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Baptême de feu

Rappel du premier message :

Jour 4. Surveiller ce qui se passe au large depuis les quais. Toujours rien à signaler. Jamais rien à signaler, de toute façon. Je prends sur moi. Je dépéris un peu. Je me néglige. Encore plus que d'habitude, je veux dire. J'ai pas encore squatté une seule fois les douches de la base. C'est crado il paraît de toute façon.

On est un certain nombre de larbins à glander sur les docks. J'connais pas trop mes collègues. Y en a beaucoup qui doivent être dans le même état d'esprit que moi, mais... J'sais pas, j'ai un blocage. Seul homme-poisson de mon régiment, ça doit jouer. Puis j'ai pas de conversation avec les inconnus. J'ai juste un peu parlé à une rouquine qui zone dans mon coin, un peu sympa. Elle tourne encore dans mon secteur aujourd'hui, là elle est derrière moi je crois. J'ose pas me retourner pour vérifier, pas envie de croiser un regard. J'me sens vraiment concerné par ce qui se passe plus loin dans l'île, mais j'me sens obligé de la fermer. Comme s'ils allaient me coller du mauvais côté de l'île si je rouspétais. Je suis sûr que c'est ce qu'ils feraient ces enfoirés. J'évite les regards des esclaves quand je suis forcé d'aller dans leurs secteurs. Y a pas mal d'hommes-poissons parmi eux en plus. Eux je les évite carrément. Lâche. Sale lâche. Âme d'amiral mon cul. Je m'invente mille excuses à la seconde, mais j'en trouve pas de valable.

Protéger des esclavagistes, c'était pas dans le contrat de base. Le boss prétend qu'on protège aussi les esclaves, mais j'pense surtout qu'il cherche à faire taire sa bonne conscience comme il peut. Notre rôle c'est d'être neutres, mais même être neutre ici, c'est pas défendable. Je m'emmerde à mort, et je ressasse sans arrêt la raison de ma présence ici. Je me suis enrôlé pour défendre la veuve et l'orphelin, moi. En l'occurrence la veuve et l'orphelin on les fouette ici. Putain. Y a des gens à protéger dehors. On s'en branle des matons. C'est ça, la force de la justice de la surface ? Une garnison pour protéger les pires enculés de la planète ? Conneries.

Et dire que Tark m'enviait. Tout en débouchant les chiottes du patron, il doit penser à moi, et croire que je vis de grandes aventures à l'autre bout des mers. Bah pour le coup j'aurais préféré les chiottes. J'aurais préféré mettre les mains dans ce genre de merde plutôt que dans celle de cette île. Je sais pas ce que je raconterai au frangin quand je rentrerai au bercail. S'il sait que j'ai coopéré à un business pareil, il va péter un plomb. Il comprendrait pas que j'y peux rien...

Je compte les navires au loin pour me réconforter. Zéro. Zéro. Encore zéro. Un... De nouveau zéro. Y avait un navire qui a ramené une nouvelle fournée d'esclaves hier, mais il a l'air d'être parti pendant que j'avais le dos tourné. Le coquin. Ils m'ont affecté à la surveillance des côtes mais en ce moment j'ai la vigilance d'un poisson rouge sous morphine. Au début, j'errais sur les quais. Maintenant j'bouge plus. Je reste planté à regarder le ciel et la mer sans vraiment les regarder. Un genre de poète. Ils font ça les poètes j'crois.

Je compte les oiseaux. Trois mouettes au dessus de moi. Beaucoup plus au large. Une, deux, trois, qua... Flemme en fait. Le piaf emblème de la marine... Il me nargue en riant au-dessus de moi. J'pourrais presque penser que c'est un signe, une genre de... métaphore. J'crois que c'est le mot. Sacrée faune aérienne, on avait pas ça dans les fonds marins... Quoique les poissons ont un peu le même comportement. Ils semblent virevolter au hasard sans en avoir quoique ce soit à foutre de ce qui se passe autour d'eux. Un peu comme moi d'habitude. J'ai l'impression d'être un extraterrestre. La moitié des enjeux de la surface m'échappe, l'autre me dégoûte. Hum.

Je me tourne vers la rouquine. Elle a un air pensif. On l'est tous, je suppose. Je crois que si personne n'ouvre une parlote, l'un de nous va finir par se tirer une balle. Dommage, parce qu'entre détendre ou plomber une atmosphère, ça a toujours été le second que je savais faire de mieux. Allez, enclenche ton générateur de banalité... Une belle connerie sans intérêt.

'fait frisquet, hein ?

Oooh oui, ça c'est de la bonne platitude. Et c'était timide en plus. J'suis timide parfois. Et je cause avec un ton à déprimer une hyène. Pas doué pour cacher mes émotions. Je sens ma foi s'ébranler à vue d'oeil.
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On se planque.

J'ai un sac à vider. Mais faut pas qu'on reste ici, c'est sûr. Près de ces malades, quelqu'ils soient. Dès qu'on est reparti, je déballe tout d'un bloc, entrecoupé d'essoufflements rauques.
J'raconte en format télégramme. Si je pouvais, je m'attarderai sur certains détails, mais... Merde. J'en ai gros sur la patate. Et jamais le moment de partager la boîte à horreur qui me sert de mémoire viendra, c'est sûr. Toutes ces idées noires que je remue depuis quatre jours, puis ces regards, de détresse, ou de haine, ou encore de mépris, puis ce sang, tout ce foutu sang qui se répand dans la flotte et qui devrait m'exciter vu que j'suis un putain de requin, mais qui finalement me hante parce que j'suis une tapette. J'pourrai pas en parler à Tark. J'peux pas en parler à Serena. P'tete qu'elle pourrait comprendre, mais j'ai peur d'aller dire des trucs pareils à quelqu'un que j'connais depuis aussi peu de temps. Après, les confessions, ça doit faire partie de son rayon. Ça doit être facile de causer à Dieu, mais j'sais pas s'il comprend ce qu'on ressent, ici-bas.

Me revoilà perdu. Paumé au milieu de forces qui m'dépassent. J'suis naze. J'ai pas la sensation d'être con, mais me faire doubler par tout ce qui bouge sans avoir les moyens de l'appréhender, ça me mine, ça me donne l'impression d'être encore un pauvre type parmi tant d'autres. Seul au milieu d'une foutue tempête, comme d'habitude, je sais que j'ai besoin de me singulariser. J'veux pas que la seule chose qui me distingue du reste des misérables de la surface, ça soit mon odeur de poissonnerie. L'idée de vivre en rouage toute ma vie me rend malade. Et elle me martèle encore plus ici, alors que j'suis cerné de ces types qui fonctionnent par meute. D'un côté j'ai peur d'être seul, d'un autre j'veux pas que les autres s'approchent trop de moi. Tsss... J'cours après ce que j'pense pouvoir me satisfaire, j'voudrais être simple, posé et droit, mais j'suis un connard difficile et lunatique aux principes complètement flous. Autant dire que j'ai pas de vraies valeurs, donc.

J'mets ça sur le compte de la situation. On était jusque là habitués à baver toute la journée en pensant à un monde meilleur. Moi, avant, j'pensais que j'pourrai devenir quelqu'un de meilleur. Progresser, découvrir, et m'souvenir du passé que pour construire le futur. Aujourd'hui, j'suis qu'une larve qui chiale intérieurement sur son p'tit sort personnel. Mon orgueil se mange le monde en pleine tronche.
J'repense au frangin. Calme, déterminé, passionné. Mon modèle, depuis tout p'tit. J'serai jamais unique, alors. Juste une copie médiocre d'une vraie volonté forte, au mieux. J'suis naze.

On tombe sur Sourde oreille, devant la base. Même pas le temps de se poser, qu'il nous repousse et nous invite à continuer le marathon. Tout en traçant, j'expose d'une voix faiblarde toujours entrecoupée d'essoufflements un rapport bancal voire merdique.

...on a trouvé l'homme-poisson qui a attaqué les pêcheurs... éventré sous l'eau attaché à un boulet... j'ai un peu exploré le bateau... dans un bureau, des trucs... glauques... Un avis de recherche... Phillip, 80 millions, j'crois... Des déguisements...

Ça empêche pas le commandant d'accélerer le rythme. Je continue à lui donner quelques détails à la volée, et on dirait que ça lui parle de plus en plus. Angoisse. J'attends pas la suite désormais, car j'en ai peur. On va se battre. J'ai les boyaux noués. Quand on arrive devant la cloche, je sers les dents comme un dingue. Le commandant nous fait signe de nous mettre à la cloche pour la faire tinter. On part le faire. Lui sort un mini den den.

Ecoutez-moi bien. Nous sommes envahis par l'équipage du pirate Phillip Cartage, connu pour ses liens notoires avec plusieurs réseaux esclavagistes. Fédérez vos hommes, et lancez la contre-offensive, lieutenants. Faites leur bien comprendre qu'ils assistent à une gigantesque mascarade, et que ces hommes ne sont pas du tout ce qu'ils prétendent être. Je vous rejoins de suite.

Aussitôt dit, aussitôt fait... Il repart en trombes, en sens inverse. Passe devant nous, et nous lâche quelques mots froids et crispants.

Aux armes, soldats.

J'ai pas envie d'y aller. Furieuse envie de déserter. Et là, j'me rappelle d'un coup que j'suis un marine, avec, normalement, des couilles et des ambitions. Alors, il en est pas question, j'suppose... Bah, de toute façon. J'suis sûr que la rouquine me laisserait pas faire. On file à la réserve de la base. J'tâcherai de pas céder à la panique, mais ça va devenir dur. On a jamais été vraiment préparé à ça. Enfin officiellement, si, quelques mots vides de sens, courage, bravoure, honneur, justice, héros. Moi c'que j'ai toujours pensé, c'est que quand on se retrouve paumé sur un champ de bataille, on vise sans réfléchir la première chose qui ressort du décor. Un homme-poisson par exemple. Ou une femme rousse, hum...

De retour à la base. Brouhaha, foule dans les couloirs. Tout le monde court partout. Ce même Tout le monde, d'habitude, c'est les zombies qui traînent dans les couloirs et les dortoirs en s'échangeant des banalités ou en jouant aux cartes. Cette ambiance... C'est vraiment un bon avant-goût de l'enfer qui nous attend, j'pense.

On arrive à l'armurerie, bondée bien sûr. On s'équipe. Puis on est prêts à affronter plus fort que nous. En théorie. J'me pisse dessus. Pas encore physiquement, mais ça va venir. J'compte pas quitter Serena, même une fois au combat. Ça fait pas deux heures qu'on a fait connaissance, mais j'crois qu'elle est largement plus digne de confiance que n'importe quel troufion qui s'agite ici...
...
Puis j'me l'avoue pas, mais son instinct de survie, il a l'air plus efficace que l'mien. C'est comme si j'comptais sur elle pour me protéger. J'suis naze.
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Depuis tout à l'heure, j'me sens déportée hors de moi-même. C'est carrément nouveau, j'avais jamais vécu ça en-dehors de la topette. Ou alors, pas du tout comme ça. C'est comme si le dehors me mendiait des morceaux d'âme, et que je lui donnait le paquet tout entier. Je m'agite, le front sérieux et la voix basse ; mais à l'intérieur, je pèse les choses presque sans passion. Comme si j'avais pas le temps d'être en colère. Pourtant, j'ai toujours ce feu à l'intérieur de moi qui s'agite, prêt à mordre et à gueuler tout ce qu'il peut à la première occas'. La rage de vivre. J'veux pas mourir ici, parce que j'ferais un usage douteux du cadeau de Julius, quand il a décidé de pas me buter. D'y penser, j'en ai encore les tripes en vrac. Envie d'aller chier. Putain, c'est bien le moment. Et bonjour l'élégance. En même temps, j'crois qu'on a tous une partie de nos entrailles qui réclame d'aller voir ailleurs des fois que ce soit mieux qu'ici. Y'en a qui se tiennent le ventre en cherchant leur arme fétiche. J'ressens les choses, mais j'vis ça comme au ralenti.

Surtout, j'suis encore centrée sur les paroles de Craig. Sur le contenu, ça m'a pas vraiment surprise. Les révolutionnaires, ils ont pas ma confiance. Ils étaient pas là pour sauver Vaillant, pas là pour empêcher Aimé d'se faire planter et traiter comme un lâche (puisse-tu veiller sur lui, Seigneur), pas là pour recruter des adeptes dans le Grey T., alors qu'on aurait eu démesurément besoin d'eux. S'engager dans une famille ou dans une cause, est-ce que c'est pas un peu la même ?
Mais j'ai été saisie par sa voix et son regard. J'sais pas c'qu'il attendait exactement, mais si on s'en sort vivants tous les deux, j'espère qu'on pourra reparler de tout ça autour d'une bière. Cracher ce qu'on a à cracher. Et j'ai comme l'impression que pour une fois, l'essentiel du fiel viendra pas de moi. C'est... bizarre. J'me sens démesurément courageuse et enhardie. Alors même que ça me correspond pas.

J'm'équipe vite. J'ai laissé mon épée de défense au dortoir, pas le temps d'y aller. Puis de toutes façons, je sais pas m'en servir et elle est pas conçue pour tuer. Et aujourd'hui, on tue. J'prends un fusil réglementaire, j'bande mes poings, je glisse un couteau de combat dans ma ceinture. Les sabres sont pris d'assaut par ceux qui avaient une vraie expérience martiale avant la marine. Pas mon cas. J'ai toujours du savoir me défendre, mais à l'artisanale, sans technique ni subterfuge. J'ai été formée au tir, du coup. J'dois dire que j'ai vite aimé, ça et la boxe. Ça canalise. Ça oblige à prendre son temps, à pas faire n'importe quoi. Ça va bien à mon tempérament qui s'épanche toujours de tous les côtés, comme du sang qui coule d'une blessure par explosion.

Oh, j'ai déjà les métaphores glauques qui me viennent, j'suis en condition. Léger sourire à l'idée de ma propre vanne. J'me mets en rang, sans lâcher mon requin. On a peut-être pas beaucoup échangé, mais le danger de mort, ça crée des liens. C'est comme une turbine, ça accélère les choses. J'crois que c'est pour ça que je sens ce décalage là, et je m'aperçois que c'était un peu la même pour l'aventure dans les égouts avec Yoru. Y'a des cas limites qui peuvent retourner l'aversion en l'amitié en une fraction de seconde. Et là, à la base, y'avait pas aversion. Donc qu'on le veuille ou non, y'a un lien qui s'est fait.

-On va être en première ligne.

On est des premières classes. C'est ça que veut dire le première. On est les plus exposés. De la chair à canon premier choix. Les premiers à mourir. Les premiers à la porte du paradis. Encore une image que j'aime pas. Comme si l'après-vie était une réplique en mieux ou en pire de la vie d'ici-bas. J'chasse mes relents théologiques en m'mettant en marche, au pas de l'armée.

