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Luckily ? [Craig]

Les vacances. Tout ce que tu détestes. Tu serres les dents, alors que le soleil tape. Tu regardes dehors, observant les passants d'un œil morne. Tu cherches désespérément de quoi t'occuper. Lorsque ton grand père t'avait annoncé qu'il avait récupéré quelques livres anciens, tu aurais presque sauté de joie. Jusqu'au moment de te rendre compte qu'il s'agissait de vieux livres mités, dont tu avais déjà pu consulter des éditions en bien meilleur état à la bibliothèque de Water Seven. Mais tu avais tout de même décidé de faire un effort. Et tu t'étais installé plus ou moins confortablement dans un fauteuil la bibliothèque, les quelques recueils empilés à côté de toi, dans l'optique de lire quelques passages. Et comme tu le pensais, il n'y a rien de vraiment intéressant là-dedans. Tu soupires. Tu regardes par la fenêtre. Tu vas devoir trouver autre chose pour t'occuper...

Tu te décides à sortir. Après tout, tu trouveras peut-être de quoi titiller tes neurones dehors. Oui, tu es bien optimiste aujourd'hui. Mais il le faut. C'est toujours mieux que de rester à te morfondre en te disant que tu ne trouveras rien pour tuer ton ennui. Espérer. Oui, tu es en train d'espérer que tu trouveras une affaire intéressante. Tu t'abaisses à ça. A espérer. Comme un de ces pourceaux. Comme une personne simplement... Normale. Et tu ne t'en rends pas vraiment compte. Non. C'est triste. Tu commences à te ramollir. Ton cerveau commence à fonctionner bizarrement. Et tu finis par t'en faire la remarque, alors que tu sors de la petite maison de tes grands-parents. Tu salues quelques habitants au passage, toujours souriant. Tu étais vraiment en train d'espérer. C'est surprenant. Et désolant. Il serait vraiment temps de te changer les idées, tu deviens... Ah. Beurk. Dégoûtant. Comment as-tu pu avoir une telle idée, ne serait-ce qu'une seule seconde ? Toi. Devenir genti... AH. NON. BEURK. Non. Impossible. Tu le deviendras jamais. Tu chasses rapidement cette idée répugnante, et tu clignes des yeux, te rendant alors compte qu'on te hèle.

Tu t'arrêtes, l'air légèrement surpris. Tu arques un sourcil, regardant autour de toi. Tu t'approches du commerçant qui vient de t’appeler. Tu as dû connaître son nom un jour. Mais tu l'as oublié. Trop superficiel. Tu te contentes juste de l'écouter attentivement, souriant tranquillement. On demande un charpentier à la base de la Marine pour quelques réparations ? Et bien, ils n'ont qu'à envoyer un charpentie... Ah oui. Tu es apprenti charpentier. Alors. Et bien. Oui. Oui, tu peux y aller. Oui c'est possible. Bah. Tu vas devoir y aller. Après tout, tu es un gentil garçon sympathique et serviable ! Tss. Tu aimerais tellement pouvoir vomir tout ce que tu penses vraiment des gens. Mais non. Non, tu ne le feras pas. Parce que tu es le gentil Caleb. Et parce que même si tu t'ennuies, ce n'est pas une raison pour piétiner ta couverture. Pour déchirer ce rôle que tu as mis tant de temps à mettre en place. Alors tu souris, et tu acquiesces, avant de partir en direction de la base.

Tu marches rapidement. Tu te dépêches, oubliant même de prendre tes outils. Tu demanderas à ce qu'on te les prête. Et puis tu auras une bonne raison pour fouiner un peu. Du moins c'est ce que tu te dis. Tu te présentes là-bas, à un des marines que tu connais bien. Un homme assez drôle. Dans son attitude. Dans sa façon d'être disparate. Mais tu as finis par t'en lasser. Tu le salues, alors qu'il te laisse rentrer. Et tu rentres dans la cour, en lui demandant où tu pourrais trouver les outils, et où tu dois œuvrer. Avant de trébucher pour... T'étaler à même le sol, en plein milieu de la cour. De quoi attirer un peu l'attention. Pour mieux passer inaperçu ensuite.
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J'meurs. Intérieurement. J'sais pas ce qui m'a pris. Déballer mon lourd sac à idées noires à un mec que j'connaissais même pas... un psy de la marine en plus. Ces types qui attendent le moindre relâchement pour décrédibiliser tout ce que t'as pu faire dans ta carrière à coup de termes techniques qui font peur aux supérieurs. J'fais pitié, merde. Ça fait bientôt un mois, jour pour jour, que j'ai plus revu mon frère. Un mois que Tark est parti chez les révo', et qu'il a décidé de rompre notre lien pour de bon. A moins que ce soit moi qui l'ait fragilisé... Me v'là seul, moi, et la marine, cette pute qui me fait faire le yoyo entre désillusions subites et sursauts d'espoir, comme si elle jouait avec moi...

Maintenant, j'suis incapable de me regarder dans le miroir sans y voir une loque aux yeux de merlan, et incapable alors d'avoir autre envie que fracasser la glace d'un coup de boule. J'ai foiré toute l'évaluation psychologique. J'ai fais des efforts, pourtant. J'ai tenté de pas trop chialer, et de pas trop m'emballer, de surtout pas raconter ma vie. J'ai même réussi à pas balancer que Tark était chez l'ennemi désormais. Qu'il devra donc me tuer la prochaine fois qu'on se verra pour faire bonne figure devant ses nouveaux copains, ou au moins me casser quelques membres.
Non... mon frangin me ferait pas ça. Même si ses derniers regards, c'était ceux d'un pauvre type qui regarde son traître, j'pense pas qu'il soit assez remonté pour m'cogner dessus. Il l'a jamais fais.

Me v'là muté dans la brousse, pour l'été. Ils se sont dit qu'ils pourraient me faire une faveur, comme j'avais été un bon toutou durant plusieurs semaines, que l'été c'est joli à Kage Berg, tout ça. Ils m'ont dit que ce serait tranquille, que ce serait comme une permission. La belle affaire, une permission au milieu de bouseux qui ont jamais vu un homme-poisson de leur vie. Quand j'suis arrivé ici ce matin, y a une gosse qui s'est ramené pour me demander si elle pouvait me toucher, et si je mangeais des gens. J'suis tombé tellement bas que je l'ai envoyé chier avec un sale sourire carnassier pour m'en débarrasser à jamais. Ça me ressemble pas. Faut que j'me calme. Faut pas que j'laisse déborder ma cocotte-minute... C'est pas en faisant du mal autour de moi sans réfléchir que j'm'apaiserai. Qu'est-ce que j'donnerais pas pour retourner en arrière...

J'suis dans le bureau du lieutenant-colonel. Pas pour quelque chose d'excitant, oh que non.  

Donc, sergent-chef... Vous donnerez ça au charpentier quand il arrivera. Il devrait pouvoir se débrouiller avec.
Mmmmh.

J'attrape son dossier, et me rend dans la cour à l'entrée de la base. La plus relax que j'ai jamais vu. Ici tout le monde glande en attendant sa prochaine patrouille dans un joli cadre bucolique. Dans d'autres circonstances, ça m'aurait sûrement plu. Au moins le temps de plus tenir en place, quoi, vu que j'supporte pas de rester trop longtemps sans rien faire. Mais en ce moment, rien avoir pour m'occuper l'esprit... Ça me fait ressasser, j'ai rien de nouveau pour me changer les idées. Tark s'est cassé parce que j'ai pas eu les couilles de le suivre, j'me retrouve seul au monde, et j'suis resté du côté des "méchants". Ouaip, quand j'y repense, j'mérite peut-être de me faire fouetter par les regrets.

J'arrive dans la cour. Faut que j'refile ça au charpentier, donc. Un petit dossier avec deux-trois plans dedans, des consignes au crayon, des mesures. Pas bien épais. Je scrute la zone, à la recherche de mon gars. Tout ce que j'vois qui sorte de l'ordinaire, c'est ce gosse qui vient de se vautrer. J'ai ma conscience qui s'agite. "T'as fais peur à une p'tite fille ce matin ? Monstre ! T'as intérêt à aller voir si ce gosse s'est pas fait mal, ou t'es pas prêt d'arrêter de te nourrir de tes regrets" Mmmhf. Bah. De toute façon, le môme s'est déjà relevé. Quand j'sens qu'il risque de se tourner vers moi, je détourne mon regard. C'est pas comme s'il allait pas me remarquer, de toute façon. J'attire l'oeil, malgré moi.
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De la douleur ? Non. Aucune. De la déception par contre. Tu pensais qu'il y en aurait au moins un pour venir te relever. Mais même pas. Et tu te remets sur pied tout seul, frottant tes vêtements pour éliminer la poussière que tu viens de ramasser. Tu affiches une moue légèrement contrite. Un peu déconfie. Tu regardes autour de toi. Tu viens de te vautrer, mais cela n'est pas la raison de ton expression légèrement déçue. C'est ce que tu fais croire au gens. Mais tu ne vois rien d'intéressant autour de toi. C'est là la principale cause de ta déception. Déception qui s'envole bien vite. Tu viens de voir... Non. Tu as du rêver. Tu arrêtes ton observation des alentours pour ramener ton regard sur... Un Homme-poisson. Un requin. Tu le fixes, surpris. Un homme-poisson ici. Au milieu de la brousse ? C'est. C'est. Incroyable. Inattendu. Inespéré. Fantastique. S'il y a bien une chose à laquelle tu ne te serais jamais attendu, c'est à une telle chose. Croiser un homme-poisson sur l'île... Tu croirais rêver. Et pourtant, tout est bien réel. Tu ne rêves pas. Tu ne rêves pas. C'est vraiment un. Aaaah. Il faut que tu l'approches. Voilà un merveilleux sujet d'études qui te tombe entre les mains, tu ne vas pas le dénigrer.

Tu imagines déjà tout ce que tu pourrais observer. Toutes les informations nouvelles que tu pourrais obtenir et compiler. Toutes les études comportementales parallèles que tu pourrais mener. Tu sens l'excitation monter. Tu sens le besoin d'apprendre refaire surface. Tu sens tes neurones se réveiller. Tu les sens recommencer à tourner petit à petit. Tu sens ce poids qui te pèse depuis quelques jours s'envoler. Enfin. Enfin tu as quelque chose pour satisfaire ton besoin d'apprendre. Enfin tu as quelque chose pour t'occuper. Enfin tu as quelque chose susceptible d'éradiquer ton ennui. Ou au moins de le tromper pour quelques temps. Une lueur d'intérêt et de curiosité s'allume dans tes yeux. Et tu prends ton air de gamin ébahi. Tu affiches tes airs d'enfant souriant, oubliant la douleur d'une chute en voyant se présenter quelque chose de totalement nouveau.

