jouer les mêmes cartes que lui, ça doit être tout ce qu’il me reste. J’ai surtout envie que le repas avance. Se termine. Qu’il dégage. Il est encombrant. Il fait mauvaise impression. Il fait trop impression. J’veux juste trouver Gary. Et coincé à table avec Jean-Marie, ça va pas avancer fort, c’t’affaire.

J’pose mes couverts et mes coudes sur la table, j’accroche son regard. A menteur, menteur et demi.
« Bon, j’travaille au Service de Répression des Fraudes. Le type que j’cherche, Gary Charlencourt, il doit un paquet de pognon à mon service. Huissier, que j’suis. J’suis venu lui tirer les oreilles et lui produire une ordonnance de paiement de ses amendes et factures. »
Il acquiesce. L’a pas l’air de m’croire. Ca m’fait penser que j’ai pas de papier écrit.
« Ordonnance orale. Il a pas répondu aux lettres qu’on lui a envoyées.
- ‘Videmment, ‘videmment, qu’il répond, la bouche pleine de lièvre à la royale. »
Il a toujours pas l’air de m’croire. Moi non plus, j’me croirais pas, en même temps, c’est juste une excuse pour faire preuve de bonne volonté. D’un semblant de bonne volonté. A moins de vouloir casser le jeu, il est obligé de suivre. A croire que c’est le jeu de celui qui empile le plus de mensonges.

Il reprend :
« Et pourquoi tu annonces pas que tu le cherches, du coup ?
- Il a pris comme habitude de fuir quand ses créances le rattrapent.
- J’peux ptetre te donner un coup d’nageoire ?
- J’veux pas faire désordre, surtout ici. C’est mal vu.
- Hin-hin. Mais j’t’assure que ce serait un plaisir de t’aider, Patrick.
- J’suis touché, Jean-Marie. Proposer de m’aider, bénévolement, comme ça, pour la beauté du geste… Merci, Jean-Marie. »
J’lui envoie ça dans les dents avec un p’tit sourire en coin. Echec, comme on dit dans l’jeu du même nom.
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Il y a de quoi se foutre en rogne, ouais. L’repas sert de déguisement pour une partie de guerre navale, là où ça touche, là où ça coule et le plus souvent là où ça percute les vagues. Il met le doigt sur un de mes navires avec son ironie subtilement dosée, l’genre de piqure de rappel qui te fait comprendre qu’t’aurais peut-être dû faire le vaccin anti-con avant de justement, jouer aux cons. Comme dans toutes parties, j’garde la face. La goutte de sueur n’sort même pas des pores de la peau, elle est déjà aspirée par ma concentration étonnement bluffante. Là, on prépare la contre-attaque. Elle va commencer par la nourriture, la vengeance est un plat qui se mange froid. T’aimerais quoi Patrick, le bon carpaccio de bœuf mariné dans un jus de tomates  et dont tu me vante les mérites toutes les cinq minutes ? Ou la feuille de laitue qui se distingue par sa fraîcheur absolue et qui parfume ton palais de tout ce qu’elle dégage ? Moi j’pense à un autre truc qu’est déjà plus à table, vois-tu. J’prends ma fourchette pour trinquer le verre qui fait office de sonnette, manière de noble maladroitement copiée, le verre s’envole pour se briser contre le mur de la salle. Mince, je ne contrôle pas ma force. J’espère que t’as vu ça, « Feu-aux-doigts ».

« - Hep, Garçon ! »

L’jeune serveur complètement désorienté par l’remue-ménage de tout à l’heure s’approche de notre table. Il flageole des jambes en apercevant ma main qui se balance dans le vent, elle fait deux fois sa caboche, tu m’étonnes qu’il est impressionné. Mais ce n’est pas ça qui lui file la manie de cligner des yeux, c’est le bruit de vorace qu’émet Patrick’. Profite de tes grains de sables, de ta semoule qui plâtre l’estomac. J’plonge mon regard dans les méandres du sien, celui du garçon.

« - J’sais que j’suis un chouya bruyant avec ma voix tonitruante mais tu pourrais servir un bon gros bol d’œufs en gelée pour mon ami ici présent ? Il adore ça, vraiment, vous auriez du le voir tout à l’heure. L’sourire aux lèvres, les sourcils relevés. Mets ça sur ma note, dis au chef de se faire plaisir. »

C’est la torpille qui s’envole sur un de tes porte-avions, Patrick. Tu n’penses tout de même pas que je n’avais pas remarqué la cravate qui se desserrait à chaque bouchée avalée. C’est vrai qu’le jaune d’œuf complètement gélatineux doit avoir du mal à passer, c’est con hein. Mais comme on n’est jamais sûr qu’un missile atteigne sa cible, on s’assure toujours de la position de l’adversaire. J’le fais, à ma manière.