Comme ça, y'a une apparence d'ordre, mais ce qui domine, c'est le tumulte et les odeurs de sueur ferreuse. Les mains sont moites sur les mousquets, j'ai le cœur qui cogne. Est-ce qu'il faut toujours attendre d'être aux portes de la mort pour sentir à quel point on est habité par la vie ? J'me le demande à chaque fois que je la risque. J'vais finir par croire que j'adore cette sensation. La peur et l'angoisse pour meilleures copines, et un nom qui sonne mi-sagesse mi-putain. J'souris encore. J'suis spirituelle, aujourd'hui.

Dans les rangs, y'a les sergents qui font remonter la nouvelle selon laquelle le commandant sera pas avec nous au départ, mais sur la côte ouest. J'ose espérer qu'il en finira vite avec son bataillon. J'me souviens des armes que portaient ces mecs. Un homme reste un sac de sang dans l'espace d'une bataille, mais c'est difficile de s'en rappeler quand il se cache derrière vingt kilos de fer à cracher la mort.
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J'ai été formé au marteau, et un peu au sabre. Dans leur tronche, un homme-poisson c'est un sauvage taillé pour la mêlée, alors c'est limite s'ils m'ont pas laissé le choix. Mais j'prends un fusil, avec un couteau de défense. Pour ma première, j'veux pas me retrouver au contact. Si j'suis trop proche des ennemis, j'vais paniquer et me faire buter comme un couillon, c'est certain. Je sais pas viser, mais j'maintiendrai une distance de sécurité rassurante. Ouaip. J'vois que Serena s'empare du même matos que moi, mais sûrement pas pour les mêmes raisons. Hmm. J'fais honte à ma race, décidemment. D'abord j'les lâche pour rejoindre le diable et les matons, et ensuite j'expose bien fièrement ma paranoïa et mon manque de roubignoles. Finalement j'ai quelque chose de singulier. J'parviens à être un foutu couard alors que la masse des congénères m'a toujours martelé d'être fier de ma force et d'nos traditions. C'est original et profond. J'suis profond.

Les pensées parasites se bousculent dans ma tête pendant que Serena me rappelle qu'on sera en première ligne. J'le sais. J'capte pas pourquoi ils envoient les plus jeunes, les moins doués au front, se faire tuer les premiers. C'est tordu. Ils pourraient faire appel à l'état-major pour nous envoyer un de leurs supers amiraux, et alors tout serait réglé sans pertes de notre côté. Une happy end pas chère. Les mecs vraiment forts se font une armée de pauvres gusses comme nous seuls, facile. J'espère que c'est le cas du commandant, mais j'vois mal un manchot dézinguer seul cette bande de dingues. Mais à part lui, j'pense qu'on est en majorité des merdes pas capables de tenir un fusil droit.

On commence à se déployer, en direction de la côte Nord, sur les ordres du sergent. On va au plus court, on coupe à travers les baraquements désertés des esclaves. Petites cabanes vides, silencieuses, laissées à leur triste sort, comme si elles n'avaient plus de malheur à grailler. Dans d'autres circonstances, j'aurais trouvé ça jouissif et apaisant. La côte Nord... C'est là que le gros d'ces tarés sont regroupés, je crois. Ça craint. Ça commence mal. C'est contraire à la mentalité que la marine essaye de nous enfoncer dans le crâne, mais j'me sens seul, face à tous. Même les "camarades", j'les observe en passant d'un regard méfiant. C'est clair que si j'me sentais pas en si bonne compagnie avec la rouquine, ça fait longtemps que j'me serais caché dans un placard de la base le temps que ça se calme. J'en serais sorti juste avant la fin, pour quand même recevoir les honneurs. C'est sûrement ce que j'aurais fais, et ça aurait peut-être marché. Pour une fois, j'fais l'effort de suivre des valeurs, même si ce sont pas les miennes. Mais ça va p'tete me tuer.

Très vite, on entend les tirs, le fer, et les cris. J'me surprends à être de nouveau excité. A avoir, d'un coup, moins peur. J'sais pas trop ce que ça signifie, j'espère que c'est pas parce que j'me suis inconsciemment résigné à crever ici. Non parce que clairement j'le suis pas. J'veux pas mourir tout de suite, et même si j'étais forcé de passer l'arme à gauche aujourd'hui, j'veux pas que ce soit ici. Pas dans cet enfer boueux qui aurait très bien pu faire de moi un esclave, si j'étais atterri du mauvais côté des grillages. Quand on commence à apercevoir, de loin, les combats, j'sens mon pouls exploser. Ça a l'air encore plus bordélique et sale que j'pensais, rien à voir avec les batailles bien rangées et vertueuses que nous vantaient les instructeurs. Ça me flanque la chair de poule, et ça doit se lire sur mon visage. Je détourne un instant les yeux pour épargner ça à Serena. Puis de nouveau, j'me tourne vers elle, et je serre fort mon fusil.

Quand faut y aller...

Dire qu'elle est p'tete la dernière personne à qui j'vais parler avant de tomber pour de bon. L'idée de pas partir complètement seul me paraît glauque. Si l'un de nous devait crever j'aimerais que l'autre s'en tire, pour pas que le peu de temps qu'on a partagé aujourd'hui devienne complètement caduque. J'lutte pour garder un peu d'optimisme, histoire de pas partir mort, mais j'peux pas m'empêcher de me souvenir que j'ai pas eu l'occasion de dire au revoir à mon frère.
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En voyant ce qui s'amène devant nous, j'perds un peu mes moyens. Jusque là, ça allait bien, maintenant, j'suis toujours déconnectée de mon corps, mais en plus, j'ai le trac. Ouais, c'est parfaitement inapproprié, comme sentiment. J'ai l'impression que je vais foirer mon entrée en scène. Pourtant, j'ai jamais traîné sur les parquets, j'ai jamais eu l'occasion de devoir à tout prix briller pour survivre. En fait, c'est un peu ce qui se passe, là, et c'est comme si ça avait été enfoui en moi. On est en première ligne. On est obligé d'être bons, ou d'avoir de la chance.

J'ai le souvenir des récits de vieilles batailles qui me reviennent. Des chefs qui faisaient avancer leurs soldats devant eux, en s'exposant presque autant, et qui ne tiraient pas avant d'être à portée de lancer ; qui ne couraient pas ; au nom de la discipline. J'ai le sentiment d'être comme eux, alors que j'ai le droit de sortir des rangs et de tirer embusquée, de courir et de planter au corps à corps. J'suis devant, avec le requin. Y'a personne devant moi. J'ai les mains serrées dans la roche de la montagne et le corps dressé au-dessus du vide. Suffirait d'un souffle pour m'y précipiter, tout en bas, dans la rivière de sang.

C'est Craig qui me sort de cette image morbide. Il a toujours la parole rare et le regard chargé, j'fais toujours semblant d'avoir la main ferme sur mon arme. Comme pour compenser. C'est débile. Mais c'est pas de l'ordre de la pensée, j'crois pas. Juste que si je m'effondrais maintenant, si je me cassais en courant, il se passerait quoi ? Je me sens responsable. Ouais, responsable, peut-être un peu le vieux fantôme du frangin qui vient me hanter, me dire que c'était un peu de ma faute, sans l'être. Ou au moins, qu'on est jamais tout a fait un seul, mais toujours un peu lié à tout un tas de gens qui forment notre propre terreau fertile, qui sèment des graines, qui récoltent l'or ou la tempête. Souvent les deux à la fois. J'sais pas comment dire. J'devrais avoir peur pour ma peau, j'ai plus peur pour celle du collègue. Moi, j'ai déjà quelqu'un qui m'attend de l'autre côté du bac à sable, et même si y'a pas d'après vie au sens où on l'entend, j'pense mourir avec le nom de Dieu sur les lèvres. J'espère, en fait. Parce que d'un autre côté, cette peur, elle est quand même dans mes tripes, qu'elle tord à en faire mal ; et y'a des tas de voix qui me disent que c'est pas le moment, que c'est jamais le bon moment. Je pose une main sur l'épaule de Craig, que je serre. Et je cherche un truc intelligent à dire, sauf que ça vient pas. J'ai pas envie de faire dans le sentimental pleurnichard, ni dans le viril couillu, ça me va pas. Et comme j'arrive pas non plus à faire simple, j'me tais. On en rigolera peut-être, plus tard. Faut juste survivre.

-Halte ! Ils ont un drapeau blanc.

Ça, c'était pour que l'arrière garde y comprenne quelque chose. Nous, on est aux premières loges. J'crois que c'est le mec-lutin de tout à l'heure, je reconnais sa voix amplifiée par l'escargot. Il a changé son costume pour une tenue de mousquetaire. Même la moustache y est. J'suis enragée de voir qu'il se fout encore du monde ; qu'il se joue de nous alors qu'on risque de crever ; et lui aussi. J'blaire pas ceux qui se moquent de la vie, même quand c'est la leur.

-Du calme ! Vos amis ont gentiment collaboré, mais puisque vous avez l'air d'insister, sachez que nous les retenons en otages ! Et que nous n'hésiterons pas à les exécuter froidement comme de bons chiens du gouvernement si jamais vous nous empêchez de sauver ceux que nous avons libéré !

Comme en matière d'illustration, y'a un soldat qu'est traîné sur les genoux, juste devant nous. Deux mecs lui braquent leurs poivrières derrière la nuque. Il en chiale. C'est le truc de trop pour moi. Merde aux ordres, merde à la hiérarchie. On peut pas les laisser se barrer, pardon les gars. On nous avait prévenu. Si on fait pas gaffe aux esclaves, on aura vraiment servi à rien. J'vais pour lever mon canon, mais j'entends un écho au moment où j'tire. On a été plusieurs à avoir le même réflexe.

On était presque à bout portant. Les deux pirates s'effondrent, criblés. Le collègue rampe vers nous. On se prend un regard assassin de la part du sergent, parce qu'on a choisi pour lui. Ouais, on veut vraiment en découdre, maintenant qu'on en est là. J'la sentirais presque un peu, la camaraderie, là. On a la rage aux lèvres.

-A l'attaque !
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Sa main sur mon épaule, j'sens qu'elle cherche quelque chose à me dire, mais que ça vient pas. Qu'elle cherche à me rassurer ou à me regonfler, j'sais pas bien. Mmmh. Sa seule main me rappelle qu'il y a quelqu'un sur cette île en qui j'peux compter, c'est déjà ça. C'est réconfortant, très, mais pas rassurant. J'espère qu'à la fin du combat, on sera tous les deux en état de s'en parler. On dit qu'avant de mourir on voit sa vie défiler devant ses yeux. J'préférerais la faire défiler devant Serena autour d'une bière.

J'aperçois du blanc, un drapeau blanc. Le sergent le déclame à voix haute, comme pour nous rappeler qui c'est le patron, même dans les heures sanguinolentes. Deux salopards traînent l'un des nôtres à genou, le canon sur la tempe. Enfin, l'un des nôtres... On a les mêmes fringues et on cherchait tous les deux à survivre. Il a pas réussi.

Je m'imagine aussitôt à la place du type, jusqu'à en sentir presque physiquement du fer froid collé sur ma nuque. J'garde en tête que c'est une illusion, que j'suis bien seulement spectateur, pour l'instant. J'entends ce que dit le mousquetaire, mais j'écoute pas. Conneries, mensonges. J'veux plus calculer un seul mot qui sortira de sa petite bouche noire mesquine. J'sens d'un coup toute la frustration de la journée, tout les faux espoirs et les menus incidents qui mutent en traumatismes. J'déplace tout ça sur cet enfoiré et sa bande. Il a fallu moins d'une heure pour qu'il transforme cette journée un peu réconfortante en enfer dérangeant. La colère monte. Sentiment affreux. Qui me fait faire n'importe quoi. Je lève mon fusil, mais les deux pirates sont morts avant que j'ai pressé la détente. J'étais pas seul, cette fois-ci. Un coup d'oeil rapide me confirme que Serena faisait de même, ainsi que d'autres. Pendant ce temps, le camarade se traîne péniblement vers nous, les yeux vides. Je l'observe. Fixement. J'voudrais qu'il croise mon regard, et qu'il se sente pas seul dans l'horreur. Peine perdue, ces sales types ont violé pour de bon tout ce qui pouvait rester de sensible en lui. Moi ils m'auront pas.

Le sergent lance l'assaut, ça me rappelle qu'il existe. Je pense plus à la hiérarchie. Je bous. Une rage froide, qui a commencé à se constituer à partir du moment où j'ai posé le pied ici. Pas de cri, juste les dents serrées et le regard fixe. Pour une fois, montrer que j'suis capable de faire quelque chose...

Pour une fois, je fais ce que j'ai à faire. A peu près. Je tire en direction des ennemis. Je touche pas ce que j'veux. Et quand plusieurs potes sont dans mon champ de vision, j'ai peur de redresser mon arme et de faire une bourde. J'ai pas l'arme adéqua...

Gaah... Un mec qui m'attaquait sur le flanc. C'est pas passé loin. Je regarde Serena en baissant un peu les yeux, l'air de lui dire que j'suis désolé d'être aussi nul. J'crois que je devrais lâcher ce mousquet et me mettre à bouffer ces braves gens, comme un vrai homme-poisson. Mais j'déteste le goût du sang, et encore plus passer pour un monstre. Encore, si j'étais seul, j'm'en taperais. Mais là, pas envie de foutre la trouille à la rouquine... C'est ridicule, comme crainte. Elle a du en voir des milles fois plus dures que moi. On progresse... pas. On stagne. J'ai peur d'avancer, et j'suis pas le seul. J'crois même que le front recule, qu'ils sont en train de gagner du terrain.

J'vois qu'un monstre a rejoint le mousquetaire, là-haut, derrière les rangs. Qu'ils se chuchotent des trucs. Un colosse qui doit faire bien deux têtes de plus que moi. Le v'là qui rentre dans la baston. A sa vue, tous ces enfoirés semblent regonflés à bloc. Il envoie voler ces types avec qui on partageait notre dortoir. Puis il en égorge un autre, qui semblait aimer les blagues sur les hommes-poissons, avec sa propre épée. Donne une patate monstrueuse dans la face de ce gars qui m'a lancé un regard méprisant y a deux jours dans la cantine, l'envoyant dans un fossé. Nos potes reculent. Aucun des fusilleurs arrivent à le toucher. Comment ce gros tas peut être aussi rapide, putain. On dirait qu'il se lance dans une charge frénétique à travers les rangs, il balaye les copains. C'est ça que j'craignais. Qu'ils aient quelqu'un de supérieur parmi eux. Quelqu'un qui mange du requin au p'tit déjeuner, si j'en juge par son foutu collier de dents. Ca y est, j'panique. Le courage ça dure qu'un temps.

Faut... qu'on le contourne.