Tu t'approches alors, te grattant la tête, une légère gène visible sur tes joues. Tu prends un air de gamin mal à l'aise, un peu intimidé, autant qu’impressionné. Tu commences à jouer d'un tic nerveux, te grattant d'avantage la tête en avançant. Et tu finis par arriver à sa hauteur, prenant la parole d'une voix hésitante et très mal assurée.

    Euh. Je. Excusez moi ? On. On m'a dit que. Qu'il y avait besoin d'un. D'un charpentier ici ? Je. Suis le fils de Monsieur Cobberstone, je suis. Disons. Charpentier, comme lui.


Tu ne paies pas de mine, tu le sais. Et tu en profites pour l'observer de plus près. Les branchies fermées. Normal après tout, vous êtes sur la terre ferme. Mais au delà de ça. Au delà de sa couleur de peau et de ses aspects physiques, tu remarques d'autres choses. Notamment son regard un peu fuyant et l'aspect un peu terne de ses pupilles. Les épaules légèrement plus affaissées que la normale. Le maintien pas forcément droit. Et pourtant des habitudes. Des petites manies qui trahissent le soldat déjà plus expérimenté qu'un simple troufion. Tu le vois. Il est mal à l'aise. Il y a quelque chose qui le dérange. Mais quoi. Tu ne sais pas. Mais il vient de piquer ta curiosité à vif. Il vient de rallumer cette petite flamme qui te consume. Tu as envie d'en apprendre plus. Tu vas en apprendre plus, qu'il le veuille ou non. C'est. Comme un besoin vital. Comme un instinct bestial. Qui te pousse à aller chercher la connaissance. A aller apaiser cette curiosité dévorante. Tu as besoin d'avoir quelque chose pour t'occuper l'esprit. C'est comme gravé dans tes gènes. Ca te tord le ventre. Ca te dévore de l'intérieur. C'est comme une addiction. Une addiction sans fin, de laquelle tu ne décrocheras pas. Car tu le sais. Même si tu le voulais, tu ne le pourrais pas.
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Bah voyons. J'sens que le gamin qui vient de se relever est maintenant tourné vers moi. J'le regarde pas, mais c'est cet espèce d'instinct étrange qui m'informe. Quand ça m'picote quand quelqu'un me regarde fixement. Je me tourne un peu, pour observer le môme du coin de l'oeil. L'est intimidé. Voire angoissé. La routine. Il semble s'avancer vers moi, baissant la tête, se grattant les cheveux. J'lui fous la trouille ? J'appréhende vraiment ce qu'il va bien pouvoir me d'mander pour se rassurer ou pour satisfaire sa curiosité, mais il s'agit de pas jouer au salaud comme avec la gamine de ce matin, cette fois. J'le laisse s'approcher, sans plus soutenir son regard pour pas l'apeurer davantage. Quand même curieux de savoir ce qu'il me veut. J'écoute sa présentation embarrassée.

Oh. Le charpentier est un môme ? J'sais pas trop quoi en penser. J'crois pas avoir déjà entendu parler d'un Cobberstone. J'suppose qu'il est le charpentier assigné à la base. Et qu'il a envoyé son gamin. Ça me met mal à l'aise de l'intimider comme ça. J'suis pas d'humeur à passer pour un monstre en plus de mes soucis, en ce moment. La gêne et le malaise, c'est contagieux. Enfin. Dans un trou pareil, c'était inévitable. M'étonnerait pas que j'sois le seul homme-poisson à être jamais passé dans l'coin. Bon. J'sais à qui j'ai affaire, au moins. Pas à un charpentier poilu aux muscles saillants et à la peau basanée par le soleil qui tape sur son chantier. Mais à un... gosse un peu frêle et nerveux. Surprenant et mignon. J'imagine qu'il vaut mieux que j'le prenne comme ça.

J'vous cherchais. Euh... tenez.

Je lui tend le dossier. Si c'est pas malheureux, ça. De m'avoir forcé à sortir de mon saint mutisme. Ma langue, c'est comme un outil pas très fiable, des fois elle s'enraye. C'est d'autant plus vrai que j'ai perdu l'habitude de... communiquer. Maintenant quand j'essaye de causer, j'ai la voix faiblarde et hésitante. Ça colle pas à mon image de paria des mers. Mes compatriotes hargneux me déclareraient sûrement que j'suis la honte de ma race, et j'les croirais bien volontiers. Quelle foutue tapette je fais.

Besoin d'un guide ?

Elle est partie toute seule, celle-là. Besoin subit d'essayer de casser le mur que je bâti depuis toujours entre moi et les autres ? Nope, ça colle pas. J'ai l'étiquette du marginal asocial de la base, ces temps-ci, celui dont on évite de croiser le regard, celui qui bouffe seul à sa table au réfectoire. Avoir l'air mauvais, être négligé, les yeux torves, la mine souvent déconfite gravée sur un visage de prédateur marin, ça m'aide à conserver ma tranquillité. Une des rares fois où j'me sers comme jamais de mon physique comme bouclier contre l'univers. Mais j'veux pas pour autant me laisser complètement aller et devenir un sale type total. J'ai encore ce respect pour moi-même et pour ce que tout mon frangin a pu essayer de m'apprendre. Si j'venais à oublier mon modèle, j'serais pour de bon fixé. Plus aucune chance de m'en sortir.

Si j'pouvais me constituer une façade de bon gars ne serait-ce qu'envers au moins un autochtone, ce serait une belle victoire.
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Tu prends le dossier, lentement. Tu imprimes un léger tremblement à ta main, qui se tend lentement. Tu joues la carte de la peur. Tu joues l'enfant apeuré. Tu attends de voir sa réaction face à un gamin apeuré. Serait-il capable d'en jouer, malgré son statut de soldat ? Visiblement pas. Tu entends sa voix. Son timbre. Et tu dois avouer être surpris. Tu as bien un homme-poisson devant les yeux ? Tu ne te trompes pas ? Alors pourquoi... Pourquoi semble-t-il si faiblard ? Pourquoi y a-t-il tant de trouble dans sa voix ? Il devrait être plus assuré. Plus agressif. Ou au moins plus ferme. Plus sec. Il fait partie des races naturellement plus puissantes que la moyenne. Il est à la fois homme et requin. Et pourtant... Pourtant son timbre est voilé. Sa voix est faiblarde. A la limite de la pitié. Typique de l'individu recroquevillé sur lui même. Le cas du faible d'esprit, incapable de relever la tête fièrement. C'est l'impression que sa voix te donne. L'impression qui se dessine sous tes yeux, alors que tu observes l'éclat terne de ses yeux. L'absence de lueur dans ses pupilles.

Tu te dis que tu n'as rien de vraiment intéressant sous les yeux. Juste un loser. Un de ces soldats en poste ici parce que trop incapables d'accomplir leur devoir ailleurs. Le genre de soldat sans but. Sans passion. Ce genre de personne sans profondeur. A qui l'on a dit de t'apporter un dossier, et qui obéit bien sagement, sans broncher, sans rien avoir de prévu ensuite. Sans avoir la moindre idée de ce qu'il pourrait faire de son existence. Sans la moindre vision sur le long terme. Certes. Il avait l'air impressionnant de loin. Il avait l'air intimidant. Puissant. Mais... De loin. Et maintenant... Maintenant que tu te trouves là. Tu peux voir les détails. Tu peux observer le revers de la cuirasse. Et tu es déçu. Tu es déçu du spectacle à peine pitoyable qui s'offre à toi. Aucun intérêt. Juste une coquille aux trois quarts évidée. Pas encore totalement creuse, mais presque. Tu as un léger reniflement de mépris. Intérieurement, évidemment. Tu voudrais pouvoir lui cracher ton mépris au visage. Mais tu fais bonne figure. Tu te forces à sourire. D'un sourire un peu crispé.

Et le voilà qui te propose d'être ton guide. Charmant. Ridicule, mais sympathique de sa part. Sympathique. De la part d'un homme-poisson. De la part d'un individu vu comme un être sanguinaire par la plupart des humains. C'est incroyable. C'est aussi extrêmement ridicule. Mais incroyable tout de même. Comment un tel individu peut-il tomber aussi bas ? Tu vois bien qu'il est en plein trouble, mais... Se laisser influencer à ce point. C'est. C'est. Ah. Beurk. C'est pathétique. Faire partie d'une race à la fois puissante et crainte, et tomber si bas. Il est plus doux et plus inoffensif qu'un agneau vu ainsi. Et tu voudrais lui vomir tout le mépris et toute la pitié qu'il t'inspire. Mais non. Tu te contentes de déglutir difficilement, présentant un visage encore apeuré. Encore légèrement craintif. Mais tu hoches la tête, tout en lui répondant.

    Euh. Je. Pourquoi pas ?


Ta voix ressemblait plus à un couinement. Tu joues. Tu joues l'enfant. Tu fais des nœuds avec tes doigts. Tu te grattes les cheveux frénétiquement. Tu ne sais pas où mettre tes mains. Tu ne sais pas trop comment agir. Et tu trépignes un peu sur place. Tu trépignes, le regard baissé, le rouge aux joues, extrêmement gêné de te retrouver face un tel individu. Et tu t'empresses de redresser la tête pour ajouter, bégayant de la façon la plus réaliste qui soit :

    Mais. J-j-j. Je. Ne v-vous dérangez pas pour moi !


Et tu baisse de nouveau le regard. Tu attends. Tu attends de voir comment il va réagir. Et tu bouillonnes. Tu es tombé sur un gentil petit soldat. Un gentil petit soldat bien naïf. Bien sentimental. Bien gentil. Trop gentil. Trop... Trop banal. Trop normal. Trop ennuyeux. Bien trop ennuyeux...
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Non non, ça me dérange pas. C'pas grand ici, mais les couloirs sont tordus... On se perd facilement.

J'ai pas grand chose d'autre à faire ici, de toute façon. Mais j'ai pas non plus envie de le forcer, ça sonnerait trop comme l'obliger à m'occuper l'esprit. Mais j'sens que si j'commence à hésiter trop longtemps et à lui demander de confirmer, encore et encore, on va mettre des plombes à agir, on va se perdre en confusion, en bégaiements et en malentendus. J'suis ni un bon orateur, ni un preneur de décisions, même pour ces initiatives minables qui demandent pas de talent social particulier. Les initiatives, sur le champ de bataille ou face aux autres, ça a toujours été ma contre-nature. Une vraie bataille avant de parvenir à mener quelqu'un. En ce moment, j'parle pas, et j'agis pas. Me bouger le cul m'fera pas de mal. Bouges-toi.

