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Le Sabordeur, le Requin et le Babouin



    Le Sabordeur ne se targuait pas d'être un puissant adversaire, mais sa façon de manier des chaînes restait redoutable.  Non peu fier de ses compétences, il souriait et s'exclamait devant la défaite incontestable des deux de Belgerak.

    Écrasé au sol, Sir Arno ne respirait presque plus.  Surmenée par le rythme effréné des attaques du Sabordeur, Élizorabeth avait bien du mal à contenir toute la rage du forban.  Ses quatre lames et son agilité surprenante ne lui servaient à rien face à un adversaire avec une aussi longue portée, à la force dévastatrice. Peut-être serait-ce la fin...
    Non, sûrement pas.

    * * * * *
    Le Royaume de Luvneel correspondait en tout points avec ce que recherchait le couple de non-humain : un endroit où ils pourraient se renflouer.
    Ayant perdu au change en se lovant dans un luxe peu accessible pour les moyens du bord, l'inévitable s'était finalement produit : mis à la porte, de la plus sèche des façons.  Même les contrats du Sir, sa malice et la force de sa compagne n'avaient pu servir à les garder encore quelques jours bien au chaud.  Le proprio' était un homme à l'esprit des plus étroits et le Requin ne voulait se tenter à démystifier ses points faibles.  Monté comme un Dieu, il était ce genre de personnage intouchable et incorruptible des mangas, qui ne servaient qu'à faire progresser les personnages.  Aussi, Sir Arno n'avait pas à s'en soucier d'avantage.

    Luvneelpraad aurait été le premier endroit où qu'un couple de chasseurs de primes aurait dû chercher pour trouver de quoi satisfaire leur désire.  Pourtant, les de Belgerak se rendirent plutôt au port de Nortland.
    Intéressé par une rumeur qui avait couru, sur les quais de Luvneelgraad, alors qu'ils débarquaient, Sir Arno voulait trouver ce drôle de forban au chapeau melon, comme lui en avait fait la description un vieil homme écrasé sur des caisses en bois.  Surnommé le Sabordeur pour son drôle de goût à s'attaquer au chantier naval, il était comme une ombre pour les milices locales, impossible à attraper.
    Il avait lui-même envoyée une photo de lui à la police du royaume pour qu'une prime soit placée sur sa tête.  Ce Sabordeur manquait cruellement d'humilité.

    Sir Arno décida de se rendre dans un taverne du port, peu fréquentée, pour obtenir de meilleures informations.  Le Requin misait d'abord et avant tout sur la préparation ; une fine préparation, qui prenait tout son sens une fois l'action commencée.
    Rendu près du bar, il demanda à sa chère épouse de bien vouloir le soulever pour qu'il s'attable.  Une fois fait, il se pencha sur le comptoir — où plutôt y écrasa ses bourrelets flasques — et demanda le barman.  Celui-ci, crâne dégarni à la foisonnante moustache, se présenta l'air menaçant, tenant dans une main un torchon crasseux et dans l'autre une chope fraîchement bu : il l'essuyait, sans même la laver, et la replacerait sur l'étagère, là, derrière, parmi ses semblables toutes plus sales les unes que les autres.

    « 'Vouliez m'parler, lui tint l'austère tavernier au timbre de voix puissant, mais aussi abîmé par des années d'engueulades et de chansons grivoises ; peut-être était-ce de là que lui venait cette étrange balafre qui lui parcourait le visage.
    _ Eh ben, mon cher môsieur, fit le comptable de malheur le ton bas, se couchant presque sur le comptoir pour chuchoter.  Je chercherais quelqu'un, et ce serait fort aimable à vous, pour... disons... m'aider à la chasse aux primés.
    _ Oh, j'vois.  Chasseur de primes, fit le tenancier sans aucune discrétion, ce qui fit soupirer Sir Arno d'approbation.  J'ai l'homme qui' faut.  JO ! »

    L'interpellation du barman fit sursauter le Requin, qui faillit en perdre son chapeau, et peut-être même avoir une crise de coeur.
    Le dénommé Jo se glissa derrière le couple, tel un courant d'air froid et désagréable.  Particulièrement bruyant, aussi.

