"Les contes de fée n'apprennent pas aux enfants que les dragons existent. Les enfants le savent déjà. Les contes de fées apprennent aux enfants que les dragons peuvent être tués."
Village de Brennenburg, Île Aveugle, North Blue
Une après-midi rayonnante
Elle est morte ?
Rigole pas ! M'fais pas rire ! BWAHAHAHA !
Si si, j'te jure ! L'vieux René m'a dit qu'son rejeton l'avait butée !
La baronne est morte ?
Impossib'. C'est une démone immortelle, tout l'monde le sait. Arrête d'mentir ou elle viendra te dévorer pendant tes cauchemars.
Ouais, BWAHAHAHA ! M'fais pas rire !
Dans la taverne du veau égorgé, les habitués rassemblés autour de leur table s'échangent des ragots : leurs gosiers fétides distribuent avidement les mots, les rires et les questions, la salle devient sanctuaire chaleureux au milieu du glacial souffle de l'hiver mourant qui expire à l'extérieur. Car ces rumeurs souvent morbides, souvent inquiétantes, toujours appétissantes, sont pour eux comme les choppes de bières frelatées à leurs poignets : une source d'infinie ivresse qui plonge dans l'oubli la douleur de leur existence misérable.
Le vieux fou a raison. Faut pas déconner avec ça. Tu te souviens pas de ceux qui l'ont fait avant toi ? Phillipe ? Orlak ? Benjamin ? Marcus ? Et tant d'autres. Ils ont provoqué les monstres qui siègent là-haut, dans les collines. Et la démone les a châtiés.
J'veux pas aller en Enfer ! Pardon, m'dame la démone !
BWAHAHAHAHAHA ! EN ENFER !
Mais on est sûr qu'les Brixius sont des démons ? On les as vu utiliser des pouvoirs magiques ?
Il paraît qu'la baronne Brixius rajeunit lorsqu'elle boit not' sang ! On est liés à elle ! Des filaments d'chair liés à leur mère !
PAS MON CORPS ! PAS MON CORPS ! J'SUIS PAS UN DÉMON !
Ouaip, c'est une succube ! J'pense qu'elle nous as tous enfantés. Ça expliquerait pourquoi m'souviens pas d'ma naissance, gnhyéhéhéhé !
N'importe quoi ! Moi j'vous dis qu'elle était bien humaine, et qu'en plus, bah elle est morte ! René a vu son gosse la balancer dans le puits !
Ah ouais ? P'têtre, alors. Après tout, y a qu'les démons qui peuvent tuer d'autres démons...
La tyrannie de la baronne Brixius a semé les graines d'une névrose superstitieuse dans l'étrange village de Brennenburg. Sous la nuit éternelle de cette île maudite de North Blue, ces paysans vivent d'une terre pauvre et malingre, assoiffée d'un soleil qui refuse de tremper ses rayons salvateurs dans ces contrées polluées par le vice et l'obscurantisme.
Les origines de cette malédiction, s'il s'agit bel et bien d'une malédiction, sont inconnues, mais ces pauvres hères jureraient sur la caboche de leurs enfants que la fuite du Soleil est liée à la présence de la famille Brixius sur ces terres. Des démons cruels, impitoyables, arbitraires, sadiques, vicieux, avides : leur réputation est à la mesure du sang d'innocents qu'ils ont déjà versé. Il est possible que l'Île ait absorbé toute la souffrance générée par les excès déments de ces nobles, décidant de se fermer au Soleil, décidant d'à jamais se fermer les yeux, pour cesser de contempler les folies perpétrées sur sa terre.
Pour rébellion envers l'autorité suprême représentée en la personne de la Baronne Béatrice B. Brixius, la sentence est l'écartélement public. Ou l'amputation méticuleuse de chacun des membres du coupable un à un avant la décapitation, selon ses humeurs.
Tout citoyen de Brennenburg se refusant à être déchu au statut d'esclave/bête de somme doit recevoir six cents coups de fouets dispensés par un bourreau certifié. De plus, ses ongles lui sont arrachés et il doit les ingérer. Par la suite, il deviendra tout de même esclave, bien entendu.
Ainsi est organisée la hiérarchie de l'île : sur la base de la plèbe, relégués au même rang que les bêtes agricoles, siègent les domestiques de la famille Brixius, disposant du formidable privilège de servir au plus près la noble caste dominante, puis plus haut encore survient Balthazar B. Brixius, l'odieux bâtard qui fit surnaturellement souffrir sa pauvre Mère lors de son accouchement.
Et au sommet de cette funeste pyramide, la baronne Béatrice B. Brixius, qui s'arroge le droit de vie ou de mort sur toutes les créatures stagnant en-dessous d'elle. Y compris son fils.
Voici l'ambiance dans laquelle les résidents du domaine Brixius évoluent depuis des décennies : dans l'oppressante obscurité imposée par des nobles inhumains, ils tâtonnent et cherchent une issue dans le noir le plus complet. Abandonnez tout espoir, vous qui pénétrez ici. Si le Diable se cherchait une résidence secondaire terrestre, il y a fort à parier qu'il installerait sa chaise longue ici.
Si elle était vraiment morte, le Soleil se serait levé.
Ouaip, pas d'faux espoirs, les potes. Au lieu d'rêvasser, j'devrais d'jà être à la récolte...
T'as pu tirer quelque chose des terres ?
Une tomate, hier.
Bwéhéhé, la nature reprend ses droits sur les démons !
BWAHAHAHA !