J'vais vous amener au port, alors... Vous me suivez ?

Il acquiesse, timidement, d'un mouvement de tête. L'est pas convaincu. Est-ce qu'il croit toujours que j'compte l'attirer dans un coin isolé pour le grailler ? J'ai été gentil jusque là, non ? Et pas agressif pour un sous. C'est limite s'il aurait pu en profiter pour se foutre de ma gueule de poiscaille sans que j'lui envoie mon poing à la figure, mais il l'a pas fait. Soit c'est un bon p'tit gars, soit sa trouille est viscérale. J'comprendrais les deux. On s'met en route. Une marche silencieuse. J'sais pas si son état s'arrange. Faudrait que j'puisse lui faire comprendre pour de bon que j'compte pas le manger. Son agitation me met pas mal mal à l'aise.

Et détendez vous. J'mords pas.

C'était p'tete un peu trop sec pour paraître amical. J'peux faire autant gaffe que j'veux à mes mots, mais le ton, ça se contrôle pas. J'aurais aimé savoir être un acteur, un minimum. Pour pas être la passoire à sentiments que j'suis actuellement. Tant pis, eh, on se refait pas. Ma lisibilité fait partie de moi. Mais quand j'y pense, ça m'rend vachement vulnérable. Aux gens. J'suis un paradoxe vivant. Membre d'une race de hors-la-loi à la réputation d'être costauds, bestiaux et brutaux, j'suis soldat de la marine maigrichon, sensible et pacifique. De quelle planète j'viens ? En avançant, j'reste la mine neutre. J'me force. Les sales idées qui me font rouler en ce moment me sortent difficilement de la tête.

Voili voulou. On s'retrouve au port. Encore un p'tit moment de silence gêné pour la route. Puis j'montre au gosse où sont les deux navires à réparer. Des trucs de patrouilles pour les garde-côtes qui sont allés se fracasser contre des récifs avant-hier soir, j'crois. Ces bateaux petits et ridicules. Z'ont sûrement un nom, mais, mais... J'y connais rien. Ma spec' à moi, c'est plutôt les blessures ouvertes et les balles dans les épaules. C'déjà moins onirique que l'entretien des fiers vaisseaux de la marine.

J'remarque du coin de l'oeil que le môme a pas d'outils. L'a du penser qu'on lui en fournirait ici. Mais entre son arrivée en fanfare dans la cour de la base et sa rencontre avec le requin du coin, se trouver du matos a du lui sortir de la tête. Mmmh. Pas dégourdi, maladroit, timide voire timoré, p'tete facilement distrait. Il me plaît, ce môme. Il me rappelle moi plus jeune. C'genre de transfert, ça passe largement outre les races. J'me fais des idées. A son âge, j'étais pas du tout capable de bosser sur un navire de la marine en solo. J'ai du lire deux-trois trucs là-dessus parmi les bouquins que j'm'enfilais, j'étais pas con, mais loin d'avoir l'expérience de quoique ce soit. Lui le montre pas, mais ça m'étonnerait qu'il soit pas débrouillard.

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Tu le suis, docilement, continuant à triturer tes mains. Tu n'as probablement jamais fait pire nœuds avec tes doigts. Tu ne parles pas. Tu crèves de peur. Tu n'oses même pas croiser son regard. C'est un carnassier après tout. Le moindre écart de comportement pourrait être mal interprété. Alors tu baisses la tête. Tu ne parles pas. Tu te contentes d'un bref signe de la tête. Et pendant ce temps, c'est la tempête dans ta caboche. C'est un véritable cataclysme dans ton cortex. Tu voudrais hurler. Tu voudrais lui hurler dessus. Lui hurler d'être plus réactif. D'être plus agressif. De s'assumer un peu. De faire honneur à sa race. Et pas de s'adresser à toi avec ce ton qui se veut sympathique. Pas de prendre cette voix faiblarde et hésitante. Tu sais à quoi ressemble un timbre de voix lorsqu'il est vraiment sympathique. Tu en as déjà entendu des dizaines, des centaines et des milliers de fois. Mais là, ce n'est pas un ton sympathique ! C'est. C'est. C'EST UN TON DE FILLETTE. DE GROS COINCE. COMME S'IL AVAIT UN BALAI DANS L'ORIFICE ANAL. COMME S'IL AVAIT SUBIT UNE ABLATION TESTICULAIRE. COMME SI. Comme si. Non. Non. Nooon, tu dois rester calme. Tu dois rester calme, tu as un rôle à tenir. Et tu vas le tenir, même si cela doit être une véritable torture.

Et. Et. Et le voilà qui. Qui t'annonce qu'il ne mord pas. Instant de vide dans ta tête, que tu gardes toujours baissée, le regard baissé vers le sol. Mais. Mais. Mais évidemment. Évidemment qu'il ne mord pas. Il est bien trop mou. Bien trop flasque. Bien trop ridiculement faible psychologiquement pour pouvoir adopter une attitude agressive. Et tu serres légèrement les dents. Tu te forces à esquisser un sourire. Un sourire forcé, contrit. Par politesse. Tu affiches toujours ce semblant de peur sur ton visage, sur ton corps. Tu frissonnes encore un peu par moments en voyant sa gueule, et ses crocs. Et en toi, tu lui vomis toutes les insultes du monde. Avoir de tels atouts. De telles possibilités de destruction, tout en faisant partie d'une race carnassière. Pauvre type. Pauvre, pauvre, pauvre type. Pourquoi ? Mais pourquoi ? Qu'on t'explique bon sang ! Pourquoi un type comme se retrouve-t-il dans la Marine ? Pourquoi une sombre merde dans son genre doit-elle se retrouver ici, sur ton île ? Il y a des milliers d'hommes-poissons. Et il a fallu qu'on te file la seule. Oui, la seule. Et unique. Daube. Le seul individu incapable de faire honneur à son espèce. LE SEUL POISSON QUI TENTE DE SE MONTRER GENTIL. POURQUOI. MAIS POURQUOI. POURQUOI TU DOIS TE COLTINER CETTE FIENTE ? Non mais. Tu. T'as pourtant rien fait aux dieux. T'as pourtant rien demandé d'autre qu'un peu d'occupation. Mais pas ça. Tu voulais pas une torture...

    Et bien je. Je. J'y penserai.


Alors tu te forces. Tu te forces à faire bonne figure malgré tout. Tu relèves un peu la tête tout en parlant, de cette voix toujours faible. Timidement. Lentement. Et tu le regardes, qui marche devant toi. Au fond de toi, tu as des haut le cœur. Un type pareil. C'est. Écœurant. Dégoûtant. Le genre de personnes que tu détestes. Le genre de personnes que tu parais pourtant être. Le type niais. Doux. Gentil. Tout ce qui te ferais répandre ton estomac et tes tripes sur le sol, tant ce genre de comportement peut être doux. Mielleux. Sirupeux. Et tu trouves cela affreusement indigeste. Bien trop gluant et collant pour un esprit vif comme le tien. Mais tu souris. Tu continues à sourire, un peu forcé, toujours cet air apeuré plaqué sur les lèvres. Et tu vois les regards des passants. Tu vois leurs airs compatissants pour la plupart. Tu vois les réactions au passage de l'homme-requin qui te guide. Mais c'est pour lui que tu compatis. Le pauvre. Ca ne doit pas toujours être facile pour lui. Et tu aimerais pouvoir trouver des mots pour le réconforter. Des mots pour lui dire que tu le soutiens, même si tu ne peux guère saisir ce qu'il peut traverser. C'est ce qui se passe dans l'esprit du gentil petit Caleb. Ce que le monde peut entrevoir en te regardant. Mais tu espères que ces regards déclencheront une réaction. Qu'il va finir par se réveiller. Que peut-être enfin, il va se décider à se montrer sous son jour de prédateur. Pour qu'enfin les choses deviennent intéressantes.

Mais tu es vite sorti de tes pensées, alors que vous arrivez au port, près des embarcations à réparer. Tu ne sais vraiment pas ce que s'amusent à faire les garde-côtes, mais ils s'éclatent. Ou bien. Non. Leurs bateaux s'éclatent, eux, au moins. Tu te grattes la tête, affichant un air à la fois mêlant surprise et légère déception. Ils pourraient prendre plus soin de leurs bateaux. Cela t'éviterait ces réparations barbantes. Surtout que. Tu viens de te rendre compte qu'après tout ça... Tu as oublié de demander des outils. Pauvre de toi. Avec l'ennui en arrivant, et la frustration après avoir croisé le gentil requin, tu as oublié. Toi, le génie, tu as oublié ce genre de choses. Pauvre de toi. Voilà ce qui arrive quand tu passes trop de temps sans réelle activité mentale. Tu oublies des éléments pourtant importants. C'est ridicule. Et indigne de toi. Mais tu fermes les yeux, continuant à te gratter la tête, posant ton poing libre sur ta hanche. Comment vas-tu pouvoir faire ? Bah. Tu devrais trouver. Emprunter quelques outils aux habitants ne devrait pas être un problème en soi, tu connais presque tout le monde. Et personne ne refuse rien au gentil petit Caleb. Tu finis par soupirer légèrement, ouvrant le dossier qu'on t'a préparé. Tu le parcours rapidement des yeux. Rien qui ne puisse te poser problème en somme. Le gentil petit fils va devoir mettre en œuvre les leçons de papa. Tu soupires intérieurement. Qu'est-ce que tu vas encore être obligé de faire pour coller à ton image. D'autant que tu détestes foncièrement ce genre de travaux manuels. Et que tu vas devoir demander un service à ton cher ami le requin.

    Euh. Hem. Je. Je. Désolé. Je voulais vous demander. Si. Vous. Si vous auriez pu m'aider, je. J'aurais besoin de quelques planches de ce type.


Et tu lui tends une feuille, avec les références et les informations diverses à propos du type de bois, de l'épaisseur, de la largeur et de la hauteur des planches, ainsi que tout le reste. Et intérieurement, tu pries. Tu pries pour qu'il n'accepte pas bien gentiment d'aller te chercher tout ça. Par pitié. Tout, mais pas ça. Qu'il ne soit pas un gentil chien chien. Qu'il se réveille un peu. Tout, mais pas ça. Pas devoir supporter à nouveau ce spectacle dégradant. Pas devoir supporter à nouveau la gentillesse et les tentatives de ce type pour être sympathique. Ca ne peut pas marcher. Jamais. C'est. C'est impossible. Ce type est une erreur. Il devrait être violent. Et il est sensible. Il devrait faire partie d'un groupe de malfrats. Et il est devenu un gentil petit soldat de la Marine. Il essaie d'être. Tout ce qu'il ne devrait pas être. Et ça te débecte. Ca te dégoûte. Y'a rien d'autre. Rien de plus. Rien de moins. Juste le dégoût. Alors par pitié. Qu'il fasse quelque chose pour changer ça.
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Euh...