    « M'ouep ? »

    Sir Arno le dévisagea.  Cet homme empestait l'alcool, tandis qu'une épaisse croûte de salive séchée encrassait sa longue barbe dégarnie.  Ses yeux louchaient, et le Requin ne savait s'il le regardait lui ou fixait sa douce et ravissante Élizorabeth.  Cette-dernière, d'ailleurs, évita son regard d'un haussement d'épaule hautain, dans un petit cri primate qui  décrivait tout son animosité envers ce Jo.  Celui-ci n'y fit guère attention.
    Le Sir doutait qu'il soit l'homme de la situation.

    « 'Pas toute la journée.  M'ouep ? »

    À un langage sophistiqué, grands moyens obligent.

    « Voulez-vous gagner de l'argent, très cher Jo ? dit tout-de-go le CdP.
    _ Bah ouep.
    _ Je cherche un homme, un certain Sabordeur.  Le connaissez-vous ?
    _ M'ouep.
    _ J'ai besoin d'informations précises.
    _ ...
    _ Jo ?
    _ D'quel genre ? répondit enfin le pouilleux, après un temps particulièrement long.
    _ Du genre difficile à acquérir.  Pour somme généreuse.
    _ Quelle somme ? articula-t-il lentement, comme si parler argent devenait difficile pour son évidente petite cervelle.
    _ 10.000 Berry's, plus suppléments si nécessaires.  Après vérifications que les informations sont valables, bien sûr. »

    Le pauvre bougre en avait les oreilles qui sifflaient.  10.000B, ça faisait un sacré paquet en une fois.  Il tentait encore de les compter sur ses neuf doigts.
    Sir Arno sortit de sa mallette une feuille de papier et son stylo.  En quelques secondes, un contrat venait d'apparaître.

    « Alors Jo, marché conclu ?  Vous n'avez qu'à signer ici, là, ici et là.  Et encore là, le pressa le Requin, heureux d'utiliser se pauvre bougre comme pâture au lion, si lion ce Sabordeur était.
    _ J'sais pas...
    _ Pas quoi Jo ?
    _ Signer.  (Un silence tomba.)
    _ Eh ben...  Dessinez-moi votre animal préféré.
    _ M'ouep. »

    Cet imbécile ne semblait même pas savoir ce qu'était un contrat, à quoi cela servirait.  C'était sa bonne étoile qui guidait son chemin à Sir Arno.

    « Alors Jo ?  Marché conclu ? répéta le comptable de malheur, plus lentement.
    _ M'ouep, marché conclu. »

    Poignée de main.  Cinq petits lapins de dessinés.  La chasse était lancée.
      La chaîne s'enroula au cou de Jo, sans que celui-ci, le bras en charpie à avoir trop longtemps tenté de bloquer l'arme dévastatrice, ne puisse faire quelque chose pour s'en prémunir. Le tirant à lui, le Sabordeur le souleva au niveau de son visage. L'odeur nauséabonde de vieil alcool que dégageait Jo lui fit plisser le nez, et il raffermi l'étranglement.

      « Qui t'envoie ?! » lui dit doucement le criminel.

      Jo la bave aux lèvres, eut du mal à répondre.

      « Qui ?! demanda à nouveau le Sabordeur d'un ton encore plus câlin, soulevant un peu Jo.
      — Les... Les... petits... lapins... » parvint à dire le pauvre bougre, ainsi pendu.

      Le Sabordeur sourit, étrangement, mais de l'un de ces sourires malveillants qui voulait en dire long sur la façon horrible dont allait se passer la suite. Son poing se ferma dans un craquement sinistre et le Sabordeur décocha un coup fulgurant au ventre de sa victime, ce qui acheva de la plonger dans un coma. Le teint de son visage virait lentement du violet au blanc.