« - N’me remercie pas, non. C’est cadeau, c’est la « beauté du geste » qui compte. – dis-je en contenant le rire machiavélique qui ne peut s’empêcher de laisser quelques canines à la vue de mon interlocuteur. »

Et mat.

C’est ça l’jeu, on joue pour gagner en risquant de perdre. Exposer ses faiblesses pour asséner un coup fatal, c’est s’exposer au retour de flammes de manière inévitable. J’attrape une flopée de truites que j’avale en n’détournant pas mes yeux du sourire que m’adresse Pat’. Un sourire à la limite carnassier, celui qui te fera regretter de n’pas avoir réfléchis deux fois avant de passer à l’acte. Ce qui est marrant là dedans, c’est qu’il y a ceux qui bluff et ceux qui ont un coup d’avance. C’est vrai, j’garde toujours deux trois cartes sous la manche. En revanche, j’ai la réelle sensation qu’il a une manche beaucoup plus longue que moi, putain. On joue sur les deux tableaux alors. J’attrape un morceau de sanglier, bouillant. J’m’exclame d’un coup, en rajoutant sur la comédie.

« - P’tin, il m’fout le feu aux mains, l’bout d’viande là. »

Les pupilles de Patrick se dilatent, on s’embrouille comme on peut. Il ne réagit pas, il cogite. Il cogite en avalant aliments sur aliments. Pommes de terre accompagnées de poitrine de porc et de ses quelques lardons, ça doit être assez goutu. Chez moi, ça commence à se caler. L’acide gastrique est tellement subjugué par les aliments qu’il est sur tous les fronts. Rien n’bouge, tout se tasse. Alors on parle, une petite blague sur le crâne brillant du chauve d’à côté. On en rigole, on déconne. C’est marrant, c’est bon enfant. J’mange des  petites choses, pour n’pas paraître en difficulté. Des moules, un truc comme ça. J’essaie tant bien qu’mal de le cacher, en rigolant sans me soucier du brouhaha que ça engendre. J’pense ne pas être repérable, l’jeu d’acteur au top niveau.

J’en oublie presque la cause de mon arrivée sur le bateau-restaurant, c’est navrant. Surtout de ma part, chasseur de primes expérimenté. J’m’essuie la gueule tout en dépliant l’papier sous la table, une parfaite mascarade. J’lorgne rapidement une phrase parmi la liste des éléments, bordel j’en trouve pas une mis à part des conseils pour l’agent. « On connait ton caractère Feu-aux-doigts, on te demande ça pour l’boulot, pas pour autre chose. » Avec les quelques verres de sang qui inondent mon cerveau, j’me dis que cet agent, c’est qu’un des nombreux toutous du gouvernement. Pensée rapidement éloignée lorsqu’il me questionne sur ce qu’il y a sous la table. Pris dans l’sac, j’sors le joker qui se cache dans mes mains.

« - T’inquiète Patrick, j’crois que j’me suis tâché l’fringue. »

Alors j’essuie, j’chiffonne le papier pour paraître crédible. J’le range vivement tout en gardant en mémoire l’un des mots qui a attiré mon attention. Maladroit. Alors qu’notre scène se remet de ses émotions, je jette un œil à la carafe posée entre Patrick et moi. J’essaie de déceler le moindre mouvement brusque à travers le reflet d’acier. Tout est déformé sur l’image, mais qu’importe. J’me saisis d’une minuscule crevette qui croque sous la dent avant de me faire déranger par un nouveau chariot.

« - Vous aviez demandé ces quelques œufs ? »

Si « quelques » pouvait résumer ce que ce quatre-roues portait alors je me serai jeter d’une falaise ; une dizaine de bols viennent farcir la salve de côtelettes que s’envoie Pat’. J’suis à la limite de lui couler son navire, à la limite de lui arracher une victoire sur une de nos nombreuses batailles. C’est la guerre et il me l’fait savoir, toujours avec autant de délicatesse.

« - Parfait, mon plat préféré, t’en veux un peu J-M’ ? »

Comment n’pas dire non face à son tendre sourire de raclure, comment n’pas dire non à la joie du serveur qui s’émerveille face à tant de bonté. Bien sûr que j’en prends un peu, une fois que sa reine sera mise hors d’état de nuire.

« - Ouais mais pas énormément mon pote, j’suis pas fan de ça, personnellement. »

J’lui rigole au nez, j’fais bien passer la phrase.

« - Sinon, t’sais que même bénévolement, j’fais du bon boulot.
- Je sais Jean-Marie, je sais.
- L’désordre, j’peux le mettre ailleurs si t’as besoin.
- J’en doute pas Jean-Marie. »

Il continue ce duel de prénom absurde, juste pour m’rabaisser à l’état d’un rat sauvage. Pour m’porter des petites estocades au niveau de la patience. Alors, j’lui chuchote.