J'y connais rien, moi. Ces références, ces chiffres, ces lettres partout. Les dimensions des planches, leur bois, leur origine, tout ça. Y a que les types de l'entrepôt qui pourraient l'aider, mais... J'suis pas en super bons termes avec l'un d'eux. J'dirais même que je suis en... mauvais termes. Mmmmh. Très mauvais. C'est le genre de gars qui faut pas regarder de travers. Qui transpire la médisance, l'orgueil, et le racisme.

V'nez.

J'prie pour pas tomber sur Lui. J'suis clairement pas d'humeur pour les conflits puérils, en ce moment. J'veux pas effrayer le gosse qui me suit aussi, forcément. Et j'ai pas envie de provoquer de scandales qui attireraient l'attention sur moi, enfin. Quoi, p'tain. C'est vraiment trop demander, la PAIX ? J'ai pitié de moi. J'dirais même... que j'suis ridicule, à un point qui pourrait me faire rire. Un rictus m'échappe, d'ailleurs. J'essaye de le dissimuler, pas envie que le môme le voit. J'suis sensible à l'innocence. Ça fait peu de temps que j'ai perdu la mienne, trop peu de temps pour oublier parfaitement ce que ça fait, de vivre sans avoir trop peur du futur. J'connais pas le passif du gosse, c'est sûr. Il en a p'tete vu des durs. La vie m'a longtemps épargné, moi, mais j'oublie pas que j'suis un cas à part. Mais dans le doute, j'veux pas lui laisser de mauvais souvenirs du premier homme-poisson qu'il croise. Parce que c'est comme ça que ça marche... Les conneries de l'un se répercutent sur l'ensemble de la communauté, à des échelles différentes. Malgré tout mes efforts pour être différents, ou toutes ces tares qui font que j'me démarque malgré moi, j'serai toujours des leurs. J'ai vécu parmi eux. Un peu de sauvagerie et de haine dans les veines. J'me perds. J'm'égare en pensées vaines. J'porte pas l'étendard de mon espèce, loin de là. Alors... j'ferais mieux d'en avoir rien à foutre, et de rester moi-même. Bah.

On arrive à l'entrepôt du chantier naval. Grand, très grand. Des tonnes d'outils, autant de matos de construction. Y a des planches. De toutes les tailles, de toutes les couleurs. Trop à mon goût. Aucune chance qu'on tombe sur la bonne du premier coup, va falloir demander au mec de service aujourd'hui. Et comme j'suis maudit, Il est là. Mon némésis. Seul à somnoler à son bureau.

... Quoi ?
Le charpentier a besoin de ces planches pour bosser.
Ce gamin ?
Oui.
Deux secondes.

Connard. Il se prive pas de son ton médisant traditionnel. Envers moi, et envers le môme aussi, bien sûr. Y a des mecs, comme ça. Qui vomissent sur tout ce qui est différent de leur petite personne. Surtout si c'est en position de faiblesse ou d'infériorité. J'vais pas relancer le "débat" qu'on a eu tous les deux y a quelques jours. Ça me ferait du mal de le ressasser, ça aussi. Quand j'm'énerve, je m'embrouille et j'ai l'air con. J'sais pas choisir mes mots. J'sais pas frapper les gens avec des phrases. Y en a qui arrivent à blesser, à humilier, à te tuer la fierté dans l'oeuf sans lever la moindre arme. Moi, c'est le contraire. Avec mon état d'esprit actuel... J'suis tellement négatif qu'un seul mot mort qui sort de ma gueule de carnassier est une invitation pour tous les enculés de la planète à venir frapper dans le vif un prédateur affaibli. Pour se rassurer, ou tout simplement pour se sentir plus fort. Pour avoir vaincu un monstre au coeur de guimauve. Décidemment. Mon apparence est tout ce qu'il y a de menaçant en moi. Dès que les gens passent outre, ils peuvent en profiter pour me bouffer tout cru. Les gens sont souvent plus carnivores que moi, c'est comme ça.

Surtout en ce moment... La plus grande période de solitude que j'ai jamais subi dans mes denses vingt-trois années de vie. Ouais, vingt-trois ans... Et c'est qu'aujourd'hui que j'découvre c'que c'est, l'abscence totale de repères. Première fois que j'suis largué sans escorte dans la cage aux lions du monde. J't'en veux, Tark. De m'avoir lâché aussi facilement sans chercher à... me comprendre. Et j'm'en veux aussi, parce que moi, pas capable de tenir un cap seul, j'aurais du suivre le tien, que tu maintenais tellement mieux et reléguer mes pauvres rêves naïfs au placard. J'suis pas fais pour mener quoique ce soit, même pas ma vie. Je suis un éternel suiveur à la recherche de volontés plus fortes que les miennes, pour me tracer mes chemins à ma place. Ça me fait mal d'y penser, mais ouais. C'est bien ce que j'suis. Une loque. Perdue à la moindre tempête. Pas assez fort et dur pour être un homme-poisson... Pas assez... humain... pour être un humain. Mais c'est quoi, un humain ? Ces types qui s'entredéchirent pour du pognon, du pouvoir ou juste pour survivre ? C'était idem sur mon île. Du pareil au même. J'vais trop loin dans mes pensées. J'essaye de remonter. Mauvais de se laisser intérieurement emporter alors... qu'on est en présence de quelqu'un. Surtout que chez moi, toutes ces idées noires, elles débordent bien facilement.

Foutu moi. J'ai zappé que le type venait de revenir avec le matos pour le gamin. Il tire une mine faussement interloquée. Il a trouvé une faiblesse.

Poiscaille ? Allô ?
Hmmf.
J'donne la moitié au gosse, hein ? Mieux vaut pas que tu te fatigues.
Donnes moi tout. L'a déjà le dossier.
Héhé. On sait ce que ça donne, quand on te refile du matos un peu fragile. T'apprends à contrôler ta force ?
Ta gueule et donnes moi ça.
Calmos.

J'pense pas à jeter un coup d'oeil à l'état du gamin, et j'évite de le faire. Paraître sympathique, même si ma réaction était... justifiée, ça va être difficile maintenant. Aux yeux d'un môme qui découvre un homme-poisson en n'ayant en tête, j'suppose, que les sempiternels clichés que traînent ma race. J'câle la dizaine de planches sous mes deux bras. Pas lourd, mais encombrant. J'laisse le gosse s'emparer de la boîte à outils. Puis on fait demi-tour. J'gratifie pas d'un regard l'aut' type. J'fronce les sourcils.

Mmh. Désolé pour la... scène. Ça suffira ?
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Non. Nooon. Allez quoi. Roh. Et ça y est. Il s'acharne. Il continue à vouloir jouer les gentils. C'est pas possible. Franchement. Il. Il ne peut pas cesser ? Il ne peut pas lâcher ce ton dénué de toute forme d'assurance ? Il ne peut pas cesser d'être un mollusque, ne serait-ce que quelques instants ? Tu aurais encore préféré qu'il refuse de t'aider. Qu'il refuse de te donner un coup de main. Cela aurait pu être surprenant ! Cela aurait même été totalement imprévu ! Mais NON ! MAIS NON ! Il continue à faire de son mieux pour être gentil ! Et ça te met hors de toi. Tu ne comprends pas la logique de ce type. Ca pourrait presque être intéressant comme sujet d'étude ! Tu pourrais presque t'intéresser au sens logique et aux variables existentielles de ton homme-poisson. T'interroger sur ce qui a bien pu le pousser à évoluer ainsi ! Mais non. Non, tu ne te pencheras pas là-dessus. Pour la simple et bonne raison que ce serait trop banal. Trop long. Trop fastidieux. Trop ennuyeux en somme. Alors tu ronges ton frein. Tu le suis, bouillonnant intérieurement. Tu te dis que tu te vengeras sur les planches, à grands coups de marteau. Tu évacueras ta frustration plus tard. Mais pour l'instant, tu te laisses guider dans l'entrepôt. Et tu vois une lueur d'espoir poindre.

Tu remarques sa mâchoire se serrer. Tu vois son regard, dirigé vers l'employé, se durcir un peu en entrant. Peut-être la bête va-t-elle enfin être relâchée ? Ou peut-être pas. Tu vois toujours ces traces d'amertume. Mais également une pointe d'agressivité. Tu te demandes s'il va enfin se décider à réveiller la bête qui sommeille en lui. Personnellement, tu adorerais ça. Ca te permettrait d'avoir un peu d'animation. Un peu d'amusement. Une tuerie, menée par un homme-requin. Tu imagines la scène. Tu l'imagines massacrer ce pauvre type qui se tient devant vous, affalé sur son bureau. Le genre d'individu médiocre, respirant la suffisance et l'arrogance. Le cas typique du petit chiot. L'individu moyen par excellence, mais qui pense être supérieur aux autres, alors qu'il ne l'est pas. Qui tente de se montrer arrogant et hautain pour faire oublier qu'il n'est lui même qu'un être tout ce qu'il y a de plus médiocre. Et ce genre d'individus, tu les détestes. Tu les détestes encore plus que le poisson qui se tient à côté de toi. Lui a simplement un très mauvais état d'esprit. Un état d'esprit lamentable. Écœurant. L'employé qui se tient devant vous est encore pire. Et tu te dis que quitte à choisir, tu préfères encore la compagnie de ton homme-poisson. Même si dans les deux cas, tu les trouves lassant et ennuyeux l'un comme l'autre. Tu laisses couler nombre d'horreur dans ton esprit. Tu leur adresses nombre d'insultes, de jurons et autres gentillesses dont tu as le secret. Et tu attends. Tu réfléchis, continuant à leur vomir dessus mentalement. Tu en as besoin pour passer tes nerfs. Tu te demandes ce qui se passerait si tu tentais de forcer les choses... Tu laisses un plan se dessiner dans ton esprit. Un plan qui mûrit rapidement. Peut-être est-il encore un peu trop vert. Mais tu peux toujours essayer. Non. Tu ne peux pas. Tu te dois de le faire.

