Comme un énorme oeuil rond, le soleil, immobile dans l’azur, fixait de son disque étincelant les îles perdues au milieu de l’océan. Sa hauteur, sa taille en faisait une sentinelle hors pair qui veillait sur les bandes de sable fin et blanc bordées d’émeraude, où on venait volontiers en vacances pour s’enduire d’huile et se presser comme des phoques. Ces îles paradisiaques bénéficiaient d’un climat doux et ensoleillé, ce qui ne faisait que donner un plus à un décor de cocotiers tellement cliché qu’on se croirait piégé au beau milieu d’une carte postale. Le soleil veillait sur lui. Tous les ans, des centaines de pigeons venaient rôtir sur les plages ou s’exhiber dans le dernier maillot de bain super-tendance. Ou pas, d’ailleurs, dans des criques reculées et indiquées par un panneau dissuadant les honnêtes gens d’aller plus loin. Le soleil veillait sur eux…
… En fait, selon les habitants des îles, le soleil, c’est juste le voyeur qui a trouvé le poste d’observation le plus imprenable du monde entier.
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L’étrave du navire de Yudhisthira fendait une mer d’huile. Les voiles gonflées par le souffle divin du dieu des Vents, des Cyclones et du Parachutisme, il dépassa lentement les îles touristiques principales pour atteindre le port d’une île de taille beaucoup réduite et visiblement moins fréquentée. Sur le pont, le héros relisait rapidement la brochure qu’il avait achetée la veille. L’endroit où il allait ne l’intéressait pas particulièrement, mais on ne sait jamais : il y peut-être toujours une légende marrante à trainer dans le coin ; et puis de toute façon, on a l’air toujours bête quand on demande, par exemple, « menez-moi à votre chef ! » à un gus dans un pays en pleine guerre civile. Mais comme toutes les brochures publicitaires, elle n’était pas d’une aide particulière pour le héros :
L’île de Kana-Hiri est incontestablement le plus beau joyau de South Blue.
Sa situation idéale, son climat doux et ensoleillé toute l’année, ses eaux pures sauront vous séduire et vous emmener dans un séjour de rêve !
Seuls parmi toute la chaîne des îles touristiques, les hôteliers de Kana Hiri pratiquent des tarifs abordables par la grande majorité de la population (à partir de 50 000 berries/nuit) !
De nombreux services : restaurants, piscines, massages, stations thermales, pour une détente totale et une remise en forme intense ! Des terrains de sport, des stages et une multitude de propositions pour vous faire perdre les kilos en trop ! Des salles de réflexion, des cours de yoga et des casinos pour vous faire réfléchir au sens de la vie et vous apprendre à vous détacher des aspects matériels qui embourbent votre quotidien !
Enfin, un service de renseignement à toute épreuve pour ne pas laisser planer le moindre doute dans vos vacances ! La seule question que vous vous poserez sur place, c’est « pourquoi ne suis-je pas venu plus tôt ? » !
Depuis cette année, vous pourrez aussi visiter en VIP la ville des premiers colons, la plus grande de l’île !
La ville, c’était ça le problème : fouillant dans la poche de son kimono, le demi-dieu autoproclamé en ressortit un papier froissé, du genre qu’on prend, qu’on glisse dans une poche et qu’on oublie jusqu’à ce qu’on s’en souvienne, deux semaines plus tard, quand on le retrouve en centaines de petit morceaux mouillés éparpillés partout dans la machine à laver. Yudhisthira y jeta un coup d’oeuil rapide :
Une bande de malandrins sème le trouble dans l’île touristique de Kana-Hiri en se faisant passer pour des employés du célèbre mafioso Timuthé N. Tempiesta. La marine n’a pas été envoyée, car nous pensons que Ysete Kashe-Dosu, le principal actionnaire des structures hôtelières de l’île concurrente de Ba-Laihar, est dans le coup. Comme rien ne permet de l’affirmer et que l’homme a des soutiens politiques importants, votre mission consiste à : démanteler le réseau des pseudo-mafiosi ; déterminer si oui ou non, Ysete Kashe-Dosu est impliqué ; si c’est le cas, vous avez toute latitude pour mettre fin à son activité. Soyez discrets et ne perdez pas de temps : vous n’êtes pas là pour prendre des vacances !
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Le débarquement s’était fait rapidement, et en peu de temps, Yudhisthira s’était retrouvé à déambuler dans les rues de la ville de Kana-Hiri. De ce qu’il avait suivi, il ne devait pas faire la mission tout seul. A priori, un agent qu'il prenait pour un personnage secondaire devait lui servir de faire-valoir. A cause d’une erreur de fiche, son renfort était membre du CP 9. A tous les coups, c’était encore une erreur d’un type de l’administration, qui était bourré à ce moment ou incompétent au point de ne plus faire la différence entre les CP. Après tout, 5 et 9, ça se ressemble, non ?
Tout en décochant des sourires colgate autour de lui, le héros déboucha sur une place noire de monde. Au centre, un attroupement entourait un homme vêtu d’un simple short de plage à palmiers orné d’une ceinture à laquelle pendaient un katana et deux pistolets, menacer l’humble marchand de nems de la boutique d’en face :
« Alors, on veut pas payer sa cotisation, hein, ordure ? Tu t’rebelles, c’est ça, fumier ? T’sais c’qui s’passe pour ceux qui respect’nt pas la loi du boss TnT, pourriture ? »
« M..m…mmmais je vous en prie ! » Répliqua l’autre, complètement paniqué. « C’est une question de temps, je le jure ! Revenez, dans u… deux semaines, et je vous assure… »
Mais l’homme en short se mit à le bourrer de coups de poings :
« Tu vas raquer, » PAN !
« enflure, » PAF !
« et maintenant ! P’rc’que » CHTONC !
« sinon, ma petite raclure, » VlAN !
« j’te promets qu’» … !
… !
Le pirate eu un moment d’hésitation. Puis il reprit :
« j’te promets qu’ » … !
Décidément, quelque chose clochait. C’était peut-être dû au fait que Yudhisthira, s’interposant héroïquement, avait attrapé son bras droit en plein vol et l’empêchait de bouger. En l’avisant, le truand ricana. Un enfoiré du justicier qui osait la ramener. Ca faisait longtemps, tiens ! Il fit signe à ses collègues, et cinq mastards vinrent menacer le demi-dieu autoproclamé, qui apparemment vivait dans un monde ou des désagréments tels que se faire tabasser à mort et être laissé pour compte dans une poubelle n’arrivait qu’aux autres. Bien entendu, Yudhisthira savait qu’il aurait dû attendre son collègue pour se renseigner sur place, établir une stratégie imparable et rentrer dans le lard des méchants avant qu’ils ne s’en soient rendus compte, dans la plus pure tradition du CP. Mais, c’est bien connu, un héros ne peut pas rester incognito plus de 5min dans un endroit. Il faut forcément qu’il se fasse remarquer partout où il va, de préférence en mettant un maximum de boxon dans l’endroit en question.
Comme si elle n'attendait que cet instant, une goutte de sueur se mit à perler sur le front du truand en short.
En entendant dans son dos les gros costauds sortir leurs dagues, Yudhisthira eu un grand sourire qui fit étinceler ses dents outrageusement blanches: il commençait à être dans la panade, la vraie…
Et, c’est classique, c’est dans ce genre de situation critique pour le héros que la cavalerie arrive pour lui sauver la mise. A temps, bien sûr. Il restait à espérer que l’autre était lui aussi au courant de cette obligation narrative...