« - J’te propose un truc Patrick.
- Déballe – me dit-il en finissant son morceau de crabe attendri.
- J’te file de l’huile de coude pour dégommer ton Gary, ce serait mal vu de refuser une aide.
- ‘Admettons, ‘admettons.
- Regarde, on fait la paire. On s’occupe de ton Gary et on passe à mon manager, t’en dis quoi. Il est comment ton Gary, d’ailleurs ? »

Il en dit qu’il a de nouveau la bouche pleine et l’chariot plein d’œufs qui l’attend bien sagement. C’est un régal pour mes yeux.
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J’jette un coup d’œil à mon assiette désespérément vide. Pareil pour le reste de mon côté de la table. Juste le chariot recouvert d’œufs en gelée qui trône fièrement à côté de moi, bourré jusqu’à la gueule, comme moi. Il doit manquer les trois cuillerées et demi prélevées par l’enflure qui me sert de camarade de table et le reste, c’est tout pour moi.
Il avait vu. Il a pas les yeux dans sa poche. Ca tombe bien, moi non plus, comme pour les oreilles. Son p’tit numéro de la tache sur les fringues, quand on entend distinctement le froissement du papier, ça prête à sourire. Mais j’me suis retenu, me contentant de contempler ce qui restait à table.

Ce feuillet du Gouvernement Mondial, j’l’ai eu en main avant lui. J’avais passé vite fait sur la description de Gary, mais j’avais pas loupé les commentaires sur ma personne. Maladroit, ben voyons. Enfin, vrai ou pas, j’pourrai toujours m’en servir à mon avantage. J’range ça dans un coin de mon escarcelle, celui où y’a les idées sur lesquelles j’bosse pour m’occuper des deux loulous qui m’emmerdent en ce moment.

J’me sers copieusement en œufs en gelée. J’ai comme un serrement à l’estomac, comme si ce dernier s’était aperçu qu’on allait encore lui refiler un truc dégueulasse. Le coup des chiottes, ça remarchera pas, j’crois. Après avoir bien pris le temps d’la réflexion, j’décide de répondre à sa question :
« Ouais, pourquoi pas, on peut collaborer.
- Super, j’suis content d’entendre ça. Et ensuite, tu m’files un coup d’main pour mon bonhomme à moi, pas vrai ?
- Bien sûr, j’te renvoie l’ascenseur. »
Dans la gueule, de préférence. Fort.

« Du coup, pour le signalement ? »
J’savoure mes œufs dégueulasses. J’le fais attendre, avec un grand sourire. J’descends toute une assiette puis un verre de rouge. J’le vois qui patiente. Il aime pas ça. Il trouve pas ça rigolo. Moi non plus, j’trouve pas ça rigolo de manger un truc que j’peux pas piffer.
« Désolé, j’adore tellement ça, les œufs en gelée, t’as pas idée…
- Oh, si, j’imagine bien, qu’il me répond avec un sourire tellement large qu’il cache pas la moquerie.
- Ouais. Le signalement de Gary, hein ?
- Voilà.
- Un type grand. Chevelure blonde qui lui descend dans la nuque, tu vois ?
- Genre le type assis deux tables plus loin, à gauche ?
- Ouais, lui tout pile. J’le surveille depuis tout à l’heure. »

J’t’assure que c’est lui, Jean-Marie. Oops, j’ai oublié de t’appeler par ton p’tit nom, d’ailleurs. C’est quand même pas de bol, de m’dévoiler le signalement qui me manquait sans récupérer ma part du puzzle, non ? J’étouffe une remontée d’air en rajustant ma cravate. Les œufs passent mal, putain.
Le type que j’ai désigné, y’en a bien deux autres tout comme lui, ou approchant, dans la salle. Ca fera diversion, j’pourrai bosser tranquille pendant c’temps-là. Et, heureux hasard ou savant calcul, le mec est justement en train de régler l’addition.

J’dis, fort, pour servir d’alibi :
« On va s’en griller une ?
- Ouais, sûr. »
Et voilà qu’on sort juste devant le grand blond. Sitôt qu’on a passé la porte, Jean-Marie pose sa main sur l’épaule de l’inconnu.
« On pourrait causer en privé ? Un peu plus loin ?
- Oh, merde, j’ai oublié mon briquet, dis-je. J’vais l’chercher j’vous rejoins.
- Ne vous en faites pas, j’ai le mien, intervient le blond en fusillant sans le savoir mon plan. »