Contourner peut tout aussi bien vouloir dire reculer ou fuir. C'est que dans ces situations de fous le vocabulaire devient vachement aléatoire. Mais Serena semble le prendre au mot. Alors qu'on s'éloigne du cirque central, j'me rends compte que l'travesti s'est tiré. Ce fils de pute doit encore préparer quelque chose.
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C'est pas que c'est mon élément, la guerre, mais j'me sens libérée. Enfin en mesure de laisser éclater toute ma frustration des dernières semaines. C'est comme si d'un coup, je brisais le jeun par un festin éclatant, comme si j'abandonnais la vie d'ascète pour revenir à la civilisation en me jetant dans les plaisirs et la débauche, comme si je m'endormais dans une montagne de coussins pour une journée après une semaine de veille. Mon corps virevolte, fou, relâché, spirale de haine et de rage, dispensant la mort au hasard. J'sais que j'vaux pas grand chose. Mes coups portent pas forcément, j'prends trop de risques. C'est plus fort que moi, là encore. J'me laisse dépasser, habiter, dominer par mon désir de vivre, et j'crois qu'il va finir par me tuer. J'arrive pas à prendre du recul. J'suis embarquée, mes gestes sont comme rythmés par les cris et le fracas des armes. J'suis en transe. Heureuse, pas heureuse, dans le vrai, pas dans le vrai, ça me hante plus. J'suis juste là. J'ai le sang qui palpite à mes tempes, sous la plante de mes pieds et dans toutes mes ramifications, jusque dans le bois de mon mousquet. J'ai miraculeusement été épargnée par les balles et les sabres. J'me sens invincible.

C'est la voix de Craig qui me fait sortir de mon aveuglement. J'entendais de la musique, des percussions comme dans le Grey T. les soirs d'été où les gangs étaient en paix, quelque chose de sauvage et de puissant ; j'vois de nouveau les corps qui souffrent et la mort qui rode en douce dans la zone. Et le barbare. Celui que j'avais vu sur le navire. J'recule, un peu poussée par le copain des fonds marins. Ça schlingue sévère. On s'est dispersé, même si on était plus nombreux au départ. Y'a encore des coups qui partent et des râles à droite à gauche, mais pour l'essentiel, on recule et on est pas dans le coup. On tiendra jamais jusqu'au retour du commandant, à condition qu'il arrive un jour.

En fuyant comme je peux, j'me retourne pour tenter d'aligner le géant. Mais mes balles, il les évite, ou alors, il les bloque contre ses deux énormes biceps croisés. C'est une montagne, putain. Un pirate s'glisse à ma droite, je m'y prend un peu tard pour détourner le canon qu'il me braque entre les deux yeux. Que j'ferme, même pas l'temps d'avoir peur de mourir. J'aurais préféré que ça me prenne un peu plus tôt. J'aurais presque cru avoir trouvé le lieu de mon repos quelque part, au milieu d'un champ de bataille.

-Ah !

On m'a poussée. Fort, assez pour renverser l'équilibre du mec qui allait me faucher en plein essor. Il s'retrouve sous moi, qui tient sa main contre le sol, aussi fermement que j'peux. J'le regarde deux secondes dans les yeux, qui sont sans peur. Juste vides, remplis de violence. Les miens doivent refléter la même chose, quand je lui enfonce mon poing dans les dents, et que je le plante au couteau en me relevant. Il se détend brutalement, ses mains se crispent sur l'herbe rouge. Tout mon bras me fait mal, j'me rappelle brutalement ce que ça fait de buter quelqu'un à l'arme blanche. Ça m'était plus arrivé depuis mon premier meurtre, celui qui a fait que tout a commencé. Que j'ai plongé au fond du gouffre pour sortir de ma médiocrité et m'élever au désir de vivre. Il a fallu une vie sacrifiée pour ça. J'me sens sale, pleine de fer, pleine de sang, pleine de poudre, pleine de merde.
Craig me relève, j'comprends qu'il y est pour quelque chose. Merci, mec.  

Je cours en frappant et en tirant sur ce qui se dresse en face de moi, comme si c'était un jeu de cibles mouvantes. Plusieurs fois, j'me prends des coups, une balle m'érafle la cuisse, une fois. On essaye de se protéger comme on peut, nous et d'autres collègues qui se sont greffés sur nous. A moins que ça soit l'inverse. J'reconnais aucun visage, c'est comme si j'avais coupé les ponts avec une part de moi-même, pour rester efficace, lucide. On se dirige droit dans le creux de la falaise, sur le flanc des pirates.

C'que j'vois me fige sur place, et j'manque de m'faire renverser par un collègue, qui m'engueule. J'lui hurle de regarder. Il regarde.

Les esclaves sont plus au bord du navire. Ils ont du monter. Phillip a disparu. J'm'en rends compte que maintenant. Il prendrait le large tout seul en laissant ses gars se démerder ? Il a assez de bras pour manier une putain d'embarcation comme celle là ? J'ai rien vu. Si ça se trouve, il est pas parti tout seul.

Y'a un sifflement qui mord l'air, un truc bien aiguë, à vriller les tympans d'un sourd. Le mousquetaire est sur la figure de proue, un sifflet que j'devine entre les dents. Les pirates lèvent la tête. Une clameur s'élève de leurs rangs, des camarades tombent sous leurs coups. Ils prennent la fuite. Ils veulent profiter de notre désorganisation totale pour se barrer avec les esclaves. Et ils pourraient y arriver, les cons ! On a rien pour les retenir, c'est trop tard pour lancer une poursuite, tous les bateaux sont à la base. Y'a bien une poignée de soldats qui sont restés surveiller les pêcheurs des fois qu'on s'en prenne à eux, mais pas moyen de les tenir au courant !

Si on les arrête pas, on aura vraiment servi à rien. J'sens une remontée d'adrénaline me traverser le ventricule et me saisir droit à la gorge. On fonce, avec notre petite escouade. Et on se cale devant leur élan, qui se brise sous nos balles et nos coups de sabre. On a surgi de nulle part. Le colosse saigne un peu. C'est pas une machine, on en a la preuve. On doit pouvoir l'abattre.
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Retraite tactique. Lâcheté tactique. J'cours en regardant à peine devant moi, la tête tournée en direction de la horde de cinglés qui prennent leur pied à découper les collègues. Je tire aussi, à la volée, sans conviction. J'touche rien. Comme d'hab. Je trouve plus le temps de m'en vouloir pour mon inutilité. Fuir, juste fuir. J'en oublie de garder Serena dans mon champ de vision, mais...

Réflexe, j'la pousse. Un mec la braquait. Et deux secondes plus tard, j'ai les oreilles qui sifflent. Elle est pas passée loin celle-là... Je glisse dans la boue, comme un con. Puis j'me rends compte de ce que j'viens de faire. J'viens de pousser Serena sur le type, putain ! J'vois déjà du rouge qui se répand dans l'herbe et la boue. Putain. Putain. Je me relève comme j'peux en prenant appui sur mon fusil et je sors mon couteau, la rage et la peur au ventre. Je fais un bond en direction de la rouquine, qui se relève... J'ai... eu peur. Elle s'est sortie du contact avec l'enculé, et elle l'a planté. Sans tarder je l'aide à se relever. J'ai vraiment cru l'avoir tué. En fait je l'ai p'tete sauvé. J'en sais rien. Je m'en fiche. Le principal, c'est qu'on soit encore là tous les deux.

Je suis le mouvement du duo qu'est devenu groupe, et qui grossit toujours plus à vue d'oeil. J'vais de réflexes merdiques en réflexes merdiques. Quand une balle me siffle dans les oreilles, j'me couvre le visage comme si on me balançait un truc rigolo à la figure. Puis quand j'ai l'impression que quelque chose a frôlé mes jambes, j'avance par petits sauts sur quelques mètres, comme si ça me rendait plus dur à viser. Mes cheveux, éponges à sueur, me tombent dans les yeux. J'ai toujours détesté avoir le crâne rasé. Avoir une touffe, c'est un peu comme avoir un casque. Ça rassure. Bizarrement aujourd'hui je prie pour que cette tignasse grasse me tue pas en me bouffant la vision.

Mes tympans s'font de nouveau violer, mais par autre chose cette fois. J'ai même pas remarqué qu'on était retourné dans le creux de la falaise, avec vue sur le navire pirate. On les a contourné. On a réussi... Pas de façon bien glorieuse, mais on a réussi. J'ai un élan de foi, qui sort de nulle part. J'les vois embarquer les esclaves. J'vois, peut-être, le vrai moment fort du jour qui se profile. C'est pas encore trop tard. On peut pas atteindre les dragons célestes, haut-perchés à des milliers de kilomètres d'ici, mais on peut les atteindre, eux. Ruiner leur sale projet. J'ai la confiance qui remonte. P'tete que c'est une vraie motivation qui me manquait, le sentiment que tout de suite, là, moi et le reste de l'escouade, on peut saboter le plan de ces enflures, surgir de nulle part. Pour une fois, j'ferais partie de ceux que le monde a pas calculé.

J'garde mes pensées revigorantes, le temps de l'assaut on sera plus des marionnettes. Le stress, la peur, l'idée qu'on tapera sur des ordures pour en protéger d'autres, tout ça c'est toujours là. Mais pour la première fois j'ai la sensation de gagner quelque chose de personnel à combattre. On les interrompt. On se place devant eux. Toujours aux côtés de Serena, j'tire, de suffisamment près pour toucher, cette fois. Je blesse, je tue, j'enchaîne. Ça me fait bizarre, mais j'aurai tout le temps de m'en vouloir et de lutter contre les sales souvenirs quand tout ça sera fini. En attendant. On leur casse les burnes. Sévère.

Deux sifflements brefs. J'tourne la tête, l'espace de deux secondes, en direction de Phillip. J'retourne aussitôt, concentré comme jamais, à la baston. Ça me chiffonne, il a pas l'air de se sentir emmerdé. Toujours accoutré en guignol, l'a toujours la même sale gueule d'autosuffisant, ce foutu air de supériorité que semblent partager les pourris de la planète. Je peste, j'insulte, je jure intérieurement. Et j'extériorise cette rage que j'ai en moi, celle que j'pensais tuée par le monde, à l'image de mes rêves. On est sur la bonne voie. C'est...
MERDE.
Mon fusil tombe, moi aussi, tête la première. J'viens de me recevoir quelque chose dans les jambes. Mais c'était vraiment plus massif qu'une balle. Mais c'était pas un boulet de canon. C'est... un mec... qui a valdingué jusqu'ici... ?
J'crois que l'ordure au chaud sur son navire a fait rappliquer son chien... Le géant est de retour, il saigne. Mais c'est limite si ça semble l'amuser. Mon entrain disparaît. Le costaud est là pour déblayer le passage. Nous déblayer nous. C'est au tour de Serena de me relever... J'ai les jambes en compote. J'tiens debout, mais... Bordel...

Dans la panique, je vide mon fusil en direction de cet espèce de tank, dans l'espoir de lui toucher la tête. J'suis pas le seul à faire ça. Il flanche un moment, puis fonce sur nous. Une partie des pirates troufions dégagent le passage en le voyant arriver, s'emploient à continuer de regrouper les esclaves. Mouais. Ils ont aucun doute sur la capacité de ce colosse à tous nous exploser. Moi non plus. Mais j'me laisserais pas faire. Ça peut pas se finir aussi connement. On était trop bien parti, pourquoi faut toujours que tout ce que j'tente foire...

Notre escouade se concentre dessus. Il esquive, il encaisse parfois. Parfois, on arrive à le faire grimacer. Mais il continue quand même. Il continue à distribuer des mandales à nos collègues. Cette chose a pas peur de la mort, contrairement à nous tous, j'crois pas qu'on arrivera à le faire fuir. Et tout ces petits copains se sentent pousser des ailes, ils continuent à faire monter la pression. Eux aussi ont la haine. J'arrive pas à croire que j'me trouve un point commun avec ces tarés de la pire espèce. La guerre c'est taré de toute façon. J'essaye de m'écarter, mais j'le fais lentement, mes jambes sont pas cassées mais elles me piquent fort. Je les sens fragilisées. J'm'en veux d'être faible. Je prie pour pas me faire remarquer par le colosse. J'appelle au miracle, encore une fois. Abattre le gros, descendre les sbires. J'me surprends à rester motivé malgré le fait que techniquement, j'viens de recevoir ma première blessure de guerre. Ma survie dépend directement de comment ce combat va finir, alors c'est... normal... La fuite en sprintant, il en est plus question là...
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En aidant Craig à se relever, j'ai vu qu'il tiendrait bon. J'suis pas certaine de pouvoir en dire autant. Y'a quand même pas masse de femmes dans la garnison, j'ai été formée un peu moins longtemps que l'année règlementaire, la faute à un coup d'éclat réalisé au cours d'une mission de plomberie dans les chiottes du QG. J'crois pas au destin, mais faut admettre que dans le genre improbable, ça se pose là. Et la conséquence directe, outre la petite médaille sur mon uniforme de parade qui m'attend, tout propre, dans le dortoir, c'est ma mutation ici, mon implication dans toute cette merde sanguinolente, le fait que j'sois face à un mec contre lequel personne peut rien faire. On l'a salement blessé, il saigne comme un cochon, mais ça a l'air de l'exciter plus qu'autre chose. Et c'est sans compter le sifflet qu'on entend encore, régulièrement, au rythme auquel les nôtres tombent à nos pieds.

J'me sens maigre, légère, impuissante, comme la princesse que j'ai été au milieu du Grey T. Petite fille poussée dans les poubelles, avec un diadème de fer rouillé autour du crâne. J'ai pas vraiment changé, j'suis juste devenue une guerrière malgré moi, parce que faute d'avoir encore mon frère à mes côtés, j'ai du endosser son rôle. Porter la charge qu'il s'était donné, me protéger et me rendre heureuse. Ouais, rien que ça. J'ai mis longtemps à l'assumer, j'dois avouer. C'est déjà pas facile de souhaiter son propre bonheur quand on sent la pisse, encore moins de veiller sur soi quand on évolue dans un monde de rats. Dieu merci, j'ai pas eu ces modèles là. C'est ce qui m'a sauvé, ce qui m'a guidée vers Toi. J'ai les deux pieds plantés dans le purin, mais ma demeure véritable, elle est à l'abri du sang. Elle est tout au fond de moi-même, par-delà le monde sensible, au bord du néant, au creux de la vie et de l'énergie qui cause le grand rayonnement qu'est l'univers. J'ai le goût du fer dans la bouche, je peine à me souvenir, même si je le sens encore confusément. C'est ce qui fait que je tiens encore debout, alors que mon bras me lance. J'suis trempée de sueur chaude et froide, mes mains crispées peinent à presser la détente de mon fusil mousquet. Qu'j'ai déjà trouvé moyen de recharger plusieurs fois. J'sais pas combien de balles j'ai tirées, pour combien de morts. J'sais qu'ils doivent pas être si nombreux que ça. Une cinquantaine, peut être, au plus. Mais on est tellement pas organisés qu'ils ont l'air innombrables.