      Son corps tomba au sol, sans un souffle.

      * * * * * *
      Les de Belgerak s'impatientaient, fortuitement attablés à la taverne où ils avaient décider d'attendre la venue de l'énergumène que leur avait présenté le patron. Le Requin tentait tant bien que mal d'éponger l'amer goût de la bière en sa gueule sur-dentée ; Élizorabeth, elle, s'était lancée dans une manucure potable avec le fil d'un de ses sabres. Son air chagriné trahissait son ennuie et malheureusement, Sir Arno n'y pouvait rien...
      Autre que de sans cesse lever le bras pour attirer le barman à lui.

      Si, au début, Boubou — qu'ils avaient surnommé pour son ton marabout — s'était prêté au jeu en venant, le pas lourd et le regard dur, répondre à son sempiternel questionnement de la même et unique réponse — Jo, il revient quand ? Chais pas — il avait fini par les ignorer de grognements sinistres.

      Boubou, en plus d'être sinistre, était un autre de ces personnages incorruptibles. Il n'avait pas pris la peine de se faire expliquer les bienfaits de prendre à crédit le comptable et sa douce, en signant ici et là quelque papier que lui avait présenté le Requin. Alors, avec le peu de monnaie qu'il avait pu trouver dans sa mallette — car on paye avant, avec Boubou — seule une pisse qui tourne en bouche avait pu être servie. Amateur de bons vins, de champagne... Le luxe manquait, il devait se l'avouer.

      Le soleil déclinait toujours lorsque l'escargophone résonna dans l'établissement. Fronçant d'avantage les sourcils qu'il ne devrait être permis, Boubou décrocha la bête. Si son timbre de voix était jusque alors caverneux, soudain, il provint d'outre-tombe, après que sa voix se fut étranglée. Une bien mauvaise nouvelle, esquissa d'un sourire le de Belgerak.
      Mais le regard que leur lança ensuite le barman le paralysa. Était-ce... de la tristesse ? Difficile de s'imaginer le roulis des larmes sur cette peau glabre, se perdant dans son épaisse moustache...

      Pourtant, il versa une larme, unique. Il ne l'essuya pas, l'assumant en bombant le torse, plutôt. Sir Arno eut un rire nerveux. Boubou les rejoignit.

      « C'est Jo, dit-il comme distant. Trouvé moitié mort. Pourquoi ? » fit-il dans un souffle qui trahissait sa peine. Pourquoi, sans doute, s'était-il trouvé, ce pauvre bougre, dans un guêpier ? Sir Arno eut tout simplement envie de lui répondre que c'était sa faute, au barman. Que c'était lui qui leur avait présenté l'espèce de poivrot débile, assurant qu'il était l'homme de la situation. Mais le Requin garda le nez bas et entremêla ses palmes, pour se contenir.
      Élizorabeth, elle, se permit de répondre d'un cri primale blessant, mais seul le Sir comprit ses propos.

      Le barman s'écroula sur une chaise qu'il venait de tirer à la table du couple et plongea son visage dans ses grandes paumes. Il semblait soudainement être pressé par toute la misère du monde. Sir Arno aimait ce genre de sentiment de malheur. Alors que Boubou ne regardait pas, il se permit de le toisé hautainement et de produire un contrat à la vitesse éclair. Sans dire un mot, il glissa la feuille et un stylo sur la table. Le chauve releva la tête.

      « Signez. Contractez avec moi et je sauverai ce Jo. Mais en échange, vous nous payerez nos consommations et les dépenses superflues liées à tout dommage pouvant être encaissé en affrontant ce Sabordeur. Signez, et pour une modeste contribution, la vie de Jo sera épargnée. »

      Boubou apposa cinq petites fleurs.