L’homme-poisson me lance un regard surpris aux sourcils levés, du style j’pensais qu’on était potes maintenant. Je hausse les épaules : j’pensais qu’j’avais mon briquet. J’dis au mec qui vient de m’aider à allumer ma cigarette :
« Tu serais pas Gary, par hasard ?
- Non, Jean-Marie Fernand Dupont. Avec un T à la fin. Pourquoi ?
- T’es sûr que t’es pas Gary ? Pasqu’on cherche Gary, nous, tu vois, intervient l’autre Jean-Marie.
- Oui, tout à fait, je suis sûr de moi. J’ai même mes papiers d’identité. Vous êtes qui, vous ?
- Répression des fraudes, que j’dis laconiquement. »

J’regarde vite fait ses papiers en faisant semblant de chercher si c’est des faux. J’serais incapable de le voir, de toute façon, mais les autres ont pas besoin de l’savoir. J’les lève, j’change l’éclairage, j’les tripote, puis j’les rends.
« C’est bon, c’est des vrais. Désolé d’avoir pris de votre temps, monsieur Dupont.
- Pas de souci, toujours ravi d’aider le Gouvernement Mondial. Bonne soirée et bon courage, messieurs. »
Et le v’là qui taille sa route tout tranquillou.
« Dommage, il collait au signalement, Jean-Marie.
- Ouais, Patrick, ça doit être un autre. On y retourne ?
- Ouais. »

J’manque singulièrement d’enthousiasme. J’sais que les œufs m’attendent toujours. Et j’ai pas réussi à me débarrasser de l’autre emmerdeur. Qui sait d’ailleurs, lui aussi, que les œufs m’attendent. J’crois qu’il a hâte de me voir en remanger. Essayer de cacher que j’déteste ça autant que j’peux.
Faut que j’trouve une autre embrouille pour m’séparer de Jean-Marie et faire mes investigations en paix. Au fond de la salle, un des gars que j’ai entouré d’un gros feutre rouge, qui correspond pile poil au signalement de Gary se lève pour aller pisser.

J’me rappelle que j’suis censé être maladroit. Que j’ai un chariot entier d’œufs posé à côté de moi, et qui couvre ma moitié de la table. Que, putain, j’abhorre ces saloperies d’œufs en gelée. Du coup, c’est tout vu.
Pendant la conversation, j’continue à faire des gestes des mains, comme avant. Puis, forcément, j’tape dans la carafe. J’essaie de la rattraper, ‘’par réflexe’’, et j’en renverse à la fois sur moi et dans les œufs. Ouais, faire d’une pierre deux coups. J’dois dire que mon propre jeu d’acteur m’a impressionné. J’espère juste qu’il a impressionné Jean-Marie tout pareil.

Le serveur se précipite, empêche le vin de continuer à goutter, à tâcher partout. Il retire les plats inondés, me vire mon assiette. Me demande si j’veux faire remplacer. Mon vis-à-vis a déjà la bouche ouverte pour dire que oui que j’réponds, plus vite :
« Non, c’est bon, vous en faites pas. J’vais juste aller m’débarbouiller vite fait aux toilettes. Ca devrait pas trop tacher, de toute façon. Mais merci, merci. J’reviens, J-M, désolé.
- Ouais, j’bouge pas. Sauf si…
- Ouais, si tu vois Gary, hésite pas. »
Avec le signalement que j’t’ai filé, t’es pas prêt d’le trouver, mon bonhomme. Alors que le type dans les chiottes, il a bien l’profil.

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Les secondes défilent, j’reste seul en face du vide. J’lance des regards un peu partout, surtout aux deux blonds à longue chevelure. Rien de suspect, rien ne se passe. La salle reprend son activité après le numéro de maladresse de Patrick, mauvais pressentiment. J’lorgne ses œufs encore imbibés d’alcool rougeâtre, quel gâchis. Putain, j’bouillonne intérieurement. J’comptais profiter encore un peu de son visage légèrement crispé à chaque bouchée de gelée avalée. J’fais la moue, j’joue avec  un morceau de jambon que j’attrape par la rotule et que je tape « doucement » contre la table. C’est peut-être le moment de regrouper toutes les idées et d’trouver ce Gary. J’observe à nouveau la réception, les myopes sont déjà rayés de l’addition. Là, pensée de gagnant qui monte se mélanger à l’alcool qui dessert le cerveau : et si j’prenais l’temps de lire sérieusement ce bout de papier froissé. J’le sors donc à nouveau de ma poche en guettant les chiottes, voir si l’enfoiré qui m’sert de pote pointe le bout de sa truffe. J’espère que les œufs vont l’retenir un bout de temps, le démoulage n’sera pas de tout répit.

J’ricane à cette dernière phrase, j’ricane bruyamment. Un des deux blonds perturbé par ce manque de tact me regarde d’un œil distant, merde. Décidemment, j’devrais revoir le contrôle sur mes cordes vocales. J’continue à le toiser du regard, le même duel qu’avec « Feu-aux-doigts » s’engage. Malheureusement, il s’arrête abruptement. Le mec lève son majeur en l’air pour m’faire comprendre de n’pas l’fixer comme ça. J’regarde sa main avec désintérêt, il n’a pas de bagues. J’lui réponds quand même, pour n’pas qu’un mistral lui fouette le visage. J’lève le mien à mon tour pour l’faire tourner délicatement d’une façon circulaire. Vas te faire foutre aussi, bâtard. Complètement désarçonné par mon excès de politesse, il détourne vivement le regard pour le plonger dans son verre vide qu’il s’empresse de déguster.