J'remarque qu'il y a plus trop d'épaulettes galonnées dans les rangs de la petite troupe qui fait face comme elle peut, en perdant sans arrêt du terrain. On tire, on s'prend des coup, un des nôtres tombe à nos pieds, on recule en courant, on tire, et on recommence. Jusqu'à être clairement sur la pente descendante.

Et là, y'a le dernier sous-off' debout qui gueule un ordre. Lâcher la résistance, descendre à toute vitesse vers le bateau prêt à partir. J'peux pas m'empêcher de regarder Craig, en courant avec les autres. Il pourra peut-être attaquer à-partir de la mer, faire des trucs d'homme poisson ? J'ai comme l'impression qu'il est pas super à l'aise avec ce qu'il est physiquement, alors je me passe de dire quoi que ce soit. Puis j'suis trop occupée à surveiller mes jambes qui flageolent.

Y'a une douleur qui me saisit d'un coup, à la cuisse. C'est comme si j'avais couru sur un tapis que l'on m'aurait retiré brutalement. J'm'effondre, je roule dans la pente, au milieu des collègues qui pensent surtout à m'éviter et à fuir. J'tente me relever, mais j'ai une jambe de plomb, saturée d'électricité. Je gémis malgré moi, en rampant comme je peux, les mains dans la bruyère. J'entends des pas précipités, j'suppose qu'on m'a vue. P'têtre Craig qui fait demi-tour pour m'aider, mais vu ce qu'il s'est déjà ramassé, j'le soupçonne d'avoir les genoux fusillés. De toutes façons, c'est trop tard, ils sont sur moi. J'me retourne, canon pointé, prête à vendre chèrement ma peau. J'vois la mort dans ce sourire hilare de foutu boucher, ces gueules qu'ont l'air bien contente d'avoir eu l'occas' de fracasser du soldat. On est des symboles, des cibles, des boites en fer blanc pour jeu de massacre. On va voir si vous kiffez faire connaissance avec vos semblables, avant de me démolir.

J'ai cette image débile en tête, j'me dis que j'vais crever avec plutôt qu'avec le nom de Dieu ou de ceux qui ont compté pour moi sur les lèvres, quand j'entends tirer. Le géant se dresse comme une grosse écrevisse face à un promeneur, pinces en l'air, yeux révulsés. Il tombe en arrière, en écrasant un de ses potes. Qui se retournent en m'oubliant. J'arrive à me relever en m'appuyant sur Craig, j'tremble de partout. La bête relève la tête. Nous aussi.

Le commandant est revenu. Mais il est tout seul. Deux canons fument à ses pieds. Des pistolets à silex déchargés. Il a du tirer avec une seule main, mais les coups sont partis dans un seul son. J'reprends espoir. J'peux décidément pas mourir sans panache, c'est de famille. Les collègues dispersés dans le gros de la bataille se rassemblent, ils ont du réussir à reprendre le dessus grâce au chef... c'est p'têtre ce qui nous manquait le plus. On est tous de partout et de nulle part, en transition dans cette foutue base. On a aucune cohésion, pas de vrai chef. C'est pour ça qu'ils ont du caler un vétéran dévoué comme lui.

-Moi, j'vais briser tes os ! Moi, j'vais t'bouffer, trou de balle !
-Trop de balles ?

Il tient un gros calibre à répétition qui sent l'artisanat maison, bloqué contre sa hanche. Et il tire de nouveau, impitoyable. Nos adversaires sont mitraillés, cloués au sol, comme des pantins magiques qui auraient perdu brutalement leurs pouvoirs. On a pas le temps de crier victoire qu'on est pris à revers. Les collègues restés derrière nous se font allègrement pourfendre par le mousquetaire, qui portait visiblement pas son arme pour la frime. Et y'a pire que ça. Les esclaves ont plus leurs chaînes, et ils sont derrière lui. Y'en a qui préparent les manœuvres d'appareillage, d'autres qui foncent à sa suite, armés de sabres et de bâtons.  

J'nous compte des yeux, en luttant pour rester alerte, pas tourner de l'œil.

On est plus qu'une vingtaine debout. Et le vent s'est levé.
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Je fais demi-tour d'un seul coup, mes jambes flanchent. J'crois que mon genou droit vient de craquer. Comme si j'venais de me saborder tout seul... Serena à terre, touchée à la jambe, elle aussi. Sans réfléchir, j'avance en boitant et en rechargeant. J'suis complètement exposé, et j'm'en tape. Je fixe les mecs qui braquent la rouquine. Ils me regardent pas, ils restent plantés là et se foutent d'elle. J'suis déchiré. Je veux vivre, mais je veux pas qu'elle meurt. J'veux qu'au moins l'un de nous revienne de l'enfer, mais je veux pas avoir m'retrouver rongé par la culpabilité si j'm'en sors. Puis aussi, j'veux pas avoir à affronter le regard de Tark quand j'lui lâcherai en larmes que j'm'étais trouvé une alliée dans ce monde de fou, mais que je l'ai laissé crever comme une chienne pour sauver ma peau. Je coupe tout, je pense plus. J'avance en boitant, j'ai fini de recharger.

Le monstre chute en arrière. Ça attire l'attention de tout le monde, moi compris. Mais j'perds pas mon rythme laborieux, je suis plus qu'à quelques mètres de Serena. J'aperçois le commandant. C'est lui qui a fait ça. Il est là. On est sauvés. J'sais pas dans quel état on sera, mais il nous sauvera. J'arrive au niveau de la camarade. Je l'aide à commencer à se relever, et vite elle s'affaisse sur mon épaule gauche. Le tour pour ma jambe gauche de se prendre un électrochoc. Elle casse pas, elle faiblit toujours plus. J'crois qu'on est tout les deux plus en état de se battre. J'ai dans l'idée de partir, le plus vite possible. D'abandonner. Je prends mon fusil du bras droit, j'le recycle en canne. Je m'appuie dessus pour avancer, avec Serena. Il s'enfonce beaucoup dans la boue, l'équilibre est pas parfait. L'espace d'une seconde j'me fais une idée d'à quoi je ressemble, tout de suite, là. Un survivant de guerre, un miraculé. J'ai quasiment rien branlé, j'ai quand même réussi à me faire blesser. Ma journée parfaite... Foutu destin. Fichu karma. J'en ai marre, Dieu. Ras-le-bol de tes putains d'épreuves. T'existes même pas. Et si t'existes, t'es le plus salaud de tous les salauds, pour laisser des boucheries pareilles souiller ta terre alors que t'es tout-puissant. Couillon.

Le mousquetaire. Descendu du navire, à quelques dizaines de mètres derrière nous. Il se bat aussi ? Ce guignol se prend vraiment pour un mousquetaire ? J'le vois trancher dans le tas des collègues. Il est rapide, il tape qu'une fois. Mais on dirait qu'il tue pas. Il laisse les copains avec leurs blessures dégoulinantes, comme s'il kiffait. Péniblement, j'essaye de filer, toujours en soutenant Serena. Filer, nous éloigner. On est blessés, on a plus aucune chance. J'ai l'espoir pas si secret que le commandant va faire notre travail. Qu'il va tous les cribler de balles. Et que dans cinq minutes on se r'trouvera à l'infirmerie, des bandages aux jambes. Et que tout ira bien, désormais. J'sais que ça sera pas aussi facile. Quand je jette des coups d'oeil en direction du commandant, j'le vois mitrailler le colosse, le faire flancher. Le géant a la tête rouge. Je détourne les yeux quand j'sens que Sourde oreille s'apprête à devoir recharger, j'ai peur qu'il se prenne un coup. J'vais détourner le regard pour de bon. Plus regarder ça.

Il a bien fait diminuer les rangs ennemis. Ils sont beaucoup moins nombreux. Nous aussi. Et on dirait qu'ils organisent une retraite. Ces ordures ont eu le temps d'embarquer les esclaves. Amertume, rage, tristesse. Mais j'ai peur de mourir. J'veux que tout ça s'arrête. Je me force à relever la tête, je me force à regarder qui je m'apprête à abandonner. Ces esclaves qui ont eu la lueur d'espoir qui leur fallait, et qui me fallait, qui ont du croire un moment qu'ils allaient avoir leur chance dans la vie. Mais en fait, ils filent juste vers un autre cercle des enfers. Du pareil au même. Mais, quoi... Si on les sauve de ces fous, ils seront pas libres pour autant. C'est sans issue. C'est sans espoir. J'me résigne. De nouveau, je pense plus qu'à ma vie. J'serai pas un héros, aujourd'hui, finalement. Pour la putain de seule raison qu'aucun héros peut émerger d'une merde pareille.

J'ai peur de proposer à Serena de déserter, et qu'elle m'envoie chier. Alors j'me tais, et on s'éloigne silencieusement. J'pense qu'elle doit deviner ce que j'ai dans la tête. Et moi, j'attends une réaction. Qu'elle approuve. Ou alors qu'elle m'insulte. J'sais pas. N'importe quoi, mais j'aimerais qu'elle me montre qu'elle est pas sur le point de craquer et de lâcher prise. Qu'elle perde pas pied avec la réalité. Moi j'suis complètement immergé dedans, pour une fois, et j'ai pas envie de m'y retrouver seul. On est à l'écart du gros des combats, mais on a toujours une vue imprenable sur le fer et le sang. Le capitaine-mousquetaire est debout, au milieu de trois ou quatre de nos collègues étalés à ses pieds. Il mate fixement... le géant, j'crois. Qui recule un peu, face au commandant. Le reste du champ de bataille, j'calcule pas. Chaos bruyant incompréhensible et pas intéressant. Juste des pauvres types qui butent leurs équivalents du mauvais côté. Si j'étais seul, et si j'avais pas les rotules réduites en poudre, j'aurais fui par la mer tiens. Les jambes en compote. La cervelle fatiguée. L'égo bien entamé lui aussi. J'vais pas tarder à m'laisser tomber sur les genoux, quitte à en rajouter une couche sur ma purée de jambes.
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J'suis pas entrée dans la marine en héros, faut pas se leurrer, j'en sortirai pas béatifiée. Heureusement que ça a jamais été mon but. J'espère que c'est pas le tien, Craig. T'avais l'air d'y croire un peu plus que moi. Faut bien qu'on place notre foi en quelque chose pour se ménager un espace d'existence ; faut bien se penser un but inatteignable pour qu'on ait envie de faire autre chose que dormir, oublier qu'on est des vivants et que le royaume des morts, c'est pas pour tout de suite. Ma seule foi, elle est dans l'absolu, j'ai le monde entier pour espace de vie. C'est trop grand, trop grand pour moi. C'est pour ça que j'me suis trouvé ce tout petit espace pour pouvoir grandir, comme un arbre bardé de tuteurs. J'veux pousser bien droite, pour que mes branches puissent capter la lumière, que je puisse ne faire plus qu'un avec elle. Être dans l'harmonie, boule de feu et de vie plutôt que de colère, comme ce mec que j'ai vu une fois grimper sur le mont Corbo au petit matin, et qu'on confondait avec un fils du soleil, tellement il était drapé de sa lumière dans ses vêtements blancs.

J'délire un peu, je crois. J'ai les idées vachement claires pour quelqu'un qui marche qu'en se traînant sur l'épaule d'un camarade éclopé. Ou claires que pour moi, c'est possible. C'est difficile de mettre en mots ce qu'on sent à l'instinct, ce à quoi on aspire tous les jours, dès lors qu'on met un peu de passion dans ce qu'on fait. Que ce soit rare ou pas, c'est là. C'est le fond des choses, c'est ce qui fait de nous autre chose que des larves qui rampent sur un globe mité par le vice. On est des êtres de désir, tendus vers le bien.

J'ouvre de nouveau les yeux. J'étais bel et bien partie. J'vois notre position. On est un peu à l'écart, à l'abri d'un récif, juste à côté du bateau. Les esclaves se battent toujours du côté de leur nouveau geôlier. J'peux comprendre, c'est le seul espoir qu'ils aient. P'têtre qu'ils pensent essayer de le buter, ou qu'ils espèrent qu'il mourra dans la bataille en même temps que le dernier d'entre nous pour qu'ils puissent se barrer, et plus jamais revenir traîner dans la zone. J'm'essuie les lèvres, j'ai pris un pet à la commissure. Ça pique désagréablement mais bizarrement, je sens plus trop ma cuisse. Je dois être passée sous endorphines à bloc. J'me sens à bloc. J'respire bien, étrangement bien.

J'suis presque surprise de faire face à un visage si déprimé.

-Euh, est-ce que ça va ?

J'ai même pas calculé ce que je viens de dire. Dieu que c'est con. Bien sûr que ça va pas, il a la jambe niquée et il t'a trainée sur plusieurs dizaines de mètres avec l'envie seule de déserter. Envie que tu partageais y'a pas si longtemps, et dont t'expliques moyennement la soudaine disparition.

-Pardon, j'suis à l'ouest. C'est pas ce que je voulais dire.

J'ai défait mes bandes de protection, j'en cale une autour de ma blessure, que j'serre de toutes mes forces. Juste pour arrêter le sang. J'ferais bien la même pour Craig, mais le problème a l'air de pas être le même. Il se vide pas. Il doit avoir un truc de pété. Il m'a quand même portée jusque là. J'le regarde avec reconnaissance. On va s'en sortir, c'est presque fini. Y'aurait plus qu'à rester là, le cul posé dans les galets, à s'regarder souffrir l'un et l'autre, à gémir sur la cruauté du monde, la méchanceté d'un pseudo-dieu régulateur de destinées, et sur notre impuissance.

Sauf que j'suis pas sortie de ma caverne pour ça. J'suis bouillante jusqu'au front. J'espère qu'il me prendra pas pour une folle.

-J'crois qu'on peut encore faire un dernier truc. Tu te sens de nager, dis ? Non, t'inquiète, je viens avec toi ce coup-ci. Ces gars sont presque libres, y'a juste Aramis à buter. Faut qu'ils pigent, sinon, les autres se battront contre eux et on fera le jeu des matons.

J'propose mon plan. On plonge ensemble un peu à l'écart, pour passer sous le bateau. On prie pour que l'encre soit attachée au bout d'une corde, et tu la coupes. Ou au pire, tu descends la décoincer, et tu l'accroches à la chaîne pour pas que ça gêne. Les voiles sont presque toutes baissées, de toutes façons, juste assez pour garantir un départ rapide sans arracher l'amarre. De mon côté, j'essaye de monter à bord sans trop m'exposer, et de convaincre tout le monde dans la foulée. Pour que ceux qui sont descendus se battre puissent vite remonter et se barrer.