Pas si fort ! Elle pourrait t'enten...
Arrêtez d'parler d'elle comme si c'était l'Diable !
Mais elle l'est...
Nan, c'une humaine, foi du Jacques ! Et si René dit vrai, cette humaine est tombée dans l'trou du cul des enfers à l'heure qu'il est, précipitée par son marmot ! C'est p'tetre le jour idéal pour lever la malédiction !
Qu'elle soit vraiment une démone ou une simple sorcière, j'vois pas la différence. Si elle est crevée, son spectre doit hanter l'château. P'tetre même qu'elle possède le corps du Balthazar, qui sait ?
Ouais, j'ai pas envie d'être plus hanté que j'le suis déjà. J'reste ici. La bière, on est sûr qu'elle nous fera pas d'mal !
Vas-y, trinques !
BWAHAHAHAHA ! TRINQUONS !
Longue vie aux démons Brixius ! Bhyéhéhéhéhé !
Les gars...
Laisses tomber et sers-toi une autre choppe, Jacques. T'sais bien comment finissent les trublions ? Alors les révolutionnaires...
Ça serait con qu'on t'retrouve pendu avec tes tripes en partant cueillir nos moisissures dans la forêt tout à l'heure. Berk, ça shlingue les cadavres...
BERK ! BWAHAHAHA !
Jacques enrage de la lâcheté de ses frères de malédiction : il n'a pas osé leur pourfendre le coeur en le déclarant à voix haute, mais ils le dégoûtent. Ne les gratifiant d'aucun autre mot, il quitte la taverne, en claque la fragile porte en bois : les gonds grincent. Les ruelles froides accueillent cette créature humaine dans un pénible carcan glacial. Le printemps arrive bientôt, mais ici, à Brennenburg, on sait déjà qu'il sera sans Soleil. Alors à quoi bon sourire ?
Il a toujours été comme les autres, Jacques. Un serf sans âme, un pantin commun usé jusqu'aux os par une cruelle marionnettiste. Trente ans il a travaillé dans les champs, s'est démené à tirer quoique ce soit d'un sol putride afin d'aider sa famille à survivre. Son père mort de tuberculose il y a deux ans, sa mère déchiquetée par la baronne depuis bien longtemps, sa femme vidée de son sang lors de l'accouchement de Will, son fils, le seul qui a tenu bon face aux innombrables sévices de la Faucheuse, de la Baronne et du jeune baron à Brennenburg.
Bien sûr, Jacques peste, très souvent, conchie son sort et ceux qu'il en juge responsable, les aperçoit culminer là-haut et rêve de les voir tomber entre ses griffes. Il sait que s'il attrapait la Baronne, ou même son immonde progéniture nauséabonde, il sait qu'il leur ferait goûter au centuple toutes les horreurs qu'ils ont infligé aux siens.
Il bout d'une rage qu'il n'a jamais eu l'occasion d'exprimer. La rage d'un esclave qui se contrefiche de périr dans un flot de sauvagerie qui le propulserait directement dans le collimateur de Dieu, tant son existence terrestre est déjà un Enfer.
Mais Jacques ne peut rien faire seul. Il ne peut pas abandonner Will, sept ans, tout juste capable de semer des graines mortes-nées.
QUELQU'UN ?
QUELQU'UN SAIT QUE LA BARONNE EST MORTE ?
Mais rien ne lui répond. Les vieilles baraques de pierre constellée de mousse restent muettes.
SORTEZ ! N'AYEZ PAS PEUR ! Y A PLUS QUE L'BALTHAZAR ET LES DOMESTIQUES AU CHATEAU ! ON PEUT S'LES FAIRE ! AVANT QU'ILS S'ORGANISENT ! VITE ! EN AVANT ! En avant ! En avant...
Rien ni personne.
***
Étrange scène dans l'un des interminables couloirs du château des Brixius. Le jeune Baron, Balthazar, statique face au portrait de sa Mère décorant l'entrée de la tour Est. Il murmure, innocemment, comme s'il s'agissait d'une invocation silencieuse, le surnom qu'il a apposé sur la seule personne qui fut chère à son coeur putride incapable d'aimer.
Maman.
Maman.
Maman.
Maman.
Le jeune homme, enfermé dans sa redingote trop petite pour lui, bariolé de bleus et de balafres qui lui rappellent toute l'affection que sa Mère lui portait, griffe le portrait dessinant celle qui fut la maîtresse de ces lieux maudits. Une relique d'un passé cristallisé : cette époque bénie des châtiments corporels, des humiliations, des tortures et des épreuves insoutenables qui sont les seules méthodes à pouvoir bâtir un héritier stable et prêt à prendre la relève d'une noblesse centenaire.
Des larmes s'écrasent sur ses joues creusées par l'éducation de sa Mère.
J'ai besoin de toi. Pardonnes moi.
Non.
Reviens.
Non. Non.
Qu'est-ce que j'ai fais...
Reviens, Maman...
Il a occis sa Mère parce qu'il en avait assez des horreurs qu'elle lui faisait subir.
Mais voici que déjà, il regrette terriblement la disparition de la femme qui gouvernait sa vie.
A chaque seconde, son esprit s'émiette un peu davantage. Il ne parvient plus à penser à autre chose qu'à sa félonie. Qu'au déshonneur qui assiège sa famille. Et à sa Mère. Et à Maman. Et à la seule personne à laquelle il tenait, malgré son insondable cruauté.
Dernière édition par Baron Brixius le Jeu 9 Mar 2017 - 17:35, édité 1 fois