Là, ça m’avance pas mal. Il ne reste plus qu’un seul blond, le fameux Gary tant recherché. C’est que ça se fait rare ces espèces là, putain. Je jette un nouveau coup d’œil au couloir qui mène aux toilettes, toujours pas d’agent à l’horizon. L’occasion est trop parfaite, trop est le mot. J’me lève de ma chaise pour feinter d’aller parler à un des musiciens qui se trouve à côté de ma cible. J’m’approche, non furtivement. Ma récompense me regarde droit dans les yeux, je n’lâche rien. J’ai la vive sensation qu’on sait pertinemment ce qu’on veut de l’autre, un putain de bon feeling. Là, il se baisse subitement sous la table. Surpris, la contraction de mes muscles donne un violent coup de poing sur cette dernière. Il se relève apeuré sans manquer de se cogner avec la table tout en me défiant à nouveau de n’pas rester dans ses yeux. Raclure de première, il me nargue à mettre lentement ses lunettes sur son pif ; ses carreaux de verres qui étaient malencontreusement tombés sous la table lors de mon arrivée résonnante sont restées au sol tout ce temps.

Je m’excuse le plus ironiquement pour avoir fait voltiger quelques unes de leurs assiettes avant de retourner m’asseoir. Ça se fait long, très long. Surtout que cet enfoiré m’a roulé, l’Gary n’est pas blond, ni chevelu. Ou alors il n’est pas parmi nous mais j’en doute très fortement. J’reprends donc mon analyse, j’lis une petite phrase sur l’gibier qu’on a en commun avec Patrick. J’la lis même deux fois, parce que je n’suis pas sûr du sens de la phrase. Une troisième fois aussi avec le doigt pour m’imprégner réellement de la chose. Enfin, une dernière fois pour lire entre les lignes. « On t’rappelle que la cible est presque chauve mais pas totalement, t’as du mal avec ça donc ‘faut que ce soit clair, que tu nous ramènes pas n’importe qui. » Là j’me sens mal pour lui, c’est quoi cette hiérarchie hautaine. Ça n’tiendrait qu’à moi, j’leurs aurait déjà offert un voyage sur la lune. Je n’vais pas m’en plaindre, pour une fois que l’administration du gouvernement va dans mon sens. L’truc c’est que…

« - Excusez-moi monsieur, voudriez-vous que nous vous accordions une nouvelle tournée de nos meilleurs vins afin de nous faire pardonner auprès de votre ami ? »

Ouais, si tu veux. J’prends l’temps de bouger mes yeux sur mon interlocuteur, normal. Doux Danzel ! C’est l’un des chefs en personne, l’as des cuisines et l’joker des gestes commerciaux. J’l’inspecte de la tête aux pieds, ce n’est pas tout les jours qu'on a la chance de rencontrer ce genre de gusse. Premièrement, il n’a pas de toque. Ça c’est cool, j’vois qu’on s’entend déjà à la perfection. J’continue, j’vois une chevelure blonde qui descend jusqu’à la nuque. Intriguant. J’baisse un peu les yeux sur son bouc de barbe, classe. Encore un peu et mes globes oculaires sortent de leurs trous, j’lis fougueusement l’étiquette de service du cuistot’.

« - Evidemment, j’ai une question en revanche.
- Bien sûr monsieur.
- L’étiquette là, vous vous nommez bien Gary ?
- C’est mon prénom et mon surnom de service oui.
- Alors Gary, faites moi rêver. »

Il acquiesce avec le sourire avant de courir en direction des cuisines. D’mon côté, un sourire tout aussi enfantin vient en contact avec mes oreilles. Les images de l’accident de carafe reviennent comme des flashs, ça fait un moment que je n’l’ai pas vu, le Patrick. Vu comment il m’a roulé, il y a un truc qui cloche et je vais lui faire adroitement savoir. J’me lève de ma chaise en simulant le mal de ventre pour me diriger vers les toilettes, à mon tour. J’rentre dans l’couloir pour changer d’approche et laisser la fausse panique m’envahir. Le comportement ne ment pas, j’suis brièvement paniqué à l’idée de trouver ma cible déjà empochée par quelqu’un d’autre. J’défonce la porte des chiottes avec un coup d’épaule et en la décrochant de ses encoches. Là, devant moi, l’agent et un « presque chauve » me regardent avec stupéfaction. Quand l’un m’adresse un visage ébahi, l’autre m’adresse un visage horrifié. On s’regarde tous, ça doit être un peu le boxon dans leurs têtes. Je n’m’en fais pas pour l'intégrité de la mienne, mon plan vient de s’imbriquer comme une orgie sauvage qui s’huile merveilleusement bien.