Sur le coup, j'me rends pas compte à quel point c'est surréaliste, à quel point j'suis vraiment en délire, avec les neurones qui gambergent entre elles pour trouver une solution, n'importe laquelle pour nous porter au-delà de nos tripes qui font mal, de notre misère de soldat première pression à froid, qui nous fait stagner dans notre huile de trouille et de poussière mêlées. J'suis obsédée par l'aberration de ces mecs qu'on a juste voulu sauver, et qui s'retournent contre nous par ignorance ou par panache, c'est peut-être un peu lié. Hein, Punk ? Tiens, le revoilà dans la série des apparitions, lui. Mais tu vaux mieux que lui, hein, Craig ? T'es pas du genre à aller te vautrer dans le mensonge au nom d'une authenticité douteuse, qui consiste à tuer quand ça te plait pas ? Ouais, je sais que c'est un peu ce qu'on fait.

Alors, on tente ?
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Assis sur les galets, j'observe Serena transformer sa bande de protection en pansement. Elle devrait réussir à calmer le saignement, au moins le temps d'en finir. Je tire toujours la même tête de déterré. J'me masse un peu les jambes. Mauvaise idée, ça me tiraille encore plus. J'crois que pour moi, ce sera attelles et béquilles. Mon expression de detérré boueux me quitte pas, mais le regard de Serena me réconforte un peu. C'est fou que ça peut être chargé en sentiment, un regard. Pas besoin de vocabulaire, quand on sait regarder les gens, et quand on sait lire dans leurs yeux. J'aimerais maîtriser ça parfaitement, ça m'économiserait encore un peu plus de salive... Je bave un peu, d'ailleurs. J'crois que mon corps paresse. Il se fait même plus chier à me faire déglutir.

Elle reprend la parole. Comme toujours elle parle peu, mais quand elle le fait ça m'scotche. J'me demande où elle arrive encore à puiser de l'espoir. A pas lâcher le morceau, dire "merde" et à rester planter là, pour désespérer tranquillement avec moi.

Elle me parle de son idée. Ça me paraît fou, elle me paraît moins raisonnable que tout à l'heure. Pourtant j'ai la sensation que ce serait la seule chose à faire maintenant. Non, même, que c'est logique. Monde de dingues, méthodes de dingues. Pure logique. Puis avec le frangin, ça a jamais été bien mieux. Les plans foireux, ça l'a toujours connu. Même si les siens nous foutaient pas en danger de mort, ou quoique ce soit qui s'en rapproche ici. Maintenant que j'y pense, actuellement, les deux personnes en qui j'ai le plus confiance dans ce monde de merde, le frangin et la rouquine, ce sont tout les deux des adeptes des plans couillus et foireux. C'est louche.
Elle attend ma réponse.

Ouais, on fait ça.

Pas le temps d'argumenter, de peser le pour et le contre, ce genre de conneries. J'aime trop l'idée d'avoir un dernier recours. Si ça marche, si les esclaves parvenaient à fuir, je suis sûr que j'me sentirais revivre. Au moins le temps de cinq minutes, le temps de retourner à broyer du noir, mais cinq minutes d'euphorie, ça suffirait à reconstruire une bonne partie de ce que ce bagne m'a détruit. Je joins les gestes à la parole, je me lève. J'lui propose de l'aider, elle refuse. Ça me rappelle les discours de féministes indépendantes de la marine, même si ça a rien à voir. J'aimerais que mon esprit arrête de me mettre des images débiles dans la tête, ça m'aide pas. Ça me rappelle ces conneries en évaluation psychologique, avec les associations d'images à idées. LES IMAGES DANS LA TÊTE. Faut que ça s'arrête, vraiment.

On boite en direction de la mer et du soleil couchant, façon joyeux vacanciers, qui se seraient déboîtés les genoux pour l'occasion. J'm'en fais pas trop pour moi, même dans mon état. J'veux dire, homme-requin, tout ça. Avec ou sans jambes, j'ai quand même encore mes chances sous l'eau. Mais j'ai peur pour Serena, j'sais pas si elle va réussir à pas couler avec sa jambe en rade. Je la vois plonger un peu plus loin, j'garderai un oeil sur elle tant qu'elle sera pas montée sur ce bateau, qui est d'ailleurs trop nickel pour être honnête, ça aurait du tout de suite me frapper. Les choses trop propres, c'est souvent sales, quelque part. Je perds la tête.

On s'enfonce tous les deux dans l'eau. Je jette avant mon fusil dans le sable mouillé gratté par l'océan, j'ai failli l'emporter celui-là. Il survivra peut-être pas à l'écume et au sable mais je m'en tamponne. C'est pas comme si j'comptais seulement revenir le rechercher après si le plan fonctionne. Sous l'eau, je reste les yeux rivés sur Serena. Tout en m'approchant, péniblement, du navire. Elle flotte à la surface pour l'instant, au dessus de moi. Elle semble tenir bon. l'ironie me saisit. J'suis comme le pseudo-prédateur marin en dessous de sa proie. Sauf que j'm'assure que la proie, elle coule pas, se noie pas, ou soit pas en détresse à cause de sa patte blessée. Ange-gardien à longues dents. C'est là l'ironie. Hum.

Elle plonge un peu. J'crois qu'elle a l'air de se démerder. Malgré tout ce qui nous tombe dessus, on dirait qu'elle garde quelque chose de coriace. J'aperçois l'ancre, qui semble être suspendue à une corde. Ça m'arrange, un peu. Manoeuvrer une chaîne, j'aurais eu peur que tout me tombe sur la gueule et que j'me casse encore quelque chose, ou que j'reste coincé, écrasé, au fond de l'eau. Si j'ai bien saisi, j'ai juste à grignoter la corde, et tout sera fini, je suppose. Sursaut de prudence. J'me dis que j'ai mal fais d'accepter le plan de la none au fusil, qui a sûrement du perdre un peu la raison, comme moi. De lui permettre de monter en territoire ennemi avec son blabla comme seule arme... J'me dépêche d'attaquer la corde. J'la croque de toutes mes forces. Je m'acharne. Puis après quelques secondes, j'arrive à la sectionner. Première fois de la journée que j'fais un vrai truc d'homme-poisson, un truc de mâle viril des océans. Ce sera aussi probablement la dernière, faut pas déconner. J'en suis arrivé à un point où tout ce que je réussis à faire me paraît être un exploit.

L'ancre repose en paix, maintenant. Le reste de corde qui virevolte dans les eaux glaciales. J'reste focalisé là-dessus un peu. Ma concentration faillit. J'me souviens que j'me suis embarqué dans un projet de dingue, un truc plutôt sensationnel. Ça, c'en était la partie la plus facile. J'espère que Serena va se débrouiller, là-haut. De toute façon, je la rejoins, tout de suite. Je file par là où je l'ai vu partir. Enfin, "file", bien grand mot. Je pousse des mains pour me hisser lentement vers la surface. Mes jambes sont comme des poids morts ici. Mon pessimisme me booste. J'ai hâte et j'crains de savoir ce qui se passe là-haut, avec les esclaves et Serena.
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J'arrive pas à croire qu'il y croit autant que moi. On est deux tarés, deux grands malades. J'suis sûre qu'on fait même pas ça pour la gloire, plus par peur de l'ennui. Presque un peu par dépit. J'nous comprend pas, j'comprends pas cette force qui me fait rouler sur moi-même, pousser sur mes deux mains, me relever en grimaçant, une méchante joie martiale dans le cœur. J'ai pas accepté l'aide de Craig, j'voulais pas appuyer encore plus sur sa jambe. Une balle dans le gras de la cuisse, c'est pas un os fissuré de tous les côtés. Mais faut pas croire, même maintenant, j'apprécie l'intention. J'suis pas la bête sauvage dure d'approche qu'on me colle sur le front en guise d'étiquette. J'aime de plus en plus la maladresse et l'air de chien battu de mon copain aux grandes dents. Ça contraste avec son visage de prédateur d'une manière qui me parle. Une sorte de preuve vivante qu'il faut toujours faire confiance à la loi du plus petit nombre, l'exception qui confirme la règle, Dieu qui se planque dans les détails. Requin de Dieu, tu l'es déjà, tu transpires la justice par tous les pores du cuir. Tu crois qu'il faut pas déjà avoir eu une vision d'un truc supérieur, pour avoir envie de faire le bien dans un monde qui donne raison aux plus salauds, au détriment de ceux qu'ont encore la force de se battre ? J'taime bien, Craig. Vraiment.

On s'est séparé, une fois sous l'eau. J'suis passée sous la coque, en nageant comme je peux. J'espère qu'il y a pas d'autres requins dans la zone, je pisse quand même bien le sang malgré le garrot, et j'sais que ça doit se sentir pour un odorat affuté de monstre marin. J'me demande si le copain le sent, lui aussi. Est-ce que ça garde des instincts de poiscaille, les hommes-poissons, ou pas plus que nous ?

L'homme descend des étoiles, pas du singe et encore moins des dinosaures.

Ça m'revient en pleine face, cette petite phrase. J'souris sous l'eau, j'goûte le sel. On est des humains ; on est motivé par le même truc inqualifiable qui vient de nulle part, mais qu'est là. J'ai pas à me poser la question. Faut que je me concentre sur la folie que j'vais commettre. Et sur rien d'autre au monde.

J'émerge, j'reprends mon souffle. Je me tiens accrochée à l'avant du bâtiment. Heureusement qu'il y a cette grosse figure de proue à l'effigie de Phillip, qu'est encore plus moche en bois peint. J'peux grimper par là, ce que je fais comme je peux. Mais c'est pas évident, et faut pas qu'on me capte maintenant, sinon, j'aurais pas le temps de m'expli...

-Putain les gars ! Y'en a une qui s'acharne, regardez !
-Ça craint, on est en train de partir et les autres sont pas remontés... tu crois que c'est leur homme-requin qui a saboté l'amarre ?
-Le traître !

J'ai en face de moi une quinzaine de personnes, dont six hommes-poissons l'air particulièrement enragés. On s'est approché de moi, avec la ferme intention de me refoutre au bouillon. Ou de m'achever avant, j'sais pas trop. J'rassemble mon courage pour gueuler :

-Ouais, c'est nous qu'avons coupé l'amarre ! Et alors ? C'est pour vous qu'on a fait ça, votre libérateur, c'est un négrier, tout ce qu'il va faire s'il remonte à bord, c'est vous revendre au marché noir ! Vous croyez quoi ?
-Bonne blague !
-Attend, elle a l'air d'être seule. C'est peut-être vrai, on a toujours nos chaînes. Y'a que ceux qui voulaient aller se battre...
-Faut qu'ils arrêtent de se saigner pour un dégénéré, ils ont encore le temps de nager jusqu'au bateau si vous les appelez ! Y'a déjà eu assez de victimes, merde !

J'suis passionnée, j'y crois d'autant plus que j'suis à la bonne place pour voir le commandant se démener face à Phillip. Il a du gagner face au colosse. Mais j'vois bien le soucis. Il est menacé par les coups des esclaves déchaînés, que personne ose vraiment frapper, pas même lui. Il a pas les mains libres. La main libre, pardon. C'est un coup à ce qu'il se retrouve planté par ses valeurs plutôt que par manque de talent. J'suis facilement cynique, mais aujourd'hui, j'crois que j'pourrais pas le supporter si ça arrivait.

-Pourquoi on te ferait confiance ? Tout le monde sait que vous jouez le jeu des matons, que vous vous retrouvez le soir pour échanger des clopes et les dernières nouvelles du monde. Vous êtes des traîtres, tous autant que vous êtes !
-Va te faire foutre ! Tu crois qu'on a choisi d'être envoyé ici ?
-A la baille !
-Vous perdez rien si vous rappelez vos potes ! Les collègues sont blessés pour les trois quarts, si c'est pas pire, le chef se bat tout seul ! Même si on le voulait, on pourrait pas vous courir après !
-Elle marque un point. Ça coûte rien de faire ce qu'elle dit.
-J'suis pour.
-Et on lâche nos sauveurs ? Ah bah bravo ! On peut donner des leçons de conduite au gouvernement, après !
-Ta gueule, le syndic'. Vrai ou pas, ça vaut le coup.
-T'as surtout envie de donner raison à ton pote qui vient de bouffer l'amarre !
-On s'éloigne de la côte. Faut prendre une décision.

J'insiste pas plus. J'crois que ça ira, maintenant. J'lâche la figure de proue, j'me laisse retomber dans l'eau. Qui m'envahit, jusqu'à la racine des cheveux. J'suis dans l'espace épais qui bouge au ralenti, sans faire de bruit. J'suis bien. J'ouvre même les yeux sous l'eau, histoire de voir quelque chose de reposant. P'têtre Craig qui fait des bulles au milieu du corail.

Sauf que j'ai pas fait fausse route en ayant peur pour mon sang. J'sursaute, j'cligne des yeux, mais j'sais que ça sert à rien. Ils piquent quand même, et j'sais que j'ai bien vu. Y'a un requin en face de moi, un vrai. J'sors mon couteau de combat. Mais ce coup-ci, j'suis pas à mon aise, j'ai presque pas d'air, j'suis pas dans mon élément. C'est pas mon style, mais j'sens la peur remonter et me grignoter le système. J'vais donner des coups dans tous les sens, même quand j'serais déjà à moitié bouffée. J'le sens. C'est trop con. Y'a Craig qui va débouler et me sauver, c'est sûr...

Y passe à côté de moi, sans rien me faire. J'comprends pas. J'prends pas le temps de chercher, j'remonte prendre mon souffle, et je crawle vers le rivage comme si j'avais le diable aux trousses.

J'aperçois tout juste du coin de l'œil les esclaves qui se sont jetés à l'eau, avec leurs blessures qui pendent de partout et le sang qui se dilue dans la mer.
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Enfin. Enfin, putain. Mes jambes pèsent lourdes. J'ai pu remonter qu'à la force de mes bras. J'suis pas mal fier de moi pour ça. Mais me reste à grimper... sur le flanc du navire. J'me hisse, encore. L'impression d'escalader une montagne. Quelques secondes plus tard, une main palmée enchaînée devant moi. Un homme-poisson, qui me tend la main... pour m'aider à remonter apparemment. Ce que j'fais. Sur le pont, j'ai face à moi, plein d'esclaves enchaînés, parmi eux quelques congénères. Je balaye la zone des yeux. Ils semblent pas très agressifs. Pas spécialement loquaces non plus...

Pfff... Serena ?!
Qu'est-ce que tu fiches là, toi ?
Ta pote vient de repartir.
Vous prenez le large ?
Et la politesse ?
Fermes-là... Ouais, on part. J'espère que vous savez ce que vous faites.
Hmmm. A peu près, ouais... Bonne chance.

Ils haussent les épaules en se regardant, pendant que je replonge. C'était assez gênant. Mais j'suis content qu'ils aient fait le bon choix. Enfin, le choix qu'on leur a imposé, en fait... Et bien le seul valable, ma foi. Du coup, je sais pas trop où est passée Serena. Elle doit être de nouveau sous l'eau, j'vais sûrement vite l'apercevoir.