Tu attends qu'il revienne avec le matériel. Tu prends les outils, alors qu'ils s'aboient dessus. Ou du moins qu'ils grognent. Dommage qu'ils ne se soient pas tapé dessus. Enfin. Tu soupires intérieurement, alors que tu baisses la tête, l'air un peu mal à l'aise entre ces deux hommes. Et tu finis par sortir, les outils à la main. Tu as laissé le dossier traîner sur le bureau du pauvre hère qui vient de vous servir. Ton poisson est trop contrarié pour l'avoir remarqué. Et l'autre bien trop arrogant et désinvolte pour y avoir fait attention. Les rouages commencent à tourner. Ton plan se met en place. Et tu marches lentement, laissant planer un silence. Une sorte de malaise. Un malaise doucereux. Presque agréable selon toi. Mais qu'il finit par briser en reprenant la parole. Tu tressailles. Et tu relèves la tête, presque brusquement.

    Euh. Mais. Mais. Ne vous excusez pas pour ça. Je. Excusez-moi, je. J'ai du oublier quelque chose là-bas !


Tu tournes les talons, courant vers l'entrepôt. Tu joues l'enfant effrayé. Qui tente de fuir la compagnie de cet homme, décidément trop intimidant. L'enfant qui a oublié des affaires importantes, l'esprit paralysé par la crainte. Mais ce n'est pas ça qui te motive. Tu as une idée derrière la tête. Tu vas aller t'amuser un peu. Tu en as bien besoin. Pour te sortir toute cette frustration de la tête. Pour éliminer cet ennui. Et tu rentres de nouveau dans l'entrepôt. Tu t'approches du bureau, lentement. Tu observes l'employé, lui souriant. Tu le vois te remarquer, et arquer un sourcil. Il pue. Il empeste. Cette odeur pestilentielle qu'est celle de la médiocrité. De l'arrogance. De l'inconscience. Mais tu le devances, alors qu'il allait prendre la parole.

    Non. Je sais ce que vous allez me dire. Mais non, taisez-vous, je n'ai pas de temps à perdre avec vos billevesées creuses et stupides.


    Quoi ? Espèce de.


    Arrêtez, vous allez vous faire du mal. A votre place, si j'avais la quarantaine, jamais marié, alcoolique et fumeur notoire, j'aurais honte en voyant ce que j'ai fait de ma vie. Et je ne me permettrait pas de montrer un visage si insolent au monde.


Tu le vois enrager. Comme pris de folie. Tu sais frapper aux endroits sensibles. Tu as encore un peu de temps avant que ton requin ne décide de venir voir ce qui se passe. Si l'idée lui traverse l'esprit, évidemment. Et il se lève. Tu le vois se lever, prêt à se ruer sur toi. Mauvaise idée. Tu remarques une cale. Tu calcules l'angle de visée. La puissance de tir. Le poids. La masse. La célérité. Les frottements. Et tu fais un pas de côté, attrapant une bûche qui traîne non loin, résultat de l'oisiveté et des heures de procrastination de ta cible. Car oui. Tu en as fait une cible. Il va faire les frais de sa propre incompétence. Et tu jettes le morceau de bois que tu tiens contre la cale. Tu regardes alors ce spectacle comique, d'un homme en train de voir sa vie défiler. Tu vois ce simple d'esprit regarder plusieurs tonnes de bois dégringoler, s'abattant avec violence sur sa petite personne. Tu vois l'éclat dans ses yeux. Tu y vois l'incompréhension. La crainte. La peur. La terreur. Tout ce mélange de sentiments est presque jouissif. Et le voilà finalement enseveli sous les troncs. Tu souris. De ce sourire malsain. Sadique. Et tu tournes les talons, te dirigeant vers la sortie. Affichant un air paniqué. Effaré. Apeuré. Et tu commences à courir, en hurlant dans les rues.

    Je. Je. Quelqu'un ! De l'aide ! S'il vous plaît !


Et même s'il était sauvé... Même s'il témoignait contre toi... Qui le croirait ? Un homme hypocrite, arrogant, médisant, porté sur la boisson ? Personne. Car même s'il était sauvé, ce serait sa parole contre la tienne...
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Aucun son ne m'sort de la gueule béate, alors que j'le vois rebrousser chemin. J'crois que j'lui ai fais peur. Allez, quoi, c'était même pas une engueulade. Personne a crié. L'a du voir ma face opter pour une expression plus... effrayante, j'pense. Ouais. C'est observateur les gosses. Et ça s'intimide facilement. Me suffirait probablement de grimacer au milieu d'une cour de récré pour la vider instantanément. Peste. P'tain. J'ai plus qu'à attendre qu'il revienne. J'le raccompagne au navire, puis j'le lâche. Pendant qu'il fait son boulot, j'retourne dans mon dortoir. Et après... J'me recoucherai un peu avant l'heure de la bouffe. J'me grattouille les yeux. J'me sens blasé et fatigué. Pas fait grand chose de constructif, aujourd'hui, encore. Pas de lumière au bout du tunnel, pour l'instant. Normal. C'est un long, très très long tunnel. Et j'ai pas l'habitude de m'aventurer dans ce genre d'endroit seul.

Une autre de ces journées paisibles où trop rien n'se passe. Le gamin prend son temps. Si ça se trouve, il a décampé. Il m'a fui. Et j'poireaute comme un neuneu qui espérait encore pouvoir s'attirer la sympathie de quelqu'un. D'un gosse ! C'est pas compliqué, hein ? Normalement. De se faire bien voir d'un gamin. Même pour moi, ça... Quelques mots gentils et rassurants, p'tete deux-trois sermons à propos de l'habit qui fait pas le moine. Les dents qui font pas le méchant. Pas de pot, j'suis tombé sur un farouche. Aucune chance que j'parvienne à leur faire voir mes bons côtés, à ces cons-là. Pendant même que j'ouvre la gueule pour tenter les mots doux, ils ont déjà décampé en apercevant mes rangées de crocs. Malédiction. Maudits des flots, les utilisateurs de fruits du démon ? Mon cul. C'est les homme-poissons, les poissards, dans ce monde. Chéris des flots, ça oui. Et maudits des terres. J'commence à croire à ces histoires d'abominations, d'erreurs de la nature que de sales types me racontaient plus jeun...

Barouf. Mes fragiles oreilles, p'tain. L'écho me vrille ma fragile cervelle de poisson. Sensible en ce moment. Réflexe, j'laisse tomber les planches et j'fais demi-tour. Quelque chose a du s'écrouler dans l'entrepôt. Tu m'étonnes... Cet enfoiré est doué pour écraser plus sensible que lui, mais il l'est bien moins pour la gestion du bazar de la marine. Ça t'apprendra à tout empiler comme un sauvage, connard. Les bûches c'est pas des mikados. Avec un peu de chance, tu te seras blessé. Hmmf. J'espère que l'môme a rien.
J'déboule. J'vois pas le gosse. Mauvais signe. J'aurais pensé qu'il aurait été du genre à hurler, à paniquer, à chialer, à faire du bruit, à se montrer. Mais l'est pas là. J'avance dans les rayons. J'trouve rapidement le massacre... Tas de bois. Partout. J'aperçois... une jambe. Ok. C'est du sérieux. Mon connard vient de se faire écraser par cent kilos de bois. Et pas de signe du gosse...
Je cours. Je cours. J'enjambe les débris. J'regarde, partout. Devant moi. Derrière moi. A gauche, à droite. Et forcément, en dessous. Pas de môme. Volatilisé, le môme.

'tain !

J'réfléchis pas plus, j'commence à dégager l'avalanche de bois qui s'est abattu sur le type. Plusieurs planches et rondins à la fois. Pas de souci pour moi. J'suis fort. Un putain d'homme-requin-saint-bernard. Sacré désastre. J'vais le tirer de là. J'vais y arriver, y a pas de problème. Mais j'crains fort l'moment où j'vais apercevoir ce qui reste de lui. Où est le gosse ? L'est passé où ? Parti chercher du secours ? Il a intérêt, merde ! Parce qu'il faut aussi qu'il m'explique ce qui s'est passé, là. Cet abruti aurait été assez con pour faire glisser la cale là-bas tout seul, lui devant ?

Le voilà. Il saigne. Beaucoup. De la tête. J'y crois tout de suite encore moins, là. J'le dégage hors des bûches, en faisant gaffe à pas rouler dessus et à pas me casser la gueule moi-même. Et j'lui crie dessus. J'l'insulte, même. J'en profite pour lui débiter ce que j'ai sur le coeur. Fils de pute. T'aimes ça, hein, m'attirer des emmerdes ? Piquer encore un peu plus ma culpabilité ? Saloper ma sensation d'impuissance ? Même au bord de la MORT, tu te dévoues à me pourrir la vie ? C'était ta mission en ce bas et beau monde ? Connard. CONNARD. HURLER. EVACUER. Rien. Pas de réaction. Complètement plat. Dans tous les sens du terme, pour le coup...

Tâte le pouls. Que'ud. Il respire plus, c'est évident. Heure du décès : 17:30. Merci la pendule qui s'est pétée la gueule et qui a du s'arrêter pile au moment où mon corps a perdu... vie... Non. Merde ! Pas encore un mec qui va me clamser sous le nez. Je l'emmène à l'infirmerie, j'trouverai bien quelque chose à...

Kamina ?! Qu'est-ce qui se passe ?
C'est quoi ce bordel ?

Ah. Enfin, du monde !

J'ai...
C'était quoi ces cris, Craig ? Tu t'es énervé ?
Hein ? Pas du tout, j'sais pas ce qui... Euh...