« - Patrick ! J’ai trouvé notre homme ! C’est l’un des chefs cuistots ! Dans la cuisine, vite ! – gueule-je avec vivacité pour l’authenticité de la scène. »

Une dizaine de secondes s’écoulent.

« - Merci Jean-Marie, j’sais pas ce que je ferai sans…
- N’me remercie pas je t’ai déjà dis, vas-y vite ! J’vais m’occuper de celui-là. – lui réponds-je au taquet et en pointant le réel Gary, un gars presque chauve avec une bague à l’annulaire gauche et sans binocles.»

Apprendre le grillage de priorité en une leçon. J’lui ai niqué son puissance quatre, il était à un jeton de gagner la partie. J’retourne le plateau de jeu direct à mon avantage, enfoiré. Mange ça, j’espère que c’est quand même plus amer que les œufs.

« - Merci JM, vraiment.
- Tu vois Patrick, j'ai pas hésité lorsque j'ai vu qui tu sais.»

J'lui fais une tape de l'amitié sur l'épaule pour le pousser à appréhender sa cible à la crinière blonde. J'suis là pour ça, mon pote. J’le regarde courir à contre cœur dans le couloir, j’le regarde s’éloigner des chiottes à reculons. J’vais te parler à coup de mandales maintenant, Gary.


Dernière édition par Danzel le Mar 25 Nov 2014 - 23:16, édité 1 fois
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Putain !

Putain !

Putain !

J’trouve enfin ce gros bâtard de Gary le Veuf, recherché pour le meurtre de quelques-unes de ses femmes, j’le coince au moment où il va pisser, la conscience vide de tout scrupule et la vessie pleine de… pleine. En enfumant l’aut’ chieur d’homme-poiscaille en prime, et en m’débarrassant de ces saloperies d’œufs en gelée.
Bon, j’m’attendais pas à ce que ça soit Gary. Il collait au signalement, mais c’était pas l’seul. J’lui taille la discute, j’m’excuse pour la blague de début de soirée. J’note son alliance, ressemble à la mienne, marrant, hein ? Ouais, qu’y m’dit, sauf que la mienne, l’est morte. J’dis merde, la mienne aussi.

Sale histoire, heh ? J’en chialerais presque.

D’ailleurs, j’ai les larmes aux yeux quand j’pose ma main sur l’épaule de Gary. Il est surpris par ce brusque contact, j’le sens se raidir. Puis se détendre. T’inquiète, mon gars, on va être des vrais potes.
« Au fait, Gary, t’es sûr que y’en avait qu’une, de femme tristement clamsée ? »
Il tente de se tourner pour m’mettre un coup d’poing. Tout de suite la violence, c’est fou, quand même. Mais d’un mouvement du poignet, j’ai fait jaillir une p’tite lame qui lui chatouille la jugulaire. Il s’calme direct, le tueur en série. Du coup, il essaie d’ergoter, qu’il est pas Gary. Pas très crédible, après une réaction pareille. J’lui fais poliment savoir d’un coup de pied dans l’genou.

On va entrer dans l’vif du sujet quand Jean-Marie s’pointe en gueulant. Qu’il a trouvé Gary. M’étonnerait, l’est en face de moi. Mais comme j’suis pas partageur, que j’ai pas de plan, et que j’veux pas m’frotter à ce salopiaud d’écailleux. J’compte mentalement mes couteaux.
Et dire que j’avais encore un plan d’secours pour lui fausser compagnie… On s’emmerde à trouver des combines inutiles.
J’avoue, ces pensées m’sont venues un peu après coup, en toute honnêteté. J’étais plutôt en train de courir en sortant des chiottes, le cerveau en vrac. J’sais pas trop quoi faire. J’sais pas quoi faire pour récupérer Gary. J’veux pas de confrontation frontale. J’ai que ça en tête, pourtant.

J’vois pas d’autre solution. Sinon, il va l’bouffer ou m’le voler sous le nez. J’jure dans ma barbe. Il a bien foutu la merde. Dès son arrivée. J’me demande pourquoi j’l’ai aidé. J’pensais pouvoir m’servir de lui. Il avait pas l’air si finaud, tout à l’heure.

Et putain, j’ai l’ventre retourné par tous ces œufs, à chaque fois que j’fais un pas, j’les sens s’agiter dans mon estomac, et mon estomac qui s’agite dans mon bide. Au final, j’le sens mal.