Je la vois aussitôt, qui me tourne le dos, devant moi. Autour d'elle, cette fumée rouge, encore, si dérangeante et qui sent si fort. Elle est face à un requin. Bouffeur de viande, suceur de sang. Pas question que ça se termine comme ça. S'il l'attaque, si elle se fait finalement tuer par un requin, j'vais m'identifier à son foutu tueur plus que jamais. Comme si j'l'avais trahi. Dégage, dégage, sale bête. J'accélère comme j'peux. C'est à dire, je peux pas. J'essaye juste de lui demander de dégager. Juste, filer. J'ai jamais fais ça. Mais en théorie je peux lui demander de décamper. J'suis censé pouvoir communiquer avec les bestiaux avec qui je partage des gênes. Tire-toi.

Il passe son chemin. Presque sans la calculer. J'sais pas si c'est moi qui l'ait convaincu ou pas. Je continue à avancer en ligne droite, tout en le surveillant. Il part, c'est bon. Quant à Serena, elle s'éloigne aussi vers le rivage, en laissant un peu de volutes rouges derrière elle. Elle va plus vite... Elle doit pas avoir vu ni compris ce qui s'est passé. Moi non plus j'ai pas tout pané. Mais comme d'hab, le principal c'est qu'on soit entiers. Je continue à suivre la copine de loin. Mon corps se relâche vraiment, j'suis complètement engourdi. Et mon esprit, il oscille. Toutes ces émotions fortes, ça me sature la bouillie mixée qui me sert maintenant de cervelle. J'espère qu'on a pas fait ça pour rien.

J'aperçois beaucoup de mouvement sur ma gauche. Des esclaves qui se jettent à l'eau. J'entends leurs cris déformés par la flotte. Du sang, aussi, encore, toujours. T'es en guerre bonhomme, t'as pas encore remarqué ? Le carnage touche à sa fin, mais faut pas que j'fasse le con pour autant. J'ai pas eu le temps de voir si ça cognait dur encore sur la côte. Mais ça attendra. Me maintenir à la surface, ça va encore plus me crever. Je rattrape peu à peu Serena... Le trajet, long, pénible, douloureux, m'emmerde et me fatigue. J'pense qu'il faut que je m'occupe l'esprit. Quand je pense à des trucs, j'oublie mon corps.

Nous voilà, de nouveau, sur les galets. Je m'arrête un peu, et j'contemple. Je vois les esclaves qui se jettent à l'eau, blessés, exténués, qui voient leur chance de salut s'éloigner, mais qui lâchent rien, comme nous deux. Je vois les collègues usés, qui matent eux aussi le navire en partance. Je vois les derniers pirates paniquer. Je vois la grosse brute, tout là-bas, truffée de plomb, qui se traîne par terre en marquant son passage de rouge. Je vois Sourde-oreille. Avec Phillip. Ce con a l'air de perdre ses moyens. On a été les grains de sable dans les rouages de son plan tordu. Finalement, on est pas des pantins. Aujourd'hui, on a pu modifier un destin qui semblait scellé pour quelques esclaves. Pas tous, ils seront pas tous sauvés, mais ceux qui vont arriver à nager jusqu'à cet horrible rafiot... Ils auront la mer pour eux. L'océan dangereux, mais tellement beau et excitant. J'me félicite intérieurement. J'esquisse un sourire.

Bien joué.

J'ai encore la voix un peu faible. J'aurais bien voulu la refaire avec un ton plus en accord avec que j'ressens. Mais au moins, j'la prive pas d'un sourire. Maintenant, j'ai envie de m'écrouler, de dormir et de faire de beaux rêves. De profiter un peu de tout ça. Avant que ça retombe. La réalité frappe à la porte. Mais mon esprit ouvre pas. J'entends encore des bruits de combat, mais ils sont plus lointains que tout à l'heure donc j'en ai plus rien à carrer. J'écoute le son des esclaves qui se jettent à l'eau, qui partent tenter leur chance. Une partie d'entre eux découvrira le monde, le vrai. J'voudrais pouvoir penser que cet endroit fait pas partie de l'univers. Que c'est une genre d'aberration, une anomalie spatiale ou temporelle, quelque chose qui sonne faux. Ça me fait mal de me souvenir que non, non, c'est bel et bien un élément du puzzle. Qu'on est dans un monde merdique et cruel, et qu'ici c'est l'échantillon avant la dégustation. Qu'il faut faire d'énormes sacrifices pour jouir d'un tel instant d'extase. Quatre jours, quatre jours à me sentir comme un parasite, un moins-que-rien lâche et puant d'hypocrisie, une honte pour Tark, pour toute notre espèce, pour le monde entier. Quatre jours à me demander pourquoi je vivais. Maintenant, j'comprends. C'était pour ça. C'était pour rencontrer Serena, sauver des naufragés, me faire péter les rotules, et finalement devenir un acteur du monde l'espace d'une ou deux heures.

Je sais pas si le destin m'a aidé, ou si c'est moi qui l'ait vaincu. Au final, peu importe. J'sais pas grand chose, j'suis pas toujours très réactif, j'suis faible et lâche, pas beau et charismatique comme une huître. En tout cas, qui que je soit, j'me sens vivre comme jamais. J'ai toujours peur de l'avenir et mon passé me pique encore le coeur, mais pour une fois j'ai le présent qui a réussi à rentrer en moi.

J'aperçois les pirates, ils fuient, ils sont désordonnés, c'est le branle-bas de combat. Des renforts de la marine sont arrivés. Y en a sûrement plus pour longtemps. Assis, j'ai mal. Un peu trop mal pour me relever cette fois. Je reste cloîtré dans mes douces illusions. Une petite pensée pour Serena. C'est elle qui m'a guidé, hein. J'suis une lavette qui a eu le bol de tomber sur une volonté plus forte que la sienne. J'suis allé risquer ma vie en sa compagnie. Si j'avais été seul, j'serais probablement dans la base, planqué quelque part, genre sous un escalier. J'ai risqué ma vie grâce à elle. Ouais, grâce à. Tout a un prix. Ces moments-là. Mais aussi l'amitié. En deux-trois heures, elle est devenue la meilleure humaine à mes yeux. Impuissante, comme moi, comme nous les troufions. Elle fait none rock n' roll, mais je l'imagine bien être beaucoup plus proche du grand barbu que n'importe qui d'autre qui a jamais essayé de me causer de lui. Elle sait ce qu'elle dit, elle. J'crois pas qu'elle sache parler en l'air, j'suis même pas certain qu'elle puisse mentir. Pourtant, concernant ce qu'elle doit penser, actuellement, ou d'façon générale, j'suis pas bien plus avancé qu'il y a deux heures.
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J'ai nagé jusqu'à ce que mes genoux touchent le sable. J'reprends pied, je pousse avec les orteils et je marche sur les mains. Quand j'sens que l'eau dégouline de mes fringues, que les galets sont secs, j'me retourne et j'me laisse tomber sur le dos. J'en peux plus. Ma blessure pique salement avec l'eau de mer, j'suis encore secouée par ma rencontre du troisième type, et j'ai juste envie de rester là et de dormir comme j'ai jamais dormi de ma vie. J'peux plus rien faire pour les esclaves qui tomberont sur le requin. Mais peut-être qu'il leur fera rien... y'a des hommes-poissons parmi eux. Y'a Craig qui émerge en rampant, qui s'étale aussi sur le sable. J'entends pas crier les esclaves. Me dis pas que t'as buté le requin ? Eh, sacré toi. Ça a plus trop d'importance. J'contemple le ciel. Il me paraît moins paisible que la surface de l'eau vue du fond, ça gueule encore trop pour croire à tout ce qu'il représente au niveau poétique. Pour le moment, j'suis juste un peu sidérée par l'absence de nuages, le fait qu'il fasse si beau alors qu'on aimerait qu'il pleuve, que les nuages et le brouillard réduisent la visibilité, qu'on ait pas l'impression de compter si peu dans l'espace immense d'un univers si terrifiant.

J'oublie brutalement la présence de la vie, de la source, de la beauté. Et j'me retrouve le dos plaqué contre les galets humides, le futal plein de sable et comme une conne à avoir peur du ciel. J'me sens comme une bête cernée par un feu de forêt. J'ferme les yeux. Et même la toile rougeâtre de mes paupières closes me donne un désagréable arrière goût d'infini. J'angoisse, j'respire mal. Putain, ça faisait longtemps. J'serre les poings dans le vide. J'essaye de me contrôler. De respirer régulièrement. De contrer cette impression de malaise croissant que j'sens flirter avec mes veines, corrompre mon cerveau, ruiner ma perception. De me détendre, réinvestir le royaume de mon corps pour pas le laisser aux fantômes. Me dire que c'est moi qui les dirige. J'ai l'idée soudaine de regarder Craig plutôt que le ciel ou la couleur de mes yeux fermés. J'suis sur le côté, j'suis pas seule, on a fait ce qu'on pouvait. Ça va aller.

J'essaye de m'associer à ce sourire que tu me donnes. Carnassier, mais c'est pas dérangeant plus que ça. T'as l'air apaisé. Bizarrement, je l'étais plus tout à l'heure. Mais j'suis pas pareil, c'est pas une question d'événements bons ou mauvais. J'suis un liquide instable. Il suffit de me faire bouger de la manière qui faut pas pour que je trouve le moyen de déséquilibrer tous les atomes de mon corps, à en oublier que j'ai un cœur (et pas seulement pour mourir). J'suis constamment noyée sous l'avalanche. J'ai la bizarre envie d'aller me jeter un peu d'éthanol derrière les gencives, ou quelques cachetons au fond de la gorge. Tiens, salut toi, j'savais pas que t'étais encore caché parmi mes vieux démons. J'ai du trop en faire pour pas garder une petite trace de toi, un genre de vivre card qui fait que tu sauras toujours où j'suis, quoi que je fasse.
Aller, dégage. J'veux pas te voir aujourd'hui. J'te cèderai rien.

-Merci pour tout, t'as géré comme un chef.

Ça peut paraître un peu con et très banal, mais parler, ça me regroupe, ça m'aide à me calmer un peu, à rassembler les morceaux. J'aurais bien envie de communiquer tout ce qui se passe chez moi, mais je sais pas faire. Je devrais partir de trop loin à chaque fois. Ou alors, renoncer à rendre l'histoire communicable, juste vomir un torrent d'insanités et de problèmes métaphysico-psycho-empiriques. Tiens, rien qu'à le penser comme ça, ça fait peur. Et j'veux pas faire peur. J'veux pas paraître bizarre alors même que pour une fois, je tombe sur quelqu'un avec qui le courant passe pas trop mal. Avec Yoru, j'avais pas eu de mal à juste aller boire une bière ou deux avec lui, dire des conneries toute la soirée. Mais j'étais bien, j'avais pas ce vieux sentiment en toile d'araignée qui me colle de partout. Et puis, il était du genre pas prise de tête, ça déteint. C'est facile, quand on est bien, à peu près dans son personnage. Là, j'suis dans un jour où j'serais allée me pourrir le foie si j'avais vécu ça seule. Y'en a qui se tailladent les bras pour évacuer, l'idée m'a jamais plu. Mais c'est le même délire. Tu te fais du mal, tu fais du mal aux autres, t'as une minute de néant où t'arrêtes de cogiter, le lendemain, tu te sens lépreuse, et petit à petit, après, tu reprends pied.

Jusqu'à quand, ça, j'sais pas. Ça pue le bricolage, la solution à l'arsenic qui permet d'arrêter d'éternuer ponctuellement, mais qui finit par te tuer à la longue.

Je reste sur mon fil d'Ariane, j'essaye d'être à l'écoute de ce qui se dégage de toi. T'as l'air tellement accompli que j'en trouve le sommeil. Pas de crise d'angoisse pour cette fois. Juste les bras de Morphée, et de vagues échos, une clameur lointaine, la sensation de mains qui soulèvent, d'une civière qu'on glisse, d'une course. Puis plus rien.


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Pas confortables les galets. Pas du tout. J'me suis affalé dessus. Je somnole. Je ferme les yeux. On pourrait croire que j'fais le mort, je crois. Mes jambes me tuent, j'ai plus envie de les écouter hurler. J'ai même peur de les regarder. Elles sont toutes cassées de l'intérieur. Pas de sang, pas d'os qui sort, rien d'impressionnant. Ça me rassure pas pour autant de les mater. J'ose pas imaginer l'état de ce qu'il y a là-dedans... L'écho de la bataille se fait moins pressant, devient plus lointain. Peu à peu, j'crois que je perd pied avec la réalité, encore. Je pense pas que j'suis en train de mourir. J'm'endors juste. C'est bien. C'est une façon comme une autre d'échapper à ce qui se déroule encore à côté de moi...

...

Je. Lumière dans les yeux. Faut arrêter ça. Complètement ébloui. Ces cons sont en train de me faire fondre les yeux. Qu'est-ce qui vous prends, merde ? Et c'est quoi ce barouf ? Et j'suis où ?
Je me redresse, assis dans un lit. C'est le petit hôpital de la base. J'suis sur un lit parmi tant d'autres. Une grande salle, les lumières puissantes au-dessus de moi. Dehors c'est la nuit. J'ai l'impression de sortir d'un rêve, mais j'm'en souviens pas. Je déteste ça. Juste que comme dans tous mes rêves, j'y faisais des trucs débiles et dérangeants. C'est pas si différent de la réalité. J'ai mal au crâne. L'impression de m'être fait piétiner par une armée. J'ai faim aussi. Mmmh. Y a rien à manger dans l'coin ?

Mes jambes sont immobilisées. Je les sens, mais j'ai une grosse attelle en bois sur chacune. Et des béquilles posées sur le côté du lit. J'entends plein de râles autour de moi. J'vois des gens tout crispés, ou d'autres qui chialent. Quelques uns qui observent aussi, comme moi, qui regardent autour d'eux, l'air de se dire que finalement, ils s'en sont bien sortis. C'est vrai, moi aussi j'm'en suis bien sorti. Je me lève, j'en chie pour déplacer mes jambes lourdes, mais elles me font plus mal. Y a aucun toubib pour me dire ce que j'dois faire, alors je suppose que c'est bon, je peux me tailler. Et chercher la rouquine. Histoire de... faire le point avec quelqu'un. J'attrape les béquilles, j'commence à les utiliser pour sautiller dans les rangées. C'est comme deux nouvelles pattes qui partiraient des bras. Dur de circuler. Puis j'veux pas les gêner, tout ces docs débordés. Ils sont une dizaine, pour genre dix fois plus de blessés. J'aimerais bien savoir ce qu'il s'est passé entretemps. Entre la civière et l'hosto, comment s'est terminé le combat. Si les esclaves sur le navire ont pu s'échapper. J'crois pas que Sourde oreille serait du genre à déployer des croiseurs pour les ramener et les remettre dans leurs cages. C'est pas son job, il le sait. Lui, c'est un vrai héros. Un vétéran, ce type a plus rien à prouver. Il a l'honneur, la gloire, et la force. C'est cet idéal qu'on nous a vanté durant toute la formation de troufion, et j'dois avouer qu'il m'inspirait. Mais au début ? Est-ce qu'il était comme nous ?