J'le sens mal. Ils ont entendu mes cris du coeur. J'crois que c'est ce qui les a rameuté. Ils m'ont entendu pester. Maudire. Rager. C'était de notoriété publique qu'on s'entendait pas, le fonctionnaire de l'entrepôt et moi. C'est de notoriété publique : Craig c'est le marginal mal-baisé, la poiscaille puante un peu louche sur les bords. Et lui, j'connaissais même pas son nom. Je savais juste qu'il était un gros con, tout le monde le savait. Le troisième acteur de cette foutue farce, c'est le sort. Le destin. Charmant plaisantin. M'a foutu le corps de cette enflure dans les bras. Derrière moi, le gosse, de retour. Il a amené des villageois. Il était bien parti chercher du secours, alors... Cool, merci gamin. Tu m'aides, là.
J'le sens mal.
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Tu reviens en courant. Tu cours à en perdre haleine. Un accident vient d'avoir lieu. Un homme vient de se faire écraser sous tes yeux. Il est blessé. Peut-être même mort. Alors tu dois te dépêcher. Tu dois te dépêcher de ramener les secours. Oui. Dépêches toi, petit Caleb. Il y a une vie en jeu. Et surtout, il y a ces cris. Il y a ces hurlements bestiaux. Ces déchirures sonores. Ces accès de rage. Et ils proviennent tous de ce même endroit. Ils te parviennent de l'intérieur de l'entrepôt. Et tu reconnais cette voix. Tu la reconnaîtrais entre mille. Ton poisson a enfin décidé de laisser libre cours à ses sentiments. Il a enfin laissé éclater sa rage. Et tu n'étais même pas là pour assister à la scène. Oui, c'est bien dommage. Tu aurais tellement aimé voir ça. Voir ses traits déformés par la rage. Voir son faciès rendu hideux par l'expression de tous ces sentiments malsains. Mais tu as manqué ça. Bon sang. Il n'aurait pas pu arriver plus tard ? Ou plus tôt ? Dans tous les cas, tu viens de rater quelque chose. Et ça t'ennuie. Ca t'ennuie. Cet égoïsme. Il aurait pas pu attendre un peu, avant de laisser éclater son trop plein de sentiments ? Il aurait pas pu attendre que tu sois là pour dévoiler ce spectacle honteux ? Le spectacle d'un homme perdant toute forme de sang-froid. Le spectacle d'un être lâchant toute forme de contrôle sur ses nerfs. Un spectacle honteux. Un spectacle jouissif. La souffrance d'autrui. Voilà ce qui t'amuse. Voilà ce qui t'éclate. Voilà tout ce que tu aimes. Tout ce que tu voudrais voir plus souvent au quotidien. Parce qu'un homme qui souffre est toujours imprévisible. Toujours prêt à éclater. Toujours prêt à changer du tout au tout. A devenir tout sauf ce qu'il devrait être. Et c'est là qu'est tout le piment. C'est là que se situent tous les risques. C'est là le nectar dont tu voudrais pouvoir te délecter.

Mais tu ne peux pas toujours avoir un tel spectacle sous les yeux. Tu ne peux pas toujours avoir un homme-poisson pris en flagrant délit. Enfin. Tu sais bien que ce n'est pas vraiment ça. Tu sais bien qu'il est innocent. Mais tu restes là, figé. Tu frissonnes légèrement à sa vue. Tu tremblotes, observant, derrière les quelques soldats et civils qui se sont massés autour du cadavre. Tu vois ton requin, le mort entre les bras. Tu vois son regard. Tu entends les murmures, qui reportent déjà la faute sur cette vile créature. Sur cette bête sanguinaire, incapable de se contrôler. Et tu vois l'incompréhension dans son regard. Tu vois cette ombre passer dans ses yeux. Tu vois déjà poindre la peur. Le désespoir. Ou peut-être pas. Mais tu sais ce qui doit se tramer dans sa tête. Le pauvre. Le pauvre, se trouver ainsi au mauvais endroit, et au mauvais moment... C'est vraiment pas de chance, pas vrai ? A sa place, tu haïrais le destin de te jouer un si mauvais tour. Enfin... S'il savait. Si seulement il savait ! Il est au bord du gouffre. Prêt à chuter. Et pourtant, il n'a pas encore sombré. Pas encore. Et ce, simplement parce que tu le veux bien. Simplement parce qu'il peut encore te divertir un peu. Tu prends déjà un malin plaisir à le voir en si mauvaise posture. Intérieurement, tu ris. Tu ris à gorge déployée. Mais il serait temps que tu agisses malgré tout. Le pauvre, il faudrait bien l'innocence et les larmes d'un jeune garçon pour le sortir de ce mauvais pas. Et. Oui. Il a tous les éléments requis à moins d'un mètre de distance. Quelle chance, n'est-ce pas ? Parce que oui, tu vas agir. Le pauvre, il essayait juste d'être gentil. Et il t'a diverti un minimum. Ce serait bête de le perdre maintenant...

Alors tu fends la foule. Tu bouscules les civils. Tu écartes les soldats. Tu trembles de tout ton corps. Tu as les mâchoires serrées. Tu déglutis difficilement. Mais tu t'avances, et tu t'interposes. Tu te places entre cette foule aux pensées hostiles et ton pauvre requin. Ton pauvre, pauvre, pauvre et malchanceux petit requin. Tu fais face au public. Tu trembles. Tu baisses la tête. Tu gardes les bras près du corps. Tu serres les poings. Tu laisses les larmes te monter aux yeux. Et tu reprends ton rôle d'acteur. Tu finis par étendre les bras, comme pour protéger l'hybride derrière toi. Tu délies tes poings. Tu trembles toujours autant. Et tu n'oses pas les regarder. Pourtant, tu prends la parole. Ou du moins tu essaies. Tu laisses une larme couler sur ta joue. Tu la laisses s'écraser sur le sol. Et pas un son ne sort. Jusqu'à ce que tu te décides enfin. Jusqu'à ce que tu te décides à déchirer le silence qui vient de s'installer durant ces quelques instants de ton petit manège, pourtant si brillamment réalisé. Et tu ne parles pas. Tu cries. Tu hurles. Tu hurles ton innocent plaidoyer, conservant malgré tout de légers trémolos dans la voix.

    Je. Je. C'EST IMPOSSIBLE. Je. Ca peut pas être lui !


Silence. Incompréhension. Murmures. Tu laisses cette vague de remarques parcourir l'assemblée, comme une onde ferait frémir la surface de l'eau. Et tu reprends. Tu continues.

    Je. Je sais bien que. Que. Qu'il peut faire peur mais. Je. Ca peut pas être lui. Il peut pas lui avoir fait de mal. Il. Je sais bien que ses crocs peuvent être apeurants. Que. Que c'est un homme-poisson mais. Mais en quoi il doit être différent ? Il. Il tentait d'être sympa avec moi. Il m'a dit que. Qu'il mordait pas, alors. Je. Pourquoi il aurait tué cet homme ? Je. C'est juste impossible !


Silence. Tu laisses le calme retomber. Tu laisses tes larmes couler. Et tu finis par laisser tes bras retomber le long de ton corps. Tu restes là un instant, prostré. Et tu finis par briser le silence de nouveau. Tu finis par ajouter la touche final à ton émouvant petit discours. Parce que finir ainsi serait trop simple. Ce serait trop facile. Ce serait trop gentil.

    Je. C'est ma faute de toutes façons. Je. Je voulais juste récupérer mon dossier. Et. Et il buvait quand je suis arrivé. Il. Il voulait pas que je le répète, alors il. Il a essayé de m'attraper mais. Je. Je l'ai poussé. Et. Il. Il. Il a reculé et. Je. Son pied a buté dans. Dans la cale, et là. Je. Je. J'voulais pas que ça arrive, je. Je.


Mais plus un son ne sort de ta gorge. Plus un mot. Juste des sanglots. Juste un flot de larmes, alors que tu tombes à genoux. Tu tombes à genoux. Le visage entre les mains. Mais en toi, tu jubiles. Tu sais qu'il est derrière toi. Tu sais qu'il est sous le choc. Et tu sais ce qu'il doit se dire. Ce qu'il devrait se dire. C'est un gamin qui vient de lui sauver la mise. Un pauvre gosse, en larmes. Il vient de voir son image s'effondrer. Sa carrière manquer de s'écrouler. Sa vie sur le point de basculer. Et pourtant, c'est un gosse qui se jette à terre pour lui sauver la mise. Alors oui, il peut être honteux. Oui, il peut se répugner. Oui, il peut se maudire. C'est tout ce que tu lui souhaites. C'est tout ce que tu voudrais pouvoir observer dans sa petite tête. Tu crèverais d'envie de voir l'effet de ton petit discours. Parce que tu sais qu'il est encore capable de te divertir un peu. Et puis après tout, ce n'est que justice. S'il ne s'était pas acharné à vouloir être si gentil. S'il avait su se montrer plus intéressant dès le départ, alors... Alors non, tu n'aurais pas eu à déclencher tout ça. Tu n'aurais pas été obligé de faire se produire ce déclic dans son esprit. C'est uniquement sa faute s'il se trouve là maintenant. Parce qu'il n'a pas su satisfaire ta curiosité. Parce qu'il n'a pas su éclipser ton ennui.
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Ça me paraît... pas crédible. Ça sonne un peu comme s'il essayait d'me sauver la mise en inventant une histoire. En détournant l'attention sur lui. Et j'ai peur que l'assistance interprète le binz de la même façon que moi. C'est pas tout, y a autre chose qui me...qui... m'opresse. Merde. Cette honte. Si profonde et, totale. J'suis au coeur de l'intrigue, et tous les efforts du gosse pour capter l'attention des spectateurs seront vains. Un monstre avec un corps dans les bras. Un monstre déprimé, enragé, sensible, violent. C'est ma réalité. Ma réalité, ce putain de conte de fée malheureux. Les happy ends n'existeront jamais pour moi, parce que j'ai été maudit. Moi, qui cherche juste, seulement la sérénité, en ce moment, j'suis à un tournant, soit être haï, soit être pris en pitié. J'ai été secouru par un gentil minet, mais j'sais pas si son témoignage va suffire à les convaincre de pas m'enfermer, ne serait-ce que par précaution. J'ai pas le droit d'extérioriser ma colère, c'est ce qu'ils attendent tous pour me condamner. C'est ce que l'monde attend pour me faire pleuvoir sa misère et son injustice sur la gueule.

Secouru par un gamin. Ouaip. Ce p'tit détail pourrait être racine de toutes mes hontes. J'suis trop mauvais pour vaincre mon destin. J'ai besoin de l'aide d'un apprenti charpentier, sorti de nulle part. Complétement sorti de nulle part. Hasard, destin, coïncidences. Tout convergera toujours pour pointer du doigt l'évidence : j'suis un bouseux. Les voix s'élèvent de nouveau, alors que j'commencais de nouveau à perdre pied avec la réalité. Ouf.

Amenez le à l'infirmerie !

J'les laisse prendre le corps du type. Puis j'attends. Qu'ils se remettent à causer, qu'ils me disent ce qu'ils pensent de tout ça, et qu'ils me disent s'ils croient à la version du gamin autant que moi. C'est à dire, quasiment pas.

Depuis qu'il avait été muté ici, il avait toujours empesté la vinasse. On l'a collé à l'entrepôt pour qu'il évite d'incommoder tout le monde, mais...
Hmmm.
Y aura une enquête quand même. Si ce gamin t'a couvert, on le découvrira vite.
J'suppose.
Et faut vraiment que t'arrêtes de sécher les évaluations psychologiques.
D'accord.