J’m’arrête dans l’couloir, hors de vue. J’l’ai aidé tout à l’heure, ça veut pas dire que les gens l’aiment bien. Ils l’ont juste toléré, grâce à moi. Du coup, ils ont probablement toujours un sale a priori sur lui, sa gueule et son humour de merde. Et le Baratie est connu pour…
Sans la moindre hésitation, j’colle un énorme coup d’boule à un mur qui passait par là. J’oriente bien la tête, c’est la pommette qui prend. Sous la douleur, j’laisse échapper un hoquet. J’y suis pas allé de tête morte. Et en prime j’ai des nausées, pas intentionnelles. Mon estomac décide qu’il a assez vu les œufs en gelée. Il m’les rend avant de s’foutre en grève.

J’en ai même un peu sur ma chemise. Elle pue, c’est dégueu, mais ça pourrait m’servir… J’me précipite dans la salle, un air paniqué plaqué sur la gueule, les larmes aux yeux et le dégueulis aux lèvres. J’gueule comme un putois :
« Il est devenu fou ! Vite ! Jean-Marie a pété un câble ! »
J’vais jusqu’à la cuisine, j’rameute tous les serveurs, puis une bonne partie des cuistots, ceux qu’ont pas un truc méga urgent dans les mains, du style brûlant.
« Qu’y a-t-il, monsieur, un problème ? Demande le cuistot en chef en essayant de m’calmer.
- C’est Jean-Marie, mon pote l’homme-poisson ! L’alcool l’a… rendu fou !
- Fou, comment ça ?
- Il va bouffer un type dans les chiottes !
- Je l’savais, qu’on aurait dû l’virer ! Crie un maître d’hôtel.
- Normalement il est cool… Il a dû abuser du vin… Vite, allez aider ce pauvre homme ! J’ai essayé d’intervenir mais il m’a repoussé brutalement, sous le choc j’ai vomi !
- Vite, tous aux toilettes ! »

Les cuistots ont sorti des couteaux, des hachoirs et des piques avec un bel ensemble. Certains ont été si rapides que j’ai failli ne pas voir le mouvement de leurs mains. Mais j’ai d’l’entrainement pour ça. Eux, ils ont de l’entrainement pour décapiter le poisson, l’écailler, lever les filets, le farcir éventuellement de quelques pouces d’acier.

J’sens qu’on va bien s’entendre.

On fonce comme un seul homme vers les chiottes. C’est qu’il faut sauver la vie de Gary et incarcérer le vil homme-poisson qui a l’alcool et l’humour mauvais. Et un léger délit de sale gueule, aussi, mais il l’a pas volé.
Quand on arrive au lieu d’aisance, les deux bonshommes sont toujours là, heureusement. Le Veuf est blotti dans un coin, les bras en croix devant lui, les yeux à peine entrouvert. L’image même du pauvre type terrorisé. J’ai pitié de lui. P’tet que Jean-Marie serait mieux pour lui que moi.
Quoique, à la vue de l’homme-piranha, les palmes grandes ouvertes, prêtes à saisir quelque chose, les crocs dégoulinant de salive totalement découverts et la mâchoire entrouverte, un sort peu appétissant semblait l’attendre.

« Pas un geste, homme-poisson ! Hurle un cuistot. »
Ouais, montre-lui, calme-le ! On est tous avec toi ! Ou plutôt, j’suis avec vous tous. Au boulot, les gars, ça va pas s’faire tout seul. J’reste derrière, chancelant sur mes pieds, m’appuyant sur le mur d’une main, un air nauséeux sur le visage, mais les mirettes grandes ouvertes pour pas louper une miette de ce qu’il va se passer.
Maintenant que j’ai l’estomac vidé par les spasmes, pour la deuxième fois de la soirée, putain ! j’ai la dalle, et j’sens qu’un bon repas s’prépare. Du piranha coupé en dés. J’le mangerais cru que ça me gênerait même pas, j’crois.

J’le vois qui se retourne, tout en gardant un œil sur sa proie. Ouais, y’a des clients qui toquent à la porte, et ils ont l’air sérieux avec leurs toques, et surtout leurs couteaux. J’repère même un certain Gary dans l’lot.
J’sens que Jean-Marie hésite. Il veut tenter de tous se les faire. Mais il est seul, ils ont de l’entrainement (dans la découpe) ils sont pleins. Il m’regarde, il a pas l’air jouasse. Ouais, mon bonhomme, au moins t’as pu profiter d’un bon repas gratos, maintenant dégage et fais pas désordre. J’peux pas empêcher un p’tit sourire en coin que j’fais passer pour un rictus aux yeux du monde. Stress, peur, n’importe quelle raison suffira à expliquer ça.