Kamina Craig ? Fracture fermée aux deux jambes. Quatre jours de repos. Pas de déplacement sans béquilles. Si la douleur revient prenez des analgésiques.
Euh, ok.

Un des médecins. Il se tire aussitôt après avoir déballé son diagnostic. J'suis déjà surpris qu'il m'ait calculé parmi tout ces types à l'agonie. J'suis pas une urgence. Il devait être en route pour prendre deux secondes à me parler de tout ça. J'apprécie l'intention, disons. J'suis un boulet, là. Comme tout les autres paumés qui se sont levés de leurs lits pour partir en vadrouille, comme s'ils redécouvraient le monde après être sortis de leurs tombes. J'me dirige vers la sortie, j'aime pas les hôpitaux militaires. Malsain, ça pue la mort. J'ai eu ma dose aujourd'hui. J'suis dans le coltar. J'ai envie de prendre l'air. Serena doit être quelque part dans cette salle, sûrement estropiée aussi. Ou encore à pioncer dans son lit. Dans le doute j'vais camper quelques minutes devant la sortie. Pas envie de la manquer et d'errer tout seul dans la base. Quand j'aurai repris mes esprits, j'vais être bombardé de sales souvenirs, je le sais, ils vont me tirailler, en compagnie des quelques moments forts de la journée. Encaisser cette remontée seul, ça me paraît chaud. C'est un peu comme quand on s'apprête à dégueuler, faut quelqu'un pour nous tendre un sac.
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J'me suis réveillée en pleine nuit. Stores baissés, néons allumés qui grésillent, pas pressés aux milieu des gémissements. J'étais au-dessus du sol, j'y suis ramenée à la vitesse à laquelle ma perception me renseigne sur ce qui m'entoure. Le tissu rêche d'un lit d'hôpital militaire sous les mains, un voisin qui ronfle, l'autre dont je devine les larmes. Et l'odeur, mi ferreuse, mi antiseptique. J'décide soudainement que j'suis allergique, alors même que j'ai fait des missions dans ce genre d'ambiances, pour les sœurs. Mais j'suis pas dévouée à tous ces gars là, aujourd'hui. J'sens ma cuiss, qui me lance salement, j'ai été bandée. C'est rien. J'me redresse et j'laisse pendre mes pieds au-dessus du sol. Pas longtemps. J'ai pas récupéré, mais j'me sens pas tranquille. Comme si y'avait un monstre sous mon lit. Je m'y suis jamais pleinement habituée, à dormir en hauteur. J'ai toujours l'impression d'être vulnérable. Et aujourd'hui, plus qu'hier. C'est certain.

J'ai surtout besoin d'air, après ça ira mieux. J'vais juste attendre le lever du jour dehors, et après, j'irais déjeuner avec Craig. J'suis sûre qu'il devrait pas tant tarder que ça. Même si on est en automne. Et puis, j'serais mieux partout ailleurs plutôt qu'ici.

J'me faufile dehors avec toute la discrétion dont je me sens capable de faire peur en me traînant sur une jambe, sans oser utiliser de trop les béquilles que j'ai trouvée posées contre mon lit. J'me ferais plaisir à tester ça une fois dehors.

Les couloirs sont déserts, moches, oppressants. Puis dans l'état de fatigue nerveuse dans lequel je suis, je m'y sens pas à l'aise. Comme si les parois allaient se rapprocher et me broyer. J'me dépêche de sortir pour traverser la cour, et remonter sur le poste de guet. Ce coup-ci, j'ai besoin de voir la mer. De me sentir toute petite, de me rappeler à quel point j'suis pas grand chose, relative. Regarder les étoiles et méditer en silence, ou p'têtre en monologuant, peinarde, sans crainte d'être prise en flagrant délit de... mysticisme ? Ouais, j'arrive pas à trouver le mot, tellement y'en a pas, ou tellement il se planque. On aime pas les gens qui font des trucs qui échappent à l'efficace du quotidien. Bientôt, on regardera salement un mec qui siffle dans la rue. Ou qui compte jusqu'à trois avant de soulever une caisse.

J'aime pas ce qui me tourne dans la tête. C'est comme si j'avais des aigreurs d'estomac, mais à un plus haut niveau. Toutes mes pensées sont critiques, électriques, décadentes. Faut que je me pose. Que je m'oublie un peu, que je zappe mon égo. Pour mieux me retrouver, dans un lieu qui ne m'appartient pas.

J'respire l'air marin. Il est glacé, j'suis pas assez couverte. Mais j'ai pas envie de faire demi-tour, alors j'reste. J'repense à la journée, je me décide enfin à digérer un peu le coup de bol extraordinaire que j'ai eu. Je parle pas du fait d'être vivante et à peu près entière, plus de l'ami Craig. J'reconnais d'un coup que depuis que j'sers la Mouette, j'ai quand même fait de belles rencontres. Peut-être le signe que j'suis là où j'suis sensée être, au moins pour un temps, au moins pour grandir. C'est marrant. J'ai l'impression que les gens avec lesquels je me suis le mieux sentie, ça a toujours été ceux auquel j'ai eu envie de parler au départ. Comme si y'avait une main qui me poussait vers eux, un instinct, quelque chose comme ça. C'est à la fois super rassurant et carrément frustrant. Comme si y'avait pas à faire grand chose pour que ça passe, comme si l'effort était pourri par avance. Pourtant, on devient pas de vrais amis si on échange pas, en actes ou en paroles. Je crois. J'me demande si le fait d'être resté à parler qu'aux frangins quand j'étais môme, ça a pas fini par me tourner la tête, me donner le goût des phrases brèves, du tout sous-entendu parce que l'autre est déjà au courant. Je sais pas me raconter. Sauf à Dieu, dans mes prières, parce que j'suis pas mal décomplexée face à Lui. Encore heureux. C'est facile, quand y'a la certitude de l'amour en face, envers et contre tout. C'est plus dur face à un regard qui juge, même quand il promet le contraire.

J'laisse les images et les idées dériver au fil du mouvement des étoiles. J'me roule une clope, pour me réchauffer le bout des doigts. J'vais la faire durer, celle là, j'ai peur qu'il soit plus tôt que ce que je pensais. Le temps passe, lentement. Par deux fois, j'descends voler une miche de pain à la cantine. Jusqu'à ce que le bout du ciel vire au mauve, et que je prenne l'aube en plein visage. J'suis émue, en me disant que c'est comme un nouveau départ alors que la route de beaucoup s'est arrêtée hier. C'est vrai tous les jours, ça, c'est ce qui donne sa beauté tragique au monde. Mais faut de sales événements pour pouvoir s'en rappeler. On est des vampires qui trempent leurs crocs dans la douleur des gens. J'souris quand même. J'redescends, un peu nauséeuse, pleine d'une fatigue curieusement légère, le genre qui sèche physiquement et donne des ailes en même temps.

-Oh, Craig !

Pleine de cette bizarre énergie de survivante, j'retrouve le requin, que j'accueille pas sans chaleur. J'suis de nouveau hors de moi, mais autrement. Pas prise dans la cruauté de l'action, plus dans la légèreté d'une nuit longue et sans tempête. Décalée, encore, toujours. J'suis tellement heureuse qu'on s'en soit tirés tous les deux, d'un coup. C'est comme si je venais de réaliser une évidence. La réalité est comme en morceaux, j'ai du mal à me focaliser sur la globalité. J'suis curieusement vide, et étrangement libérée. Béquilles dans une seule main, je vais jusqu'à m'élancer pour te serrer contre mon cœur. Pas d'effusions excessives. Juste une manière d'être sûre qu'on est tous les deux bien revenus de l'enfer.

-Tu te sens d'aller manger un bout ?

Tu approuves, on bouge. J'suis joviale, plus que jamais, et j'en ai un peu honte. J'me contiens, j'fais tout pour, quand on manque de se cogner dans notre sergent, enturbanné jusqu'au sommet du crâne, un pansement sur l'œil.

-Salut les gars. Laissez tomber la procédure, repos. C'est bien de vous voir en vie. J'vous cherchais, justement. Y'a le commandant qui veut vous voir. Allez-y quand vous pourrez.

Il ferme sa paupière valide, et la rouvre. Pour mieux poser son poing égratigné contre la poitrine de Craig, avec un sourire que j'trouve drôlement complice.

-Bien joué, tous les deux. On les a bien baisés, finalement.

Et puis il continue son chemin, avec l'air de celui qui n'a rien dit.
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Je l'entends m'appeler, alors qu'elle se laisse tomber sur moi. Une seule béquille. J'me sens moi-même un peu planer. Je recule quand même la tête pour éviter d'la soumettre à mon haleine. Je calcule aussi qu'elle est quasiment aussi grande que moi. J'sais pas pourquoi ça me traverse l'esprit dans un moment pareil. Tout ça finit, j'pense que c'était une bonne journée. C'est bon de te revoir Serena. On est tous les deux vivants, putain ! Ensemble on a défié la mort. On a lutté, on a vaincu, non sans classe... Comme dans les bédés.

Tu te sens d'aller manger un bout ?
Oh, ouais. Bien sûr.

J'comptais pas rester discuter à proximité de l'hosto. Puis je crève la dalle. J'espère que la cantine de nuit est moins radine que celle de jour. En plus j'ai renvoyé les biscuits d'hier après-midi sous l'eau, du coup. Les voilà, les souvenirs qui remontent. L'écrevisse éventrée et lestée. Geuh. J'ferais mieux de penser aux gens que j'ai sauvé. Ça me tue que l'horreur de la journée prenne le pas sur ma happy end tant désirée.

Je manque de me cogner contre l'sergent... Par réflexes, j'amorce le salut réglementaire. Le seul que j'sais faire.

Salut les gars. Laissez tomber la procédure, repos. C'est bien de vous voir en vie. J'vous cherchais, justement. Y'a le commandant qui veut vous voir. Allez-y quand vous pourrez.

Dharm m'étonne aussi, j'le croyais pas capable de se montrer autant convivial d'un seul coup. Il a mangé cher lui aussi, j'espère qu'il finira pas borgne. Il nous sourit, il me pose le poing sur la poitrine.

Bien joué, tous les deux. On les a bien baisés, finalement.

Puis il se casse. J'suis un peu gêné. Mais j'trouve ça vraiment cool que des gens aient pu calculer nos exploits malgré le chaos. Si ça se trouve on en a même inspirés certains là-bas. P'tete bien qu'on s'est comportés en héros, ou quelque chose qui s'en rapproche. P'tete bien que pour une fois, j'ai fais preuve de courage. Faudrait que j'arrête de me sous-estimer, de m'comparer aux autres. Que j'arrive à aller de l'avant, seul, ou bien accompagné. A force d'avoir la sensation de vivre dans l'ombre de quelqu'un de plus fort que moi, une vraie âme de héros, mon propre frangin, j'ai du en oublier que j'pouvais porter ça en moi aussi. C'est pas vraiment palpable, j'suis plus aussi sûr qu'avant que ça existe, "l'âme du héros". C'est p'tete juste quelque chose qui se développe. Apprendre a ne plus avoir peur ni des autres ni de soi-même, aller de l'avant et croire en ses principes. Savoir prendre les bonnes décisions, en comprenant comment fonctionne l'univers autour de nous. Terriblement long et difficile, mais j'y crois. J'ai rien d'autre à foutre sur cette planète que d'essayer de m'améliorer et améliorer ce qui m'entoure, finalement y a aucun autre but à ma vie. Alors j'ai tout mon temps.
Encore une fois, faut vraiment que j'remercie Serena. Sans elle, je serais encore une parfaite tapette. Indirectement, j'dois mon instant de gloire à ell... Putain. Ma manie d'attribuer aux autres mon mérite. D'me complaire à rester caché derrière ceux que j'considère meilleurs que moi. Mmh... Ventre vide. Qui gargouille fort. Serena se tourne vers moi. Légère honte, j'suis habitué. Puis c'est naturel. J'trouverais pas ça aussi dérangeant si j'tenais pas d'un carnivore je crois.

J'préférerais passer manger quelque chose avant de partir voir le commandant...

La rouquine accepte. Ensemble, on se dirige vers le réfectoire. On dirait qu'elle déborde de bonne humeur. Une bonne humeur qui boitille joyeusement sur sa béquille. Moi aussi, faut pas croire. J'me sens vraiment regonflé, comme jamais. J'ai gardé cette impression d'avoir été aidé aujourd'hui, que quelque chose a mis sur mon chemin tout ces événements, la rencontre avec Serena, les pirates, les esclaves, tout ça... Qu'il a soigneusement agencé tout ça sur mon chemin, pour que j'me prenne tout à la suite, pour que j'puisse me rendre compte de quelque chose. Qu'on a bel et bien sauvé une bonne trentaine de gusses, aujourd'hui. Que ce dernier miracle-là, c'est nous qui l'avons créer. C'est pas l'destin qui l'a posé là à notre attention. Il est venu amorcer tout ça et nous a laissé faire le reste. J'ai du mal à croire complètement à tout ça. Mais j'en aurais envie. Y a pas plus rassurant de penser que quelque chose de bienveillant et puissant plane au-dessus de nous pour assurer nos arrières. C'est p'tete ça, la chance. Être tellement persuadé que le hasard est de notre côté, qu'on finit par produire nos propres miracles sans nous en rendre compte. Et c'est certainement aussi une partie de la Foi. P'tete qu'il faut juste ne pas se poser de questions, faire avec ce qu'on a. Mais c'est pas mon genre, j'pense tout le temps, souvent trop, parfois mal.

J'arrive pas à trouver un juste milieu pour mon égo. Mais là, j'crois pouvoir dire que j'ai été un héros. Puis j'suis pas le seul à le confirmer... Finalement, j'pense que j'raconterai toute l'histoire à Tark. Depuis le début, sinon elle perdra en force. C'était une belle histoire. Ça lui montrera que j'ai grandi. Que parfois, j'fais des choses par moi-même. Qu'alors qu'il me connaît comme super instable émotionnellement, j'peux me comporter en vrai héros porteur de l'espoir. Un messie. J'arrive pas à trouver un juste milieu pour mon égo.

On rentre dans la cantine. Elle tourne bien. Quasiment autant qu'en plein jour, j'dirais. Plein de plâtrés et de bandés, qui se réunissent entre eux à une table pour causer de leur journée. Malgré tout ce beau monde, c'est plutôt calme. Les gens parlent entre eux, à voix basse. Se chuchotent des trucs. J'adore ça. Ils se contentent pas de boire pour oublier, ils ont eux aussi du positif à se raconter...
Le seul chahut vient d'un coin de la pièce. Le vieux naufragé, l'barbu, qui avait gaffé. Avec son petit-fils, si j'ai bien compris, le p'tit mec excité et sympa. On dirait que le grand-père est complètement bourré. Il se donne en spectacle face aux collègues. Certains près de lui l'ont même rejoint pour chanter en choeur. La situation est tellement débile qu'elle m'arrache un sourire, tiens. Dans l'état où j'suis, j'dois pas être trop difficile à faire rire.