Sans conviction, j'réponds à tout au tac-au-tac. Comme instinctivement, pour éviter de paraître hésitant, confus, et donc suspect. J'suis rassuré malgré tout, c'est sûr. J'éviterai le lynchage public et le bûcher, c'qui était pas gagné, et c'qui aurait été finalement une conclusion complètement légitime à cette vie de loque. Héhé, sauvé par un gosse que j'connais à peine. J'lui en dois beaucoup, j'crois. Son histoire d'accident m'semble un peu bancale, mais si elle suffit à me laisser ne serait-ce qu'un moment de répit, j'prends. L'enquête se chargera de m'innocenter, j'espère. Sauf s'ils patinent et qu'ils se mettent en tête de s'trouver un bouc-émissaire, bien sûr, mais ça encore, ça m'affecte plus trop. Toute l'histoire de ma vie. J'ai vaguement écouté la tirade du môme. Parce qu'elle m'enfonçait un peu plus, certainement. J'avais la sensation qu'il essayait de s'improviser avocat du diable. Puis merde. Me faire défendre par un gosse que j'connais depuis même pas une heure... C'est à la fois touchant et complètement déprimant. J'crois que faut que j'remette de l'ordre dans mes idées.

L'idée qu'il ait inventé son histoire pour me sauver me fout le cafard. L'idée qu'il puisse avoir l'impression de s'voiler la face, d'avoir été trompé, d'avoir comme j'ai pu l'avoir la sensation que la réalité l'a berné. L'idée qu'il puisse douter de moi, maintenant. Qu'il ait fait ça parce qu'il pouvait effectivement pas croire que j'aie fais ça, qu'il ait finit par me considérer comme un bon gars, mais que je l'aie déçu. Que j'ai effectivement emporté ce type dans un accès de colère. Comme toute bête est capable d'le faire.

Les badauds sortent bruyamment, peu à peu, tandis que les autres soldats soupirent en commençant à constater les dégâts matériels, y voyant sûrement de nombreuses heures sup' se pointer. J'balaye tout le monde du regard, essayant avec peine de discerner dans une expression faciale ou dans quelques mots captés à la volée ce qu'ils peuvent penser de moi, là, tout de suite. Rien. J'crois. Ils m'ont déjà oublié, ou ils sont accaparés par autre chose. Ou ils attendent que j'me sois éloigné pour s'échanger leurs venins. Peu importe. J'me tourne vers le p'tit bonhomme, je l'approche.

...Merci. J'sais pas trop quoi te dire de plus.

Puis, en baissant le ton.

Et j'sais pas si tu leur as inventé des salades pour me tirer d'affaire, mais... j'veux que tu saches que c'était pas moi. C'était pas moi.

Tout compte fait, j'le sens pas capable de mentir. J'me faisais des idées. C'est sûr qu'il a dit la vérité. Il me semble être d'une sincérité touchante, voire navrante. Le genre de gosse que j'pouvais être, avant. Et du même coup, j'en veux encore davantage au mort d'avoir été ce qu'il était. Attaquer ce pauvre môme pour couvrir son propre pathétisme, tsss. C'est bien ce qu'il était, un enfoiré lamentable. Une loque, comme moi, mais qui a dégénéré. J'veux pas devenir ça. A force de penser, j'en viens à être heureux de le savoir "parti". Ça fait un ennemi de moins pour nous deux dans c'monde...

Bref... Faudrait p'tete que tu fasses ton boulot. Ils viendront sûrement t'chercher pour témoigner, après...
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La foule se disperse. La tension retombe. Et tu souris. Intérieurement bien sûr. De ce sourire malsain. Sadique. Cruel. Mais comment t'en empêcher ? Il a l'air si mal. Si perturbé. Sa petite cervelle d'hybride est dérangée. Et personne ne sait quoi penser. Personne sauf toi. Toi, immonde petit génie. Minuscule esprit, innocemment machiavélique. Tu souris. Et tu attends. Tu continues à jouer ton rôle. Tu prends ton temps pour te calmer. Pour laisser couler tes émotions. Pour reprendre un masque plus... Calme. Plus convenable. Mais tu gardes des marques de peur. De crainte. De honte. En bon petit garçon, en bon gamin naïf et candide, qui voudrait porter le poids de tout ceci sur ses deux pauvres petites épaules. Mais tu n'auras pas à porter un tel fardeau. Tu le sais. Tu le sais pertinemment. Déjà les soldats occupent la zone. Ils s'occupent de ton camarade poisson. Et de toi, évidemment.

    Ca va petit ?

    Je. Oui. Je. Je crois.

    Il va falloir qu'on t'emmène pour prendre ta déposition à propos de l'accident tu sais.

    Je. Je. Oui. Bien sûr.


Il te crois sous le choc. Pauvre petit soldat. Lui qui pense bien faire. Ah. Ces gens simples d'esprit. Tu détestes ça. Et avec ses attentions, son ton radouci et sa façon de s'adresser à toi... Beurk. Tout ce qu'il y a de plus candide. Et de plus écoeurant à tes yeux. Mais tu hoches la tête. Et tu réponds calmement. Doucement. Sans broncher. Tu le laisses t'aider à te relever, feignant toujours un état de trouble. Et le voilà qui s'éloigne déjà pour aller retrouver son supérieur. Tandis qu'approche le dénommé Craig. Il vient te voir. Et alors qu'il approche, tu le regardes. Et tu vois les informations défiler sous tes yeux.

Prénom : Craig.Nom : A compléter (Penser vérifier registres Marine.)
Problèmes comportementaux en comparaison du reste de son espèce. Psychologie différenciée. Problèmes personnels importants. (Familiaux, sentimentaux ?) Auto-marginalisé. Capable d'un certain self-control mais visiblement capable de s'échauffer sous la provocation.


Voilà ce que tu as pu en tirer depuis votre rencontre. Tu vas probablement jeter un coup d'oeil aux dossiers de la Marine quand tu en auras l'occasion. Et tu l'écoutes alors qu'il te prend à part. Tu hoches la tête, en silence. Tu n'oses pas répondre. Pas sur le coup. Car tu observes. Tu observes ses yeux. Et tu vois. Tu vois cet éclat qui y brille. La reconnaissance ? La peur ? La honte ? Tant de sentiments entremêlés aux final. Tant de sentiments que tu t'amuses à observer danser, au fond de ses prunelles. Mais tu finis par sortir de ton mutisme. Et te voilà en train de le retenir, pour lui glisser quelques mots, sur un ton légèrement fluet, encore un peu sous le choc. Encore un peu apeuré.

    Je vous crois hein. Je. Je sais bien que vous auriez rien fait.


Evidemment. Sale pleutre. Evidemment qu'il ne lui aurait rien fait, cette espèce de chiffe molle. Trop peu de volonté. Trop peu d'agressivité. Et ce genre de choses te dégoute. Ce genre d'individus te donne des nausées. Trop gentil. Trop peureux. Trop taiseux. Trop de choses que tu ne supportes pas. Et tu finis par l'abandonner. Le bleu qui était venu te relever vient de venir te chercher. Et apparemment, ton requin aussi est convoqué. D'après le soldat qui t'accompagne, tu vas simplement devoir faire une déposition. Ce n'est que le temps de quelques questions.

Et tu pinces les lèvres, te donnant un air préoccupé. Stressé. Tendu. Tu vas être interrogé par un gradé de la Marine. A propos d'une mort. Alors oui, tu es tendu. Le gentil petit Caleb est tendu. Mais toi, tu te délectes toujours autant de la situation. Sous ton masque, tu t'amuses. Tu ris. Tu ris aux éclats. Tu ne sais pas où ils ont embarqué Craig. Mais quelle importance après tout ? Il a fini de te divertir. Un bien piètre divertissement au final. Car ton petit jeu est presque fini. Tu n'as plus qu'à duper les interrogateurs que l'on te présentera. Et tout ce petit jeu sera terminé... Toute cette affaire sera... Vraiment terminée ?

Hj:
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J'suis les soldats. Mes collègues. Des gens que j'connais pas, que j'ai juste aperçu, au détour d'un couloir, dans la cantine, à lézarder dans la cour, à se donner bonne conscience en passant quelques minutes sur le terrain d'entraînement. Ces types sont censés être mes camarades. 'sont censés pouvoir compter sur moi autant que j'peux miser sur eux. Mais d'un côté comme de l'autre, j'sens bien qu'il y a que méfiance et doutes. Ils me font retourner sur mes pas, repasser par le couloir qui mène à l'entrepôt. Repasser par le port, devant les deux vaisseaux éventrés. Repasser par la cour centrale, dont le peu d'activité converge aussitôt vers moi alors que j'pénètre dedans. Et des chuchotements, et des ragots qui s'envolent.

Les Camarades. En évitant mon regard, ils se réfugient dans ceux de leurs pairs. Et ils crachent, ils crachent, crachent leur poison qui n'a pas besoin d'me toucher pour être néfaste à mon âme. Je hais les gens. Pas seulement les humains. Tout ce qui est vivant. Je hais comment ils peuvent aimer poignarder les autres pour exorciser leur sentiment d'impuissance. Palper et souiller de leurs mains sales l'existence des autres pour la comparer à la leur. Se dire qu'ils se sentent pas si mal, finalement, dans leur peau sans poils ni écailles, d'un blanc rosé impur parfumé à la sueur de la journée. Pas si mal, ouais, hein ? Car c'est ça, hein ? L'homme-requin d'la base était un tueur, ça vous paraissait évident, hein ? Pas besoin de penser ? C'est tout réfléchi. Entre les mains d'ces minables, j'serais condamné sans procès.

Couloirs de la base. Mon cortège de pensées démentes précède probablement de peu mes lents pas sur le carrelage luisant, parce que les gens se retournent avant même que j'sois parvenu à leur niveau. Comme s'ils sentaient que devant nous, notre escorte se prolongeait à deux membres. Ma colère et ma tristesse. Mais ces soldats me jugent, et me jugent, ça les empêche pas d'me juger, d'leurs regards où se mêlent incompréhension, mépris, déception. Alors que ma conscience est la seule à même de me juger et de m'abattre, si elle le désire. Elle a la main sur moi. Vindicative à l'excès, chaque faute est convertie en torture.

Rentre.

Je rentre. On abandonne le reste de l'escorte dehors. Petite salle, très simple, un bureau, deux chaises.

Assois toi.

Oui, j'allais pas rester debout. Connard.

Pour le moment, tu restes notre principal suspect, Craig.
Moui. Mais... C'que raconte le garçon ?
On prend sa déposition à part. On confrontera vos deux versions.
J'étais pas là quand c'est arrivé.
Raconte.
J'étais... venu avec le gamin chercher des planches. En ressortant, il a oublié un truc... Moi, j'suis resté dans le couloir... puis j'ai entendu un bruit...
D'accord, d'accord. Donc tu affirmes que le môme était seul avec Robert quand c'est arrivé ?