Le piranha se laisse escorter dehors. J’suis sur quelques pas, puis que du regard. La commotion se tasse. J-M monte dans un canot, est débarqué. On lui souhaite bon vent et de pas revenir. Plus qu’à s’occuper de l’ami Gary.
J’rentre dans les chiottes, il est toujours dans son coin, amorphe. J’sais pas ce que l’autre gêneur lui a fait ou dit, mais ça devait pas être piqué des hannetons. L’est en état de choc. Et il a une tâche humide sur le devant de son pantalon. Putain, va falloir que j’me le traine alors qu’il pue la pisse, quoi.

J’le relève manu militari avant de le trainer, plein d’égard pour sa personne, vers la sortie et le portier. J’vais devoir régler ma dette, quand même. Et j’suis loin d’avoir assez de cash pour le menu royal que j’avais commandé.
« Vous enverrez la note au Gouvernement Mondial.
- Bien, monsieur, à quel nom ? »
J’farfouille dans mes poches. J’dois bien en avoir encore une… J’exhume enfin une carte de visite qui a connu des jours meilleurs, et qui m’affecte officiellement, en tant qu’Aurélien de Malléry, au Service des Impôts. Une des identités bidons qu’on a à disposition.
« Au fait, vous voulez qu’on s’occupe de monsieur, qui s’est fait agresser ?
- Non, je suis vraiment navré de ce qui s’est passé ce soir. Repas d’affaires, malheureusement, l’ambassadeur de l’île des hommes-poissons était encore un branquignole, si vous me pardonnez l’expression.
- Je comprends, monsieur de Malléry.
- Je culpabilise, donc je vais déposer ce pauvre Gary chez lui. J’aurais juste besoin qu’on me dépose directement sur mon navire, j’en ai un qui m’attend un peu plus loin, normalement.
- Bien sûr, monsieur. Je fais affréter une barque dans l’instant, avec deux rameurs.
- Merci. »
J’laisse tout ce que j’ai en poches en pourliche. J’espère que ça suffira pour pas faire radin.
Une fois en mer, j’utilise la lanterne qu’on avait à bord pour faire signe au navire de la Marine qui croise dans l’coin de venir me chercher. Parfois, on collabore, le plus souvent pour des broutilles.

Cette soirée était vraiment une partie d’othello. Mais semblerait que j’ai eu le dernier jeton à poser, celui qu’a tout retourné.

A jamais, Jean-Marie, tu resteras probablement pas gravé dans ma mémoire.
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Putain !

Putain !

Putain !

Les rafales de vent viennent écorcher mon joli minois, elles se moquent de mon dernier tour de passe-passe. Comme une vieille partie de bataille, il arrive un moment où l’adversaire en mal de devenir se retrouve dans la position la plus confortable. J’le ressens comme une fléchette qui vient clôturer le comptage des points, celle qui fait la différence. Métaphoriquement parlant, je retrouve tout les œufs en gelées en train de festoyer dans le coin du bide. L’arrête de poisson reste en travers de la gorge, comme la foutue impression que Patrick savourait les minutes où elle venait à m’étouffer. J’crache subitement de la salive salée en plein dans les flots, putain. J’te maudis, agent de mes deux. La pluie s’invite à l’après-coup, les gouttes s’écrasent contre mon visage totalement défraichit. J’fixe l’horizon, les sourcils mécontents et les yeux flamboyants. La vue tangue, non pas à cause de l’alcool et du sang d’autruche mais à cause de cette fichue barque en bois. Quand j’pense que ces marmitons de mauvais goût m’ont jetés à l’eau comme un vulgaire cadavre, j’me dis que j’ai échappé de peu à la cuisson « al-dente ».

A cet instant précis, j’pense qu’il n’y a pas pire comme situation de dégoût, mais si. La proue d’une frégate de la marine ne peut s’empêcher de fermer l’œil sur ma présence et s’empresse donc d’éradiquer mon navire de guerre en mousse. Un rafiot de bois qui s’explose en mille morceaux, c’est comme un feu d’artifice devant une foule d’humains lambda. Des morceaux qui volent dans tout les sens et des officiers qui s’exultent après l’évènement, bande de sous-merdes. Heureusement que ma réactivité était aux aguets, j’sors la tête de l’eau pour attraper un morceau de planche flottante. J’lève le regard sur le navire qui passe à côté de moi. C’est là que j’aperçois la silhouette que je retrouverais entre milles, Patrick. Il est là, adossé à la rambarde. Une clope au bec, la tête de profil et le regard hautain fixé sur ma carcasse. Je n’peux pas m’empêcher de lui adresser un sourire carnassier accompagné d’un majeur en l’air. Sûrement l’émotion de la soirée, le fait que la compétition était parfaitement et magnifiquement rude. J’entrevois son expression faciale se changer radicalement, un sourire innocent jusqu’aux oreilles. Putain, t’as pas tord. J’tremble violemment de la main levée, mon âme ne veut pas lui donner raison. Trop tard, j’transforme le geste grossier en un pouce levé. Joli, bâtard.
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