Encore une fois, ils se font plaisir avec le libre service. J'prends de tout sur un plateau, des fruits, des légumes. Pas de viande, j'aime pas ça et encore plus aujourd'hui où ça m'écoeurerait complètement. J'en chie à maintenir le plateau stable en gardant mes béquilles sous les bras. Tout les deux servis, on part s'installer à une table, dans des places côtes à côtes sur une table commune relativement vide. J'aurais préféré un truc à deux en tête à tête pour ce genre de coup, mais faut pas faire le difficile dans la marine, cette semaine me l'a bien montré. Je brûle d'envie de lui causer mais j'sais pas par où commencer. Bah tiens... Un remerciement. Ça sera ça de fait.

Merci. Pour aujourd'hui. Le courage ça m'connaît pas d'habitude. Sans toi j'aurais déserté, j'aurais rien fais.
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C'est marrant que tu touches pas à la bidoche. J'ai peut-être des préjugés un peu tenaces qui traînent derrière les apparences, mais inconsciemment, je crois que je t'imaginais facilement te faire un petit déj' limite cannibale. Avec de la viande crue et tout. Mais non, queud', et je me dis que j'trouve ça plutôt sympa comme trait de personnalité, le coup du requin végétarien. Avant de me rappeler qu'il y a p'têtre un lien avec hier. En baissant les yeux sur mon assiette, je me mets d'un coup à avoir du mal avec la tronche que tirent les tranches de saucisson. Ça rappelle un peu la couleur des blessures à vif. J'mange quand même, de bon cœur. J'ai eu assez faim comme ça dans ma vie pour pas faire de manières. Et je serre deux tasses de café à partir d'un gros thermos en fer blanc mis à disposition sur la table. Le rappel du geste qui nous a conduit à faire connaissance me parle bien, ça boucle la boucle. Et pour une fois, c'est pas moi qui attaque tout de suite par là où c'est dur à dire. J'apprécie, tu parles le Serena. Ou alors, je parlais le Craig sans trop le savoir. C'est cool.

-Ça s'est pas vu. J'ai fait que lancer des idées, tu as fait le plus dur.

Non, parce que je te jure que des mecs comme toi qui acceptent de bouger de leur ligne de conduite autrement que sous la pression d'un supérieur, j'en ai pas connu des masses. Même au moment où on aurait pu lâcher, sur la fin, où je pétais un peu un câble avec mes plans embrouillés, t'as suivi sans te poser de question, comme si c'était évident. Tu m'as même fait entrevoir que je pourrais espérer faire quelque chose de plus concret dans la marine, pas seulement obéir, gueuler des ordres et me faire tuer un beau jour. J'suis peut-être capable de donner du courage aux hommes. Être un genre de modèle. J'avais jamais tellement pensé ça comme ça. Mais malgré mon côté instable, je crois qu'hier, j'ai touché du doigt cet idéal. J'ai le sentiment poignant de savoir où je vais et vers quoi je tend, d'un coup. Je chemine vers la vertu. Ou du moins, j'essaye. La montée en grade, elle sera jamais rien d'autre que le symbole de cette drôle de quête intérieure, et aussi extérieure. J'viens de le comprendre.

-Je vais pas te jeter des fleurs, mais j'espère vraiment que tu as conscience de ton propre mérite. Désolée si c'est que des mots, je sais pas comment te le dire autrement.

J'me sens drôlement autoritaire dans le compliment, eh. Heureusement que je parle tranquille, et avec le sourire. J'suis quand même sérieuse quand je dis ça. J'ai souvent vu des gens se dévaloriser à l'extrême, jusqu'à faire d'eux des merdes rampantes. Quand tu passes ton temps à dire que t'en es pas capable, tu finis par faire de ta propre médiocrité autre chose qu'une épreuve à bousculer. Un genre d'habitus, quelque chose qui s'est enraciné jusque dans tes tripes, jusque dans les traits de ton visage et dans ta musculature faiblarde. Y'a peut-être un stade où tu peux plus faire marche arrière, quand tu en arrives là. Tu deviens inapte au courage. Complaisant, et par là-même, épuisant. Tu descends en-dessous des exigences qui font de toi un homme. J'y crois plus que jamais, alors même que j'suis tombée très bas plus d'une fois. Dans l'escarcelle d'un mac ou dans la souillure d'un bouge mal famé. Colère m'a jamais permis d'arrêter d'être une guerrière. C'est pour ça que je le garde avec moi. Je lui dois la vie que je mène, au moins pour une petite part, la plus concrète.

-T'as plongé, joué les espions, coupé l'amarre, pris des risques alors que j'étais planquée. Avoue, t'as même fait un truc avec le requin, hein ? Un truc d'homme-poisson. Cachotier. Et puis c'est pas tout, tu m'as protégée.

Y'a ma voix qui gronde plus que je l'aurais pensé. C'est des mots qui pèsent toujours très lourd, surtout dans ma bouche. J'ai trop souvent été livrée à moi-même sans y avoir été préparée pour que ça ait pas de sens. Le psy que j'ai vu quand j'ai fait ma première connerie une fois engagée a appelé ça « une tendance à faire des transferts », après que je lui ai vidé mon sac alors que j'étais encore méchamment alcoolisée. J'ai pas aimé. J'aime pas me sentir jugée, cernée, comme si on allait en profiter pour me tirer mentalement dessus. J'mets des pièges dans mon discours rare pour pas qu'on me trouve avant que ça m'arrive. J'veux me découvrir moi-même et me transformer avant de me présenter au monde, garder une réserve. Un genre de pudeur.
Le fond de vérité dans tout ça, c'est la vitesse à laquelle j'ai pris Julius pour père de substitution, après qu'il m'ait flanqué la punition que j'attendais pour mon crime, pour m'aider à l'assumer sans que ça me bouffe de l'intérieur. Comme une grosse écrev... un gros crabe. Et le sentiment de fraternité que tu m'inspires, mais que je contrôle. Pas envie de coller de trop près à mes tares. J'veux garder que le meilleur, pas t'étouffer avec mes vieilles névroses.

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Mmmh. Les idées, c'était déjà du lourd. Et du culot. Réussir à garder du culot dans des situations pareilles... C'est soit être brave, soit être dingue. J'sais pas bien si Serena penche plutôt du côté d'la première ou d'la deuxième, mais ça reste ses idées qui ont lancé la machine. Du chou-fleur. La salade. Du café. Evidemment il me rappelle de bons souvenirs proches, mais j'crois de toute façon que je vais l'associer à cette journée pendant un bon moment. Ça m'en ferait presque apprécier son goût. Et sa chaleur, bah tiens... Après une journée aussi froide et boueuse, j'crois pas qu'il puisse exister quelque chose de plus réconfortant que causer à la copine avec un café.

J'écoute son compliment. Ça me fait un peu sourciller. J'sais bien que j'ai du mérite à tirer de cette histoire, qu'on en a tout les deux un max bien sûr, mais j'le laisse un peu couler. J'suis pas habitué à en encaisser et à rebondir dessus. C'est plutôt mes rêves simples qui me poussent à aller plus loin d'habitude, sans jamais vraiment savoir dans quoi j'me lance. J'reste sur mes illusions de départ et j'les confronte au réel comme je peux. Bah, parfait exemple, cette journée. Si j'avais su que j'allais me battre contre des pourris, risquer ma vie pour protéger des ordures, j'me serais pas enrôlé. Bon. Si on m'avait aussi précisé que j'allais rencontrer Serena et que j'serai consacré héros le temps de quelques minutes... Ouais, là j'aurais déjà plus réfléchi. J'ai des citations toutes faites qui me viennent en tête. On ne sait pas de quoi demain sera fait. J'anticipe rien et j'me laisse emporter par le vent et les tempêtes que le monde provoque autour de moi. Vrai que dans tous les sens du termes, j'suis plutôt léger pour un homme-poisson. Rien à voir avec les durs remplis de haine et de vécu, ceux que les humains considèrent comme les "monstres" de l'histoire. J'suis encore un gosse...

Bah, on s'est protégés mutuellement. Et pour le requin, j'sais pas trop ce que j'ai fais en fait...

J'me demande si j'ai vraiment réussi à lui donner un ordre, à ce con. Ou si c'est pas Serena qui a juste eu un coup de pot monumental, forcé par -le revoilà, lui- le destin. On saura jamais. Puis comme j'me le suis répété tant de fois pendant le combat, le principal c'est qu'on soit tous les deux entiers. L'idée que ça aurait pu se finir sur un requin... Ça me fait encore frissonner, rien que d'y penser. J'sais pas comment j'aurais géré ça, putain. Mais c'est fini maintenant. Fin heureuse, bonne humeur, café chaud. Béquilles.

Les esclaves... Tu les a convaincu vite. C'est pas moi qui aurait réussi à me faire écouter de ces types, franchement.

C'est vrai. J'ai la pensée rapide, mais alors pour ce qui est de l'extérioriser, c'est nawak. Les phrases percutantes, les discours de meneur, les argumentaires punchy, c'est pas mon truc. Quand j'aligne dix mots sans paraître con, c'est déjà un miracle.

On fait une fine équipe.

Eh, ça pourrait presque être une phrase ressortie d'un de mes vieux comics des pirates du soleil. Mais j'trouve qu'elle colle plus que bien à la situation, alors rien à foutre. Au contraire, c'est tellement bon quand j'trouve ça pertinent de déballer une citation de bédé dans la réalité. Ça veut dire que mes valeurs un peu naïves peuvent par moment trouver leurs places ici, dans notre monde cruel. Y a encore un espoir, j'suis pas complètement paumé dans un monde qui m'dépasse. J'ai pas de demi-tour à faire, en gros... J'peux continuer sur ma lancée et voir où ça me mène. J'ai déjà fini ma salade. C'est limite si je l'ai pas gobé. Puis cette pomme... Elle va pas faire long feu. J'me ressers aussi en café avant de tendre le thermos à Serena. On en revient au partage de cette foutue drogue, celui par qui tout a commencé. J'adore le symbolisme. Ça m'parle. Ça transpose ce qui s'passe dans ma tête dans le monde réel. Et encore une fois, ça me permet de me sentir plus proche de ces choses qui m'échappent.
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Une fine équipe. Ça résume bien, y'a pas trop à en rajouter. Ça serait cool qu'on se retrouve tous les trois avec Yoru en plus, un de ces jours, au hasard des mutations. T'as le petit côté verbe rare et gros sur le cœur, le samouraï, il assume plus le détachement souriant, le « c'est rien de grave, y'a pas de problème, on va se boire une bière ? » Il est plus rangé, aussi. J'l'avais pas trop aimé, au départ. Mais c'est un chouette type. Faudrait que des mecs comme lui et comme toi. Mais je chasse vite l'idée du bordel que ça serait, une base gérée par des gens qui croient un peu trop en ce qu'ils font, ou au contraire, pas du tout, mais qui s'accrochent quand même avec toute la rage anthropophage des tiques.

-T'as raison.

Je parle pas des aspects par lesquels on a échoué. Les victimes, les esclaves qui restent sur l'île et pour lesquels on pourra rien faire. J'y pense, mais c'est comme un grésillement sur le fond d'un programme radio. On s'en accommode pas trop mal quand on reste concentré sur le principal, sur ce qui peut être entendu et compris. On a bouffé plus vite qu'on l'aurait voulu, j'gage que ça devait être comme un reste de l'excitation de la journée d'hier. Et puis, on a pas l'habitude de pas avoir de repas chronométrés, même ici. L'idée du soldat qui parle pas beaucoup, elle est vraie, et j'pense qu'elle est due à ça. La vitesse imposée pour manger. On perd vite l'habitude de parler en faisant autre chose en même temps.

On se lève, du coup, et on se met en route vers le bureau du commandant. On échange quelques mots en prenant nos distances vis-à-vis de ce qui nous pèse. J'raconte ma nuit d'insomnie, Craig parle de ses jambes. On se presse pas, parce que de fil en aiguille, on en vient à dire ce qu'on aimerait faire quand on sera remis et qu'on aura enfin dégagé de cette base honteuse, qu'aura pas sa nouvelle heure de gloire de sitôt. De temps en temps, on rigole, alors que ce qu'on échange, ça a rien de drôle. C'est le fait que ça passe bien, qu'on lâche des détails inattendus avant de les avoir calculés qui l'est. J'parle même un peu du frangin survivant, que je me suis toujours pas amusée à essayer de retrouver. J'me surprends à aborder le sujet avec beaucoup de cynisme. Toi aussi, t'as un grand frère. On aurait pas du vous séparer. Mais il a peut-être fallu que tu sois aussi isolé et paumé que moi pour qu'on puisse se rencontrer. J'sais ce que c'est.

-Entrez !

On ouvre. Le commandant est en pleine rédaction de rapports, des piles de papiers hautes comme mon bras des deux côtés de son bureau. Un exemplaire du code militaire ouvert devant lui. J'suppose qu'il doit chercher les articles susceptibles de justifier la fuite des esclaves. En espérant qu'ils existent.

-Ah, c'est vous. Merci d'être venus si vite, soldats. Repos.

Il se lève, s'avance sans boiter. Sous son uniforme impeccablement repassé, j'devine une épaisseur pas très naturelle. Il doit être bandé au torse. Et son visage a ramassé une nouvelle cicatrice. Une de plus. Il se tient toujours aussi droit, mais j'le trouve vieilli. Quand je pense que c'était que notre premier, et qu'il a du en connaître des dizaines des comme ça...

-Vous êtes à peu près remis ?
-Oui, commandant.
-Oui, commandant.
-C'est bien. Vous serez mutés dans la semaine sur une petite base tranquille, où vous recevrez un entraînement intensif en vue d'honorer vos nouveaux grades de sergents. Vu vos dossiers à tous les deux, vous en aurez besoin. Et voici pour vous.

Sans fioritures, il tend à Craig une médaille que je reconnais comme étant la même que celle de mon uniforme de parade. Et il nous remet nos galons.

-Nous éviterons simplement la cérémonie pour cette fois. De nombreux soldats sont cruellement blessés, et nous avons une veillée de prévue pour les morts. Mais vos dossiers ont été édités. Vous pouvez les prendre. En attendant, vous êtes en permission. Rompez.

Il nous fait signe. On se dirige vers le sortie, les bras chargés des symboles de notre nouveau grade.

-Merci pour votre aide, sergents. On aurait eu du mal à s'en tirer sans vous.

On se retourne, mais Sourde Oreille a déjà replongé la tête dans ses papiers. Il fait celui qui n'a rien dit. L'insolite du commandant qui reste dans son rôle jusqu'au bout, quelques soient les circonstances. On claque les talons, et on referme la porte derrière nous.
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