Ah, il s'appelait Robert. Brûle en enfer, Robert. J'te souhaite volontiers les pires supplices pour toute cette foudre que tu m'as fais tomber sur la gueule en mourant bêtement, éponge imbibée et poisseuse que tu étais.

... Craig ?
Oui, ouais. C'est ça.
Et ensuite ?
J'suis arrivé, j'ai vu le bordel. J'ai essayé de dégager toutes les planches pour trouver des blessés... Puis bah, j'suis tombé sur... Robert. J'ai essayé de le sauver, mais il était mort.
C'est à ce moment-là que tu hurlais ?
... Oui.
Je vois.

Sachant plus ni où poser mes yeux, ni où centrer mon esprit, j'me contente de le fixer. D'mes yeux secs. Dénués de larmes, dénués de regrets, dénués de peur. Juste le présent, tout de suite. Et le futur que j'embrasserai quoiqu'il me réserve. Même si j'dois crever en traînant l'image voire l'identité d'une bête enragée et sanguinaire. Car j'suis résigné, plus rien me comprendra, depuis que le frangin m'a quitté. Rien n'est capable d'entrer dans mon esprit. Rien ne s'y intéresse, non plus. Hermétique. Obscur. Abyssal.
Me reste juste de la peine pour ce gosse, persuadé d'mon innocence. Qui pensera p'tete à moi le jour d'mon exécution. Qui se demandera longtemps ce qu'il aurait pu faire pour m'éviter ça. Qui ne comprendra jamais, lui non plus, pourquoi je les ai laissé m'enchaîner à un destin injuste et laid sans même essayer de mordre. Alors que j'en ai les moyens. Alors que je suis mi-homme mi-bête. Pauvre môme.
Et une once de peur que cette histoire arrive aux oreilles du frangin. Ça le détruira pas, il s'en remettra. Mais ça salira son âme, certainement. Et à ce niveau-là, j'pense en avoir déjà fait assez en refusant d'le suivre comme le second rôle sans envergure que j'suis. Il a du se sentir sacrément trahi. Tark est le héros de son histoire, moi je suis le seul spectateur de la mienne. J'connais l'idée. Qu'est-ce qu'il penserait de moi ? Son avis est l'seul qui m'importerait, dans ma situation. Mais même cette bouée, sur laquelle j'avais l'habitude d'me reposer quand j'étais trop feignant pour me hisser seul à la surface, je ne l'ai plus.

Triste fin, solitaire et ironique. Le jour où j'ai essayé d'émerger d'mon esprit, de ma mer de boue, en tendant la main à un enfant. Aider, juste aider, pour me remettre à flot, reprendre le cap de ma vie. Vie que j'voulais altruiste, utile, dévouée. C'est ce jour que mon destin a basculé, ce jour où j'ai su que ma mort sera pas celle d'un héros... Mais celle d'un salaud. Qui se sait victime d'une erreur judiciaire, mais qui n'a plus l'envie de lutter. Tout ça colle bien au gâchis qu'je suis.

Alors ?
Alors quoi ?
Bah, quoi, quoi ? Vous m'enfermez quand ?
... Calme-toi.
Persuadé que j'le mérite, hein ?
Je n'ai jamais dis ça.
Vous pensez tous très fort.
Non, non. Ta version tient la route, et celle du p'tit semblait la rejoindre.
Hmmf.
Faudra que tu vois un psy, dans tous les cas.

Le monde est taré, dégénéré, acharné, impitoyable, inutilement sanguinaire. Tout mon contraire. Envoyez l'monde voir un psy, et foutez moi la paix. Laissez moi vivre. J'me laisse un peu glisser sur ma chaise, détend tout mes muscles, me pliant le dos, reposant ma lourde tête sur le haut du dossier.

Maintenant...
On attend quoi ?
La déposition du charpentier.

Désir insatiable de paix et de silence. Cette petite salle m'oppresse. J'laisse tomber mon regard sur mes pieds. J'ai tellement hâte d'en finir.



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Tu regardes le suspect partir, escorté par d'autres soldats. Par ses « camarades ». Tu parles. Des camarades, ça ? Non. Même pas en rêve. Des pleutres, des lâches, des ignares. Mais pas des camarades. Pas avec cette lueur de crainte dans les yeux. Pas avec cette lueur d'abrutissement dans le regard. Ils le regardent. Ils en ont peur. Mais pas toi. Enfin. Si. Si, tu as peur. Mais pas vraiment. Lui, lui a peur. Pas toi. Lui, il avance, frêle, apeuré, impressionné par tous ces soldats déployés. Avec le poids de la culpabilité sur les épaules. Il avance, et il a peur de ce qui va lui arriver. Mais ce n'est pas ton cas. Car tout ceci t'amuse. Tout ceci te divertit. Tu trouves ces pleutres comiques, à se vautrer dans leurs faux semblants, dans leurs préjugés.

Tu finis par suivre les soldats, qui t'emmènent à leur base. Il regarde, apeuré. Il observe les murs, les plafonds, tout, et son regard semble fiévreux. Il est intimidé. Il ne sait pas quel comportement adopter. Pauvre petit Caleb. Et toi, tu ris. Tu observes. Tu notes les détails. Tu constates la pauvreté des lieux. Tu constates l'état du bâtiment. Les pauvres, tout est tellement chiche. Tout semble tellement délabré. Ils semblent tous désoeuvrés, alors que leurs bâtiments sont dans un tel état. Tu te demandes ce que fait le commandement. Mais tu arrives rapidement dans la petite salle aménagée pour recueillir ta déposition. Sa déposition. Et il avance, penaud, tête baissée, des nœuds dans les mains. Pendant que tu souris, de ce sourire arrogant et moqueur. Ce petit sourire narquois. Ce petit sourire intérieur. Et tu t'installes, gentiment, sur cette chaise qu'on te présente. Et il ouvre la bouche, comme pour dire quelque chose... Avant de la refermer, sans produire le moindre son. Tu souris. Il rougit. Il baisse les yeux. Tu observes. Le gentil Caleb est prêt pour donner sa déposition. Et le méchant Moriarty l'est lui aussi.

    Alors. Expliquez moi, que s'est-il passé ?


Il ouvre la bouche, penaud. Et tu rirais presque de cette fabuleuse mise en scène. Il voudrait parler, mais il n'y arrive pas. Il ferme les yeux, il inspire. Et il finit par prendre la parole.

    J-j-je. Je. Je.


Et il referme la bouche. Il rougit, il ferme les yeux, se maudissant de son incapacité à s'exprimer. Et tu observes du coin de l'oeil les réactions du soldat chargé de t'interroger. Il est mal à l'aise. Il ne sait pas quoi faire. Tellement pathétique. Pitoyable. Incapable de se débrouiller pour gérer l'interrogatoire d'un gamin. Tu comprends mieux pourquoi les Pirates pullulent ainsi. Avec des soldats si peu dégourdis, ce n'est rien que de très normal au final. Seems legit comme on dit. Mais il finit par reprendre la parole. Et le petit Caleb déglutit difficilement. Pendant que tu regardes le soldat qui tente de se dépêtrer avec ce simulacre de dialogue.

    Et bien. Je. Où étiez-vous au moment de l'accident ?


Il redresse la tête, comme piqué au vif. Et il ouvre la bouche, bégayant, cherchant ses mots, hésitant. Pendant que tu attends. Tu attends la fin de ce pseudo dialogue long et fastidieux.

    Je. J'étais revenu chercher mon dossier, je l'avais oublié sur le bureau.

    Et que s'est-il passé ensuite ?

    Bah. Je. Je. I-i-i. Il était en train d-d-de... Murmure. De boire. Et. Je. Je l'ai surpris alors. Il. Il.


La voix du petit Caleb se brise alors. Il fond en larme. Des larmes de crocodile, tu le sais. Des larmes forcées. De simples imitations. Mais le voilà qui tombe dans ton piège. Dans ce piège grossier.

    Ca va, du calme, du calme.


Et voilà qu'il vient réconforter le petit Caleb. Et tu attends. Tu attends. Tu t'ennuies.

    Et après, qu'est-ce qui s'est passé ? Nous avons besoin de savoir, pour faire avancer notre enquête et dissiper les soupçons sur toi et le soldat qui t'accompagnait.


Stupide. Idiot. Débile. Et tellement prévisible. Il commence déjà à se ranger de ton côté. Les gens sont si faibles. Tellement guidés par leurs sentiments qu'ils finissent par se laisser aveugler. Ce type a une alliance au doigt. Il doit avoir la quarantaine. Suffisamment pour être marié et père de famille. Et l'instinct paternel a pris le dessus. Il aura suffi de lui présenter un enfant en pleurs pour détruire son semblant d'impartialité de départ. Tu souris. Et il finit par respirer, séchant ses larmes, les yeux rougis. Pour finalement reprendre.

    Il. Il. Il a voulu m'attraper pour que je ne le répète p-p-pas. Mais. Je. J'ai voulu partir et. J-j-je. Je l'ai poussé. Et il a déplacé une cale en reculant. Il était. T-t-totalement ivre, alors. Il tenait mal debout, et. Au final le tas de bois s'est écrasé sur lui, et je. J'ai rien pu faire pour le.


Voix brisée, de nouveau. Nouvelle démonstration de tes talents d'acteur. Aucune réponse de ton interlocuteur. Et le voilà qui vient réconforter le petit Caleb. Beurk. Tu détestes les contacts physiques. Surtout quand il s'agit d'un tel plouc. Tu vas laver tes vêtements. Tu lâcherais bien une grimace dégoûtée. Mais non. Tu te retiens. Tu attends.

    Allez, allez. Ca va aller. On va te faire raccompagner jusqu'à l'infirmerie, puis si tout est bon, tu pourras partir.


Tu souris. Et le petit Caleb hoche la tête, doucement, tentant de se reprendre. Il se frotte les yeux. Il sèche ses larmes. Et tu continues à sourire. Si naïfs. Si manipulables. Tout est si simple. Si amusant. Si jouissif. Mais quel dommage qu'ils ne puissent guère te divertir d'avantage. Tu suis le soldat qui t'amène jusqu'à la porte de l'infirmerie, avant de le regarder s'éloigner. Tu pousses la porte, entrant avec un air innocent sur le visage. Et voilà. Tout ceci est terminé désormais. Simplement terminé. Tu souris. Ce fut fastidieux. Un peu trop par rapport au maigre divertissement que cela a pu t'apporter... Mais voilà, toute cette affaire est finie. Terminée. Et tu vas pouvoir recommencer. Recommencer à t'ennuyer. Sans une pensée pour ce pauvre homme poisson. Il s'en sortira. Tu serais presque curieux de savoir comment il va évoluer. Si seulement il était capable de changer.
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